dimanche, 03 septembre 2023
De Thierry Breton à Napoléon III : Victor Hugo et l’interdiction de penser et d’imprimer
De Thierry Breton à Napoléon III: Victor Hugo et l’interdiction de penser et d’imprimer
Nicolas Bonnal
Les interdits cybernétiques de Thierry Breton évoquent Orwell pour le Daily Mail. Mais nous avons de nombreux précédents en France concernant l’interdiction de tout par la bureaucratie ; et je prévoyais dans mon livre sur l’exception française (Les Belles Lettres, 1997) que la technocratie française socialiste et gaulliste annexerait l’Europe (démographiquement et intellectuellement) et qu’elle finirait par tout interdire.
On fait avec les moyens du bord : en 1851 c’est l’imprimerie, avec Breton c’est internet (d’ailleurs je m’en fous : l’humanité a ce qu’elle mérite). Victor Hugo :
« À l’heure qu’il est, personne ne sait au juste ce que c’est que le 2 décembre, ce qu’il a fait, ce qu’il a osé, qui il a tué, qui il a enseveli, qui il a enterré. Dès le matin du crime, les imprimeries ont été mises sous le scellé, la parole a été supprimée par Louis Bonaparte, homme de silence et de nuit. Le 2, le 3, le 4, le 5 et depuis, la vérité a été prise à la gorge et étranglée au moment où elle allait parler. Elle n’a pu même jeter un cri. Il a épaissi l’obscurité sur son guet-apens, et il a en partie réussi. Quels que soient les efforts de l’histoire, le 2 décembre plongera peut-être longtemps encore dans une sorte d’affreux crépuscule. Ce crime est composé d’audace et d’ombre ; d’un côté il s’étale cyniquement au grand jour, de l’autre il se dérobe et s’en va dans la brume. Effronterie oblique et hideuse qui cache on ne sait quelles monstruosités sous son manteau. »
Rappelons que peu à peu l’empire devint libéral et… populaire, le plébiscite de 1870, quelques mois avant la « correction » (Marx) face à la Prusse – correction méritée pour un empire qui avait croisé le fer avec la moitié de la terre, Chine, Mexique, Italie (1867 et 70), Autriche ou bien sûr… Russie – confirmant Napoléon dans sa pérennité dynastique.
Aucune illusion à se faire sur le suffrage universel : sous Napoléon III ce fut comme sous Hitler. Hugo rajoute :
« Et c’est là le scrutin, et répétons-le, insistons-y, ne nous lassons pas ; je crie cent fois les mêmes choses, dit Isaïe, pour qu’on les entende une fois ; et c’est là le scrutin, c’est là le plébiscite, c’est là le vote, c’est là le décret souverain du « suffrage universel », à l’ombre duquel s’abritent, dont se font un titre d’autorité et un diplôme de gouvernement ces hommes qui tiennent la France aujourd’hui, qui commandent, qui dominent, qui administrent, qui jugent, qui règnent, les mains dans l’or jusqu’aux coudes, les pieds dans le sang jusqu’aux genoux ! »
Comme sous Macron et sous Breton on a des élections et des médias euphorisants :
« Maintenant, et pour en finir, faisons une concession à M. Bonaparte. Plus de chicanes. Son scrutin du 20 décembre a été libre, il a été éclairé ; tous les journaux ont imprimé ce qui leur a plu ; qui a dit le contraire ? des calomniateurs… »
Après Hugo (il sera pacifiste sous Napoléon, belliciste sous Gambetta, donc méfiance) part sur les grands mots :
« Ils résolurent d’en finir une fois pour toutes avec l’esprit d’affranchissement et d’émancipation, et de refouler et de comprimer à jamais la force ascensionnelle de l’humanité. L’entreprise était rude. Ce que c’était que cette entreprise, nous l’avons indiqué déjà, plus d’une fois, dans ce livre et ailleurs. »
Mais quand on voit la liquidation de la « culture masculine blanche » (désolés, c’est la culture, même s’il n’y en a plus, lisez Barzun) par Fink (qui commande tout) et consorts (Ursula Bourla etc.) on peut méditer les belles paroles qui suivent (sublime envolée avec accumulation d’infinitifs) :
« Défaire le travail de vingt générations ; tuer dans le dix-neuvième siècle, en le saisissant à la gorge, trois siècles, le seizième, le dix-septième et le dix-huitième, c’est-à-dire Luther, Descartes et Voltaire, l’examen religieux, l’examen philosophique, l’examen universel ; écraser dans toute l’Europe cette immense végétation de la libre pensée, grand chêne ici, brin d’herbe là ; marier le knout et l’aspersoir ; mettre plus d’Espagne dans le midi et plus de Russie dans le nord ; ressusciter tout ce qu’on pourrait de l’inquisition et étouffer tout ce qu’on pourrait de l’intelligence ; abêtir la jeunesse, en d’autres termes, abrutir l’avenir ; faire assister le monde à l’auto-da-fé des idées ; renverser les tribunes, supprimer le journal, l’affiche, le livre, la parole, le cri, le murmure, le souffle ; faire le silence ; poursuivre la pensée dans la casse d’imprimerie, dans le composteur, dans la lettre de plomb, dans le cliché, dans la lithographie, dans l’image, sur le théâtre, sur le tréteau, dans la bouche du comédien, dans le cahier du maître d’école, dans la balle du colporteur ; donner à chacun pour foi, pour loi, pour but et pour dieu, l’intérêt matériel ; dire au peuple : mangez et ne pensez plus ; ôter l’homme du cerveau et le mettre dans le ventre ; éteindre l’initiative individuelle, la vie locale, l’élan national, tous les instincts profonds qui poussent l’homme vers le droit ; anéantir ce moi des nations qu’on nomme Patrie ; détruire la nationalité chez les peuples partagés et démembrés, les constitutions dans les États constitutionnels, la République en France, la liberté partout ; mettre partout le pied sur l’effort humain. »
C’est ce qu’ils refont aujourd’hui nos clercs et bureaucrates associés au capital des fonds de pension américains. Hugo écrit au passage (il irait en taule aujourd’hui donc je le cite goulument) sur ce gouvernement (déjà) des aristos (ils sont toujours là) et des millionnaires – et des obsédés sexuels (cf. la Fête impériale) :
« Allons, nous allons exposer ce triomphe de l’ordre ; nous allons peindre ce gouvernement vigoureux, assis, carré, fort ; ayant pour lui une foule de petits jeunes gens qui ont plus d’ambition que de bottes, beaux fils et vilains gueux ; soutenu à la Bourse par Fould le juif, et à l’église par Montalembert le catholique ; estimé des femmes qui veulent être filles et des hommes qui veulent être préfets ; appuyé sur la coalition des prostitutions ; donnant des fêtes ; faisant des cardinaux ; portant cravate blanche et claque sous le bras, ganté beurre frais comme Morny, verni à neuf comme Maupas, frais brossé comme Persigny, riche, élégant, propre, doré, brossé, joyeux, né dans une mare de sang. »
Puis il remarque (comme le fera Albert Speer dans ses mémoires sur le troisième Reich, autre association de bureaucrates socialistes et de milliardaires russophobes) le lien entre dictature et progrès technique (voyez aussi mon Internet nouvelle voie initiatique, quatrième partie) :
« Parce que vous avez vu réussir un coup de main prétorien, vous vous déclarez bas-empire ! C’est vite dit, et lâchement pensé. Mais réfléchissez donc, si vous pouvez. Est-ce que le bas-empire avait la boussole, la pile, l’imprimerie, le journal, la locomotive, le télégraphe électrique ? Autant d’ailes qui emportent l’homme, et que le bas-empire n’avait pas ! Où le bas-empire rampait, le dix-neuvième siècle plane. Y songez-vous ? Quoi ! nous reverrions l’impératrice Zoé, Romain Argyre, Nicéphore Logothète, Michel Calafate ! Allons donc ! Est-ce que vous vous imaginez que la Providence se répète platement ? Est-ce que vous croyez que Dieu rabâche ? »
Comme je l’ai dit le pouvoir devenu libéral sera conforté par le dernier plébiscite. Et comme le dit Flaubert (alors ami de Hugo, avec il correspond et dont il récupère le courrier) dans son Journal, quelque part en 1853 :
« Mais une vérité me semble être sortie de tout cela ; c'est qu'on n'a nul besoin du vulgaire, de l'élément nombreux des majorités, de l'approbation, de la consécration. 89 a démoli la royauté et la noblesse, 48 la bourgeoisie et 51 le peuple. Il n'y a plus rien, qu'une tourbe canaille et imbécile. Nous sommes tous enfoncés au même niveau dans une médiocrité commune. »
Breton comme Biden ou Macron l’ont parfaitement compris. Il n’y a aucune résistance, qu’une poignée de râleurs qui cliquent en attendant d’être affamés et privés de tout comme les autres, alors pourquoi se priver, merde ? Censure aussi Victor Hugo, Thierry. Et notre cher passé…
Flaubert encore : « L'humanité a la rage de l'abaissement moral, et je lui en veux de ce que je fais partie d'elle. »
Sources principales :
http://www.bouquineux.com/?telecharger=304&Flaubert-C...
https://www.dailymail.co.uk/news/article-12469157/EU-accu...
http://www.centremultimedia.be/IMG/pdf/hugo_napoleon_le_p...
https://www.amazon.fr/Autopsie-lexception-fran%C3%A7aise-...
https://www.amazon.fr/INTERNET-SECRETS-MONDIALISATION-Nic...
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mardi, 15 août 2023
Victor Hugo et le génie des énergies naturelles (eau, vent)
Victor Hugo et le génie des énergies naturelles (eau, vent)
Nicolas Bonnal
Dans Quatre-vingt-treize, Hugo défie les hommes et leur barbarie. Il se fait le chantre en pleine guerre civile française, en pleine horreur révolutionnaire, de la sagesse, de la beauté et de la richesse de la nature.
Il décrit ainsi une promenade :
« Pendant que ceci se passait près de Tanis, le mendiant s’en était allé vers Crollon. Il s’était enfoncé dans les ravins, sous les vastes feuillées sourdes, inattentif à tout et attentif à rien, comme il l’avait dit lui-même, rêveur plutôt que pensif, car le pensif a un but et le rêveur n’en a pas, errant, rôdant, s’arrêtant, mangeant çà et là une pousse d’oseille sauvage, buvant aux sources, dressant la tête par moments à des fracas lointains, puis rentrant dans l’éblouissante fascination de la nature, offrant ses haillons au soleil, entendant peut-être le bruit des hommes, mais écoutant le chant des oiseaux. »
Bruit des hommes, chant des oiseaux. Hugo aimait Leopardi (voyez mon texte).
Hugo explique aussi que certains paysages créent du mal-être :
« En présence de certains paysages féroces, on est tenté d’exonérer l’homme et d’incriminer la création ; on sent une sourde provocation de la nature ; le désert est parfois malsain à la conscience, surtout à la conscience peu éclairée ; la conscience peut être géante, cela fait Socrate et Jésus ; elle peut être naine, cela fait Atrée et Judas. La conscience petite est vite reptile ; les futaies crépusculaires, les ronces, les épines, les marais sous les branches, sont une fatale fréquentation pour elle ; elle subit là la mystérieuse infiltration des persuasions mauvaises. »
C’est tout le message de Tolkien (dernier écrivain romantique et magique) que l’on a là.
La nature est plus sage et plus belle. L’homme évidemment peut « dépasser » la nature. Cela fait longtemps qu’il ne le fait plus. Notez :
« Restez dans la nature. Soyez les sauvages. Otaïti est un paradis. Seulement, dans ce paradis on ne pense pas. Mieux vaudrait encore un enfer intelligent qu’un paradis bête. Mais non, point d’enfer. Soyons la société humaine. Plus grande que nature. Oui. Si vous n’ajoutez rien à la nature, pourquoi sortir de la nature ? Alors, contentez-vous du travail comme la fourmi, et du miel comme l’abeille. Restez la bête ouvrière au lieu d’être l’intelligence reine. »
Belle définition de la société idéale (« nature sublimée ») :
« Si vous ajoutez quelque chose à la nature, vous serez nécessairement plus grand qu’elle ; ajouter, c’est augmenter ; augmenter, c’est grandir. La société, c’est la nature sublimée. Je veux tout ce qui manque aux ruches, tout ce qui manque aux fourmilières, les monuments, les arts, la poésie, les héros, les génies. »
Malgré la brutalité et l’imbécillité de l’homme, de ses guerres et de ses fabrications (comme dit Lao Tse) la nature persiste :
« La nature est impitoyable ; elle ne consent pas à retirer ses fleurs, ses musiques, ses parfums et ses rayons devant l’abomination humaine ; elle accable l’homme du contraste de la beauté divine avec la laideur sociale ; elle ne lui fait grâce ni d’une aile de papillon ni d’un chant d’oiseau ; il faut qu’en plein meurtre, en pleine vengeance, en pleine barbarie, il subisse le regard des choses sacrées ; il ne peut se soustraire à l’immense reproche de la douceur universelle et à l’implacable sérénité de l’azur. Il faut que la difformité des lois humaines se montre toute nue au milieu de l’éblouissement éternel. L’homme brise et broie, l’homme stérilise, l’homme tue ; l’été reste l’été, le lys reste le lys, l’astre reste l’astre. »
On répète parce que c’est trop beau : « L’homme brise et broie, l’homme stérilise, l’homme tue ; l’été reste l’été, le lys reste le lys, l’astre reste l’astre. »
Il est amusant de voir d’ailleurs que la nature n’a jamais été aussi belle alors que l’homme écolo et repenti prétend à coups d’éoliennes et d’énième guerre mondiale la protéger.
Une dernière grande envolée poétique :
« Ce matin-là, jamais le ciel frais du jour levant n’avait été plus charmant. Un vent tiède remuait les bruyères, les vapeurs rampaient mollement dans les branchages, la forêt de Fougères, toute pénétrée de l’haleine qui sort des sources, fumait dans l’aube comme une vaste cassolette pleine d’encens ; le bleu du firmament, la blancheur des nuées, la claire transparence des eaux, la verdure, cette gamme harmonieuse qui va de l’aigue marine à l’émeraude, les groupes d’arbres fraternels, les nappes d’herbes, les plaines profondes, tout avait cette pureté qui est l’éternel conseil de la nature à l’homme. Au milieu de tout cela s’étalait l’affreuse impudeur humaine ; au milieu de tout cela apparaissaient la forteresse et l’échafaud, la guerre et le supplice, les deux figures de l’âge sanguinaire et de la minute sanglante ; la chouette de la nuit du passé et la chauve-souris du crépuscule de l’avenir. En présence de la création fleurie, embaumée, aimante et charmante, le ciel splendide inondait d’aurore la Tourgue et la guillotine, et semblait dire aux hommes : Regardez ce que je fais et ce que vous faites. »
L’homme brise et broie, l’homme stérilise, l’homme tue ; l’été reste l’été, le lys reste le lys, l’astre reste l’astre. »
La France de jadis…
Enfin Hugo lance même un message sublime sur l’énergie naturelle. L’homme doit s’aider de la terre pour vivre mieux :
« Que tout homme ait une terre, et que toute terre ait un homme. Vous centuplerez le produit social. La France, à cette heure, ne donne à ses paysans que quatre jours de viande par an ; bien cultivée, elle nourrirait trois cent millions d’hommes, toute l’Europe. Utilisez la nature, cette immense auxiliaire dédaignée. Faites travailler pour vous tous les souffles de vent, toutes les chutes d’eau, tous les effluves magnétiques. Le globe a un réseau veineux souterrain ; il y a dans ce réseau une circulation prodigieuse d’eau, d’huile, de feu ; piquez la veine du globe, et faites jaillir cette eau pour vos fontaines, cette huile pour vos lampes, ce feu pour vos foyers. Réfléchissez au mouvement des vagues, au flux et reflux, au va-et-vient des marées. Qu’est-ce que l’océan ? une énorme force perdue. Comme la terre est bête ! ne pas employer l’océan ! »
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Max Stirner sur l'art et la religion
Max Stirner sur l'art et la religion
par Joakim Andersen
Source: https://motpol.nu/oskorei/2023/08/02/max-stirner-om-konst-och-religion/
L'un des représentants les plus originaux de la philosophie allemande fut Max Stirner (1806-1856), auteur de Der Einzige und sein Eigentum, une sorte de jeune hégélien et, pendant un certain temps, l'un des principaux objets de la haine de Marx et Engels. La philosophie de Stirner peut être qualifiée d'égoïste ; il décrit la croyance en la plupart des phénomènes sociaux, de la propriété à l'État et à l'humanité, comme des spectres. Aujourd'hui, on parle parfois de "constructions sociales". La perspective de Stirner rappelle en partie cette approche, mais se concentre sur la manière dont ces spectres ou "roues dentées dans la tête" affectent l'individu. Il a également développé une vision dialectique de l'évolution historique de la relation entre "der Einzige" et les fantômes qui hantent le cerveau. Selon Stirner, les êtres humains et la civilisation passent par trois phases, qu'il appelle, ce qui n'est pas très politiquement correct, "négroïde", "mongoloïde" et "caucasienne". Dans la dernière phase, l'homme maîtrise sa création et non l'inverse; on peut comparer cela au schéma historique de Marx, qui met l'accent sur l'économie plutôt que sur les fantômes cérébraux, mais la perspective de base est similaire. Après avoir été maîtrisé par sa création, l'homme reprend le contrôle, avec des outils beaucoup plus puissants qu'avant le début du processus. L'une des différences entre Marx et Stirner réside dans le fait que pour Stirner, il est possible aujourd'hui, au niveau individuel, de se libérer de l'État, de la propriété, etc. Libéré mentalement, il faut ajouter que l'État reste une réalité, quelle que soit la façon dont on l'envisage.
Stirner a été décrit par Spengler comme un représentant de l'égoïsme commun plutôt que de l'égoïsme noble ("je vaux pour moi-même" contre "je vaux pour la culture"). Mais tout comme Engels a d'abord encensé "St Max", avant que Marx ne le débarrasse impitoyablement de ces illusions, il a influencé une partie de la droite la plus authentique. L'Anarch d'Ernst Jünger est un développement du "Einzige" de Stirner ; Schmitt et Mussolini l'ont également lu. On ne sait pas dans quelle mesure ils ont compris la phase "caucasienne" de Stirner ; la critique de "Saint Max", qu'elle soit de droite ou de gauche, s'est souvent concentrée sur son apparence petite-bourgeoise. Jünger nous donne une idée de la manière dont un type de personnalité plus héroïque pourrait traiter certains arguments de Stirner ; Evola peut également être intéressant dans ce contexte. Sa distance par rapport aux idéologies/"fantômes cérébraux" de la société moderne, sa nature socialement et idéologiquement de promiscuité, et son aspect de sur-socialisation rappellent souvent Stirner, même si ce dernier aurait considéré la tradition comme un autre spectre cérébral. Ce à quoi Evola a probablement objecté qu'il ne parlait pas de ce qu'il n'avait pas vécu et que le matérialisme de Stirner était le véritable spectre.
Art et religion
L'art fait l'objet, et la religion ne vit que dans ses nombreux liens avec cet objet, mais la philosophie se démarque très clairement de l'un et de l'autre.
- Stirner
Plusieurs écrits de Stirner sont désormais disponibles sur l'internet, notamment Kunst und Religion de 1842. Stirner utilise le raisonnement hégélien pour expliquer la religion comme une sorte d'aliénation. L'homme sent qu'il a une autre face en lui et "il est poussé à se diviser entre ce qu'il est réellement et ce qu'il doit devenir". Il s'agit d'une analyse purement anthropocentrique de la religion plutôt que d'une analyse plus cosmologique, mais elle n'est pas totalement inintéressante. En particulier, Stirner place l'artiste au centre, car ce sont, selon lui, les génies artistiques qui fondent les religions. "Seul le fondateur d'une religion est inspiré, mais il est aussi le créateur des Idéaux, par la création desquels tout autre génie sera impossible", écrit Stirner. Il note également que la vraie religion n'est pas tiède, qu'il y a l'amour religieux et la haine religieuse. C'est ici que Stirner devient étonnamment actuel, "à notre époque, la quantité de haine a diminué dans la mesure où l'amour de Dieu s'est affaibli. Un amour humain s'est infiltré, qui ne relève pas de la piété pieuse mais plutôt de la morale sociale ; il est plus "zélé" pour le bien de l'homme que pour le bien de Dieu". Religion et morale sociale ne sont pas la même chose, ce qui signifie qu'une église envahie par la morale sociale sous la forme du libéralisme de gauche risque de mettre la religion au second plan.
Quoi qu'il en soit, Stirner décrit un cycle historique, comparable au jeu de Spengler entre culture et civilisation, dans lequel les génies artistiques créent des religions, qui sont ensuite soutenues par les gens ordinaires avant d'être appauvries et finalement détruites par la rencontre avec les artistes à nouveau. Mais aujourd'hui, les artistes sont des comédiens, qui montrent qu'ils sont devenus des coquilles vides. Mais le cycle ne s'arrête pas là, "même la comédie, comme tous les arts, précède la religion, car elle ne fait que laisser la place à la nouvelle religion, à celle qui se formera à nouveau".
Il y a donc des idées intéressantes chez Stirner, même si sa compréhension de la religion est clairement limitée par son contexte historique. Il peut être utile d'examiner deux penseurs influencés par Stirner, à savoir Dora Marsden et Hakim Bey, et la manière dont ils ont tenté de dépasser ces limites pour "der Einzige".
Comme nous l'avons mentionné plus haut, Stirner a donné à l'artiste un rôle central dans l'histoire et a influencé de nombreuses âmes artistiques. Par l'intermédiaire de Dora Marsden (1882-1960), éditrice, suffragette et philosophe, l'égoïsme de Stirner a eu une influence non négligeable sur l'avant-garde britannique. Ezra Pound, T. S. Eliot, D. H. Lawrence, James Joyce et Wyndham Lewis, entre autres, ont écrit dans son journal The Egoist. Marsden apparaît comme une personnalité hors du commun, à la fois intelligente et indomptable, avec un désir presque germanique de créer un système structuré. Sa perspective se confond avec Héraclite, le mysticisme et la logique stricte. Au lieu de l'anarque de Jünger, elle parlait de l'archiste. Dans L'illusion de l'anarchisme, elle écrit que "à la naissance de chaque unité de vie, il y a un archiste. Un archiste est quelqu'un qui cherche à établir, maintenir et protéger, par les armes les plus puissantes dont il dispose, la loi de ses propres intérêts". Elle dépeint le monde comme une arène où les différents intérêts s'affrontent, un contrepoint utile à la vision libérale du monde d'aujourd'hui où les intérêts sont soit camouflés en idéaux, soit diabolisés.
Il est intéressant de noter que, dès The Egoist, Dora Marsden a développé une vision du monde plus cosmique, dans laquelle l'ego créatif est devenu quelque chose de permanent plutôt que temporaire. Plus tard, elle a écrit The Mysteries of Christianity (Les mystères du christianisme), où elle aborde l'aspect "féministe" du christianisme.
