jeudi, 03 août 2023
« Pour être tué, il faut vivre » (Jules Michelet): comment le vieil Occident zombie survit à sa mort
« Pour être tué, il faut vivre » (Jules Michelet): comment le vieil Occident zombie survit à sa mort
Nicolas Bonnal
Vladimir Poutine et la Russie dominent, mais l’Occident se maintient avec sa dette, son hypocrisie, ses casseroles coloniales. Dix techno-lords US sont plus riches que tous les Africains. Bruxelles agonise en nous volant argent et liberté.
Jean Baudrillard parla d’hystérésis (1) pour décrire ce monde. Il évoquait même, je crois, cette barbe qui continue de pousser au poil de menton du cadavre.
Qu’est-ce qui n’est pas mort en Occident ? Qu’est-ce qui ne relève pas encore du phénomène zombi ? Les économies hallucinées (James Kunstler), les cent mille milliards de dettes qui ne terrorisent que les naïfs (on ira tous à un million de milliards de $, imprimez !), les nations abolies, fusionnées, les peuples remplacés ou stérilisés, les religions profanées, tout en fait, y compris la terre et son atmosphère (voyez comment vivent la Chine ou l’Inde de notre René Guénon pour rire un peu), relève de la parodie, de la mort défigurée et du mort-vivant. Le public se reconnaît du reste dans ce type abominable de série yankee : les morts qui font semblant de vivre. Je continuerais durant des pages, si je ne craignais de me répéter. Le mouvement autonome du non-vivant, disait-on du mouvement matériel en ces temps aéroportés et précipités.
Je ne suis pas plus pessimiste que cet historien progressiste, qui est passé de mode en ces temps divagants, palabreurs et parkinsoniens. Michelet s’étonne en son temps de républicanisme alors prometteur, de l’hystérésis médiévale, du maintien incompréhensible, des siècles durant, du clergé et de la féodalité, maintien qui aboutit aux violentes révolutions qu’on connaît.
« L’état bizarre et monstrueux, prodigieusement artificiel, qui fut celui du Moyen-âge, n’a d’argument en sa faveur que son extrême durée, sa résistance obstinée au retour de la nature. »
Et il philosophe du coup Michelet (il le fait souvent bien) :
« Mais n’est-elle pas naturelle, dira-t-on, une chose qui, ébranlée, arrachée, revient toujours ? La féodalité, voyez comme elle tient dans la terre. Elle semble mourir au treizième siècle, pour refleurir au quatorzième. Même au seizième siècle encore, la Ligue nous en refait une ombre, que continuera la noblesse jusqu’à la Révolution. Et le clergé, c’est bien pis. Nul coup n’y sert, nulle attaque ne peut en venir à bout. »
Comment se maintint le clergé en fait ?
« Frappé par le temps, la critique et le progrès des idées, il repousse toujours en dessous par la force de l’éducation et des habitudes. Ainsi dure le Moyen-âge, d’autant plus difficile à tuer qu’il est mort depuis longtemps. Pour être tué, il faut vivre. Que de fois il a fini ! »
Michelet rappelle les grandes dates agoniques du Moyen-âge :
« Il finissait dès le douzième siècle, lorsque la poésie laïque opposa à la légende une trentaine d’épopées ; lorsqu’Abélard, ouvrant les écoles de Paris, hasarda le premier essai de critique et de bon sens.
Il finit au treizième siècle, quand un hardi mysticisme, dépassant la critique même, déclare qu’à l’Évangile historique succède l’Évangile éternel et le Saint-Esprit à Jésus.
Il finit au quatorzième, quand un laïque, s’emparant des trois mondes, les enclot dans sa Comédie, humanise, transfigure et ferme le royaume de la vision.
Et définitivement, le Moyen-âge agonise aux quinzième et seizième siècles, quand l’imprimerie, l’antiquité, l’Amérique, l’Orient, le vrai système du monde, ces foudroyantes lumières, convergent leurs rayons sur lui. »
Ce système de la Renaissance-science-nation est en train de crever autour de nous comme on sait. Il n’accouche de rien du tout, on a un œuf de serpent écrasé. Comme je le montre dans un livre (3), Tocqueville, Pouchkine ou Poe avaient déjà tout dit sur ce monde gelé il y a deux cents ans. Ce monde qui dure depuis relève de cette hystérésis. Mais combien de temps un tel zombi peut durer ? Michelet poursuit avec conscience :
« Que conclure de cette durée ? Toute grande institution, tout système une fois régnant et mêlé à la vie du monde, dure, résiste, meurt très longtemps. Le paganisme défaillait dès le temps de Cicéron, et il traîne encore au temps de Julien et au-delà de Théodose. »
Tout met du temps à crever, paganisme compris, et tout dure au-delà de sa mort. Michelet persiste et signe :
« Que le greffier date la mort du jour où les pompes funèbres mettront le corps dans la terre, l’historien date la mort du jour où le vieillard perd l’activité productive. »
Si c’est comme cela pour le génie médiéval, je ne vous dis pas pour la démocratie-marché…
« Tout finit au douzième siècle ; le livre se ferme… », termine Michelet qui remarque qu’un système périclitant comme celui de l’Eglise – ou de la démocratie bourgeoise à notre époque - a tendance à devenir totalitaire et dangereux :
« Les anciens conciles sont généralement d’institutions, de législation. Ceux qui suivent, à partir du grand concile de Latran, sont de menaces et de terreurs, de farouches pénalités. Ils organisent une police. Le terrorisme entre dans l’Église, et la fécondité en sort. »
Cette Eglise moderne lança aussi la Croisade. Les conciles orthodoxes furent oubliés. C’est encore cette Eglise catholique romaine, star des temps modernes, qui inventa en 1622 le beau mot de propagande.
