lundi, 22 septembre 2025
»Seul un ordre de paix paneuropéen incluant la Russie promet la stabilité«
»Seul un ordre de paix paneuropéen incluant la Russie promet la stabilité«
L’Europe ne veut pas seulement se préparer à la guerre – elle veut également se passer de la Russie comme partenaire à l’avenir. Pourtant, la stabilité ne peut exister qu’avec la Russie.
Roberto De Lapuente s'entretient avec le politologue Stefan Luft
Source: https://overton-magazin.de/dialog/nur-eine-gesamteuropaei...
De Lapuente : Dans votre nouveau livre, vous traitez du plan d’opération qu'est désormais l'Allemagne. Cela signifie plus que simplement exploiter les ressources militaires – cela amène aussi le citoyen ordinaire au front sur le plan mental. Les médias attisent le feu. Constatez-vous dans votre quotidien que cette mobilisation mentale y parvient ?
Luft : Bien sûr. La propagande fonctionne. Ceux qui utilisent exclusivement les médias établis ne sont pratiquement jamais en contact avec des opinions divergentes. Chez les jeunes, comme les étudiants, c’est différent. Ils sont vraiment mal à l’aise à l’idée qu’ils pourraient eux-mêmes être concernés et mobilisés dans un avenir pas très lointain. De plus, leurs sources d’information sont plus diverses.
De Lapuente : Voyez-vous le danger que les réflexions équilibrées de l’après-guerre disparaissent complètement de notre champ de vision? Après tout: les services civiques reviennent à la mode, une nouvelle légende du coup de poignard dans le dos existe aussi – et on ne dit plus »Plus jamais la guerre !« ... Quid?
Luft : La panique et la confusion dans le débat public ne cessent de croître. La radio Bayerischer Rundfunk relaie l’évaluation d’un collègue autrichien: »Nous sommes maintenant à 100% de probabilité que cette guerre aura lieu«. Il y aurait »une grande crise comparable au déclenchement de la Première Guerre mondiale« à venir. Même celui qui prend cette panique au sérieux devrait maintenant, alarmé, exiger un changement de cap politique. Pour la propagande, de telles projections absurdes, présentées comme des faits, n’aboutissent cependant toujours qu’à une seule chose: la mobilisation à tous les niveaux. La guerre ne pourrait être évitée »que si l’Europe se montre à nouveau prête à faire la guerre. Cela inclut non seulement l’achat d’armes, mais aussi des changements structurels, de la profondeur en personnel, des concepts de protection civile«. Nous ne marchons pas en somnambules vers la guerre, nos élites médiatiques et politiques avancent résolument vers une guerre présentée comme inévitable. Celui qui ne s’en occupe pas systématiquement ne peut que se désespérer face à la propagande omniprésente. Manifestement, cela paralyse aussi les forces de résistance – les grandes manifestations anti-guerre sont absentes.
Pour comprendre pourquoi un ordre de paix ne fonctionne qu’avec la Russie, il faut vite commander le livre de Stefan Luft, Jan Opielka et Jürgen Wendler !
De Lapuente : Vous avez écrit le livre avec les journalistes Jan Opielka et Jürgen Wendler. Ce dernier s’occupe d’un sujet que nous examinons rarement de manière sérieuse dans nos contrées – le post-colonialisme. Mais il relie ses thèses à des jugements moraux bien tranchés et à des indulgences, comme l’a récemment décrit Mathias Brodkorb: telle est la nature de l’Occident. Quels sont donc les traits essentiels qui caractérisent la soi-disant communauté de valeurs occidentale ?
»L’Occident brandit ses valeurs de manière ostentatoire«
Luft : L’Occident brandit ses valeurs de manière ostentatoire. Plus on argumente sur elles, plus il apparait probable qu’il ne s’agit pas vraiment de »valeurs« comme la liberté, la démocratie et l’État de droit, mais d’intérêts politiques et économiques. Les mensonges avec lesquels l’Occident a, rien qu'au cours de ces dernières décennies, déclenché des guerres et des changements de régime – qui étaient tous des »guerres d’agression contraires au droit international« (au Vietnam, en Irak, en Libye, en Serbie, etc.) – sont désormais bien connus. Il a toujours été affirmé que l’on faisait la guerre contre des despotes et pour empêcher des violations systématiques des droits de l’homme. Ce qui s’ensuivait était généralement une catastrophe incroyable pour les populations concernées, une situation bien pire qu’avant les guerres d’agression. À cela s’ajoutent les »doubles standards« – on ne respecte pas ses propres exigences éthiques. C’est l’une des raisons principales pour lesquelles la domination de l’Occident s’effrite de plus en plus.
De Lapuente : Ces doubles standards dont vous parlez traversent aussi l’Occident en interne. On poursuit les dissidents, on leur impose des perquisitions – bref: l’Occident mène en fait une offensive, extérieure et intérieure, contre tout ce qui pourrait faire obstacle aux »valeurs occidentales«. Diriez-vous que la guerre culturelle à l’intérieur de l’Occident et l’opération géopolitique contre ses ennemis sont un seul et même combat?