La question de savoir dans quelle mesure sa métaphysique représente un perfectionnement de Stirner plutôt que quelque chose de propre, bien qu'original, est une autre question. Dans ce contexte, les réflexions de Hakim Bey sur Stirner dans l'essai Black Crown & Black Rose - Anarcho-Monarchism & Anarcho-Mysticism dans son ouvrage désormais classique intitulé T.A.Z. sont intéressantes. Bey n'est pas un penseur totalement dépourvu de problèmes et son langage est parfois théâtral, voire pathétique. Néanmoins, cet essai est probablement la meilleure tentative pour rapprocher der Einzige d'une cosmologie plus traditionnelle (bien que l'absence de Dora dans la discussion de Bey sur l'individualisme et le monisme radical suggère qu'il ne l'a pas lue). Bey place le matérialisme de Stirner dans un contexte historique, "né longtemps après la déliquescence de la chrétienté, mais bien avant la découverte de l'Orient et de la tradition illuministe cachée dans l'alchimie occidentale, l'hérésie révolutionnaire et l'activisme occulte". Il se rapproche ici de la catégorisation par Evola du dévotionnalisme et de la foi aveugle en des choses non expérimentées comme des formes inférieures de spiritualité. Sa critique de Stirner identifie les deux points les plus faibles : l'absence d'un "concept opérationnel de la conscience non ordinaire" et "une certaine froideur à l'égard de l'autre". Stirner n'avait pas lui-même expérimenté d'autres états de conscience que ceux du petit-bourgeois, et était donc enclin à en considérer les fruits comme des spectres cérébraux. Malgré des approches similaires à l'argument de l'"union des égoïstes", l'éros est également plutôt absent de l'œuvre de Stirner. Bey mentionne qu'il peut s'agir d'une réaction compréhensible à "la chaude suffocation de la sentimentalité et de l'altruisme du 19ème siècle", mais l'isolement n'est pas non plus une voie fructueuse.
En fin de compte, Stirner reste un auteur enrichissant, comme le suggèrent ceux qui ont été inspirés par lui. La distance spirituelle qu'il recherchait par rapport aux "roues dentées dans la tête" du monde moderne n'est pas moins saine aujourd'hui. Le sentiment de liberté qui peut naître du fait de considérer "l'État", le "racisme" ou autres chimères comme des spectres cérébraux est souvent significatif, que l'on s'inspire d'Evola ou de Stirner. Jünger, Marsden et Bey montrent comment d'autres types de personnalité peuvent compléter la pensée de "St Max".
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mercredi, 07 juin 2023
Un rebelle européen aux racines russes
Un rebelle européen aux racines russes
Yana Panina
L'anarchisme classique à travers les yeux du radical russe Mikhaïl Bakounine
L'histoire du véritable anarchisme avec un arrière-plan russe est étroitement liée à la personnalité de Mikhaïl Bakounine, dont la contribution au destin du monde entier s'est avérée colossale. Véritablement russe, éduqué à la philosophie européenne, son objectif principal était de créer un monde où tous les hommes seraient égaux et libres, et où la vie ne serait pas mesurée par l'épaisseur de la bourse ou la hauteur du piédestal social. Les idées utopiques de Bakounine allaient à l'encontre des pensées de Marx, pour qui le radical n'était soudain plus que "ce gros Russe". Qui était-il donc et sa philosophie est-elle encore vivante aujourd'hui ?
Conditions préalables à la formation de l'anarchisme de Bakounine
Mikhaïl Bakounine a "hérité" des idées de liberté et d'égalité de son éducation au sein d'une famille nombreuse et très conviviale. Une petite communauté de 11 enfants, égaux en termes de conditions et de relations, formait une sorte de commune, où chacun grandissait spirituellement et développait sa propre "personnalité" : "... je veux dire une liberté digne de ce nom, une liberté offrant une pleine possibilité de développer toutes les capacités, intellectuelles et morales, cachées en chaque homme...", décrira plus tard Bakounine.
Mikhaïl Alexandrovitch n'était pas le seul représentant de la "nouvelle pensée révolutionnaire". Sa cousine, Catherine, n'était pas en reste. Selon ses souvenirs, dans sa jeunesse, la jeune fille était plutôt une "jeune fille innocente", mais à l'âge adulte, elle est devenue résolue et forte, une véritable manifestation de l'homme libre, comme Bakounine lui-même l'entendait. À force de persévérance, Catherine réussit à se faire engager comme sœur de miséricorde dans la ville assiégée de Sébastopol pendant la guerre de Crimée. "Je devais résister par tous les moyens et avec toute mon habileté au mal que divers fonctionnaires, fournisseurs, etc. infligeaient à nos malades dans les hôpitaux ; et je considérais que c'était mon devoir sacré de lutter et de résister", a déclaré plus tard Catherine pour décrire son véritable objectif. Son esprit rebelle de résistance à la bureaucratie, sa fermeté et sa persévérance ne sont pas passés inaperçus aux yeux de Nikolaï Pirogov : "Chaque jour et chaque nuit, on pouvait la trouver dans la salle d'opération, assistant aux opérations, alors que des bombes et des missiles traînaient autour d'elle. Elle faisait preuve d'une présence d'esprit difficilement compatible avec la nature d'une femme". Qu'est-ce que cela signifie ? Que Bakounine lui-même, mais aussi tous les membres de sa famille, n'étaient pas seulement de fortes personnalités, mais aussi des personnes qui n'avaient pas peur de s'affirmer, des personnes qui aimaient la liberté et la vérité. L'éducation et l'environnement ont beaucoup influencé le futur anarchiste et révolutionnaire.
Les idées de Mikhaïl Bakounine ont également été fortement influencées par l'esprit révolutionnaire de la Russie dans laquelle il est né et a grandi. Le petit Misha a connu le soulèvement de décembre 1925 à l'âge de onze ans. La société a alors l'espoir d'un changement sérieux de l'État, une grande partie de l'aristocratie russe y voit le véritable salut du pays. Divers cercles se forment, auxquels adhèrent de nombreuses personnalités des arts et des sciences et des membres influents de la noblesse russe. En 1835, après avoir été renvoyé d'une école d'officiers et avoir effectué un service militaire insipide, Bakounine s'est retrouvé dans l'un de ces cercles. C'est le manque de liberté de pensée et d'action, ainsi que la discipline rigide et les règles strictes pendant le service militaire qui, selon certains chercheurs, l'ont amené à penser que l'anarchisme était l'avenir de la Russie et, plus tard, de toute l'Europe.
Installé à Moscou, le jeune penseur se fait de nombreuses connaissances : Stankevitch, Pouchkine, Tchaadaïev, Belinsky, Botkine, Katkov, Granovsky, Herzen, Ogarev, pour ne citer que quelques-uns des membres du cercle social de Bakounine. C'est sous l'influence de Stankevitch que Mikhail Aleksandrovitch approfondit l'étude de la philosophie allemande : il commence à s'intéresser aux idées de Kant et de Fichte. Mais ce qui est vraiment intéressant, c'est que le futur anarchiste est à cette époque convaincu que l'amour de Dieu donne à l'homme la liberté, l'épanouissement personnel et l'indépendance.
À la fin des années 1830, Bakounine est fasciné par les écrits de Hegel qui, selon lui, lui insuffle "une vie complètement nouvelle". Sur la base des doctrines du philosophe allemand, Michael publie un certain nombre de ses travaux sur l'esprit, la connaissance absolue, la réalité et la volonté de Dieu, etc. Inspiré par les enseignements de Hegel, Bakounine s'installe à Berlin en 1840 pour y recevoir une bonne éducation à l'allemande, mais il se désintéresse rapidement de la philosophie théorique et devient un véritable praticien de l'anarchisme, rejoignant les cercles des réformateurs européens, déplaçant "vers la gauche" ses opinions politiques.
Dès 1942, il publie un article intitulé "De la réaction en Allemagne", qui commence à refléter explicitement les idées de l'anarchisme auxquelles il restera fidèle pendant très longtemps: l'égalité sociale et les principes de liberté ne peuvent être atteints que par la destruction complète du modèle d'État politique existant. L'année suivante, Bakounine s'imprègne des idées communistes et publie un article dans lequel il affirme que "le communisme n'est pas une ombre sans vie. Il est né du peuple, et du peuple, une ombre ne peut jamais naître". Les idées plutôt radicales et critiques du "réformateur" ne sont pas du goût des autorités russes et Mikhaïl Bakounine devient littéralement un ennemi public dans son pays, si bien qu'un retour en Russie ne semble plus possible.
Au milieu des années 1840, l'anarchiste rencontre des théoriciens communistes, dont Marx. Ils deviendront bientôt des ennemis jurés pour toujours, mais nous y reviendrons plus tard.
Le rebelle en liberté : le rôle de Mikhaïl Bakounine dans les révolutions européennes de 1848-1849
Mikhaïl Aleksandrovitch a également joué un rôle majeur dans les soulèvements de libération en Pologne. C'est là qu'ont émergé ses idées de panslavisme - l'unification de tous les peuples slaves en une seule fédération. Selon Bakounine, pour construire un monde nouveau et libre, pour une pleine justice politique et sociale, il est nécessaire de couper les systèmes existants avec les racines, de tout détruire jusqu'au sol. Il pensait que grâce aux efforts conjoints des Slaves de l'Ouest et du Sud, il était possible de réaliser un changement en Russie: se libérer du "joug allemand" en renversant les dirigeants qui étaient les principaux ennemis du peuple slave.
L'esprit de rébellion du maître russe des destinées de l'État a trouvé une application, non seulement dans les mots, mais aussi dans les actes. Bakounine attendait avec impatience la vague révolutionnaire en Europe, et il l'a finalement connue. En 1848, il participe activement à ce que l'on appelle le "printemps des nations", qui touche la France, l'Allemagne, la Pologne et d'autres pays. Le radicalisme de Mikhaïl Alexandrovitch a eu l'occasion de se manifester à Dresde. Le destin a voulu que ce noble russe, qui avait l'expérience du service militaire, se retrouve dans une ville saisie par un gouvernement provisoire. La légende veut qu'on lui ait demandé d'aider à organiser la défense et à stimuler l'esprit révolutionnaire des citoyens. Lorsque les troupes royales ont commencé à avancer, Bakounine a proposé des mesures de protection radicales: tout d'abord, accrocher de grandes œuvres d'art, dont la Madone Sixtine, sur les murs de la ville afin que les militaires, élevés dans l'amour et le respect de l'art et de l'histoire, n'osent pas tirer. Et s'ils avaient osé, ils auraient été traités de barbares et de vandales. Un peu plus tard, Mikhaïl Bakounine fait d'autres propositions: brûler les maisons des aristocrates locaux, faire sauter l'hôtel de ville et couper les arbres anciens qui gêneraient les troupes royales. Le gouvernement provisoire, cependant, décide de ne pas recourir aux idées du révolutionnaire russe et se rend sans combattre.
De quoi témoigne cette affaire, décrite plus tard dans les écrits de Herzen ? Tout d'abord, Bakounine pensait que le peuple russe était prêt pour la révolution, car il était pauvre et possédait déjà "les habitudes et les instincts d'une société démocratique", mais que les Européens devaient d'abord se débarrasser des "échos matériels du passé", dont les symboles sont les œuvres de Raphaël, le vieil hôtel de ville et les arbres centenaires. Et cela doit se faire rapidement, pas lentement.
Après cette tentative de renversement du gouvernement à Dresde, Bakounine est envoyé en exil, revient dans son pays et, après 8 ans d'emprisonnement, est envoyé en Sibérie, où il se marie puis s'enfuit en Europe via le Japon en 1861. L'année 1861 marque un nouveau chapitre dans ses activités philosophiques et pratiques. Au cours des 20 années suivantes, le bakounisme va littéralement envahir toutes les rues, même les plus reculées, des villes européennes, et Mikhaïl lui-même va devenir un symbole du mouvement socialiste.
Idées fondamentales de l'anarchisme, du fédéralisme et de l'État sans État
C'est au cours de cette période que se forge définitivement sa vision athée et matérialiste. Pour Bakounine, l'idéalisme conduit inévitablement "à l'organisation d'un despotisme grossier et à une exploitation mesquine et injuste sous la forme de l'Église et de l'État". Il semble que les opinions d'un homme sur de simples questions philosophiques changent parfois radicalement: jeune et encore immature, Bakounine restait fidèle à Dieu, voyant en lui la véritable liberté de l'homme. Mais au bout d'un certain temps, sous l'influence des idées communistes d'égalité et de fraternité, il a renoncé à la religion, montrant que la foi était l'une des manifestations d'une société déjà rassise, dépassée, opprimée, qui ne se tournait vers Dieu que pour supporter les conditions insupportables de la vie. En même temps, le philosophe pensait que la religion est une partie historique inhérente à toute nation et qu'elle doit être traitée avec soin pour ne pas lui nuire. "Avec l'aide de la religion, l'homme est un animal qui, sortant de l'animalité, fait le premier pas vers l'humanité", écrivait-il.
Il est également intéressant de noter qu'un farouche opposant aux lois et au contrôle de l'État n'a pas nié l'existence possible d'un gouvernement provincial (un parlement composé de deux chambres : des représentants de l'ensemble de la population et des communautés), d'une constitution et d'un tribunal. Les communautés réunies en fédérations devaient "coordonner leur propre organisation avec les principaux fondements de l'organisation provinciale et obtenir pour cela l'autorisation du parlement provincial". En même temps, "la loi communale conservait le droit de s'écarter sur des points mineurs de la loi provinciale, mais pas de ses fondements". Dans la construction de l'État, Bakounine a mis en avant le principe de la "pyramide inversée", où les principaux "pouvoirs décisifs sont concentrés localement". Dans le même temps, il ne nie pas l'existence possible d'une structure de pouvoir verticale et note que toutes les actions des communautés doivent servir les intérêts de l'État lui-même.
Les idées de Mikhaïl Alexandrovitch prévoyaient la création d'un gouvernement national qui rédigerait une constitution, tout comme les provinces, à condition que ces dernières puissent s'en écarter sur des points mineurs. Les pouvoirs du Parlement national auraient inclus le contrôle des activités de l'exécutif élu, la rédaction et l'adoption des lois, l'établissement de relations internationales avec d'autres pays, etc. Sur le même principe, une fédération internationale de pays a été envisagée.
Lutte pour l'Internationale : comment d'anciens amis et compagnons d'armes, Marx et Bakounine, sont devenus des ennemis jurés
L'histoire des relations difficiles entre Bakounine et Marx commence en 1864. Mikhaïl Alexandrovitch se rend en Italie pour diffuser les idées de l'Internationale, où il va à l'encontre de la philosophie du prolétariat et tente de créer sa propre "Société révolutionnaire internationale" secrète, où tous seraient frères. Elle repose sur l'idée de détruire tous les États européens, à l'exception de la Suisse, afin d'éliminer le modèle de pouvoir centralisé. Le plan consistait à créer des communautés qui s'uniraient en fédérations à différents niveaux. Parallèlement, l'anarchiste considérait nécessaire le pouvoir du peuple sous la forme d'une communauté autonome de tous les citoyens adultes, en élisant des représentants des différents fonctionnaires, mais avec la condition obligatoire de leur remplacement permanent, ce qui, selon Bakounine, ne donnerait pas un statut privilégié et garantirait les libertés démocratiques. Tous les aristocrates sont exclus, tous les partisans d'un quelconque privilège,...". Car le mot démocratie ne signifie rien d'autre que le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, c'est-à-dire la masse entière des citoyens - et à l'heure actuelle, nous devons ajouter les citoyens qui composent la nation", écrit Mikhaïl Aleksandrovitch.
En 1868, Bakounine prépare un projet de "Fraternité internationale", dans lequel il formule les principes de base de l'anarchisme, qui impliquent "la destruction complète de tout État, de toute église, de toute institution religieuse, politique, bureaucratique, judiciaire, financière, policière, économique, universitaire et fiscale".
La transition vers le nouveau système devait être le résultat d'une révolution. Ses principaux moteurs, selon Bakounine, sont la paysannerie et la classe ouvrière, qui vouent une haine instinctive aux couches privilégiées de la société. Et leurs principaux outils sont la rébellion et la lutte pour la liberté. Élevé dans la pauvreté et l'esclavage, le peuple russe a une aversion pour l'État, car son principal désir est la terre libre, le travail commun et l'absence de bureaucratie et de propriété foncière. En même temps, seule une jeune intelligentsia révolutionnaire peut rassembler la paysannerie et la classe ouvrière et canaliser leur puissance dans une cause commune.
Il en résultera une société sans aucune autorité, où les gens se soumettront à l'autorité de l'opinion publique, et où les paysans et les ouvriers deviendront les seules classes existant en harmonie - "les uns sont propriétaires du capital et des instruments de production, les autres - de la terre, qu'ils cultivent de leurs mains ; les uns et les autres s'organisent, motivés par leurs besoins et leurs intérêts mutuels, également et en même temps absolument libres, nécessaires et naturels, se contrebalançant réciproquement".
La polémique de Bakounine avec Marx consistait principalement en des perspectives différentes. Tout d'abord, Mikhaïl Bakounine a déclaré que la dictature du prolétariat aboutirait au même résultat que celui auquel les révolutionnaires s'opposaient. En d'autres termes, le gouvernement et le régime politique changeraient, mais leur essence resterait la même, sauf que le pouvoir serait désormais concentré entre les mains du prolétariat. L'État est le vrai mal : "Là où commence l'État, finit la liberté individuelle, et vice versa... S'il y a État, il y a nécessairement domination, donc esclavage ; un État sans esclavage, ouvert ou déguisé, est impensable - c'est pourquoi nous sommes ennemis de l'État.
L'affrontement entre Bakounine et Marx culmine dans la tentative du premier de tirer à lui la couverture d'influence de l'Internationale. En fin de compte, la bataille d'idées s'est transformée en une guerre personnelle entre deux personnalités puissantes de l'époque. Marx estimait que les activités des bakounistes sapaient les idées de la dictature du prolétariat et, en 1972, les partisans de Mikhaïl Alexandrovitch ont été expulsés de l'Internationale.
Les adeptes contemporains du bakounisme
De nos jours, les idées du grand rebelle appartiennent au passé, bien que les adeptes de l'anarchisme russe existent toujours. Aujourd'hui, cependant, il ne s'agit pas seulement d'une alliance contre l'État, mais aussi d'une lutte idéologique contre certains problèmes mondiaux de l'humanité, tels que l'écologie et la protection de l'environnement. Dans le même temps, on observe une certaine crise parmi les anarchistes : il y a de moins en moins d'adeptes en raison du manque d'unité et d'intégrité du mouvement.
En Russie, l'Union anarchiste russe a joué un rôle important à cet égard, car elle a fondé ses idées sur l'anarchisme national et ethnique. En d'autres termes, il s'agit d'une association de personnes de la même nationalité vivant sur le même territoire. Cela inclut le panslavisme de Bakounine et l'idée d'anti-ethnicité de Kropotkine. Oui, les gens croient encore à l'accomplissement de la révolution, et les protestations et les révoltes en sont le principal outil. Mais au début du XXIe siècle, le mouvement des adeptes de Bakounine, de Kropotkine et d'autres philosophes et figures révolutionnaires s'est transformé en une sorte de sous-culture et, dans l'esprit de la plupart des Russes, il est désormais associé à l'impuissance et à l'anarchie. Comme au 19ème siècle, les adeptes de l'anarchisme se positionnent comme un mouvement en dehors de toute force politique, mais en même temps, ils ne sont pas encore devenus une force motrice sérieuse capable d'influencer l'esprit des jeunes et de la société dans son ensemble.
Les idées de Mikhaïl Bakounine sont-elles pertinentes aujourd'hui ? Probablement pas. Dans le contexte actuel de lutte politique permanente, il est nécessaire de disposer d'une autorité centralisée claire, capable de maintenir l'unité du peuple. Même si l'on peut dire que des tentatives de liberté totale ont eu lieu dans les années 1990, il s'agissait d'un défi sérieux à la pérennité de l'État.
Malheureusement, les idées utopiques sur l'existence de fédérations composées de communautés de personnes sont impossibles. On peut être d'accord ou non, mais nous vivons une période de "guerre froide", où chaque pays se bat pour ses propres ressources et intérêts plus que pour des vies humaines. Pour survivre, il faut non seulement s'unir, mais aussi éviter que l'État ne soit détruit par l'absorption de ses petites "communautés", comme lors du schisme féodal. L'appartenance à une nation ne fera qu'engendrer davantage de disputes et de conflits. Certes, la liberté fait partie intégrante de la société démocratique à laquelle chacun aspire aujourd'hui. Mais en même temps, l'émergence d'une plus grande liberté dans certains domaines s'accompagne aussi de l'émergence de plus grands interdits dans d'autres. L'existence de l'anarchisme dans le contexte moderne est donc fortement remise en question. Et qu'elle reste ouverte...
12:46 Publié dans Histoire, Philosophie, Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : histoire, philosophie, philosophie politique, politologie, sciences politiques, mikhail bakounine, bakounine, 19ème siècle, anarchisme, révolution, russie | |
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dimanche, 21 mai 2023
Engels en tant que théoricien militaire
Engels en tant que théoricien militaire
par Joakim Andersen
Source: https://motpol.nu/oskorei/2023/04/30/engels-som-militarteoretiker/
À l'époque du socialisme réel, on parlait souvent de "Marx et Engels", mais aujourd'hui, ce dernier semble avoir été relégué à l'arrière-plan. Ce n'est pas tout à fait surprenant, car Marx avait souvent une profondeur d'analyse qui manquait à Engels, et c'est aussi quelque chose qu'Engels lui-même soulignait souvent. En même temps, le "marxisme" moderne est fortement marqué par Engels, qui était lui aussi un penseur de premier plan. Par ailleurs, bien que Marx et Engels aient tous deux été, selon la terminologie moderne, homophobes et racistes, il y avait chez Engels un nationalisme allemand qui a été repris par la social-démocratie allemande.
Un aspect intéressant d'Engels réside dans ses écrits sur la théorie militaire, un aspect qui a été transmis dans de nombreuses parties de la tradition politique qu'il a contribué à façonner. Engels a acquis une expérience dans ce domaine lors d'une rébellion ratée en 1849, au cours de laquelle il s'est forgé une réputation de chef militaire courageux et compétent. Il a étudié et écrit sur de nombreux conflits et soulèvements au cours de sa vie, depuis les soulèvements de 1848-1849 et les guerres coloniales jusqu'à la guerre de Crimée et la guerre de Sécession. En matière de théorie de la guerre, c'est Engels, et non Marx, qui a été le maître reconnu, ce qui est intéressant compte tenu des succès militaires des guérillas marxistes-léninistes au 20ème siècle. Engels était "le premier Clausewitz rouge" (il est cité 6 fois dans La théorie du partisan de Carl Schmitt, 47 fois dans Lénine et 40 fois dans Mao).
Le major Michael A Boden développe ce sujet dans son livre The First Red Clausewitz : Friedrich Engels And Early Socialist Military Theory (Le premier Clausewitz rouge : Friedrich Engels et la théorie militaire socialiste primitive). Il aborde, entre autres, le fait que l'accent a souvent été mis sur Engels en tant que théoricien stratégique et que ses connaissances au niveau tactique et opérationnel ont souvent été négligées. La guerre moderne, la science de la guerre, la nation et la guérilla sont quelques-uns des thèmes intéressants abordés dans l'ouvrage de Boden.
Engels s'intéressait sans surprise à la relation entre la société et la guerre, à la manière dont les changements dans les forces et les conditions de production conduisaient à des changements militaires. En ce qui concerne la guerre moderne, il a pu écrire que "la guerre moderne est le produit nécessaire de la Révolution française. Sa condition préalable est l'émancipation sociale et politique de la bourgeoisie et des petits paysans". Il constate que le soldat citoyen est un phénomène nouveau, qui a aussi des répercussions sur les rapports de force entre les classes. Pendant un temps, Engels a espéré qu'une grande guerre européenne pourrait déboucher sur une lutte des classes. En même temps, il était conscient que les guerres modernes avaient tendance à être plus inhumaines, compte tenu des éléments de haine de classe et de haine nationale. Il a également décrit la guerre comme une "force sociale ayant une dynamique propre".
Garibaldi. Chemises rouges formant les unités de combat garibaldistes.
Engels considérait la science de la guerre comme un phénomène nouveau, essayant activement et scientifiquement de développer une perspective et un ensemble de concepts pour ce phénomène. Ici aussi, il y avait un lien avec les relations de production ; il écrivait que "la nouvelle science de la guerre doit être tout autant un produit nécessaire des nouvelles relations sociales que la science de la guerre créée par la révolution et Napoléon était le résultat nécessaire des nouvelles relations engendrées par la révolution". Pour Engels, le caractère massif des armées est important, tout comme la mobilité et la rapidité. Garibaldi en est un exemple ; Engels écrit que "dans la guerre, et en particulier dans la guerre révolutionnaire, la rapidité d'action jusqu'à ce qu'un avantage décisif soit acquis est la première règle".