A Michelet j’adjoindrai un philosophe oublié (Michel Onfray en parle, mais trop peu), Ludwig Feuerbach qui remarque que son antichristianisme n’a plus prise parce qu’il a à faire à des farceurs masqués. C’est comme pour les attentats, les « gens », le « public » ne sentent pas les coups. Ils sont anesthésiés (Stanley Payne). En ces temps de Bergoglio et de gauchisme catho, cela ne prêtera pas à sourire.
« Le ton « des bonnes sociétés, » le ton neutre, sans passion et sans caractère, approprié à la défense d’illusions, de préjugés et de mensonges dont tout le monde convient, voilà le ton dominant, le ton normal de l’époque, le ton dans lequel non seulement les affaires politiques, — ce qui se comprend de soi-même, — mais encore les affaires de religion et de science, c’est-à-dire le mal d’aujourd’hui, sont traitées et doivent être traitées (4). »
Et Feuerbach annonçait ce que décrit Edgar Poe à la même époque: le masque prendrait la place du visage, le cerveau celui de l’âme.
« Apparence, mensonge, hypocrisie, masque, voilà le caractère du temps présent; masque notre politique, masque notre moralité, masque notre religion et masque notre science. »
Le masque de la mort rose occidentale cache une décrépitude sans égale ; la Russie ici aussi devra se mettre à l’œuvre pour inspirer des hommes de bonne volonté.
Notes
(1) Le dictionnaire d’Oxford de mon ordinateur donne cette définition en anglais. ‘The phenomenon in which the value of a physical property lags behind changes in the effect causing it, as for instance when magnetic induction lags behind the magnetizing force.’
(2) A l'ouest rien de « moderne » - Chroniques de la Fin de l'Histoire, (Edition Kindle sur amazon.fr).
(3) Michelet (Jules : Histoire de France, VII, Renaissance, pp. 17-18 (sur uqac.ca).
(4) Feuerbach (Ludwig) : l’essence du christianisme, traduit de l’allemand par Joseph Roy, Paris, 1864. préface de la seconde édition.
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lundi, 28 août 2017
Feuerbach et la copie de christianisme vers 1860
Feuerbach et la copie de christianisme vers 1860
par Nicolas Bonnal
Ex: http://www.dedefensa.org
J’ai écrit sur ce sujet, citant le fameux texte de Swift qui se demande avec quoi on pourra remplacer le christianisme en 1707 (voyez Paul Hazard). Dans ses lettres si perçantes, Montesquieu se moque du pape, « vieille idole qu’on encense par habitude. » Un siècle après Michelet se demande, à propos de la fin du moyen âge, ce que la religion fait encore en occident (elle attendait Bergoglio !) et impute son maintien à l’habitude et à l’éducation, ce qui n’est pas si faux, la natalité catholique dans les classes privilégiées s’étant bien maintenue. Seule une poignée de chrétiens, souvent socialistes alors, se révoltèrent contre l’involution des bourgeoisies dévotes, des patrons bien féroces, des clergés plus ou moins pédophiles et les démocraties chrétiennes que Bayrou ou Merkel ont célébrées et accompagnées comme une cohorte d’euphoriques démoniaques. Car on ne m’empêchera pas de dire ce que j’ai à dire sur ce sujet pointu. L’Eglise catholique romaine est un des bras désarmants de Soros, du mondialisme et du trotskysme de la fin.
Et si cette Eglise n’a peut-être pas de divisions au sens de Staline, elle en est une.
J’en viens à Ludwig Feuerbach.
Feuerbach est un grand philosophe athée qui a exercé une grande influence, y compris stylistique, sur des maîtres tels que Karl Marx ou Guy Debord.
Dans l’introduction à la deuxième édition de son livre sur le christianisme, il écrit ces phrases très justes et très sensées, qui annoncent notre ère postmoderne du simulacre et de la simulation, pour reprendre une expression que Baudrillard puis le film Matrix ont rendue célèbre. On est à l’époque de Flaubert ou Dostoïevski qui eux aussi se moquent comme ils peuvent du pseudo-christianisme de leur époque (voyez l’ignoré Idiot ou bien sûr Bouvard et Pécuchet).