Luft : Non. Il y a eu des époques où l’on manifestait massivement contre la remilitarisation et les guerres d’agression contraires au droit international, et où il n’y avait pas de telles mesures absurdes comme aujourd’hui. Les motifs géopolitiques de la guerre sont à mon sens une chose, les tendances de plus en plus autoritaires des États occidentaux en sont une autre. La politique aux temps de pandémie s’est montrée particulièrement emblématique à ce propos. Je n’aurais jamais imaginé que quelque chose de ce genre deviendrait réalité en Europe.
En lien avec la guerre en Ukraine, la liberté d’expression est également restreinte. En temps de guerre, il faut – c’est l’idée – que le front intérieur tienne aussi. Les États belligérants restreignent souvent la liberté d’expression pour éviter que le doute ne prenne le dessus. Ainsi, le Bundestag allemand a, en octobre 2022, renforcé presque sans bruit l’infraction qu'est l’incitation à la haine selon le paragraphe 130 du Code pénal. Jusqu’alors, la disposition concernait principalement les actes commis à l’époque du national-socialisme. Avec l’amendement, le déni des crimes de la guerre en Ukraine doit également être sanctionné. C’est une disposition vague, susceptible de restreindre la liberté de la presse et d’opinion.
Cela devient encore plus concret avec les »radios ennemies«, comme l’interdiction de la chaîne étatique russe RT par l’UE en 2022. La démocratie et l’État de droit doivent-ils ou peuvent-ils tolérer les chaînes d’un État voisin avec qui il est en guerre? Faut-il protéger la population des »radios ennemies«? Ne risque-t-on pas de ressembler peu à peu à ceux dont on veut justement se distinguer le plus possible? Le Royaume-Uni n’a pas interdit les radios ennemies allemandes pendant la Seconde Guerre mondiale, mais informait la population sur leur nature.
»L’UE et l’Allemagne ont tout fait pour faire échouer un retour à la paix«
De Lapuente : Les comparaisons avec l’Empire romain sont à la mode. L’empire américain s’effrite, serre la vis pour maintenir ses vassaux sous sa coupe – au sein de l’empire, les forces de cohésion s’affaiblissent. Pensez-vous que cette comparaison avec l’Antiquité tardive est justifiée ?
Luft : C’est un sujet très complexe et je ne suis malheureusement pas spécialiste de l’Antiquité. Il y a de bonnes raisons de penser que les États-Unis ont fini de jouer leur rôle d’hégémon mondial. Le président Joe Biden déclarait encore à l’été 2024, sans détour: »Je gouverne le monde«, et: les États-Unis »sont la nation la plus importante du monde«. Cela reflétait sans doute la mentalité d’une grande partie des élites américaines. Économiquement – et géopolitiquement aussi – ce rôle n’est plus tenable. Trop d’erreurs ont été commises. Les États-Unis ont aujourd’hui surtout trop d’ennemis. La violence émanant des États-Unis se retourne de plus en plus contre eux.
De Lapuente : Le titre de votre livre est »Avec la Russie«. Voyez-vous encore des possibilités pour que l’Occident et la Russie se rapprochent à nouveau, après tout ce qui s’est passé ces quatre dernières années ?
Luft : La politique allemande et euro-américaine a tout fait pour détruire fondamentalement la relation que nous avions avec la Russie. L’irrationalité et le fanatisme ont atteint une importance insoupçonnée. Il est difficile d’imaginer comment cela pourrait être raccommodé à nouveau. Après tout, en Allemagne et dans l’UE, presque partout ceux qui sont au pouvoir sont ceux qui portent la responsabilité de cette politique et continuent de la défendre avec vigueur. Peut-être qu’avec l'administration Trump II, un début de changement a été amorcé. Là aussi, l’UE et l’Allemagne ont tout fait pour faire échouer un retour à la paix. Cela ne change rien au fait que seule un ordre de paix paneuropéen incluant la Russie promet la stabilité. Il n’y a pas d’autre voie. Même si les conditions semblent les pires possibles, en politique rien n’est impossible – en bien comme en mal. La condition d’une catharsis est d’abord l’intérêt de percevoir les positions de l’ »ennemi« et de réfléchir de façon critique à sa propre position. Jan Opielka le fait dans notre ouvrage concernant les États d’Europe centrale et orientale – ce qui permet de mieux comprendre les contextes historiques, intellectuels et politiques de cette région. Celui qui veut la paix doit parler avec ses ennemis et non d’abord avec ses amis. En tant que catholique, je n’ai pas perdu espoir et je me réfère au Livre de la Sagesse: »À peine devinons-nous ce qui se passe sur la terre, et nous trouvons avec peine ce qui est sous la main; qui alors découvrira ce qui est dans le ciel ?«
Qui est Stefan Luft?
Stefan Luft a étudié l’histoire moderne et la science politique à l’Université Ludwig-Maximilian de Munich. En 1992, il a obtenu son doctorat en histoire. De 1999 à 2004, il a été porte-parole adjoint du Sénat de la Ville libre hanséatique de Brême. Depuis 2004, il travaille comme chercheur à l’Institut de science politique de l’Université de Brême et y a obtenu son habilitation en 2008. Depuis, il y est maître de conférences privé. Les études gouvernementales et l’analyse des politiques sont au centre de sa recherche et de son enseignement.
15:28 Publié dans Actualité, Affaires européennes, Entretiens | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : stefan luft, allemagne, entretien, actualité, europe, russie, affaires européennes | |
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