L'intérêt d'Engels pour les nations et le nationalisme est lié à l'approche scientifique de la guerre. Dans Les armées de l'Europe, il a compilé et analysé les conditions et les ressources des différentes armées. Il s'est penché sur des facteurs tels que les effectifs, la discipline, l'équipement et l'entraînement. Mais il a également abordé les caractéristiques nationales et raciales d'une manière qui serait totalement taboue aujourd'hui. Les Français sont décrits comme "une nation guerrière et pleine d'entrain, qui éprouve de la fierté pour ses défenseurs". L'armée autrichienne était, dans le vocabulaire d'aujourd'hui, caractérisée par la diversité ; Engels écrivait que "c'est là que réside le point faible de cette armée". Il trouve la même faiblesse dans l'armée danoise, avec les éléments allemands de la région du Schleswig-Holstein, et dans l'armée turque. Il décrit les Allemands comme le peuple guerrier par excellence en Europe, "la constance délibérée des Allemands les rend particulièrement aptes au service de l'artillerie. Par ailleurs, ils comptent parmi les peuples les plus pugnaces du monde, appréciant la guerre pour elle-même et allant souvent la chercher à l'étranger lorsqu'ils ne peuvent pas l'avoir chez eux. Depuis les Landsknechte du moyen âge jusqu'aux légions étrangères actuelles de la France et de l'Angleterre, les Allemands ont toujours fourni la grande masse de ces mercenaires qui se battent pour le plaisir de se battre. Si les Français les dépassent en agilité et en vivacité d'attaque, si les Anglais sont leurs supérieurs en dureté et en capacité de résistance, les Allemands dépassent certainement toutes les autres nations européennes dans cette aptitude générale au devoir militaire qui fait d'eux de bons soldats en toutes circonstances". Il décrit les soldats russes comme étant à la fois courageux et maladroits, les Turcs comme étant paresseux, fatalistes et tellement racistes qu'ils refusent d'adopter les méthodes européennes. L'attitude d'Engels à l'égard des peuples slaves, à l'exception des Polonais, est probablement bien connue.
Il considérait le nationalisme comme une forte source de motivation, ainsi que comme un problème important pour les États multiculturels. Engels a écrit sur plusieurs soulèvements nationaux et guerres de libération, en lien avec son intérêt pour la guérilla. Boden écrit qu'Engels a été l'un des premiers à analyser ce phénomène. Il écrit dans La défaite des Piémontais que "le soulèvement de masse, la guerre révolutionnaire, les détachements de guérilla partout - c'est le seul moyen par lequel une petite nation peut vaincre une grande, par lequel une armée moins forte peut être mise en position de résister à une armée plus forte et mieux organisée. Les Espagnols l'ont prouvé en 1807-1802, les Hongrois le prouvent aujourd'hui également". Dès 1852, il écrit sur les défis du chef de partisan, soulignant à nouveau l'importance du mouvement et de l'initiative ("la défensive est la mort de tout soulèvement armé"). Parallèlement, il s'intéresse à la relation entre les classes et la guerre. Pendant la guerre de Sécession, il écrit que les Sudistes pauvres auraient pu s'engager dans une guérilla, mais qu'ils auraient alors eu les anciens propriétaires d'esclaves contre eux, "il ne fait guère de doute, il est vrai, que les éléments du white trash, comme les planteurs eux-mêmes appellent les "pauvres blancs", tenteront la guérilla et le brigandage. Une telle tentative, cependant, transformera très rapidement les planteurs possédants en unionistes. Ils appelleront eux-mêmes les troupes des Yankees à leur secours".
John S. Mosby, chef des pauvres sudistes qui auraient voulu entamer une guerre de guerilla.
Dans l'ensemble, Boden offre un aperçu lisible d'Engels en tant que théoricien militaire doué, avec des références à plusieurs articles théoriquement féconds, tous disponibles sur l'internet. Le théoricien de la guerre qu'est Engels n'apparaît pas non plus ici comme un déterministe ; la relation entre les conditions de production et la guerre est complexe, et de mauvais dirigeants peuvent détruire des conditions objectivement bonnes, du moins à court terme. Pour rappeler les contrastes entre "Marx et Engels" d'une part et la "gauche" d'aujourd'hui d'autre part, il est également utile de lire le théoricien militaire Engels. En ce qui concerne les caractéristiques nationales et raciales en tant que facteurs matériels, par exemple, il était plus proche de la droite alternative d'aujourd'hui que de la "gauche" contemporaine. Son analyse des relations sociales dans le Sud est également difficile à concilier avec la "critique blanche" (du "White nationalism") d'aujourd'hui. Mais il s'agit là d'une curiosité ; l'avantage durable réside dans la méthode d'Engels, qui intègre des facteurs tels que la nation, la classe, la motivation, la mobilité, le leadership et la technologie. L'importance relative de ces facteurs a peut-être quelque peu changé depuis le 19ème siècle, mais la valeur de l'approche demeure.
18:48 Publié dans Militaria, Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : friedrich engels, théorie militaire, théorie politique, 19ème siècle, politologie, sciences politiques, philosophie politique | |
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dimanche, 30 avril 2023
Edouard Drumont, Mgr Delassus et la montée du grand impérialisme américain
Edouard Drumont, Mgr Delassus et la montée du grand impérialisme américain
Nicolas Bonnal
On a déjà étudié Mgr Delassus et sa conjuration antichrétienne - et son étude sur l’américanisme qui montre que l’Amérique est sans doute une matrice et une république (une république ou un royaume comme celui d’Oz ?) antéchristique qui repose sur quatre piliers : le militarisme messianique d’essence biblique ; le matérialisme effroyable ; la subversion morale totale qui défie et renverse aujourd’hui toutes les civilisations (LGBTQ, BLM, Cancel culture, Green Deal, etc.). Quatrième pilier enfin : pire qu’Hiroshima, l’arme absolue semble être cette bombe informatique dont l’admirable et déjà oublié Paul Virilio (dernier penseur français d’importance) a parlé. L’éditeur de Virilio Galilée a d’ailleurs repris un de mes textes sur cet esprit fondamental.
Dans le tome deuxième de sa Conjuration Mgr Delassus cite Drumont (Drumont c’est comme Céline : on oublie ses propos sur les juifs et on se concentre sur le reste) sur la naissance de l’impérialisme gnostique des USA qui volent impunément – en arguant d’un attentat attribué à Ben Laden, pardon au gouvernement espagnol d’alors - Cuba et les Philippines pour faire de l’une un bordel (puis un paradis de sanctions communistes…) et de l’autre une colonie pénitentiaire (300.000 morts tout de même, voyez mon texte sur fr.sputniknews.com basé sur des historiens libertariens) puis capitaliste ad vitam (voyez le sort des ouvrières philippines dans film le Bourne Legacy avec Jeremy Renner par exemple).
Delassus donc :
« M. Edouard Drumont faisait tout récemment ces observations : « Ce dont il faut bien se pénétrer, c'est que les Etats- Unis d'aujourd'hui ne ressemblent plus du tout aux Etats-Unis d'il y a seulement vingt ans.
« II y a eu, surtout depuis la guerre avec l'Espagne, une transformation radicale des mœurs, des idées et des sentiments de ce pays. Les Etats-Unis étaient naguère une grande démocratie laborieuse et pacifique ; ils sont devenus peu à peu une démocratie militaire, orgueilleuse de sa force, avide d'agrandissements et de conquêtes; il n'y a peut-être pas dans le monde entier d'impérialisme plus ambitieux, plus résolu et plus tenace que l'impérialisme américain. Chez ce peuple, qui eût haussé les épaules autrefois si on lui eût parlé de la possibilité d'une guerre avec une puissance quelconque, il n'est question actuellement que de dissentiments, de conflits et d'aventures. »
On verra ou reverra à ce propos l’admirable Le Lion et le Vent de John Milius, avec Sean Connery, qui illustrait bien cette fièvre définitive d’impérialisme qui prendra fin (prochaine) avec le monde.
Drumont ajoute (je ne sais d’où sort ce texte –sans doute est-ce un article de son journal) :
« Remarquez également combien l'action diplomatique des Etats-Unis est différente de ce qu'elle était jadis. Au lieu de se borner à maintenir l'intangibilité de la doctrine de Monroe, la grande République a la prétention maintenant de jouer partout son rôle de puissance mondiale. Elle ne veut pas que nous intervenions dans les affaires américaines, mais elle intervient à chaque instant et à tout propos dans nos affaires d'Europe. On n'a pas oublié le mauvais goût et le sans-gêne avec lesquels Roosevelt, il y a deux ou trois ans, voulut s'immiscer dans les affaires intérieures de la Roumanie, à propos des Juifs. Il est vrai que les Etats-Unis sont en voie de devenir une puissance juive, puisque dans une seule ville, comme New- York, il y a près d'un million d'Hébreux I Ajoutez à cela la fermentation continue de toutes ces races juxtaposées, mais non fusionnées, qui bouillonnent perpétuellement sur ce vaste territoire, comme en une immense cuve : la question chinoise, la question japonaise, la question nègre, presque aussi aiguë aujourd'hui qu'elle l'était à la veille de la guerre de sécession. Tout cela fait ressembler la République américaine à un volcan gigantesque qui lance déjà des jets de fumée et des bouffées de lave, en attendant l'éruption qui ne peut manquer d'éclater tôt ou tard... »
Comme la république impérialiste des Romains qui unifia et détruisit les cultures antiques (Oswald Spengler en parle bien), l’empire détruit et unifie tout ; Delassus ajoute :
« C'est en Amérique surtout qu'a pris corps le projet de l’établissement d'une religion humanitaire, devant se substituer aux religions existantes. Depuis longtemps on y travaille à abaisser les barrières dogmatiques et à unifier les confessions de façon à favoriser les voies à l'humanitarisme. »
La liquidation du catholicisme romain par l’agent Bergoglio est une belle illustration. Et à propos de cette fusion des intérêts juifs et américains Delassus (qui cite beaucoup, et comme il a raison) cite l’historien Henry Bargy :
Il croit pouvoir poser ces deux assertions : « La République des Etats-Unis est, dans la pensée des Juifs d'Amérique, la Jérusalem future ». « L'Américain croit sa nation venue de Dieu ». Et il ajoute : Dans cette confiance patriotique des Américains, les Juifs ont reconnu la leur. Leur orgueil national est venu s'appuyer- sur celui de leurs nouveaux compatriotes. Les uns comme les autres attendent de leur race le salut de la terre (1). »
Avec des messies comme ça qui tiennent l’informatique, la presse et les billets de banque, nous sommes mal partis. Delassus annonce même le Grand Reset, simple application des idéaux socialistes et maçonniques. Mais découvrez son œuvre admirable.
PS : je découvre en terminant ce texte que Google devient inutilisable.
Bargy, dans son livre : La Religion dans la société aux Etats-Unis, dit : « La République des Etats-Unis est, dans la pensée des Juifs d'Amérique, la Jérusalem future. »
SOURCES :
https://livres-mystiques.com/partieTEXTES/Delassus/Conjur...
https://ia800309.us.archive.org/34/items/lamricanismeet00...
http://www.editions-galilee.fr/images/3/p_9782718600796.pdf
https://fr.sputniknews.africa/20170107/Cuba-USA-Philippin...
https://www.dedefensa.org/article/lamericanisation-et-not...
11:32 Publié dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : edouard drumont, henri delassus, états-unis, 19ème siècle, impérialisme américain, nicolas bonnal | |
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mardi, 18 avril 2023
Monseigneur Delassus et la conjuration antichrétienne des USA
Monseigneur Delassus et la conjuration antichrétienne des USA
Nicolas Bonnal
Tout le monde commence à comprendre que la menace mondiale numéro un est la menace américaine.
On dit que lorsque les USA conclurent leur plus ancien traité de paix avec le… Maroc, ils lui assurèrent qu’ils n’étaient pas chrétiens. Le Grand Architecte était passé par là. Une cinquantaine d’années plus tard, Baudelaire dénonce dans ses Propos sur Edgar Poe la menace américaine (voyez mes textes). Pour le plus grand poète du monde, elle est omniprésente cette menace américaine: avortement, lynchage, immoralité, violence (tueries de masse dans les théâtres !), rapacité (Greed…), optimisme dément, tout montre qu’on est déjà face à une puissance pathologique que l’exorbitante immigration européenne va rendre surpuissante dès le dernier tiers du dix-neuvième siècle: la population triple entre la Guerre de Sécession et 1914 - et même le progressiste Walt Whitman reconnaît vers 1870 (mon texte toujours) que ce pays n’est plus son Amérique. C’est déjà la ploutocratie impérialiste et raciste que dénoncera un siècle plus tard Etiemble, ce pays doté de la rage (Sartre lui-même) qui aujourd’hui, affaibli par la Chine et la Russie, est plus fou et boutefeu que jamais. Tous les grands esprits américains l’ont reconnu, Poe, Lovecraft, Twain, Fitzgerald et on sait qu’à la grande époque intellectuelle des USA l’élite littéraire (Henry James) ou spirituelle (T. S. Eliot) fuyait son pays comme le diable. Rappelons que le rejet des USA a toujours transcendé les différences politiques. Actuellement en France le débat est entre les pro-américains encore au pouvoir qui ruinent et fascisent le pays et les anti-américains. Il n’est pas ailleurs. Macron est juste un agent simple !
Je voulais juste ici rappeler Monseigneur Delassus, que Wikipédia insulte bien (quelle officine tout de même !), mais qui a publié un très bon livre sur l’américanisme à la fin du dix-neuvième siècle. Un peu comme Nietzsche ou Renan vers la même époque – voyez aussi mon Dostoïevski et la modernité occidentale, traduit désormais en roumain -, Delassus dénonce, en des termes virulents et chrétiens l’œuvre méphitique de ce pays-matrice destiné à tout envelopper et tout gober dans le monde. Aujourd’hui il semble qu’il se heurte enfin à une résistance culturelle, celles des anciens pays communistes et tiers-mondistes, seul l’Occident pur et dur européen acceptant de se laisser bouffer au sens littéral du terme par les sanctions ou le wokisme, le féminisme (qui effrayait Chesterton) ou le marxisme culturel (qui tétanisait Allan Bloom dans son extraordinaire Ame désarmée, que j’ai aussi recensée).
L’Amérique c’est le communisme foldingue avec les milliardaires aux manettes. Il me semble que le livre et le film (voyez mon livre sur la comédie musicale) les plus importants sont le Magicien d’Oz, opus qui évoque le totalitarisme qui émane de l’hypnose industrielle US (Baum était disciple de Blavatsky et théosophiste). Le Grand Reset c’est le moment ultime du totalitarisme américain reposant sur une faculté hypnotique sans égale (relire Duhamel). Il est à 100% américain. Qu’il s’agisse de Gates, de Fink ou de Morgan Stanley, nous sommes tous victimes de cette conspiration de milliardaires qui inspira Gustave Le Rouge et dont Jack London a très bien parlé.
Quelques extraits donc :
« Parmi tous les sujets d'inquiétude qu'offre à l'observateur l'état actuel du monde, le moindre n'est pas celui que nous présente l’Amérique du Nord. Elle venait à peine de naître, que déjà elle inspirait des défiances à J. de Maistre, le Voyant de ce siècle. Elle les justifie. »
Puis Delassus parle d’audace – certains diraient de chutzpah:
« Ce qui la caractérise, c'est l'audace. Elle a manifesté d'abord cette audace dans les entreprises industrielles et commerciales qui, dans leurs excès, détournent le regard de l'homme de ses fins dernières, et lui font envisager la jouissance et la richesse, qui en est le moyen, comme l'objet suprême de ses désirs et de son activité. Elle vient de la montrer dans les rapports internationaux, foulant aux pieds toutes les lois de la civilisation chrétienne pour s'emparer des possessions qu'elle convoitait. »
Puis on évoque ce messianisme américain (il y en eut un de français mais il n’était pas de taille) :
« On parle d'un catholicisme américain, et il fait son chemin.
Lisez : L'Américanisme a reçu de Dieu la mission de donner au monde entier cette leçon : Les temps sont venus de faire fi de l'héritage des aïeux : abolissez les frontières, jetez tous les peuples dans le creuset des droits de l'homme pour les fondre dans l’unité humanitaire, comme nous nous sommes fondus, nous, émigrés de tous les pays, dans l'unité américaine. Et la paix régnera dans le monde. Oui, la paix de l’esclavage sous la tyrannie d'un homme ou d'une race. »
Mais Delassus est isolé et le sait – et il note que les catholiques sont déjà d’accord (Baudelaire l’avait remarqué aussi !) :
« Comme toutes les autres idées des Américanistes, celle de l'abolition des frontières semble sourire à nos démocrates chrétiens. »
Le projet américain –mondialiste est unitaire et totalitaire ; il s’agit de tout contrôler avec la technologie (déjà…) ; Chesterton en parle dans Un nommé Jeudi (voyez mon livre sur les grands écrivains et la conspiration). Dans son admirable Conjuration antichrétienne Delassus ajoute :
« A la fin du XVIIIe siècle, ce projet de gouverner le genre humain tout entier, par une Convention unique, placée au centre du monde et composée des députés des Conventions établies dans les anciens royaumes réduits à l'état de départements, pouvait paraître fou. Mais aujourd'hui, à l'entrée du XXe siècle, où nous voyons le globe entier sillonné par les fils télégraphiques, les chemins de fer, et les steamers, le messie attendu par les Juifs pourrait facilement tenir le monde entier dans sa main, et le gouverner par une Convention centrale en rapport 'avec des Conventions locales. »
Il est difficile de nier un messianisme juif : voyez Isaïe, 60, et voyez ce qui arriva à de Gaulle. On n’est pas pour polémiquer.
Un des instruments du messianisme mondialiste fut Napoléon :
« On peut voir dans Deschamps, t. II, p. 150 et suiv., l'aide que la Convention, puis Napoléon, reçurent de la franc-maçonnerie en Allemagne, en Belgique, en Suisse et en Italie, pour essayer de former les Etats-Unis d'Europe, acheminement vers l'Etat-Humanité… »
Joseph de Maistre décrit comme Chateaubriand (voyez mon texte, qui est très lu depuis des années) un processus d’unification dans la deuxième soirée de Saint-Pétersbourg (ce n’est pas un hasard si elles sont de Saint-Pétersbourg ces soirées); et Delassus écrit à ce propos (l’unification du monde dans les années 1880 donc) :
« L'unification de l'Italie, l'unification de l'Allemagne, les ambitions des Etats-Unis, appelés peut-être à recueillir de l'Angleterre l'empire des mers, le mouvement qui agite l'Extrême-Orient font progresser de jour en jour, sur tous les points du globe, la marche vers l'unité politique. Avant cent ans, cinquante peut-être, deux ou trois empires, grossis par la « consumation » des nationalités de second ordre, pourront se heurter dans un conflit suprême pour laisser le vainqueur libre et maître de disposer à son gré des destinées du monde. »
Je rappellerai mon texte sur l’appel mondialiste du président Grant en 1877. Grant attend même une fin des langues dans le monde: un sabir techno-English pour tout le monde. Il a une vision universaliste et messianique du futur de son pays, qui est aux antipodes de celle mettons de Poe ou de Jefferson – pour ne pas parler de Fenimore Cooper, farouche opposant au progrès.
La liquidation des patries est le but des Américains : il faut anéantir le monde, puisqu’il faut l’américaniser. Delassus :
« Renverser toutes les frontières, dit M. Claudia Janet dans la continuation de l'ouvrage du P. Deschamps, abolir toutes les nationalités, en commençant par les petites, pour ne faire qu'un seul Etat : effacer toute idée de patrie; rendre commune à toute la terre entière, qui appartient à tous; briser, par la ruse, par la force, tous les traités; tout préparer pour une vaste démocratie dont les races divers»1*, abruties par tous les genres d'immoralités, ne seront que des départements administrés par les hauts gradés et par l'Antéchrist, suprême dictateur devenu le seul dieu tel est le but des sociétés secrètes. »
L’idée que les races sont abruties par l’immoralité est très juste ; regardez ce qui nous arrive en ce moment. Sur ce thème lisez mon étude sur Mgr Gaume, autre prélat exceptionnel de ce siècle extralucide.
Le péril messianique et totalitaire est américain. Ce péril est cent fois plus dangereux que le communisme: l’Etat de Washington vient d’autoriser la fugue des enfants désirant devenirs transgenre. Les parents ne sont plus les parents.
Comme disait l’autre, la seule révolution qui ait réussi est l’américaine. Et les ploutocrates qui en sont sortis sont là pour nous le faire sentir. La bourse n’arrêtant pas de monter et le dollar se maintenant…
Sources :
https://kreuzgang.org/pdf/henri-delassus.l-americanisme-e...
https://livres-mystiques.com/partieTEXTES/Delassus/Conjur...
https://livres-mystiques.com/partieTEXTES/Delassus/Conjur...
https://fr.wikipedia.org/wiki/Henri_Delassus
https://www.dedefensa.org/article/baudelaire-et-la-sauvag...
https://www.dedefensa.org/article/poe-et-baudelaire-face-...
https://strategika.fr/2023/01/28/walt-whitman-et-la-desti...
https://lecourrierdesstrateges.fr/2022/11/29/le-president...
https://www.dedefensa.org/article/trump-et-le-refus-migra...
https://www.amazon.fr/Dosto%C3%AFevski-modernit%C3%A9-occ...
http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2022/10/08/j...
https://www.dedefensa.org/article/chateaubriand-et-la-con...
https://www.dedefensa.org/article/le-president-grant-et-l...
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vendredi, 07 avril 2023
La guerre de Crimée (1853-1856) et la russophobie à travers les âges
La guerre de Crimée (1853-1856) et la russophobie à travers les âges
Nicolas Bonnal
J’ai plusieurs fois évoqué la russophobie dans mon livre sur Dostoïevski ou dans mes textes publiés dans les médias russes (voir liens) ; elle est européenne cette russophobie, elle n’a pas attendu les Américains et elle est solidement enracinée. On peut dire qu’elle s’exprime une première fois dans la conquête de la Russie par Napoléon qui est ainsi décrit par Tolstoï dans Guerre et paix: c’est l’Europe et non la France (40% de la soldatesque) qui se jette à la gorge de la Russie. Chateaubriand (voyez mon texte) est totalement isolé quinze ans plus tard quand il demande à la diplomatie française de se rapprocher de la Russie et d’éviter les ombrageuses Autriche et Angleterre qui déclencheront les conflits qui en terminèrent avec notre civilisation (elle est morte notre civilisation à l’époque de Zweig ou Valéry, c’est son cadavre qui pue en ce moment).
La guerre de Crimée (1853-56, un million de victimes, de faim, de froid, de maladie, etc.), permet à l’Europe presque entière de se défouler. La France (comme toujours bonapartiste, militariste, autoritaire et humanitaire, lisez mon Exception française), l’Angleterre qui sacrifia tous les chrétiens (obsessionnelle habitude) d’Orient pour protéger son adorable empire ottoman (qu’elle sacrifia ensuite avec Lawrence et les sionistes), mais aussi la Sardaigne du très opportuniste Cavour, l’Autriche très ingrate (sauvée par Nicolas en 1848, mais qui mobilisa cent mille hommes) et d’une demi-douzaine d’autres nations font directement et indirectement la guerre à la Russie POUR DEFENDRE L’EMPIRE OTTOMAN. Le contrat chrétien est rompu par les Occidentaux, et la Grande Catherine s’en plaignait déjà.