Et cela donne :
« Pour ce temps-ci, il est vrai, qui préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être, cette transformation est une ruine absolue ou du moins une profanation impie, parce qu’elle enlève toute illusion. Sainte est pour lui l’illusion et profane la vérité. »
Feuerbach pressent la falsification de la société de l’image avant que celle-ci n’apparaisse. Mais le télégraphe, mais la presse, mais l’agence Reuters, mais la photographie sont déjà là… La société de l’ineptie actuelle est déjà là, et son abjection spirituelle qui se reconnaît dans le nullissime pape François qu’elle accepte sans broncher.
Feuerbach comprenait comme le jeune Marx de la question juive que Rome n’est plus dans Rome, que le chrétien moderne n’est pas vraiment chrétien. Il est coquet et sans caractère (pensez au mensch ohne eigenschaften, l’homme sans qualités de Robert Musil):
« J’ai déclaré par conséquent que, pour trouver dans le christianisme un digne objet d’étude, j’avais été obligé de faire abstraction du christianisme moderne, dissolu, confortable, épicurien, coquet et sans caractère, et de me reporter dans ces temps où la fiancée du Christ, vierge encore, chaste et pure, n’avait pas mêlé à la couronne d’épines de son fiancé céleste les roses et les myrtes de la Vénus païenne, dans ces temps où, pauvre en vérité des trésors de la terre, elle était riche et heureuse dans la jouissance des mystères d’un amour surnaturel. »
Puis Feuerbach enfonce le clou ; et à notre époque de culte papiste (papimane, disait déjà le pauvre Rabelais), ces phrases ne feront pas de mal à certains – et en confirmeront d’autres dans leurs prévarications (comme le remarque à ses frais mon amie Béatrice du site Benoit-et-moi.fr, on adore encore, on adore toujours les chasses aux sorcières et on est toujours prêt à accompagner la police de la pensée athée et multiculturelle pour les mener en humant l’odeur de la chair rôtie) :
« Depuis longtemps la religion a disparu et sa place est occupée par son apparence, son masque, c’est-à-dire par l’Eglise, même chez les protestants, pour faire croire au moins à la foule ignorante et incapable de juger que la foi chrétienne existe encore, parce qu’aujourd’hui comme il y a mille ans les temples son encore debout, parce qu’aujourd’hui comme autrefois les signes extérieurs de la croyance sont encore en honneur et en vogue. »
Feuerbach parle déjà, parle déjà, assez génialement je dois dire, de monde moderne, ce monde que les vrais chrétiens comme Léon Bloy ou Chesterton condamneront une génération plus tard en invoquant à tort ou à raison le moyen âge :
« Ce qui n’a plus d’existence dans la foi, — et la foi du monde moderne, comme cela a été prouvé à satiété par moi et par d’autres, n’est qu’une foi apparente, indécise, qui ne croit pas ce qu’elle se figure croire ; — ce qui n’existe plus dans la foi, doit, on le veut à toute force, exister dans l’opinion; ce qui en vérité et par soi-même n’est plus saint doit au moins le paraître encore. »
La foi est remplacée par l’opinion. Le mot doxa est ainsi promis à une riche manipulation. Je vous laisse découvrir ce grand auteur, qui n’est pas là vous ôter la foi, mais vos illusions sur la religion modernisée, cent ans avant le culte de l’abjection vaticane.
J’ajouterai ce morceau du meilleur guide de voyages de tous les temps, le voyage en Espagne de Théophile Gautier :
« Le peuple aussi commence à calculer combien vaut l’or du ciboire ; lui qui naguère n’osait lever les yeux sur le blanc soleil de l’hostie, il se dit que des morceaux de cristal remplaceraient parfaitement les diamants et les pierreries de l’ostensoir ; l’église n’est plus guère fréquentée que par les voyageurs, les mendiants et d’horribles vieilles, d’atroces duenhas vêtues de noir, aux regards de chouette, au sourire de tête de mort, aux mains d’araignée, qui ne se meuvent qu’avec un cliquetis d’os rouillés, de médailles et de chapelets, et, sous prétexte de demander l’aumône, vous murmurent je ne sais quelles effroyables propositions de cheveux noirs, de teints vermeils, de regards brûlants et de sourires toujours en fleur. L’Espagne elle-même n’est plus catholique ! »
Léon Bloy, encore et toujours :
«Et ce cortège est contemplé par un peuple immense, mais si prodigieusement imbécile qu'on peut lui casser les dents à coups de maillet et l'émasculer avec des tenailles de forgeur de fer, avant qu'il s'aperçoive seulement qu'il a des maîtres, — les épouvantables maîtres qu'il tolère et qu'il s'est choisis. »
Sources
Ludwig Feuerbach – L’essence du christianisme (préface à la deuxième édition)
Théophile Gautier – Voyage en Espagne, ch.14.
Paul Hazard – La crise de la conscience européenne
Nicolas Bonnal – Comment les peuples sont devenus jetables (Amazon.fr)
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