Ici ce qui m’intéresse c’est de rappeler que tous les gouvernements de ce continent zombi approuvent systématiquement ce que font les Américains. Les Américains ont droit de vie et de mort sur toute cette planète et tout le monde est content en Europe. Vers 1850 c’est l’Europe occidentale – le couple franco-britannique - qui a ce droit (et refusera de le partager avec l’Allemagne) et qui, avant les USA, s’estime le messie des nations sur cette pauvre terre - pour la piller ou la détruire ou la moderniser...
Un historien russe de cette déjà triste époque s’en est rendu compte et il écrit au tzar Nicolas ; je traduis de Wikipédia anglais (tout arrive) :
« Mikhaïl Pogodin, professeur d'histoire à l'Université de Moscou, avait donné à Nicolas un résumé de la politique de la Russie envers les Slaves pendant la guerre. La réponse de Nicolas était remplie de griefs contre l'Occident. Nicolas partageait le sentiment de Pogodine que le rôle de la Russie en tant que protecteur des chrétiens orthodoxes dans l'Empire ottoman n'était pas compris et que la Russie était injustement traitée par l'Occident. Nicolas avait particulièrement approuvé le passage suivant:
« La France prend l'Algérie à la Turquie, et presque chaque année l'Angleterre annexe une autre principauté indienne : rien de tout cela ne perturbe l'équilibre des forces ; mais lorsque la Russie occupe la Moldavie et la Valachie, ne serait-ce que temporairement, cela perturbe l'équilibre des forces. La France occupe Rome et y séjourne plusieurs années en temps de paix : ce n'est rien ; mais la Russie ne songe qu'à occuper Constantinople, et la paix de l'Europe est menacée. Les Anglais déclarent la guerre aux Chinois, qui les ont, semble-t-il, offensés: personne n'a le droit d'intervenir; mais la Russie est obligée de demander la permission à l'Europe si elle se querelle avec son voisin. L'Angleterre menace la Grèce de soutenir les fausses prétentions d'un misérable Juif et brûle sa flotte: c'est une action licite; mais la Russie exige un traité pour protéger des millions de chrétiens, et cela est censé renforcer sa position à l'Est au détriment de l'équilibre des forces. On ne peut rien attendre de l'Occident que de la haine aveugle et de la méchanceté... (Commentaire en marge de Nicolas Ier : « C'est tout l'enjeu »).
C’est tiré du Mémorandum de Mikhail Pogodin à Nicolas Ier, 1853.
Je ne vais pas trop commenter : l’Occident a tous les droits, la Russie – ou qui que ce soit d’ailleurs – n’en a aucun. Le résultat désastreux de cette guerre mena ensuite où l’on sait. Et il faut comprendre une deuxième évidence : même faible, même risible, l’Occident a la rage et ne s’arrête jamais. Lisez notre livre de prières publié en 1852 par A. Stourdza : parce qu’à part les missiles rien ne peut arrêter ces imbéciles. Ces siècles de la Fin pour reprendre Bernanos sont les siècles de la colère des imbéciles fabriqués à la chaîne (télé ou autre) en Occident depuis l’invention d’un certain Gutenberg. Leur guerre n’en finira pas car elle n’a jamais cessé.
Sources principales :
https://www.dedefensa.org/article/de-gaulle-et-chateaubri...
https://en.wikipedia.org/wiki/Crimean_War
https://en.wikipedia.org/wiki/Mikhail_Pogodin
https://lesakerfrancophone.fr/custine-et-les-racines-du-c...
https://lesakerfrancophone.fr/de-leffondrement-de-la-russ...
https://www.amazon.fr/Autopsie-lexception-fran%C3%A7aise-...
https://www.amazon.fr/Dosto%C3%AFevski-modernit%C3%A9-occ...
https://fr.sputniknews.africa/search/?query=bonnal
https://www.amazon.fr/Livre-pri%C3%A8res-orthodoxes-Tradu...
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vendredi, 24 mars 2023
Leconte de Lisle et la colère poétique contre le monde moderne
Leconte de Lisle et la colère poétique contre le monde moderne
par Nicolas Bonnal
« Vous vivez lâchement, sans rêve, sans dessein,/Plus vieux, plus décrépits que la terre inféconde,/Châtrés dès le berceau par le siècle assassin /De toute passion vigoureuse et profonde».
Une étude italienne rédigée en français par Yann Mortelette, talentueux et courageux universitaire, permet de redécouvrir ce poète méprisé mais curieux, païen, helléniste, rebelle, parnassien et enragé contre le monde moderne. Contemporain strict de Baudelaire, de Poe ou de Flaubert, sur lesquels j'ai écrit tant de textes (voyez mes recueils), Leconte de Lisle (1818-1894) en partage la rage.
Je citerai en vrac des vers méconnus ; sur la nature et sa destruction par la société industrielle voici ce qu'il écrit :
« Un air impur étreint le globe dépouillé
Des bois qui l’abritaient de leur manteau sublime;
Les monts sous des pieds vils ont abaissé leur cime;
Le sein mystérieux de la mer est souillé. »
Il voit la fin de la poésie arriver (voyez mes textes sur Pearson et Tolstoï qui comprennent qu'elle meurt à la fin du dix-neuvième, à Paris d'ailleurs) :
« Voici que le moment est proche où [les poètes] devront cesser de produire, sous peine de mort intellectuelle. […] Je suis invinciblement convaincu que telle sera bientôt, sans exception possible, la destinée inévitable de tous ceux qui refuseront d’annihiler leur nature au profit de je ne sais quelle alliance monstrueuse de la poésie et de l’industrie. »
Lisons un sonnet admirable tiré de ses poèmes barbares :
« Vous vivez lâchement, sans rêve, sans dessein,
Plus vieux, plus décrépits que la terre inféconde,
Châtrés dès le berceau par le siècle assassin
De toute passion vigoureuse et profonde.
Votre cervelle est vide autant que votre sein,
Et vous avez souillé ce misérable monde
D’un sang si corrompu, d’un souffle si malsain,
Que la mort germe seule en cette boue immonde.
Hommes, tueurs de Dieux, les temps ne sont pas loin
Où, sur un grand tas d’or vautrés dans quelque coin,
Ayant rongé le sol nourricier jusqu’aux roches,
Ne sachant faire rien ni des jours ni des nuits,
Noyés dans le néant des suprêmes ennuis,
Vous mourrez bêtement en emplissant vos poches. »
Leconte de Lisle voit la notion de civilisation comme une chose occidentale inventée (cf. Guénon) et une réalité qui n’a pas progressé depuis l’Antiquité :
« En fait d’art original, le monde romain est au niveau des Daces et des Sarmates; le cycle chrétien tout entier est barbare. […] Que reste-t-il donc des siècles écoulés depuis la Grèce? Quelques individualités puissantes, quelques grandes œuvres sans lien et sans unité… »
C’est ce que dit Cochin sur l’art français après la Révolution. Il reste les grandes personnalités du début du dix-neuvième siècle puis peu à peu plus rien.
Comme Vigny cet aristocrate recommande le stoïcisme :
« La vie est ainsi faite, il nous la faut subir.
Le faible souffre et pleure, et l’insensé s’irrite;
Mais le plus sage en rit, sachant qu’il doit mourir. »
Dans une lettre inédite à Charles Bénézit du 12 septembre 1860, il écrit sur le déclin de l’art :
« Mon vieil ami, sois persuadé que je n’abandonne en aucune façon la cause de l’humanité. C’est l’humanité qui s’abandonne elle-même. À son aise! La poésie et l’art n’ont rien à faire dans le bourbier d’inepties et de lâchetés où elle s’enfonce d’heure en heure. Si la masse des soi-disant défenseurs de l’humanité est composée d’infectes brutes qui ont une horreur naturelle de la poésie et de l’art, ce n’est pas, ce me semble, une raison suffisante pour que nous devenions aussi bêtes qu’eux. D’ailleurs, on n’enseigne ni on ne convertit personne. »
Il ajoute justement :
« On a renoncé fort sagement à la transmutation des métaux, et je crois qu’on ferait mieux de renoncer à la transmutation des âmes. La plus solennelle sottise qu’ait énoncée un homme de génie, est cette affirmation de Leibnitz: «L’éducation est la maîtresse de la vie». Hélas! l’éducation, ou rien, c’est exactement la même chose. […] Il y a des natures d’or et des natures de boue, et rien n’y fait; il y a des peuples qui ne seront jamais qu’une bande de laquais, vils par instinct et insolents par boutades. S’en mêle qui voudra; pour moi j’y ai renoncé, et je t’engage à en faire autant. Amen. »
Il décrit d’ailleurs le déclin de la poésie romantique devenue une bibliothèque rose avant la lettre (cf. Mme Bovary) :
« Le thème personnel et ses variations trop répétées ont épuisé l’attention; […] mais s’il est indispensable d’abandonner au plus vite cette voie étroite et banale, encore ne faut-il s’engager en un chemin plus difficile et dangereux que fortifié par l’étude et l’initiation. Ces épreuves expiatoires une fois subies, la langue poétique une fois assainie, les spéculations de l’esprit, les émotions de l’âme, les passions du cœur, perdront-elles de leur vérité et de leur énergie, quand elles disposeront de formes plus nettes et plus précises. »
Les Bretons ont rarement suscité l’admiration des écrivains. Lui n’est pas en reste – et, sur cette vie de province si française qui en a désespéré des dizaines, il écrit :
« Que le grand diable d’enfer emporte les sales populations de la province! Vous vous figurerez à grand-peine l’état d’abrutissement, d’ignorance et de stupidité naturelle de cette malheureuse Bretagne… »
Et de finir sur ces lignes rendues célèbres par notre bon vieux Lagarde et Michard :
« Que l’humanité est une sale et dégoûtante engeance! Que le peuple est stupide! C’est une éternelle race d’esclaves qui ne peut vivre sans bât et sans joug. »
C’est dans une lettre de 1848, adressée à un certain Ménard !
Le 22 août 1863, il écrit à Georges Lafenestre:
« Nous n’avons rien de commun avec la misérable race à laquelle nous appartenons pour le plus rude châtiment de nos péchés. Cuisiniers, généraux, danseuses, gandins, banquiers, acrobates, princes, avocats, assassins remarquables, huissiers, pianistes, notaires, gendarmes, chambellans, piqueurs, Legouvé père et fils, Scribe, Béranger, Ponsard et l’auteur du Pied qui remue trouvent grâce devant elle, mais non pas la poésie. »
Sa conception élitiste du poète va de pair avec sa crainte du nivellement et de l’uniformisation démocratiques. On est déjà dans la mondialisation et dans la grande liquidation des peuples et des cultures. Dans la préface des Poèmes et poésies, il s’interroge – comme le Chateaubriand de la Conclusion des mémoires d’outre-tombe :
« Que sera-ce donc si [les races] en arrivent à ne plus former qu’une même famille, comme se l’imagine partiellement la démocratie contemporaine, qu’une seule agglomération parlant une langue identique, ayant des intérêts sociaux et politiques solidaires, et ne se préoccupant que de les sauvegarder? Mais il est peu probable que cette espérance se réalise, malheureusement pour la paix, la liberté et le bien-être des peuples, heureusement pour les luttes morales et les conceptions de l’intelligence ».
Ecoutons l’universitaire Lavernette (surprenant, vraiment) :
« Son œuvre, qui passe en revue les civilisations les plus différentes, plaide en faveur d’une diversité culturelle que le poète juge menacée par l’égalitarisme moderne. Dans «Le Dernier des Maourys», le vieux chef indigène déclare à ceux qui sont venus coloniser ses terres:
Dans un dernier élan Leconte de Lisle écrit («Le Dernier des Maourys», Revue des deux mondes, 1er août 1889) :
« Puisque les nations de l’univers ancien
Se dispersent ainsi, Blancs, devant votre face;
Puisque votre pied lourd les broie et les efface;
Si les Dieux l’ont voulu, soit! Qu’il n’en reste rien! »
Oui, les blancs ont tout tué. Et comme disent Daniélou et Bruckberger il leur reste à se tuer eux-mêmes. Faisons-leur confiance : ils ne demandent qu’à s’exterminer avec les russes et les chinois et à refiler tous leurs avoirs à une poignée de riches américains.
Texte de YANN MORTELETTE disponible ici :
https://journals.openedition.org/studifrancesi/2945
Autres sources :
https://www.amazon.fr/Chroniques-sur-lHistoire-Nicolas-Bo...
https://www.amazon.fr/Pourquoi-monarchie-disparu-France-p...
https://www.dedefensa.org/article/chateaubriand-et-la-con...
https://numidia-liberum.blogspot.com/2021/02/edgar-poe-et...
https://www.dedefensa.org/article/baudelaire-et-la-sauvag...
https://www.dedefensa.org/article/leon-tolstoi-et-les-joy...
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mardi, 21 mars 2023
Maurice Joly et le grand engourdissement de la France
Maurice Joly et le grand engourdissement de la France
Par Nicolas Bonnal
« Un égoïsme dur et féroce était entré dans les mœurs en même temps qu’une froide démoralisation » : Maurice Joly et le grand engourdissement de la France vers 1860 (la Question brûlante)
Je poursuis mon enquête sur le présent permanent: un Etat fou et totalitaire, une masse toujours plus abrutie se rebellant vaguement de temps en temps. L’Etat totalitaire vient nous exterminer globalement et localement avec l’informatique maintenant, tout se passera comme à la parade.
C’est Flaubert qui dit après le putsch de Badinguet: « 89 a démoli la royauté et la noblesse, 48 la bourgeoisie et 51 le peuple. Il n’y a plus rien, qu’une tourbe canaille et imbécile. »
Régime autoritaire, retors et moderne, industriel et policier le Second Empire est l’inventeur du monde moderne. Marx ne s’y trompe pas, qui lui consacre son fabuleux Dix-Huit Brumaire.
J’ai déjà parlé de Maurice Joly et des Entretiens qui auraient influencé les Protocoles. Un lecteur me conseille la Question brûlante sur Wiki source : c’est génial et cela ne fait que trente pages.
Joly écrit :
« Il ne faut pas s’étonner si ce noble pays est resté immobile pendant douze ans: las de vicissitudes politiques, épuisé d’agitations, désabusé de ses erreurs, il n’a pas encore eu le temps de refaire sa pensée; il se cherche et ne se trouve pas. Nourri dans le matérialisme des idées modernes, il a oublié momentanément qu’il avait une âme; il lui suffisait de vivre sous un gouvernement habile à protéger ses intérêts. »
Le peuple est déjà vieux et fatigué – il est saturé et désabusé : voyez mes Chroniques sur la fin de l’histoire qui commencent par Chateaubriand et sa fabuleuse conclusion des mémoires.
https://www.amazon.fr/Chroniques-sur-lHistoire-Nicolas-Bo...
Joly ajoute :
« D’où vient qu’il ne trouve rien autour de lui que des voix depuis longtemps asservies, et que lui-même, sans doute, il ne compte pas ? D’où vient que l’opinion ne se rallie pas, ne se manifeste pas, ne fait explosion nulle part ? Osons le dire : C’est qu’il n’y a pas d’opinion, c’est qu’il n’y a que des individus, c’est qu’il n’y a que des intérêts ; c’est que tous les ressorts de la France sont, non pas brisés, Dieu me garde de dire un tel mot, mais si profondément détendus, qu’il n’y a plus nulle part ni action ni pensée. Le mal est profond, il est terrible, il est pire que l’agitation peut-être, car l’agitation, c’est la vie du moins ; l’atonie, c’est le commencement de la mort. »
Drumont aussi parlera d’atonie vers 1885 quand il constate que, la république définitivement installée sur le cadavre du peuple, le froncé se moque de tout. Mais le cadavre social, français ou occidental, met du temps à pourrir, c’est tout.
Le sujet de cet essai c’est la réforme libérale voulue par Napoléon III :
« Cette prostration de l’esprit public ne devait point échapper à l’Empereur ; il n’entendait point sans doute régner sur des ombres. »
Le problème est qu’on a déjà une crise morale et religieuse : « toute idée religieuse était détruite, une haine sauvage animant les uns contre le culte de leur pays, une indifférence incurable formant chez les autres une sorte de plaie indolente ; les caractères étaient détrempés, les esprits avaient perdu tout ressort ; aussi l’art, qui n’est que l’expression d’une époque, était-il descendu au même niveau, montrant partout les froides empreintes d’un siècle sans génie ; la littérature avilie se traînait dans le ruisseau ; le théâtre, qui, lui aussi, est l’expression des mœurs, n’était plus qu’un réceptacle où l’ineptie donnait rendez-vous à la licence. »
Après les fastes du romantisme la littérature décline ; il reste Flaubert et Baudelaire que l’on veut d’ailleurs envoyer en prison.
Comme Tocqueville ou Guénon – et même Jouvenel, Joly en veut à la monarchie d’avoir liquidé les Grands – les aristos ; on récolte la classe moyenne (qui se nourrit de l’Etat, explique Tocqueville) et la dictature bureaucratique ; haine pour la bourgeoisie :
« Le gouvernement de Louis XIV et celui de Richelieu furent étrangement imprévoyants, il faut en convenir, en favorisant sans mesure l’essor de la bourgeoisie : l’un en décapitant les restes de l’autocratie féodale, l’autre en ruinant la noblesse dans les fêtes et en l’asservissant au milieu du faste de sa cour. 1789 est le résultat final de leur politique. »
Effondrement du personnel politique :
« …en vain formait-on coalition sur coalition pour escalader le pouvoir et y faire arriver les plus agissants. Pas un homme solide ne se présentait en scène ; on ne voyait que des pygmées se montant sur le dos les uns des autres, et dégringolant aux grands éclats de rire de la foule. »
Joly, qui sous-estime la satanique résilience du bourgeois, éprouve plus de sympathie pour le peuple. Mais bon, le peuple: beaucoup d’appelés (sous les drapeaux), peu d’élus (à la Chambre !):
« Demandez donc aux masses déplorablement égarées de 48, si elles se sentaient incarnées dans la bourgeoisie comme le Saint-Esprit dans la Trinité. Non, la bourgeoisie n’est pas le peuple ; le peuple avec ses grands instincts, sa haute moralité, n’entend pas qu’on le confonde avec la bourgeoisie ; il veut être lui et il est lui, ne fût-ce que par cette distinction profonde qu’il n’a rien et que la bourgeoisie possède, qu’il vit de son travail quotidien et que la bourgeoisie est émancipée du labeur, qu’elle est parvenue et que lui cherche à parvenir… »
https://www.amazon.fr/gp/product/B0BW2B86X7/ref=dbs_a_def...
L’abêtissement général est déjà une évidence (voyez mon texte sur Maxime du Camp) :
« Les beaux ouvrages dont une foule de rares génies ont doté la France sont bien plus connus à l’étranger qu’ils ne le sont en France, où personne ne les lit ; des livres pleins de frivolité, de sottises et quelquefois de turpitudes, sont seuls en possession de la faveur publique. »
On est déjà avec cet individu distrait et lâche, dont parlera Julius Evola :
« Mais ce qui est plus grave, c’est une absence de volonté, un défaut de persévérance, une mobilité qui fait tout entreprendre et tout quitter. Le moindre obstacle décourage, la moindre adversité terrasse. »
Et nous sommes entourés de Macron et d’Attal – et de Dussopt :
« C’est plus que jamais le règne des petits hommes, des hommes d’antichambre, des hommes de coulisse ; il semble qu’une mystérieuse conspiration les pousse, les élève, les caresse, ce sont les mœurs du sérail. Où sont donc nos vertes franchises et notre vieil esprit gaulois ? »
Joly écrit même que « le peuple français n’ose plus moquer ouvertement tous ces Gitons... »
On essaie d’éviter le fisc (aujourd’hui seuls le peuvent les plus riches) : « la masse du public en France ne comprend seulement pas le principe de l’impôt ; on n’y satisfait qu’avec douleur ; pour beaucoup de gens, se soustraire aux charges de l’État n’est pas une mauvaise action, voler le gouvernement n’est pas voler, c’est reprendre son bien à un ennemi qui a toujours les mains dans vos poches. »
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Fin de l’opinion publique et des grands hommes :
« Non, je le répète, il n’y a pas d’opinion publique en France, je vais plus loin, je dis qu’il n’y a pas de libre-arbitre. À part quelques hommes qui se sont fait des principes et des idées personnelles à force d’étude et de méditation, le plus grand nombre vit sur une provision de lieux-communs qui passent de main en main comme de la monnaie. »
Avant la télé on est bien abruti par la presse. Car la galaxie Gutenberg aura fait de nous des couillons :
« Ce sont partout les mêmes mots, les mêmes phrases qui reviennent à l’oreille, et ces mots, ces phrases sont toutes faites depuis vingt ans. La Presse a habitué le public à prendre chaque jour sa pâtée d’idées toute formulées ; — voyez plutôt ce qui se passe : jamais le public ne jugera par lui-même un homme, un livre, une brochure ; la Presse lui dit : tel livre vient de paraître, c’est fort beau, il le lit ; la Presse lui dit : on joue ce soir telle pièce, c’est magnifique, il y court. Ainsi du reste. »
Le public cocu reste content : « et ce qu’il y a de plus fort, le public est trompé, dupé, on se rit de lui en face il croit, il croit toujours ; il lui suffit que les choses soient imprimées, sa déconvenue de la veille ne lui dessille pas les yeux le lendemain. »
Le grand engourdissement est là pour durer :
« Mais il est douteux que le pays sorte si tôt de son engourdissement. Nul mouvement d’opinion n’a précédé ni suivi cette crise, l’atonie persiste en présence du remède le plus salutaire : c’est un symptôme que le siège du mal est profond. »
Sources :
https://fr.wikisource.org/wiki/La_Question_br%C3%BBlante
https://www.dedefensa.org/article/karl-marx-et-notre-etat...
https://www.dedefensa.org/article/gustave-flaubert-et-not...
https://www.dedefensa.org/article/chateaubriand-et-la-con...
https://www.dedefensa.org/article/maurice-joly-et-le-gouv...
https://www.dedefensa.org/article/bernanos-et-drumont-fac...
https://lesobservateurs.ch/2023/02/28/tocqueville-et-le-g...
https://www.dedefensa.org/article/maxime-du-camp-et-le-de...
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dimanche, 11 décembre 2022
Tocqueville et le grand et coûteux avènement de la classe moyenne en France
Tocqueville et le grand et coûteux avènement de la classe moyenne en France
Nicolas Bonnal
Lire et relire Tocqueville. Il a découvert avant tout le monde le peuple nouveau de Macron. C’est un peuple conforté, étatisé, subventionné, mais aussi socialiste, européen, belliqueux et progressiste en diable. Tocqueville comme Cournot sait que plus rien de grand ne nous attend après 1789. En 1848 il assiste écœuré et même ennuyé à la très actuelle révolution de 1848. Et il dit de notre histoire moderne dans ses splendides Souvenirs :
« Notre histoire, de 1789 à 1830, vue de loin et dans son ensemble, ne doit apparaître que comme le tableau d’une lutte acharnée entre l’ancien régime, ses traditions, ses souvenirs, ses espérances et ses hommes représentés par l’aristocratie, et la France nouvelle conduite par la classe moyenne. 1830 a clos cette première période de nos révolutions ou plutôt de notre révolution, car il n’y en a qu’une seule, révolution toujours la même à travers des fortunes diverses, que nos pères ont vu commencer et que, suivant toute vraisemblance, nous ne verrons pas finir. »
Et en 1830 triomphe de la classe moyenne qui est venu avec le culte étatique :
« En 1830, le triomphe de la classe moyenne avait été définitif et si complet que tous les pouvoirs politiques, toutes les franchises, toutes les prérogatives, le gouvernement tout entier se trouvèrent renfermés et comme entassés dans les limites étroites de cette seule classe, à l’exclusion, en droit, de tout ce qui était au-dessous d’elle et, en fait, de tout ce qui avait été au-dessus. Non seulement elle fut ainsi la directrice unique de la société, mais on peut dire qu’elle en devint la fermière. Elle se logea dans toutes les places, augmenta prodigieusement le nombre de celles-ci et s’habitua à vivre presque autant du Trésor public que de sa propre industrie. »
Flaubert a résumé aussi ces événements dans sa correspondance ; et Taine. Guénon en parle aussi de cette classe moyenne qui précipite la Fin de la Tradition en Occident – et qui gobe goulument Reset et vaccin.
Tocqueville évoque même, comme le Nietzsche du Zarathoustra, un « rapetissement » universel:
« A peine cet événement eut-il été accompli, qu’il se fit un très grand apaisement dans toutes les passions politiques, une sorte de rapetissement universel en toutes choses et un rapide développement de la richesse publique. L’esprit particulier de la classe moyenne devint l’esprit général du gouvernement ; il domina la politique extérieure aussi bien que les affaires du dedans : esprit actif, industrieux, souvent déshonnête, généralement rangé, téméraire quelquefois par vanité et par égoïsme, timide par tempérament, modéré en toute chose, excepté dans le goût du bien-être, et médiocre ; esprit, qui, mêlé à celui du peuple ou de l’aristocratie, peut faire merveille, mais qui, seul, ne produira jamais qu’un gouvernement sans vertu et sans grandeur. »
Médiocrité, malhonnêteté, vanité, toute notre histoire républicaine dont la finalité est un rabougrissement de la destinée du pays dont de Gaulle eut le dernier la vision. Il poursuit :
« Maîtresse de tout comme ne l’avait jamais été et ne le sera peut-être jamais aucune aristocratie, la classe moyenne, devenue le gouvernement, prit un air d’industrie privée ; elle se cantonna dans son pouvoir et, bientôt après, dans son égoïsme, chacun de ses membres songeant beaucoup plus à ses affaires privées qu’aux affaires publiques et à ses jouissances qu’à la grandeur de la nation. »
Mais le Français ne voulait pas de retour en arrière, pour rien au monde ; il est moins nostalgique encore que l’américain qui a les indiens ; il est content de son « égalité » :
« L'ancienne dynastie était profondément antipathique à la majorité du pays. Au milieu de cet alanguissement de toutes les passions politiques que la fatigue des révolutions et leurs vaines promesses ont produit, une seule passion reste vivace en France : c'est la haine de l'ancien régime et la défiance contre les anciennes classes privilégiées, qui le représentent aux yeux du peuple. Ce sentiment passe à travers les révolutions sans s'y dissoudre, comme l'eau de ces fontaines merveilleuses qui, suivant les anciens, passait au travers des flots de la mer sans s'y mêler et sans y disparaître. »
La haine des rois est permanente, voir le sort de Notre-Dame ; on n’a pas ici besoin de cancel culture made in USA.
Personne n’aime alors vraiment la république ; mais ces haines sont molles :
« La république était sans doute très difficile à maintenir, car ceux qui l'aimaient étaient, la plupart, incapables ou indignes de la diriger et ceux qui étaient en état de la conduire la détestaient. Mais elle était aussi assez difficile à abattre. La haine qu'on lui portait était une haine molle, comme toutes les passions que ressentait alors le pays. D'ailleurs, on réprouvait son gouvernement sans en aimer aucun autre. Trois partis, irréconciliables entre eux, plus ennemis les uns des autres qu'aucun d'eux ne l'était de la république, se disputaient l'avenir. De majorité, il n'y en avait pour rien. »
Toujours au même point, pas vrai ?
Tout le monde surtout veut déjà vivre de subventions et de manne publique (O Louis Blanc ! O ateliers nationaux ! O Bastiat !) :
« La vérité est, vérité déplorable, que le goût des fonctions publiques et le désir de vivre de l'impôt ne sont point chez nous une maladie particulière à un parti, c'est la grande et permanente infirmité de la nation elle-même ; c'est le produit combiné de la constitution démocratique de notre société civile et de la centralisation excessive de notre gouvernement ; c'est ce mal secret, qui a rongé tous les anciens pouvoirs et qui rongera de même tous les nouveaux. »
Une fois son confort assuré on peut divaguer socialo, woke ou autre.
Le grand esprit parlera « d’industrie de la place » dans son Ancien régime ; c’est Taine qui parle de cette profusion du bourgeois, espèce qui croît avec l’étatisme (La Fontaine et ses Fables, dernière expression de l’esprit français traditionnel).
Avec un peuple comme ça, pas de théorie du complot ; Tocqueville l’attaque impeccablement dans sa lettre au marquis de Circourt et dans sa correspondance avec Gobineau :
« C’est mal employer le temps que de rechercher quelles conspirations secrètes ont amené des événements de cette espèce. Les révolutions, qui s’accomplissent par émotion populaire, sont d’ordinaire plutôt désirées que préméditées. Tel qui se vante de les avoir machinées n’a fait qu’en tirer parti. Elles naissent spontanément d’une maladie générale des esprits amenée tout à coup à l’état de crise par une circonstance fortuite que personne n’a prévue ; et, quant aux prétendus inventeurs ou conducteurs de ces révolutions, ils n’inventent et ne conduisent rien ; leur seul mérite est celui des aventuriers qui ont découvert la plupart des terres inconnues. Oser aller toujours droit devant soi tant que le vent vous pousse. »
Et comme on citait Gobineau…
Arthur de Gobineau résume, assez génialement doit-on dire, le présent perpétuel des Français (Lettre de Téhéran adressée à Tocqueville, 29 novembre 1856) :
« Un peuple qui, avec la République, le gouvernement représentatif ou l’Empire, conservera toujours pieusement un amour immodéré pour l’intervention de l’Etat en toutes ses affaires, pour la gendarmerie, pour l’obéissance passive au collecteur, au (illisible), à l’ingénieur, qui ne comprend plus l’administration municipale, et pour qui la centralisation absolue et sans réplique est le dernier mot du bien, ce peuple-là, non seulement n’aura jamais d’institutions libres, mais ne comprendra même jamais ce que c’est. Au fond, il aura toujours le même gouvernement sous différents noms… »
Vite, un successeur à Macron…
https://fr.wikisource.org/wiki/Souvenirs_(Tocqueville)/Te...
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lundi, 26 septembre 2022
La Russie face à l'Europe, géopolitique et panslavisme (Nicolas Danilevski)
16:33 Publié dans Philosophie, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nikolaï danilevski, russie, 19ème siècle, panslavisme, philosophie, philosophie politique, philosophie de l'histoire | |
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mardi, 06 septembre 2022
Le laboratoire politique de la France contemporaine
Le laboratoire politique de la France contemporaine
par Georges FELTIN-TRACOL
C’est au printemps 2022 en pleine campagne présidentielle que paraît un livre au titre étonnant : L’invention de la présidence de la République (1). Il ne s’agit pas d’une étude de droit constitutionnel, mais d’un essai d’histoire politique sur la plus brève et la plus méconnue des républiques françaises, la Deuxième (1848 – 1852).
L’auteur, Maxime Michelet, examine quatre années décisives qui ont modelé le paysage politique jusqu’en 2017. Il en profite pour contester certaines interprétations institutionnelles viciées de l’historiographie républicaine sans toutefois toujours convaincre. En effet, on pense que la IIe République fut un régime présidentiel puisque le chef de l’État ne pouvait pas dissoudre la chambre. C’est inexact en raison des ambivalences de la constitution de 1848. L’assemblée monocamérale poursuit des pratiques parlementaires acquises sous la Seconde Restauration (1815 – 1830) et la Monarchie de Juillet (1830 – 1848). Elle vote régulièrement la défiance envers le cabinet ministériel et/ou certains de ses membres. « La constitution de 1848 accorde peu de pouvoirs à son premier magistrat » qui porte pour la première fois le titre de « président de la République ».
Toute la parole au peuple ?
À part le droit de nommer et de révoquer les ministres (art. 67), le président ne peut pas agir sans l’indispensable contreseing ministériel. Les constituants limitent sérieusement ses prérogatives. Élu pour quatre ans, il n’est pas rééligible. Le jour de son investiture, il est le seul à devoir prêter un serment de fidélité à la constitution devant les députés.
Maxime Michelet n’est pas constitutionnaliste. Certes, le président de la IIe République ne peut ni suspendre ni proroger l’Assemblée nationale législative. En revanche, il peut la convoquer (art. 32) ou « demander, par un message motivé, une nouvelle délibération (art. 58) ». À l’instar de son homologue outre-Atlantique, il ne dispose pas non plus de l’initiative législative directe. Mais, il « a le droit de faire présenter des projets de loi à l’Assemblée nationale par les ministres (art. 49) ». L’auteur oublie en outre que l’article 63 stipule que le chef de l’État « réside où siège l’Assemblée nationale, et ne peut sortir du territoire continental de la République sans y être autorisé par une loi ». L’auteur semble ainsi confondre le régime présidentiel ou « séparation institutionnelle des trois pouvoirs » du présidentialisme autoritaire (initiative législative de l’exécutif, droit de dissolution de l’assemblée, fixation de l’ordre du jour du Parlement, possibilité d’arrêter le budget par décret, etc.), voire d’un « présidentialisme parlementaire » en vigueur au Portugal et en Autriche où le président est élu au suffrage universel direct, mais dont la responsabilité de l’exécutif revient au chef du gouvernement. La Ve République française se définirait plutôt, après trois cohabitations (1986 – 1988, 1993 – 1995 et 1997 – 2002), comme un « système semi-présidentiel au parlementarisme rationalisé ».
Aux pouvoirs volontairement restreints, le président de la République détient néanmoins un atout considérable. Après bien des discussions et des tergiversations parmi les députés, il bénéficie de « l’autorité acquise par l’onction populaire ». Encore inspiré de l’exemple américain, les constituants de 1848 décident d’élire le président de la République au suffrage universel direct par tous les hommes âgés de 21 ans au moins. Le scrutin se passe en un seul tour (tour populaire). Pour être élu, il faut recueillir la majorité absolue des suffrages dont un minimum de deux millions de voix, soit environ un tiers des inscrits. Si aucun candidat n’est élu, il revient à l’Assemblée législative d’élire le président parmi « les cinq candidats éligibles qui ont obtenu le plus de voix (art. 47) » (tour parlementaire) (2).
L’article 46 prévoit que l’élection présidentielle « a lieu de plein droit le deuxième dimanche du mois de mai », y compris si le président a été élu à une autre date. Les constituants rognent sciemment près de sept mois de présidence pour l’élu des 10 et 11 décembre 1848. Maxime Michelet note que « par le hasard de la date du décès de Georges Pompidou, les élections présidentielles ont lieu en mai depuis 1974, le second tour ayant lieu le premier (depuis 1995), le deuxième (1981 et 1988) ou le troisième dimanche dudit mois (1974). L’élection présidentielle de 1965 avait été organisée en décembre – tout comme celle de 1848 – tandis que celle de 1969 avait pris place en juin. En 2022, pour la première fois, le second tour prend place en avril ».
Tous les publicistes de l’époque pronostiquent la victoire du général Cavaignac (photo). Militaire républicain modéré, Louis-Eugène Cavaignac dirige le pouvoir exécutif après avoir maté l’insurrection ouvrière parisienne de juin 1848. Il « demeurait à l’hôtel de Monaco - aujourd’hui hôtel de Matignon ». Élu président, le général Cavaignac en aurait fait son palais présidentiel. Mais il perd l’élection dès le tour populaire tout comme le général conservateur Nicolas Changarnier, les socialistes Alexandre-Auguste Ledru-Rollin et François Raspail et le républicain Alphonse de Lamartine. Avec 75 % des voix, le premier président de la République française est un homme de 40 ans : Louis-Napoléon Bonaparte. « L’héritier de l’Empire devient le premier des premiers magistrats de la République, porté à cette charge quelques jours plus tôt par les suffrages quasi unanimes du peuple français, déposés à l’occasion de la première élection présidentielle au suffrage universel direct. Une expérience audacieuse qui ne se reproduisit plus en France avant 1965. » Mieux, Maxime Michelet le présente comme « le premier président de la Ve République ». En effet, « du point de vue des principes comme de la pratique, Louis-Napoléon Bonaparte a inventé la présidence de la République et, à considérer la prééminence du chef de l’État au sein de la constitution de 1958, on pourrait même oser une affirmation riche en paradoxes : Louis-Napoléon Bonaparte a fondé notre République ».
Le choix de l’impartialité
Le nouveau dirigeant français inaugure des usages dont certains perdurent encore aujourd’hui. Il est « le premier locataire de l’Élysée ». Il y organise de grandes réceptions et invite les familles royalistes légitimistes et orléanistes les plus influentes, les membres du clan Bonaparte et un entourage présidentiel immédiat dont les fidélités sont « nées dans l’exil et les conspirations ». Connaissant mieux l’étranger que son pays natal, le président, bon locuteur en allemand, en anglais et en italien, visite au cours de son mandat la France et n’hésite pas à séjourner dans des départements politiquement hostiles. Les discours qu’il prononce accroissent sa notoriété auprès de la population. Petite anecdote savoureuse pour l’époque : sa maîtresse en titre, l’Anglaise Elizabeth-Ann Haryett alias Miss Harriet Howard (1823 – 1865) (tableau, ci-dessous), accompagne volontiers ce célibataire endurci pendant les voyages officiels...
En ces temps d’hypostase laïcarde, l’auteur signale que « par privilège particulier, le chef de l’État français possédait […] le droit de remettre la barrette cardinalice au nonce apostolique en France – l’ambassadeur du pape – lorsqu’il était nommé cardinal à l’issue de sa mission diplomatique: le dernier président de la République à remettre sa barrette à un cardinal sera le général de Gaulle en 1959 (et ainsi, en 1953, le président Auriol aura-t-il remis sa barrette au cardinal Roncalli, futur Jean XXIII ». Il mentionne enfin une « magistrature unique dans toute l’histoire républicaine de la France »: la vice-présidence de la République dont le titulaire s’appelle Henri Georges Boulay de La Meurthe (1797 - 1858). L’article 70 définit cette nouvelle fonction. Le vice-président de la République est nommé par l’Assemblée nationale, sur la présentation des trois candidats faite par le président (outre l’heureux élu, les deux autres sont le comte Achille Baraguey d'Hilliers et Alexandre-François Vivien). Président du Conseil d’État, le vice-président de la République remplace le président en cas d’empêchement et assure un court intérim.
Président des Amis de Napoléon III, Maxime Michelet entend réhabiliter la figure paradoxale du premier chef de l’État français élu au suffrage universel de l’histoire, du premier des présidents de la République et du dernier des monarques français. Il rappelle à toute fin utile que du 20 décembre 1848 au 2 septembre 1870, « Louis-Napoléon Bonaparte a présidé aux destinées de la France durant vingt et un ans et huit mois. À ce titre, il est l’homme politique contemporain à avoir exercé le plus longtemps la magistrature suprême, suivi de Louis-Philippe (dix-sept ans et deux mois), Napoléon Ier (quatorze ans et sept mois) et François Mitterrand (quatorze ans) ». Il ajoute que « loin de l’aventurier jouisseur et sans autre colonne vertébrale que la poursuite d’un confort luxueux financé par la nation, Louis-Napoléon est un homme d’État, porteur d’une véritable conception politique, acteur d’une trajectoire personnelle parmi les plus étonnantes du XIXe siècle et qu’il serait bien réducteur de caricaturer en vulgaire conspiration d’un escroc sanguinaire ».
Le « Prince-Président » a anticipé et compris les aspirations d’une partie non négligeable de l’électorat. « En 1848, qui mieux que l’héritier de Napoléon pouvait fonder en France la magistrature suprême ? Proclamer le principe de l’élection par le peuple, n’était-ce pas d’ailleurs déjà couronner le prince qui était l’incarnation de ses droits ? » Un solide argument, car les Bonaparte forment « la seule dynastie compatible avec les institutions républicaines. […] L’angle est celui d’une dynastie nationale, surgie de la Révolution et auréolée de gloire, vaincue par les armées étrangères ».
Très tôt, Louis-Napoléon se place au-dessus des clivages partisans et des antagonismes politiques. C’est un fait. Par exemple, aux législatives de 1849, de nombreux cantons qui l’ont massivement choisi se portent ensuite sur les républicains radicaux. Le canton de Saint-Pourçain dans l’Allier, qui avait voté à 84 % pour le prince impérial en décembre 1848, vote à 65 % pour les candidats de la Montagne démocrate-socialiste. Pour leur part, les droites (légitimiste, bonapartiste autoritaire, orléaniste et républicaine conservatrice) cherchent à se coordonner au sein d’un « comité de la rue de Poitiers ». Mais, « il est difficile de gouverner avec des hommes qui – issus des élites orléanistes – cachent difficilement leur mépris pour un aventurier qui, selon eux, ne doit son élection qu’au fétichisme des masses paysannes pour son nom ». Le nouveau président doit composer avec une assemblée méfiante et rétive à ses initiatives. Il commence par prendre des ministres compatibles avec la majorité de droite. Cependant, dès le 31 octobre 1849, il désigne un « gouvernement présidentiel ». Certes, « l’Assemblée demeure – sur le plan constitutionnel et politique – le cœur du pouvoir républicain. Face à elle se tient désormais un chef de l’État qui n’est plus seulement un président qui nomme le pouvoir exécutif et le délègue à ses ministres mais un président qui exerce le pouvoir exécutif à travers ses ministres, récupérant l’exercice d’un pouvoir que la lettre de l’article 43 de la constitution – comme l’esprit de l’élection du 10-Décembre – lui déléguait directement ». Sa présidence se marque de diverses combinaisons gouvernementales qui prennent en compte une lecture parlementaire de la constitution de 1848. Aux dépens d’un brumeux « parti du peuple », le président Bonaparte subit les pressions permanentes du « parti de l’Ordre » bourgeois et rentier dont Adolphe Thiers est l’un des principaux animateurs.
Concorde nationale et harmonie sociale
Malgré une situation politique compliquée, le chef de l’État engage une politique de rupture avec un certain ordre social établi. En tant qu’ancien prisonnier politique, il « est l’infatigable promoteur de l’amnistie » des Journées sanglantes de juin 1848. Il travaille sa stature régalienne. En tant que chef de l’armée, le président de la République exerce « une présidence napoléonienne »; il agit en « bienfaiteur des soldats »; il intervient en « grand prêtre de la mémoire napoléonienne » et organise « les charités présidentielles ». Maxime Michelet remarque qu’en politique, « le bonapartisme présidentiel est plus conservateur que le bonapartisme impérial, en partie car sa principale mission est de rétablir l’ordre et de promouvoir une révision de l’équilibre institutionnel ». Si c’est sous le Second Empire que « la loi du 9 juin 1853 fonde notre système de retraite », dès la IIe République, le président demande aux parlementaires d’accorder quelques avancées sociales réelles empreintes d’un esprit paternaliste. La loi du 18 juin 1850 autorise des caisses facultatives de retraite par capitalisation dans le secteur privé. La loi du 13 avril 1850 favorise « l’assainissement des logements insalubres ». La loi du 15 juillet 1850 légalise l’organisation du système mutualiste et des sociétés de secours mutuels. La loi du 22 janvier 1851 accorde l’assistance judiciaire gratuite aux plus démunis. Quant à la loi du 22 février 1851, elle concerne l’apprentissage, sa contractualisation, le temps de travail, les jours fériés, le repos dominical et le droit à l’instruction des apprentis.
L’auteur prévient cependant que « plus qu’une dimension sociale, c’est une dimension populaire qui domine le mandat présidentiel de Louis-Napoléon Bonaparte ». N’est-il pas perçu comme un « prince rouge » ? N’a-t-il pas publié en 1844 De l’extinction du paupérisme dans le sillage de la pensée saint-simonienne ? Sur cette ligne équivoque, en janvier 1849, son cousin Pierre Bonaparte fonde et dirige un éphémère journal intitulé Le Socialisme napoléonien. Un autre cousin, le prince impérial Napoléon-Jérôme Bonaparte, dit « Plon-Plon », siège à l’Assemblée sur les bancs de l’extrême gauche républicaine et anti-cléricale.
Ces engagements ne sont pas paradoxaux. Tous les membres de la famille Bonaparte défendent « la mémoire impériale, porteur de souvenirs et de principes tant révolutionnaires que conservateurs ». À cet égard, le bonapartisme louis-napoléonien est une révolution conservatrice du premier âge industriel. Les historiens des idées politiques du XIXe siècle ont relevé la présence significative de cette expression. Le journal berlinois Die Volksstimme l’emploie dès 1848. Dans son édition du 20 décembre 1851 qui mentionne le coup d’État du 2 décembre, le journal suisse Le Genevois écrit: « Grâce à la Providence, une véritable révolution conservatrice s’accomplit en France par la discipline de l’armée et par la terreur qu’inspire l’anarchie. » « La souveraineté populaire et son incarnation en actes et en puissance, tel est le credo de Louis-Napoléon. » La souveraineté populaire et non la souveraineté nationale, nuance fondamentale entre le bonapartisme au XIXe siècle et le gaullisme au XXe siècle ! Contre les GAFAM et autres transnationales, le XXIe siècle ne verrait-il pas enfin une convergence de ces deux souverainetés plus ou moins conflictuelles vers une souveraineté nationale-populaire et son dépassement en souveraineté communautaire ?
Pour le futur Napoléon III, en 1848, « la candidature napoléonienne était celle d’un puissant mouvement populaire allant au-delà du clivage entre gauche et droite », car « l’élection présidentielle est […] la rencontre d’un peuple avec un prince, dont le nom est un principe ». Maxime Michelet parle de « réconciliation des principes bonapartistes et des principes républicains dans le creuset de la constitution gaullienne ».
Une république plébiscitaire héréditaire
La perspective de la fin du mandat présidentiel en 1852 incite le président à réclamer au moyen d’une pétition la révision de la constitution qui, par des blocages politiques et juridiques, ne se réalise pas. Pendant cette campagne pétitionnaire, le parti de l’Ordre envisage d’autres candidats pour l’échéance présidentielle à venir dont François d’Orléans, prince de Joinville, le dernier fils de Louis-Philippe. Il s’inquiète aussi de l’engouement du public pour le député démocrate-socialiste de la Creuse, Martin Nadaud, à peine âgé de 36 ans. Sa possible candidature à l’Élysée électrise le débat public. S’ajoute la perspective d’un double imbroglio politico-électoral. Le 9 mai, le président Bonaparte achèvera son mandat et sera remplacé par le vice-président de la République. Si Louis-Napoléon n’est pas réélu hors du champs constitutionnel ou si aucune majorité ne se dégage, l’élection reviendrait à l’Assemblée nationale. Mais laquelle ? Celle élue le 2 mai ou celle dont le mandat s’achève le 28 mai ? « On se retrouverait ainsi dans une situation absolument chaotique : un ancien président sans doute réélu illégalement, un vice-président exerçant la présidence par intérim, un futur président à désigner, une assemblée sortante toujours en fonction et une nouvelle assemblée impuissante mais à la composition déjà connue. »
Louis-Napoléon Bonaparte prépare par conséquent un coup de force. Celui-ci aurait dû se produire dès le 17 septembre 1851, mais il est aussitôt reporté. L’action se déroule le 2 décembre 1851 dans le cadre de l’opération Rubicon. Malgré des résistances parfois violentes dans le Sud-Est et des débuts de jacqueries dans le Massif Central, le putsch présidentiel réussit. Le plébiscite des 21 et 22 décembre 1851 entérine une nouvelle constitution républicaine vraiment présidentialiste (présidence décennale, responsabilité plébiscitaire permanente devant le peuple, ministres responsables devant le président, monopole gouvernemental de l’initiative des lois, etc.). Après 1851, « le pouvoir de Louis-Napoléon n’est pas un simple autoritarisme autocratique mais un autoritarisme démocratique, sa puissance et sa prédominance au sein des institutions ne relevant pas tant de la personne du prince que du principe qu’il incarne ».
Moins d’un an plus tard, le plébiscite des 20 et 21 novembre 1852 établit un nouveau régime impérial. « En réalité, ce n’est ni une dynastie, ni une succession mais une dignité qui est rétablie. » Louis-Napoléon Bonaparte considère en effet que les droits dynastiques qu’il détient lui ont été conférés précédemment par le suffrage universel manifesté avec les consultations plébiscitaires de 1799, de 1802 et de 1804. L’auteur explique avec raison que « bien différente de la royauté, dont l’ordre de succession ne saurait être discuté puisque part intégrante de la légitimité, l’Empire est une monarchie contractuelle fondée sur un pacte explicite entre le souverain et le peuple. En ressuscitant la monarchie impériale, Louis-Napoléon rétablit de nouveau un principe (l’hérédité au sein de la famille de Napoléon) ainsi qu’au titre (empereur des Français) mais ne restaure pas une dynastie. Il instaure sa dynastie ». Le caractère contractuel de l’Empire sera réaffirmé après 1873 par le prétendant impérial, Louis-Napoléon (ou Napoléon IV pour les « impérialistes »), qui proposera que l’intronisation de chaque nouvel empereur des Français ne se fasse qu’après un accord plébiscitaire favorable. Le système bonapartiste s’apparente plus à une Res Publica héréditaire basée sur le consentement plébiscitaire du peuple.
Ambassadeur de Prusse à Paris en 1862, Otto von Bismarck a-t-il pris conscience de la force du peuple dans la réalisation de son projet d’unité nationale allemande dans un sens conservateur, puis bien plus tard dans les avancées sociales légales ? L’un de ses biographes, Lothar Gall, a estimé que le futur « Chancelier de fer » agissait en « révolutionnaire blanc » (3). Serait-ce une anticipation ou une préfiguration de la Révolution conservatrice du premier tiers du XXe siècle (4) ?
L’invention de la présidence de la République ne se contente pas de relater les péripéties politiques et parfois personnelles de la première présidence de la République française. Cet ouvrage remarquable montre un cas pratique de « troisième voie » entre la Réaction et la Révolution, une tentative assez aboutie de synthèse nationale autour des concepts d’Ordre politique, de Justice sociale et d’Égalité civique. À son tour biographe du troisième empereur des Français (5), Pierre Milza considérait la période « louis-napoléonienne » comme le grand moment illibéral de la France (6). Maxime Michelet ne reprend pas l’expression, mais il montre une politique adroite non pas du « juste milieu », mais de concorde nationale et sociale liant des mentalités traditionnelles au dynamisme de la modernité techno-scientifique européenne.
GF-T
Notes
1 : Maxime Michelet, L’invention de la présidence de la République. L’œuvre de Louis-Napoléon Bonaparte, préface d’Éric Anceau, Passés composés, 2022, 394 p., 24 €. Les citations en sont extraites.
2 : La Bolivie a appliqué ce mode de désignation présidentielle jusqu’en décembre 2005 quand Evo Morales gagna le scrutin dès le premier tour à 53,70 %.
3 : Lothar Gall, Bismarck. Le révolutionnaire blanc, Fayard, coll. « Histoire », 1984.
4 : En lisant Otto von Bismarck, Pensées et Souvenirs, présentation de Joseph Rovan, Calmann-Lévy, 1984, on comprend qu’entre 1851 et 1862, le Second Empire dans sa phase autoritaire rassure les diplomaties européennes.
5 : Rappelons que le fils de Napoléon Ier, Napoléon II, bien que mineur, régna de jure sur la France entre les 22 juin et 8 juillet 1815.
6 : Pierre Milza, Napoléon III, Perrin, 2004.
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samedi, 20 août 2022
La fin du style : Nietzsche contre David Strauss
La fin du style : Nietzsche contre David Strauss
Nicolas Bonnal
Stupide dix-neuvième siècle : cette expression incorrecte qui fait fi de dizaines de critiques géniaux de la modernité (voyez mes Chroniques sur la Fin de l’Histoire) tombe à pic pour David Strauss, biographe du pauvre Jésus (atmosphère de Vatican II déjà) et inventeur du style journalistique teuton, style qui a le don d’énerver Nietzsche dans une de ses considérations inactuelles. Strauss incarne le crétin moderne avec son arrogance et sa légèreté, sa chutzpah et sa vulgarité.
Nietzsche, qui n’est pas précisément chrétien, écrit sur cette montée de la légèreté imbécile :
« Jésus devrait être présenté comme un exalté qui, de nos jours, échapperait difficilement au cabanon, et l’anecdote de la résurrection du Christ mériterait d’être qualifié de « charlatanisme historique ». — Laissons passer, pour une fois, tout cela pour y étudier la façon particulière de courage dont Strauss, notre « philistin classique », est capable. »
Remarquons que Nerval écrivait la même chose quarante ans avant : on enfermerait le Christ à Bicêtre. Et Nietzsche comme Nerval a fini à l’asile. Et d’évoquer ce fameux philistin (Strauss toujours) qui manque de respect à Schopenhauer :
« C’est ainsi que David Strauss, un véritable satisfait en face de nos conditions de culture, un philistin-type, parle une fois, avec des tournures de phrases caractéristiques de la « philosophie d’Arthur Schopenhauer, pleine d’esprit, il est vrai, mais souvent malsaine et peu profitable ». Car une circonstance fâcheuse veut que ce soit surtout sur ce qui est « malsain et peu profitable » que « l’esprit » aime à descendre avec une particulière sympathie et que le philistin lui-même, lorsqu’il lui arrive d’être loyal envers lui-même, éprouve en face des produits philosophiques que ses semblables mettent au jour quelque chose qui ressemble beaucoup à du manque d’esprit, bien que ce soit d’une philosophie saine et profitable. »
On voit apparaître le charabia de la langue. Nietzsche continue de se moquer de Strauss – qui est l’auteur alors de bestsellers en Allemagne (c’est le début du rétrécissement spirituel allemand prévu par Goethe lors d’un entretien avec Eckermann) :
« À vrai dire, il ne se pique pas véritablement, mais il se sert d’un moyen plus violent encore qu’il décrit ainsi : « Nous ouvrons Schopenhauer qui frappe notre idée au visage à chaque occasion » (p. 143). Or, une idée n’ayant pas de visage — fût-elle même l’idée de Strauss par rapport à l’univers — mais le visage pouvant tout au plus appartenir à celui qui a l’idée, le procédé se décompose en plusieurs actions. Strauss ouvre Schopenhauer lequel le frappe... au visage. Alors Strauss « réagit » dans un sens « religieux », c’est-à-dire qu’il se met à frapper à son tour sur Schopenhauer, il se répand en injures, parle d’absurdités, de blasphèmes, de scélératesses, déclare même que Schopenhauer n’avait pas toute sa raison. »
Strauss incarne selon Nietzsche notre descente aux enfers intellectuelle : le journalisme. Macron qui file un milliard ou presque à la presse a instinctivement compris de quoi il en retourne : pour imposer l’horreur, financer les journaux, ces fonctionnaires de l’opinion. Le journalisme comme plus tard la télé (cf. Godard) va recouvrir le monde :
« Et, comme Strauss s’entend bien à employer les circonlocutions ! Que veut-il dire, quand il parle des études historiques qui aident à notre compréhension de la situation politique, si ce n’est ceci qu’il recommande la lecture des journaux ? Et en parlant de notre participation vivante à l’édification de l’Etat allemand, entend-t-il autre chose que notre séjour quotidien à la brasserie ? Une promenade au jardin zoologique n’est-elle pas le meilleur moyen vulgarisateur, par quoi nous élargissons notre connaissance de la nature ? Et enfin, le théâtre et le concert où nous puisons « des stimulants pour notre imagination et notre humour » qui nous satisfont « d’une façon parfaite ». Comme cela est dit avec esprit et dignité ! Voilà notre homme ! car son ciel est notre ciel. C’est ainsi que triomphe le philistin… »
Nietzsche avec son coutumier génie visionnaire décrit déjà la vie ordinaire au sens guénonien de nos philistins (guerre, vaccin, végétarisme) :
« Mais de là nous nous dirigeons, heureux plus que jamais, dans le logis confortable des habitants de la villa. Nous trouvons ceux-ci au milieu de leurs femmes et de leurs enfants, lisant leurs journaux, occupés aux conversations politiques de tous les jours. Nous les entendons discourir durant un certain temps sur le mariage et le suffrage universel, la peine de mort ou les grèves ouvrières, et il ne nous semble pas qu’il fût possible de défiler plus vite le chapelet des opinions publiques. »
La presse oppresse ; elle fabrique et programme un citoyen mécanisé et dangereux ; l’usure de la langue prostituée des journaux aide à la fabrication de ce crétin ordinaire (pas de pain, pas de gaz, luttons contre la Russie !) :
— Il est certain qu’un Allemand d’aujourd’hui puise la majeure partie de ses lectures quotidiennes dans les écrits périodiques, journaux et revues, dont le langage s’insinue dans son oreille goutte à goutte, avec un perpétuel rappel des mêmes mots et des mêmes tournures de phrases. Et comme il utilise généralement pour cette lecture les heures où son esprit fatigué, de toute façon, n’est pas prédisposé à la résistance, son sens du langage se familiarise peu à peu avec cet allemand quotidien, et il lui arrive par ailleurs d’en regretter l’absence avec douleur. Mais les fabricants de ces journaux, d’accord en cela avec la nature de leurs occupations, sont le plus habitués à l’écume de ce langage journalistique. »
La prostitution du goût intellectuel rejoint le déclin du goût gastronomique ou musical :
« Au sens propre du mot, ils ont perdu toute espèce de goût, et il arrive tout au plus à leur palais de goûter, avec une sorte de volupté, ce qui est tout à fait corrompu et arbitraire. C’est ce qui explique le tutti unisono que l’on entonne, malgré ce relâchement et cet énervement général, chaque fois qu’un nouveau solécisme a été inventé. Avec ces impertinentes corruptions du langage, on exerce sa vengeance contre celui-ci, à cause de l’incroyable ennui qu’il provoque peu à peu chez ceux qui sont à sa solde. »
C’est la fin de la grammaire :
« La faute grammaticale, et c’est là ce qu’il y a de singulier, ne choque donc pas notre philistin, il la salue au contraire comme un charmant délassement dans le désert aride de l’allemand de tous les jours. Mais ce qui le blesse, c’est ce qui est véritablement productif. Chez l’écrivain-modèle ultra-moderne la syntaxe contournée, guindée ou complètement effilochée, le néologisme ridicule sont non seulement acceptés, on les lui compte encore comme un mérite, comme quelque chose de piquant. »
Le retournement des valeurs peut alors avoir lieu – dans le domaine grammatical :
« Quand tout ce qui est plat, usé, sans force, vulgaire est accepté comme la règle, ce qui est mauvais et corrompu comme exception charmante, alors tout ce qui est vigoureux, noble et beau tombe dans le décri. »
Et cela rend impossible l’accès aux classiques :
« S’il est absolument impossible de faire de même avec l’allemand de Strauss, cela ne tient probablement pas au fait que sa langue est plus allemande que celle des deux autres, mais simplement à ceci qu’elle est embrouillée et illogique, tandis que chez Kant et chez Schopenhauer elle est pleine de simplicité et de grandeur… »
Dans Zarathoustra notre prophète tempêtera aussi contre les journaux. « Ils rendent leur bile et appellent cela des journaux »…
Source:
https://fr.wikisource.org/wiki/David_Strauss,_sectateur_e...
http://www.philotextes.info/spip/IMG/pdf/zarathoustra.pdf
http://www.dedefensa.org/article/de-platon-a-cnn-lenchain...
https://www.amazon.fr/Chroniques-sur-lHistoire-Nicolas-Bo...
https://www.dedefensa.org/article/goethe-et-les-entropies...
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mardi, 26 avril 2022
Bismarck entre tradition et innovation: les discours du chancelier de fer
Bismarck entre tradition et innovation: les discours du chancelier de fer
Giovanni Sessa
Source: https://www.paginefilosofali.it/bismarck-tra-tradizione-e-innovazione-i-discorsi-del-cancelliere-di-ferro-giovanni-sessa/
Otto von Bismarck est sans aucun doute un personnage historique de grande importance. Ses choix politiques ont conditionné non seulement l'histoire de l'Allemagne moderne, mais aussi les événements de la première moitié du 20e siècle. Afin de mieux connaître l'homme et le chancelier, nous vous recommandons vivement la lecture d'un de ses livres, Kulturkampf. Discorsi politici, récemment en librairie par la maison d'édition Oaks (pour les commandes : info@oakseditrice.it, pp.291, €24.00). Le volume est enrichi par la préface clarifiante du germaniste Marino Freschi. Né en 1815, une année fatidique pour le destin de l'Europe, Bismarck, comme le note la préface, "est resté attaché aux racines de l'aristocratie foncière" (p. I). Dans sa jeunesse, ses débuts dans l'administration prussienne ne sont pas brillants. Il a été impliqué dans un certain nombre de scandales et a mené une vie inconvenante. Cependant, ce n'était qu'un moment passager: bientôt, la spiritualité piétiste, basée sur la dévotion mystique et visant l'éveil intérieur, s'enracine dans son âme.
Dans les cercles piétistes, il a rencontré sa femme et quelques futurs collaborateurs. Parmi eux se trouvait von Roon, qui l'a introduit dans le cercle du futur Wilhelm I. Son éducation politique et culturelle a eu un impact sur sa vie. Son éducation politique et culturelle culmine dans sa fréquentation du cercle conservateur animé par les frères von Gerlach. Il acquiert une expérience administrative au niveau municipal et provincial jusqu'à ce que, après l'accession de Wilhelm Ier au trône en 1862, il soit appelé à la Diète de Francfort en tant que représentant du souverain. Ses discours étaient caractérisés par un esprit anti-révolutionnaire et démontraient ses qualités oratoires incontestables, comme le montre le livre que nous présentons ici. L'art oratoire de Bismarck, tout en montrant en maints endroits la vaste culture du chancelier, avec des références à Goethe, Lessing, Schiller, Heine, son auteur préféré plus que tout autre, était direct: " il était fondé sur la franchise et l'attaque [...] au-delà de toute pratique rhétorique" (p. III). Il a toujours été conscient du lien entre les choix de politique intérieure et étrangère, en raison de son long séjour en tant qu'ambassadeur à Saint-Pétersbourg et, pour une période plus courte, à Paris. Il se trouvait dans la capitale française lorsqu'il a été rappelé par le nouveau monarque, qui lui a confié la chancellerie.
Dès son premier discours parlementaire, il a exprimé clairement ses idées. L'avenir de la Prusse "devait être réalisé non pas avec des discours, mais par "le fer et le feu", suggérant que l'unification allemande ne serait possible qu'avec une Prusse en armes" (p. V). En 1863, il soutient la répression tsariste des soulèvements polonais. L'opinion publique libérale se dresse alors, ce qui provoque l'affaiblissement politique de Bismarck pendant un moment et conduit à la réapparition des ambitions hégémoniques de François-Joseph.
Avec l'habileté d'un grand stratège, le chancelier s'est rapproché de l'Autriche à l'occasion de la guerre avec le Danemark pour la crise des duchés de Schleswig et de Holstein, mais a ensuite fait déclarer la guerre à son allié dans ce qui est pour nous la troisième guerre d'indépendance: "L'empire séculaire des Habsbourg a été démantelé en quelques batailles" (p. VI). Après la victoire, le chancelier a eu le mérite d'apaiser le désir d'anéantir l'Autriche qui grandissait dans les milieux militaires. Afin de devenir la puissance hégémonique en Europe et de procéder à l'unification allemande, la France doit être vaincue. Le signal a été fourni par la crise dynastique espagnole. Bismarck modifie la dépêche d'Ems rédigée par Wilhelm Ier et lui donne une tournure péremptoire.
La France, malgré une tentative du prudent Thiers pour apaiser les esprits, déclare la guerre et subit une défaite retentissante. La nation française, pendant des décennies, a vu monter les esprits de la revanche alors qu'elle se sentait au bord de la fin: désemparée par la défaite militaire et les troubles de la Commune. Pendant ce temps, le Second Reich est en fait né. Wilhelm devient empereur d'Allemagne, couronné à Versailles le 18 janvier. Malgré cela, le chancelier n'a jamais baissé la garde contre la France, convaincu que seul un renforcement militaire allemand garantirait la stabilité politique sur le continent. Selon lui, l'Alsace et la Lorraine sont stratégiquement importantes pour la défense de l'Allemagne. Il devient ainsi un défenseur de l'autonomie alsacienne, déclarant: "plus les habitants de l'Alsace se sentiront alsaciens, plus ils cesseront d'utiliser le français" (p. XVI). Le Kulturkampf, mené contre l'Église catholique et le "Parti du Centre", aliène les sympathies des Alsaciens, fidèles à l'Église de Rome. Cette bataille était essentiellement un conflit de pouvoir: "c'est la lutte entre la monarchie et le sacerdoce [...] Le but qui a toujours clignoté devant les yeux de la papauté était la soumission du pouvoir séculier au spirituel" (p. XVIII). Bismarck, en tant que piétiste, voyait l'autorité divine incarnée par le roi.
Ce n'est qu'avec l'accession de Léon XIII à la papauté qu'un rapprochement s'opère entre les parties. Après s'être mis en congé de la politique, Bismarck fait un retour en force sur la scène publique avec la promulgation de lois anti-socialistes. Influencé par Lassalle et les "socialistes de la chaire", afin d'ôter toute marge de manœuvre aux sociaux-démocrates, il promeut une législation sociale d'avant-garde, annoncée dans son discours du 15 février 1884. En 1883, il avait introduit une loi prévoyant une assurance contre la maladie, en 1884 pour les accidents du travail, et en 1889 pour l'invalidité et la vieillesse. Une sorte de socialisme d'État, de "socialisme prussien", ou, comme l'a dit le chancelier, de "christianisme pratique".
La politique de Bismarck évolue entre deux pôles, qu'il parvient à intégrer de manière dialectique, la tradition et l'innovation. Lorsque les milieux industriels allemands, qui auraient voulu que le Reich s'implique dans la politique coloniale, se sont débarrassés de lui, avec la complicité de Guillaume II, il a cédé la place, comme le confirme ce recueil de discours, celle d'un homme politique d'une grande profondeur, dont l'Europe aurait encore besoin.
Giovanni Sessa.
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lundi, 14 mars 2022
Les philistins de la culture, vrais barbares modernes (Friedrich Nietzsche)
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mercredi, 09 mars 2022
Astolphe de Custine et les racines du conflit entre Russes et Occidentaux
Astolphe de Custine et les racines du conflit entre Russes et Occidentaux
Nicolas Bonnal
Les lettres de Custine sont une démonstration géopolitique du présent permanent : dans les années 1830-40, le « monde moderne » se forme – et comme dit Guénon, au moment où on abuse du mot, la « civilisation » au sens réel et traditionnel disparaît.
A ce moment se crée le combat et le thème de la russophobie. Custine incarne cet ordre libéral à qui la Russie répugne. Et cela donne ces lignes sur le Russe :
«Le despotisme complet, tel qu'il règne chez nous, s'est fondé au moment où le servage s'abolissait dans le reste de l'Europe. Depuis l'invasion des Mongols, les Slaves, jusqu'alors l'un des peuples les plus libres du monde, sont devenus esclaves des vainqueurs d'abord, et ensuite de leurs propres princes. Le servage s'établit alors chez eux non-seulement comme un fait, mais comme une loi constitutive de la société. Il a dégradé la parole humaine en Russie, au point qu'elle n'y est plus considérée que comme un piège: notre gouvernement vit de mensonge, car la vérité fait peur au tyran comme à l'esclave. Aussi quelque peu qu'on parle en Russie, y parle-t-on encore trop, puisque dans ce pays tout discours est l'expression d'une hypocrisie religieuse ou politique".
«L'autocratie, qui n'est qu'une démocratie idolâtre, produit le nivellement tout comme la démocratie absolue le produit dans les républiques simples. »
Custine voit déjà le futur « homo sovieticus » de Zinoviev et il décrit le russe comme un automate :
« Ce membre, fonctionnant d'après une volonté qui n'est pas en lui, vit autant qu'un rouage d'horloge; on appelle cela l'homme, en Russie… La vue de ces automates volontaires me fait peur; il y a quelque chose de surnaturel dans un individu réduit à l'état de pure machine. Si, dans les pays où les mécaniques abondent, le bois et le métal nous semblent avoir une âme, sous le despotisme les hommes nous semblent de bois; on se demande ce qu'ils peuvent faire de leur superflu de pensée, et l'on se sent mal à l'aise à l'idée de la force qu'il a fallu exercer contre des créatures intelligentes pour parvenir à en faire des choses; en Russie j'ai pitié des personnes, comme en Angleterre j'avais peur des machines. Là il ne manque aux créations de l'homme que la parole; ici la parole est de trop aux créatures de l'État. »
Petite pointe involontairement humoristique :
« Ces machines, incommodées d'une âme, sont, au reste, d'une politesse épouvantable; on voit qu'elles ont été ployées dès le berceau à la civilité comme au maniement des armes… »
On fait souvent de Poutine un grand joueur d’échecs. Custine écrit déjà :
« Cette population d'automates ressemble à la moitié d'une partie d'échecs, car un seul homme fait jouer toutes les pièces, et l'adversaire invisible, c'est l'humanité. On ne se meut, on ne respire ici que par une permission ou par un ordre impérial; aussi tout est-il sombre et contraint; le silence préside à la vie et la paralyse. Officiers, cochers, cosaques, serfs, courtisans, tous serviteurs du même maître avec des grades divers, obéissent aveuglément à une pensée qu'ils ignorent; c'est un chef-d'œuvre de discipline; mais la vue de ce bel ordre ne me satisfait pas du tout, parce que tant de régularité ne s'obtient que par l'absence complète d'indépendance. »
Un seul cerveau contrôle tout le monde :
« Parmi ce peuple privé de loisir et de volonté, on ne voit que des corps sans âmes, et l'on frémit en songeant que, pour une si grande multitude de bras et de jambes, il n'y a qu'une tête. »
Et Custine prévoit aussi la Révolution russe :
« Le pouvoir exorbitant et toujours croissant du maître est la trop juste punition de la faiblesse des grands. Dans l'histoire de Russie personne, hors l'Empereur, n'a fait son métier; la noblesse, le clergé, toutes les classes de la société se sont manqué à elles-mêmes. Un peuple opprimé a toujours mérité sa peine; la tyrannie est l'œuvre des nations. Ou le monde civilisé passera de nouveau avant cinquante ans sous le joug des barbares, ou la Russie subira une révolution plus terrible que ne le fut la révolution dont l'Occident de l'Europe ressent encore les effets. »
Ceci dit il prévoit une guerre avec supériorité russe à la clé :
« Lorsque notre démocratie cosmopolite, portant ses derniers fruits, aura fait de la guerre une chose odieuse à des populations entières, lorsque les nations, soi-disant les plus civilisées de la terre, auront achevé de s'énerver dans leurs débauches politiques, et que de chute en chute elles seront tombées dans le sommeil au dedans et dans le mépris au dehors, toute alliance étant reconnue impossible avec ces sociétés évanouies dans l'égoïsme, les écluses du Nord se lèveront de nouveau sur nous, alors nous subirons une dernière invasion non plus de barbares ignorants, mais de maîtres rusés, éclairés, plus éclairés que nous, car ils auront appris de nos propres excès comment on peut et l'on doit nous gouverner. »
Une génération plus tard Ernest Renan écrira à ce propos :
« Le Slave, dans cinquante ans, saura que c’est vous qui avez fait son nom synonyme d’esclave : il verra cette longue exploitation historique de sa race par la vôtre, et le nombre du Slave est le double du vôtre, et le Slave, comme le dragon de l’Apocalypse dont la queue balaye la troisième partie des étoiles, traînera un jour après lui le troupeau de l’Asie centrale, l’ancienne clientèle des Gengis Khan et Tamerlan. »
https://www.gutenberg.org/ebooks/25755
https://www.les4verites.com/culture-4v/1870-la-prophetie-...
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mercredi, 09 février 2022
La nation, socle d'éternité à travers les générations (J. G. Fichte)
17:19 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ego non, philosophie, johann gottlob fichte, fichte, allemagne, 19ème siècle, philosophie politique, théorie politique, politologie, sciences politiques | |
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mardi, 18 janvier 2022
Nikolaï Danilevsky et l'idée eurasienne
Nikolaï Danilevsky et l'idée eurasienne
Shahzada Rahim
Source: https://www.geopolitica.ru/en/article/nikolay-danilevsky-and-eurasian-idea?fbclid=IwAR3ocK6RfHL3YC5VGp5SplZMpblKB3ZJnZYzXKnGxLdzOkqFAw3fZbNTw6Y
Tout au long de l'histoire de l'humanité, l'idée de structurer de grands continents a fait l'objet de controverses et de débats. Le mot "Continent", ici, ne représente pas la division naturelle et factuelle de la surface terrestre, mais plutôt un objet discursif, qui englobe l'histoire, des modèles spécifiques de société, et entend signifier l'existence d'une civilisation unique. À cet égard, le mot "continent" n'est pas un pur concept géographique, mais plutôt un phénomène méta-géographique. De plus, dans la version méta-géographique, l'idée des grands continents tels que la Grande Europe, le Grand Occident et la Grande Eurasie a été mystifiée, mythifiée et imaginée pour des raisons ontologiques, civilisationnelles et messianiques.
En ce qui concerne l'idée de "Grande Eurasie", c'est la contribution intellectuelle de célèbres eurasianistes tels que Nicolas Berdiaev, Vladimir Soloviev, Nikolaï Danilevsky, Lev Gumilev et Alexander Douguine, qui ont développé l'idéologie de l'eurasianisme ou l'idée d'Eurasie. Ces intellectuels ont transposé l'idée d'Eurasie dans les sphères politique, sociale, théologique, culturelle, économique et civilisationnelle. En outre, tous ces intellectuels étaient des Russes, qui ont lancé l'idée de la "Grande Eurasie" d'un point de vue géographique. Fondamentalement, c'est toutefois le concept de "l'idée russe" avec son orientation spirituelle, inventé par le philosophe russe Nicolas Berdiaev, qui a entouré l'idéologie eurasienne en joignant l'universalisme russe au particularisme russe. Comme l'affirmait Berdiaev, "l'idée russe dans son ensemble déclare que les Russes sont des personnes appartenant à un type religieux et sont religieux dans leur constitution spirituelle".
Parmi les eurasistes, c'est le philosophe et intellectuel russe du XIXe siècle, Nikolaï Danilevsky (1822-1885), qui a développé l'idée d'une Eurasie entourant les lignes culturelles et spirituelles.
Il a formulé ses idées géopolitiques dans son célèbre livre La Russie et l'Europe publié en 1869. En conséquence, le cours de l'histoire de l'Europe au XIXe siècle a été marqué par la concurrence inter-impériale, les révolutions de 1848 qui ont plongé le continent dans une turbulence généralisée, et les guerres visant des conquêtes territoriales. À cet égard, Nikolaï Danilevsky a développé sa critique des idéaux des Lumières occidentales et de leur menace pour la civilisation conservatrice russe et est-européenne. Par conséquent, avec sa critique sur des bases spirituelles et culturelles, Danilevsky a lancé l'idée d'une rupture que la Russie devait parfaire d'avec l'Europe occidentale dégénérée, devenant ainsi l'un des principaux slavophiles du XIXe siècle.
En tant que slavophile, Danilevsky considérait la modernité occidentale comme "l'autre" (antagoniste) de la Russie, comme son principal ennemi. Pour Danilevsky, la Russie est socio-culturellement distincte de l'Europe car, du point de vue de la civilisation, la Russie est le cœur de l'Eurasie et non de l'Europe. En revanche, la Russie, en tant que noyau organique de l'Eurasie, est une civilisation distincte, indépendante de celle de l'Europe, qui offre un spectacle distinct pour toute approche politique, économique et culturelle. En outre, dans son célèbre ouvrage intitulé La Russie et l'Europe, Danilevsky a critiqué la tentative d'occidentalisation de Pierre le Grand deux siècles plus tôt, qui a transformé la société russe en une forme archéo-moderne.
En tant que philosophe de l'histoire, il considérait que l'origine et le progrès de la civilisation russe étaient complètement différents de ceux de l'Europe. Pour envisager cette perspective, il a proposé de repenser l'approche universelle de l'histoire, en rejetant la vision linéaire du processus historique. Pour Danilevsky, l'histoire dite mondiale n'est pas capable de repérer et d'identifier les "types historico-culturels" locaux. Seul le célèbre historien britannique Arnold Toynbee a correctement compris la nature distinctive de l'État russe. Comme il l'a fait remarquer, "la Russie est un État de type byzantin... l'Église peut être chrétienne ou marxiste, tant qu'elle se soumet à l'instrument séculier du gouvernement - et sous la faucille et le marteau, comme sous la croix, la Russie est toujours la "Sainte Russie" et Moscou est toujours "la Troisième Rome"".
À cet égard, la description de l'État russe par Toynbee (photo) décrit la société russe comme l'antithèse complète de l'Occident. Cependant, dans la perspective de Danilevsky, la Russie, en tant que masse terrestre sans hauts reliefs et de nature géographique, se trouve au centre de l'Europe et de l'Asie, ce qui établit une relation inhérente avec l'Eurasie à travers diverses lignes historiques, géographiques et civilisationnelles. De même, l'Eurasie, en tant qu'espace sacré, épouse une civilisation distincte, multiculturelle et multiethnique, et se présente donc comme le véritable symbole de l'identité collective. C'est en raison de ce multiculturalisme pluriel et organique à travers l'immense masse continentale continue que Danilevsky a dénoncé la notion occidentale d'"humanité universelle". Pour Danilevsky, le phénomène de "l'humanité universelle" manque d'originalité et d'essence véritable, et pour remplacer cette notion abstraite, il a introduit le concept de "toute l'humanité" qui correspond à la grandeur du multiculturalisme.
Au contraire, en remaniant l'impression d'identité collective au sein de l'essence eurasienne, Danilevsky a formulé cinq lois majeures concernant le développement de "types historico-culturels" et d'identités typiques.
La première loi traite de l'homogénéité linguistique qui délimite une communauté spécifique. La deuxième loi traite de la souveraineté politique au cours de la croissance de la communauté. De même, la troisième loi porte sur la formation d'une culture unique qui distingue une communauté spécifique des autres. De même, la quatrième loi traite de la diversité ethnique et politique au sein d'une topographie donnée. Enfin, la cinquième loi traite du développement de la civilisation avec certains attributs démographiques entourant la topographie spécifique.
À la lumière de ces lois, selon Danilevsky, la Russie, sur le grand horizon de l'immense masse continentale eurasienne, annonce l'avènement d'un type culturel unique qui soutient l'hybridité ethnique et culturelle en formant une civilisation hétérogène basée sur l'identité. C'est d'ailleurs grâce à cette hybridité culturelle et ethnique que la Russie a pu établir une grande civilisation parallèle au monde romain-germanique. Enfin, lorsqu'il s'agit du discours eurasien contemporain, en particulier du point de vue russe, l'œuvre savante de Nikolaï Danilevsky occupe une place particulière dans l'histoire politique russe.
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samedi, 21 août 2021
Marxisme rhénan
Marxisme rhénan
par Joakim Andersen
Ex: https://motpol.nu/oskorei/2021/08/17/rhenmarxism/
En 1848, des révolutions secouent plusieurs pays européens, une période mouvementée qui a été appelée, entre autres, le Printemps des peuples. C'est aussi une période intense pour deux futurs dieux de la maison marxiste-léniniste, Marx et Engels. Ils ont tous deux rapporté, analysé et essayé d'influencer les événements dans la Neue Rheinische Zeitung. Pour les historiens des idées, il s'agit d'une lecture enrichissante, notamment parce qu'elle nous permet de suivre les fils de leur analyse qui se sont ensuite faits plus diffus. La dialectique entre le peuple et la classe n'est pas la moindre, bien que nous trouvions également des éléments précoces comme l'attitude querelleuse envers Proudhon et l'intérêt pour l'économie politique.
Dans le premier numéro, Engels fait directement référence au peuple: "le peuple allemand a gagné son statut de souverain en combattant dans les rues de presque toutes les villes du pays... La proclamation publique et audacieuse de la souveraineté du peuple allemand aurait dû être le premier acte de l'Assemblée nationale". Dans la dernière partie, l'éditorial avertit les travailleurs que "la bourgeoisie envoie les travailleurs dans le feu et les trahit ensuite de la manière la plus infâme". Dans l'ensemble, le peuple, das Volk, joue un rôle central. Engels apparaît souvent comme un démocrate radical aux accents nationalistes, par exemple lorsqu'il affirme que la souveraineté du peuple doit être au cœur de la nouvelle constitution. Mais Marx mentionne également la nécessité d'un peuple armé, dans des termes qui rappellent le mouvement contemporain des milices américaines. Dans un texte sur les plans des opposants, il écrit que le "Berlin réactionnaire" "s'efforce de désarmer au plus tôt toutes les gardes civiques, surtout dans la région du Rhin, de détruire peu à peu tout l'armement du peuple qui se développe actuellement, et de nous livrer sans défense aux mains d'une armée composée surtout d'éléments étrangers, soit faciles à réunir, soit déjà préparés". Il est également intéressant de noter qu'une élite anti-populaire peut utiliser des "éléments étrangers" contre le peuple (voir Weber). Marx et Engels, d'ailleurs, soutenaient tous deux que "l'intimidation du peuple non armé ou l'intimidation par une soldatesque armée - voilà le choix qui s'offre à l'Assemblée". En bref, l'identité entre le peuple et l'armée semble être aussi décisive que l'armement du peuple.
Dans plusieurs textes, Engels développe l'argument de l'élite et des étrangers. Cela s'applique notamment à la politique d'échange de population menée dans la Pologne sous contrôle prussien. Il demande dans ce contexte "comment considérerions-nous des personnes qui ont acheté nos terres pour presque rien alors que la concurrence était exclue, et qui l'ont fait de surcroît avec le soutien du gouvernement ?" et note que "à Poznan, ces colons ont été envoyés méthodiquement, avec une persistance sans faille, dans les dèmes, les forêts et les domaines divisés de la noblesse polonaise afin d'évincer les Polonais de souche et leur langue de leur propre pays et de créer une province véritablement prussienne". Notez dans ce contexte le raisonnement pas tout à fait politiquement correct d'Engels et ses ambiguïtés sur la relation entre les intérêts juifs prussiens et locaux, en utilisant des mots tels que "avides de profits". La relation entre la minorité locale et l'autorité étrangère, que l'on pourrait qualifier de minorités compradores, en faisant une légère référence à la gauche des années 1970, présente un intérêt général. Quoi qu'il en soit, la perspective de base est que "tous les dirigeants existants jusqu'à présent et leurs diplomates ont utilisé leurs compétences et leurs efforts pour dresser une nation contre une autre et utiliser une nation pour en supprimer une autre, et de cette manière pour perpétuer le pouvoir absolu". Un thème qui revient dans leurs écrits ultérieurs, pour citer un Engels âgé, selon lequel "une véritable coopération internationale entre les peuples d'Europe n'est possible que lorsque chacun de ces peuples est pleinement et fermement le maître de sa propre maison".
L'intérêt pour le conflit entre, d'une part, un Occident libre et les classes et nations qui lui sont associées et, d'autre part, un Orient despotique, est lié à cela, principalement chez Engels. Mais on retrouve également ce thème chez Marx, qui écrit entre autres que "la défaite de la classe ouvrière en France et la victoire de la bourgeoisie française étaient en même temps une victoire de l'Orient sur l'Occident, la défaite de la civilisation par la barbarie". La suppression des Roumains par les Russes et leurs outils, les Turcs, a commencé en Valachie; les Croates, les Pandours, les Tchèques, les Serejanes et autres racailles similaires ont étranglé la liberté allemande à Vienne, et le Tsar est maintenant omniprésent en Europe. Le renversement de la bourgeoisie en France, le triomphe de la classe ouvrière française, et la libération de la classe ouvrière en général est donc le cri de ralliement de la libération européenne." L'eurocentrisme est plus qu'implicite ici. Il en va de même du scepticisme à l'égard de la "perfide Albion", Marx s'en prend ensuite à "l'Angleterre, le pays qui fait de nations entières ses prolétaires, qui embrasse le monde entier de ses bras énormes, qui a déjà une fois payé les frais d'une Restauration européenne, le pays dans lequel les contradictions de classe ont atteint leur forme la plus aiguë et la plus éhontée." Les courageux peuvent actualiser l'analyse jusqu'aux années 2020, date à laquelle un autre empire aura peut-être pris la place de l'Angleterre en Occident.
La distinction entre État et société est globalement intéressante, particulièrement évidente dans le cas de la Prusse, que les auteurs n'aiment pas. Entre autres choses, Engels écrit que "non seulement les Polonais, mais aussi les autres Prussiens, et surtout nous qui sommes originaires de Rhénanie, peuvent en raconter long sur les mesures "rigoureusement réglementées" et "strictement appliquées" de la digne bureaucratie prussienne, mesures qui ont "perturbé" non seulement les anciennes coutumes et les institutions traditionnelles, mais aussi toute la vie sociale, la production industrielle et agricole, le commerce, l'exploitation minière, bref toutes les relations sociales sans exception." La bureaucratie et l'État apparaissent ici comme des acteurs relativement autonomes, qui dominent souvent la bourgeoisie. La relation ambivalente de la bourgeoisie avec les travailleurs et la monarchie/bureaucratie/militaire est, selon les deux, particulièrement forte en Allemagne. Mais l'attitude de base, État contre société, est exprimée de façon lapidaire dans des passages tels que "les développements n'attendront pas que les lettres de change tirées par les États européens sur la société européenne expirent".
Dans ce contexte, l'accent mis par Engels sur la valeur de la centralisation, "une centralisation révolutionnaire rigoureuse", peut sembler quelque peu contradictoire. Mais il s'agit en fin de compte de géopolitique et de survie. Sinon, le libellé sur les taxes et les grèves fiscales est intéressant. Entre autres choses, Marx exhorte les lecteurs à "affamer l'ennemi et à refuser de payer des impôts ! Rien n'est plus stupide que de fournir à un gouvernement perfide les moyens de combattre la nation, et le moyen de tous les moyens est l'argent." Tout ami de l'ordre objectera que "c'était à l'époque, c'était l'ancienne monarchie, l'État de notre temps a une base de classe très différente". Mais la question est alors de savoir de quelle base de classe il s'agit réellement et si ce n'est pas aussi aujourd'hui un "gouvernement traître".
Quoi qu'il en soit, l'analyse du jeu est d'un grand intérêt. Il s'agit du jeu entre le peuple et le souverain, mais celui-ci se décompose ensuite en "tactiques d'essai" entre les ouvriers, les bourgeois et le souverain, où une partie du peuple risque constamment d'utiliser les ouvriers pour obtenir des concessions du souverain, mais change ensuite de camp. Pour compliquer encore les choses, Marx et Engels font également intervenir le Lumpenproletariat, parfois avec des connotations ethniques, dans des passages tels que "la bourgeoisie est liguée avec les lazzaroni contre la classe ouvrière". Le projet de la bourgeoisie de "transformer la monarchie féodale en monarchie bourgeoise par des moyens pacifiques" est simultanément saboté par le fait que "la vieille bureaucratie ne veut pas être réduite au statut de serviteur d'une bourgeoisie pour laquelle, jusqu'à présent, elle a été un tuteur despotique". Le facteur ethnique et le conflit entre l'Ouest et l'Est viennent encore compliquer la situation. En somme, un tableau complexe, mais un modèle utile pour comprendre notre époque également. Même si les classes et les États concrets d'aujourd'hui sont en partie différents de ceux d'alors.
En conclusion, nous notons qu'Engels a anticipé l'intuition de Carl Schmitt selon laquelle un ordre ne peut pas, à long terme, être basé sur deux principes opposés, "les résultats de la révolution ont été, d'une part, l'armement du peuple, le droit d'association et la souveraineté du peuple, gagnés de facto; d'autre part, le maintien de la monarchie et du ministère Camphausen-Hansemann, c'est-à-dire un gouvernement représentant la grande bourgeoisie. La révolution a donc produit deux séries de résultats, qui ne pouvaient que diverger. Le peuple était victorieux; il avait gagné des libertés de nature foncièrement démocratique, mais le contrôle direct passait dans les mains de la grande bourgeoisie et non dans celles du peuple." Dans l'ensemble, les articles des années révolutionnaires intenses de 1848 et 1849 présentent donc une certaine valeur, notamment pour ceux qui souhaitent trouver des analyses et des citations véritablement subversives à développer ou à jeter à la figure des "marxistes" établis.
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Motpol est un groupe de réflexion identitaire et conservateur qui poursuit deux objectifs principaux : 1) mettre en évidence un spectre culturel qui est essentiellement laissé de côté dans une sphère publique suédoise de plus en plus encombrée et monotone, et 2) servir de forum pour la présentation et le débat de l'idéologie, de la théorie et de la pratique politiques. Les écrivains de Motpol viennent d'horizons divers et écrivent à partir de perspectives différentes.
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mardi, 10 août 2021
Tocqueville et la destruction du Nouveau Monde par ses conquérants
Tocqueville et la destruction du Nouveau Monde par ses conquérants
par Nicolas Bonnal
« A mesure que nous avancions, le but de notre voyage semblait fuir devant nous. »
Tocqueville n’a pas fait que de l’analyse en voyageant en Amérique ; il a aussi fait du tourisme avec son ami Beaumont et son bref journal de voyage est un des plus beaux et plus durs qui soient ; car le style incomparable de notre artiste romantique se heurte au mur de briques du puritain américain qui va détruire le monde. Chercher la nature façon Thomas Cole et Alfred Bierstadt est déjà dur ; en effet :
« Une des choses qui piquaient le plus notre curiosité en venant en Amérique, c’était de parcourir les extrêmes limites de la civilisation européenne, et même, si le temps nous le permettait, de visiter quelques-unes de ces tribus indiennes qui ont mieux aimé fuir dans les solitudes les plus sauvages que de se plier à ce que les blancs appellent les délices de la vie sociale ; mais il est plus difficile qu’on ne croit de rencontrer aujourd’hui le désert. A partir de New-York, et à mesure que nous avancions vers le nord-ouest, le but de notre voyage semblait fuir devant nous. Nous parcourions des lieux célèbres dans l’histoire des Indiens, nous rencontrions des vallées qu’ils ont nommées, nous traversions des fleuves qui portent encore le nom de leurs tribus; mais partout la hutte du sauvage avait fait place à la maison de l’homme civilisé, les bois étaient tombés, la solitude prenait une vie. »
Les indiens eux-mêmes sont déjà des êtres qui rétrécissent, comme dans le film éponyme de Jack Arnold. Tocqueville ajoute sans concession :
« Les Indiens que je vis ce jour-là avaient une petite stature; leurs membres, autant qu’on en pouvait juger sous leurs vêtements, étaient grêles; leur peau, au lieu de présenter une teinte rouge cuivré, comme on le croit communément, était bronze foncé, de telle sorte qu’au premier abord elle semblait se rapprocher beaucoup de celle des mulâtres. Leurs cheveux noirs et luisants tombaient avec une singulière raideur sur leurs cous et sur leurs épaules. Leurs bouches étaient en général démesurément grandes, l’expression de leur figure ignoble et méchante. Leur physionomie annonçait cette profonde dépravation qu’un long abus des bienfaits de la civilisation peut seul donner. On eût dit des hommes appartenant à la dernière populace de nos grandes villes d’Europe, et cependant c’étaient encore des sauvages. Aux vices qu’ils tenaient de nous se mêlait quelque chose de barbare et d’incivilisé qui les rendait cent fois plus repoussants encore. »
Le contact avec l’Occident souille. On ne saurait être plus guénonien. Et pourtant on n’a pas affaire à des inconnus :
« Ces êtres faibles et dépravés appartenaient cependant à l’une des tribus les plus renommées de l’ancien monde américain. Nous avions devant nous, et c’est pitié de le dire, les derniers restes de cette célèbre confédération des Iroquois, dont la mâle sagesse n’était pas moins connue que le courage, et qui tinrent longtemps la balance entre les deux plus grandes nations de l’Europe. »
Iroquois.
L’égoïsme froid de l’Américain frappe Tocqueville (il a bouleversé et révolté Beaumont – voyez nos textes) :
« D’autres avouaient que probablement l’Indien mourrait; mais on lisait sur leurs lèvres cette pensée à moitié exprimée : qu’est-ce que la vie d’un Indien? C’était là le fond du sentiment général. Au milieu de cette société si jalouse de moralité et de philanthropie, on rencontre une insensibilité complète, une sorte d’égoïsme froid et implacable lorsqu’il s’agit des indigènes de l’Amérique. Les habitants des États-Unis ne chassent pas les Indiens à cor et à cri ainsi que faisaient les Espagnols du Mexique; mais c’est le même instinct impitoyable qui anime ici comme partout ailleurs la race européenne. »
On ne peut pas dire qu’il la porte dans son cœur cette race européenne qui a rompu déjà avec ses racines spirituelles et le règne de la qualité.
Il ne faut pas lui parler de promenade romantique à notre pionnier :
« Traverser des forêts presque impénétrables, passer des rivières profondes, braver les marais pestilentiels, dormir exposé à l’humidité des bois, voilà des efforts que l’Américain conçoit sans peine s’il s’agit de gagner un dollar, car c’est là le point; mais qu’on fasse de pareilles courses par curiosité, c’est ce qui n’arrive pas jusqu’à son intelligence. Ajoutez qu’habitant d’un désert il ne prise que l’œuvre de l’homme. Il vous enverra volontiers visiter une route, un pont, un beau village; mais qu’on attache du prix à de grands arbres et à une belle solitude, cela est pour lui absolument incompréhensible. Rien donc de plus difficile que de trouver quelqu’un en état de vous comprendre. »
Après Tocqueville se lance dans de belles descriptions méditatives et presque transcendantales. On pense à Chateaubriand, Senancour, à Maurice de Guérin (merveille méconnue du centaure) :
« Il est difficile de se figurer le charme qui environne ces jolis lieux où l’homme n’a point fixé sa demeure, où règnent encore une paix profonde et un silence non interrompu. J’ai parcouru dans les Alpes des solitudes affreuses où la nature se refuse au travail de l’homme, mais où elle déploie jusque dans ses horreurs mêmes une grandeur qui transporte l’âme et la passionne. Ici la solitude n’est pas moins profonde, mais elle ne fait pas naître les mêmes impressions. Les seuls sentiments qu’on éprouve en parcourant ces déserts fleuris, où, comme dans le Paradis de Milton, tout est préparé pour recevoir l’homme, c’est une admiration tranquille, une émotion douce et mélancolique, un dégoût vague de la vie civilisée, une sorte d’instinct sauvage qui fait penser avec douleur que bientôt cette délicieuse solitude aura cessé d’exister. »
Mais le blanc va arriver: « déjà, en effet, la race blanche s’avance à travers les bois qui l’entourent, et dans peu d’années l’Européen aura coupé les arbres qui se réfléchissent dans les eaux limpides du lac et forcé les animaux qui peuplent ses rives de se retirer vers de nouveaux déserts. »
Il y a quand même des mavericks chez ces blancs, des artistes, des coureurs des bois comme on disait :
« …ce sont les Européens qui, en dépit des habitudes de leur jeunesse, ont fini par trouver dans la liberté du désert un charme inexprimable. Tenant aux solitudes de l’Amérique par leur goût et leurs passions, à l’Europe par leur religion, leurs principes et leurs idées, ils mêlent l’amour de la vie sauvage à l’orgueil de la civilisation, et préfèrent à leurs compatriotes les Indiens, dans lesquels cependant ils ne reconnaissent pas des égaux. »
Mais il n’y a rien affaire contre le blanc destructeur :
« ce peuple immense qui, comme tous les grands peuples, n’a qu’une pensée, et qui marche à l’acquisition des richesses, unique but de ses travaux, avec une persévérance et un mépris de la vie qu’on pourrait appeler héroïque, si ce nom convenait à autre chose qu’aux efforts de la vertu; peuple nomade que les fleuves et les lacs n’arrêtent point, devant qui les forêts tombent et les prairies se couvrent d’ombrages, et qui, après avoir touché l’Océan-Pacifique, reviendra sur ses pas pour troubler et détruire les sociétés qu’il aura formées derrière lui… »
Avant de détruire ou de bombarder le reste du monde ! Comme dit Beaumont l’Amérique est le seul pays qui n’ait pas eu d’enfance mystérieuse ! Sa mission était de nous engloutir dans la matrice mafieuse, matérialiste et numérique.
Puis notre voyageur redevient poète et évoque la similitude entre cette forêt et le grand océan. On pense à Melville, à Moby Dick bien sûr et au si bel essai de Jacques Cabau sur la Prairie perdue :
« Il nous est souvent arrivé d’admirer sur l’Océan une de ces soirées calmes et sereines, alors que les voiles, flottant paisiblement le long des mâts, laissent ignorer au matelot de quel côté s’élèvera la brise. Ce repos de la nature entière n’est pas moins imposant dans les solitudes du Nouveau-Monde que sur l’immensité des mers. »
Et plus loin :
Ce n’est pas au reste dans ce seul cas que nous avons remarqué la singulière analogie qui existe entre la vue de l’Océan et l’aspect d’une forêt sauvage. Dans l’un comme dans l’autre spectacle, l’idée de l’immensité vous assiège. La continuité, la monotonie des mêmes scènes étonne et accable l’imagination. »
On a déjà évoqué nos coureurs des bois (redécouvrez en ce sens la captive aux yeux clairs de Hawks) ; ils reviennent sous la plume de notre indien :
« Pénétrez sous cette cabane de feuillage; vous y rencontrerez un homme dont l’accueil cordial et la figure ouverte vous annonceront dès l’abord le goût des plaisirs sociaux et l’insouciance de la vie. Dans le premier moment, vous le prendrez peut-être pour un Indien. Soumis à la vie sauvage, il en a volontairement adopté les habits, les usages et presque les mœurs : il porte des mocassins, le bonnet de loutre et le manteau de laine. Il est infatigable chasseur, couche à l’affût, vit de miel sauvage et de chair de bison. »
Or cet homme est un bon Français :
« Cet homme n’en est pas moins resté un Français gai, entreprenant, fier de son origine, amant passionné de la gloire militaire, plus vaniteux qu’intéressé, homme d’instinct, obéissant à son premier mouvement moins qu’à sa raison, préférant le bruit à l’argent. Pour venir au désert, il semble avoir brisé tous les liens qui l’attachaient à la vie. On ne lui voit ni femme ni enfants. »
Et de le comparer au rude américain enfant de Caïn :
« A quelques pas de cet homme habite un autre européen qui, soumis aux mêmes difficultés, s’est raidi contre elles. Celui-ci est froid, tenace, impitoyable argumentateur. Il s’attache à la terre et arrache à la vie sauvage tout ce qu’il peut lui ôter. Il lutte sans cesse contre elle, il la dépouille chaque jour de quelques-uns de ses attributs. Il transporte, pièce à pièce, dans le désert ses lois, ses habitudes, ses usages, et, s’il se peut, jusqu’aux moindres recherches de sa civilisation avancée. L’émigrant des États-Unis n’estime de la victoire que ses résultats… »
Tocqueville sent le danger du métissage ; et il écrit à ce sujet :
« Ne sachant comment se guider au jour incertain qui l’éclaire, son âme se débat péniblement dans les langes d’un doute universel : il adopte des usages opposés, il prie à deux autels, il croit au rédempteur du monde et aux amulettes du jongleur, et il arrive au bout de sa carrière sans avoir pu débrouiller le problème obscur de son existence. »
Ce qu’il ressent dans son voyage (la région de Détroit et du lac Erié donc) c’est l’effrayant et rapide bouleversement en cours :
« Cinquante lieues séparent encore cette solitude des grands établissements européens, et nous sommes peut-être les derniers voyageurs auxquels il ait été donné de la contempler dans sa primitive splendeur : tant est grande l’impulsion qui entraîne la race blanche vers la conquête entière du Nouveau-Monde! C’est cette idée de destruction, cette arrière-pensée d’un changement prochain et inévitable qui donne, suivant nous, aux solitudes de l’Amérique un caractère si original et une si touchante beauté. »
On est presque chez Tolkien (chez Fenimore Cooper il règne une aura presque elfique parfois). L’homme a un trop grand pouvoir de destruction. Tocqueville :
« On les voit avec un plaisir mélancolique. On se hâte en quelque sorte de les admirer. L’idée de cette grandeur naturelle et sauvage qui va finir se mêle aux magnifiques images que la marche de la civilisation fait naître. On se sent fier d’être homme, et l’on éprouve en même temps je ne sais quel amer regret du pouvoir que Dieu vous a accordé sur la nature. L’âme est agitée par des idées, des sentiments contraires; mais toutes les impressions qu’elle reçoit sont grandes, et laissent une trace profonde. »
Sources :
Tocqueville : Quinze Jours au Désert souvenirs d’un voyage en Amérique
19:49 Publié dans Littérature, Livre, Livre | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : tocqueville, amérique, philosophie, livre, 19ème siècle, états-unis, nicolas bonnal | |
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mercredi, 28 juillet 2021
Tocqueville et Gobineau : entretiens sur notre décadence
Tocqueville et Gobineau : entretiens sur notre décadence
par Nicolas Bonnal
J’ai beaucoup écrit et publié sur la Fin de l’Histoire. La notion est aristocratique : Chateaubriand, Tocqueville et Poe qui abominait la démocratie (voyez ses Entretiens avec une momie). J’ai enfin trouvé la correspondance de Tocqueville et Gobineau, qui évoquent tous les deux ce point expliqué au même moment par le mathématicien et historien Cournot. Le Second Empire c’est la prostration de notre histoire: étatisme, malthusianisme, chauvinisme et consumérisme.
Gobineau a travaillé jeune sous les ordres de Tocqueville. Ce dernier abomine ses théories mais le rejoint dans une certaine dimension, comme on verra tout à l’heure. Il écrit le 11 octobre 1853 :
« Je ne vous ai jamais caché, du reste, que j’avais un grand préjugé contre ce qui me paraît votre idée mère, laquelle me semble, je l’avoue, appartenir à la famille des théories matérialistes et en être même un des plus dangereux membres, puisque c’est la fatalité de la constitution appliquée non plus à l’individu seulement, mais à ces collections d’individus qu’on nomme des races et qui vivent toujours. »
Sur le racisme il dénonce un risque matérialiste et note le 17 novembre 1853 :
« Ainsi, vous parlez sans cesse de races qui se régénèrent ou se détériorent, qui prennent ou quittent des capacités sociales qu’elles n’avaient pas par une infusion de sang différent, je crois que ce sont vos propres expressions. Cette prédestination-là me paraît, je vous l’avouerai, cousine du pur matérialisme… »
En bon visionnaire humaniste, il pressent une doctrine horrible et dangereuse :
« Encore, si votre doctrine, sans être mieux établie que la leur, était plus utile à l’humanité ! Mais c’est évidemment le contraire. Quel intérêt peut-il y avoir à persuader à des peuples lâches qui vivent dans la barbarie, dans la mollesse ou dans la servitude, qu’étant tels de par la nature de leur race il n’y a rien à faire pour améliorer leur condition, changer leurs mœurs ou modifier leur gouvernement ? Ne voyez-vous pas que de votre doctrine sortent naturellement tous les maux que l’inégalité permanente enfante, l’orgueil, la violence, le mépris du semblable, la tyrannie et l’abjection sous toutes ses formes ? »
Tocqueville, 14 janvier 1857, écrira encore sur ce racisme honni par le christianisme :
« Le christianisme a évidemment tendu à faire de tous les hommes des frères et des égaux. Votre doctrine en fait tout au plus des cousins dont le père commun n’est qu’au ciel ; ici-bas, il n’y a que des vainqueurs et des vaincus, des maîtres et des esclaves par droit de naissance, et cela est si vrai que vos doctrines sont approuvées, citées, commentées, par qui ? par les propriétaires de nègres et en faveur de la servitude éternelle qui se fonde sur la différence radicale de la race.
Je sais que, à l’heure qu’il est, il y a dans les Etats-Unis du Sud des prêtres chrétiens et peut-être de bons prêtres (propriétaires d’esclaves pourtant) qui prêchent en chaire des doctrines qui, sans doute, sont analogues aux vôtres. »
Et, comme s’il annonçait Vatican II : « le gros des chrétiens ne peut pas éprouver la moindre sympathie pour vos doctrines. »
Mais il y a des accointances entre les deux esprits : la fatigue du monde. Tocqueville donc reprend son approche pessimiste et triste (le troupeau, la puissance tutélaire et douce) ; et cela donne un certain 20 décembre 1853 :
« Le siècle dernier avait une confiance exagérée et un peu puérile dans la puissance que l’homme exerçait sur lui-même et dans celle des peuples sur leur destinée. C’était l’erreur du temps ; noble erreur après tout, qui, si elle a fait commettre bien des sottises, a fait faire de bien grandes choses, à côté desquelles la postérité nous trouvera très petits. La fatigue des révolutions, l’ennui des émotions, l’avortement de tant d’idées généreuses et de tant de vastes espérances nous ont précipités maintenant dans l’excès opposé. »
Le monde est déjà fatigué ; idée essentielle chez Gobineau qui recherche une explication raciale (on la retrouve chez Günther). Mais Ibn Khaldun avait déjà tout dit, et cent fois mieux, sur le sujet : voyez mes trois textes sur le maître de Tunis et celui sur Glubb. Tocqueville et la fatigue des enfants du siècle :
« …Nous croyons aujourd’hui ne pouvoir rien et nous aimons à croire que la lutte et l’effort sont désormais inutiles et que notre sang, nos muscles et nos nerfs seront toujours plus forts que notre volonté et notre vertu. C’est proprement la grande maladie du temps, maladie tout opposée à celle de nos parents. »
15 octobre 1854 : la parole est à Gobineau, qui évoque comme Musset cette lassitude du monde (qu’on retrouve chez Maurice Joly…) :
« Ensuite, je suis si convaincu que l’hébétement actuel des esprits est, d’une part, universel, dans tous les pays, de l’autre sans remède, sans ressource et en croissance indéfinie, qu’il n’y a, pour moi, que deux partis à prendre, ou me jeter à l’eau, ou suivre mon chemin sans m’occuper nullement de ce qu’on appelle l’opinion publique. Je me suis arrêté au second point et ne prends souci que de quelques centaines d’esprits qui se tiennent encore vivants au-dessus de l’atonie générale. »
Le moins qu’on puisse est que cet oublié a fait du bruit ensuite, et que les décadents occidentaux se sont bien ranimés dans la première moitié du siècle suivant…
Tocqueville taquine son subordonné alors :
« Vous voilà au cœur du monde asiatique et musulman ; je serais bien curieux de savoir à quoi vous attribuez la rapide et en apparence inarrêtable décadence de toutes les races que vous venez de traverser, décadence qui a déjà livré une partie et les livrera toutes à la domination de notre petite Europe qu’elles ont fait tant trembler autrefois. Où est le ver qui ronge ce grand corps ? Les Turcs sont des soudards…(13 novembre 1855). »
Gobineau adore Téhéran (où il est en poste) et ces Persans (derniers Aryens pêchus avec nos Afghans ?) qui donnent depuis Montesquieu tant de fil à retordre à nos thalassocraties occidentales. Et le 20 Mars 1856 Gobineau prend sa revanche :
« Allez tourmenter les Chinois chez eux, achevez la Turquie, entraînez la Perse dans votre mouvement, tout cela est possible, bien plus, inévitable. Je n’y contredis pas, mais, au bout de compte, les causes de votre énervement s’accumulent et s’accumuleront par toutes ces actions mêmes et il n’y a plus personne au monde pour vous remplacer quand votre dégénération sera complète. »
Dans une longue et belle missive (30 juillet 1856) Tocqueville retourne à sa mélancolie : c’est la fin des forces de l’Esprit…
« Vous vous plaignez avec raison du silence qu’on garde en France sur votre livre. Mais vous auriez tort de vous en affecter, car la raison principale naît de causes très générales que je vous ai déjà indiquées, et qui ne sont pas de nature à vous diminuer personnellement en rien. Il n’y a place aujourd’hui en France à aucune attention durable et vive pour une œuvre quelconque de l’esprit. Notre tempérament, qui a été si littéraire, pendant deux siècles surtout, achève de subir une transformation complète qui tient à la lassitude, au désenchantement, au dégoût des idées, à l’amour du fait et enfin aux institutions politiques qui pèsent comme un puissant soporifique sur les intelligences. »
On est déjà sous la Ve république :
« La classe qui en réalité gouverne, ne lit point et ne sait pas même le nom des auteurs ; la littérature a donc entièrement cessé de jouer un rôle dans la politique, et cela l’a dégradée aux yeux de la foule. »
Mais Tocqueville (quel voyant tout de même) voit quel peuple va lire et aimer Gobineau :
« Les Allemands, qui ont seuls en Europe la particularité de se passionner pour ce qu’ils regardent comme la vérité abstraite, sans s’occuper de ses conséquences pratiques, les Allemands peuvent vous fournir un auditoire véritablement favorable, et dont les opinions auront tôt ou tard du retentissement eu France, parce que de nos jours tout le monde civilisé ne forme qu’un pays. Chez les Anglais et les Américains, si on s’occupe de vous, ce sera dans des vues éphémères de parti. »
En Amérique Gobineau aura ses partisans ; parce que, lui explique le Maître :
« C’est ainsi que les Américains dont vous me parlez et qui vous ont traduit me sont très connus comme des chefs très ardents du parti antiabolitionniste. »
Enfin une lettre géniale de Gobineau, qui annonce Guénon et son Autorité spirituelle et pouvoir temporel. Gobineau écrit :
« Vous avez admirablement montré que la révolution française n’avait rien inventé et que ses amis comme ses ennemis ont également tort de lui attribuer le retour à la loi romaine, la centralisation, le gouvernement des comités, l’absorption des droits privés dans le droit unique de l’État, que sais-je encore ? L’omnipotence du pouvoir individuel ou multiple, et ce qui est pire, la conviction générale que tout cela est bien et qu’il n’y a rien de mieux. Vous avez très bien dit que la notion de l’utilité publique qui peut du jour au lendemain mettre chacun hors de sa maison, parce que l’ingénieur le veut, tout le monde trouvant cela très naturel, et considérant, républicain ou monarchique, cette monstruosité comme de droit social, vous avez très bien dit qu’elle était de beaucoup antérieure à 89 et, de plus, vous l’avez si solidement prouvé, qu’il est impossible aujourd’hui, après vous, de refaire les histoires de la révolution comme on les a faites jusqu’à présent. Bref, on finira par convenir que le père des révolutionnaires et des destructeurs fut Philippe le Bel. »
Qui dit mieux ? La montée de l’Etat, du bourgeois de Taine et de cette classe moyenne honnie par Guénon tancées en une seule phrase !
Gobineau lit le livre de Tocqueville sur l’Ancien régime et la révolution (ô France sinistre, voyez mon coq hérétique) ; voici ses commentaires cruels :
« Il y a d’ailleurs, je l’avoue, quelque chose d’assez vil dans cette assemblée qui avait applaudi aux premières violences, à cette sotte comédie de la prise de la Bastille, à ces premiers massacres, à ces incendies de châteaux, pensant que tout cela ne l’atteindrait pas, et simplement parce qu’elle n’avait pas prévu que l’on couperait aussi la tête à ses membres. Vous pensez qu’on peut qualifier le mal qu’elle a fait du nom d’erreurs généreuses ? Pourquoi généreuses ? Je hais certainement plus les Montagnards que les Constituants, mais je ne sais s’ils méritent davantage le mépris, et quant aux Girondins, j’en suis sûr. »
Et il résume, assez génialement je dois dire, le présent perpétuel des Français (Lettre de Téhéran, le 29 novembre 1856) :
« Un peuple qui, avec la République, le gouvernement représentatif ou l’Empire, conservera toujours pieusement un amour immodéré pour l’intervention de l’Etat en toutes ses affaires, pour la gendarmerie, pour l’obéissance passive au collecteur, au (illisible), à l’ingénieur, qui ne comprend plus l’administration municipale, et pour qui la centralisation absolue et sans réplique est le dernier mot du bien, ce peuple-là, non seulement n’aura jamais d’institutions libres, mais ne comprendra même jamais ce que c’est. Au fond, il aura toujours le même gouvernement sous différents noms…
Tocqueville résume alors la France moderne (16 septembre 1858) :
« Voilà ce qui m’attriste et ce qui m’inquiète, parce que le fait est nouveau et que, par conséquent, il est impossible encore de prévoir quelle sera sa durée. Il tient, je crois, en partie à l’extrême fatigue des âmes et aux nuages qui remplissent et alanguissent tous les esprits. Il faut de fortes haines, d’ardents amours, de grandes espérances et de puissantes convictions pour mettre l’intelligence humaine en mouvement et, pour le quart d’heure, on ne croit rien fortement, on n’aime rien, on ne hait rien et on n’espère rien que de gagner à la Bourse. »
Cela tombe bien, le CAC remonte et la presse est contente du prince-président.
Soyons ironiques pour terminer. Voici ce que Tocqueville écrit du métis dans ses Quinze jours dans le désert (un des textes les plus beaux qui soient ; on y reviendra) :
« Enfant des deux races, élevé dans l’usage de deux langues, nourri dans des croyances diverses et bercé dans des préjugés contraires, le métis forme un composé aussi inexplicable aux autres qu’à lui-même. Les images du monde, lorsqu’elles viennent se réfléchir sur son cerveau grossier, ne lui apparaissent que comme un chaos inextricable, dont son esprit ne saurait sortir. Fier de son origine européenne, il méprise le désert, et pourtant il aime la liberté sauvage qui y règne; il admire la civilisation, et ne peut complètement se soumettre à son empire. Ses goûts sont en contradiction avec ses idées, ses opinions avec ses mœurs. Ne sachant comment se guider au jour incertain qui l’éclaire, son âme se débat péniblement dans les langes d’un doute universel : il adopte des usages opposés, il prie à deux autels, il croit au rédempteur du monde et aux amulettes du jongleur, et il arrive au bout de sa carrière sans avoir pu débrouiller le problème obscur de son existence. »
Ce métis, c’est notre petit français postmoderne, non ?
Sources:
https://fr.wikisource.org/wiki/Correspondance_entre_Alexi...
https://fr.wikisource.org/wiki/Correspondance_entre_Alexi...
http://www.dedefensa.org/article/ibn-khaldun-et-le-modele...
https://www.dedefensa.org/article/sir-john-glubb-et-la-de...
https://www.amazon.fr/Chroniques-sur-lHistoire-Nicolas-Bo...
https://www.dedefensa.org/article/maurice-joly-et-le-gouv...
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samedi, 13 mars 2021
Goethe et la dévitalisation des Européens
Goethe et la dévitalisation des Européens
par Nicolas Bonnal
Nous avons vu que Goethe pressent le grand déclin du monde dans ses Entretiens avec Eckermann. Concrètement nous allons rappeler qu’il pressent aussi le déclin physique hommes du continent, lié à son développement industriel. Bien avant Nietzsche ou Carrel, l’auteur de Werther, qui aspirait à un idéal classique européen, pressent cet affaissement. Et comme Rousseau, mais à sa manière, Goethe rejette le monde occidental et sa civilisation préfabriquée. Nous sommes en 1828 :
« Du reste, nous autres Européens, tout ce qui nous entoure est, plus ou moins, parfaitement mauvais ; toutes les relations sont beaucoup trop artificielles, trop compliquées ; notre nourriture, notre manière de vivre, tout est contre la vraie nature ; dans notre commerce social, il n’y a ni vraie affection, ni bienveillance. Tout le monde est plein de finesse, de politesse, mais personne n’a le courage d’être naïf, simple et sincère ; aussi un être honnête, dont la manière de penser et d’agir est conforme à la nature, se trouve dans une très-mauvaise situation. On souhaiterait souvent d’être né dans les îles de la mer du Sud, chez les hommes que l’on appelle sauvages, pour sentir un peu une fois la vraie nature humaine, sans arrière-goût de fausseté. »
D’un coup le grand homme olympien se sent neurasthénique :
« Quand, dans un mauvais jour, on se pénètre bien de la misère de notre temps, il semble que le monde soit mûr pour le jugement dernier. Et le mal s’augmente de génération en génération ! Car ce n’est pas assez que nous ayons à souffrir des péchés de nos pères, nous léguons à nos descendants ceux que nous avons hérites, augmentés de ceux que nous avons ajoutés. »
Mais Eckermann tente de le rasséréner. On n’est qu’au début du dix-neuvième siècle, au sortir des meurtrières guerres napoléoniennes qui ont fait s’effondrer la taille du soldat français (quatre pouces, dira Madison Grant en reprenant les études de Vacher de Lapouge) :
« — J’ai souvent des pensées de ce genre dans l’esprit, dis-je, mais si je viens à voir passer à cheval un régiment de dragons allemands, en considérant la beauté et la force de ces jeunes gens, je me sens un peu consolé et je me dis : l’avenir de l’humanité n’est pas encore si menacé ! »
Car Schmitt dans son grand et beau texte sur le partisan souligne le fondement : il faut garder son caractère tellurique ; c’est en effet la clé pour tromper d’un ennemi surpuissant. A l’heure où nous sommes dévitalisés par les confinements et notre addiction à la technologie, cette leçon est de toute manière bien oubliée.
Goethe fait confiance bien sûr à la solide classe paysanne qui sera exterminée par les guerres mondiales, le communisme puis par la politique agricole commune européenne :
« — Notre population des campagnes, en effet, répondit Goethe, s’est toujours conservée vigoureuse, et il faut espérer que pendant longtemps encore elle sera en état non-seulement de nous fournir de solides cavaliers, mais aussi de nous préserver d’une chute et d’une décadence absolues. Elle est comme un dépôt où viennent sans cesse se refaire et se retremper les forces alanguies de l’humanité. Mais allez dans nos grandes villes, et vous aurez une autre impression. Causez avec un nouveau Diable boiteux, ou liez-vous avec un médecin ayant une clientèle considérable, il vous racontera tout bas des histoires qui vous feront tressaillir en vous montrant de quelles misères, de quelles infirmités souffrent la nature humaine et la société. »
Le coût encore du divin Napoléon ? Eckermann en parle :
Je me rappelle aussi avoir vu sous Napoléon un bataillon d’infanterie française qui était composé uniquement de Parisiens, et c’étaient tous des hommes si petits et si grêles qu’on ne concevait guère ce qu’on voulait faire avec eux à la guerre. »
« Les montagnards écossais du duc de Wellington devaient paraître d’autres héros, dit Goethe. »
« — Je les ai vus à Bruxelles un an avant la bataille de Waterloo. C’étaient en réalité de beaux hommes ! Tous forts, frais, vifs, comme si Dieu lui-même les avait créés les premiers de leur race. — Ils portaient tous leur tête avec tant d’aisance et de bonne humeur, et s’avançaient si légèrement avec leurs vigoureuses cuisses nues, qu’il semblait que pour eux il n’y avait pas eu de péché originel, et que leurs aïeux n’avaient jamais connu les infirmités. »
Tout de même cette époque – le début du dix-neuvième siècle donc - est encore féconde en beaux hommes (voir Custine époustouflé par les russes). Et Goethe se lance dans un beau développement sur le gentleman anglais façon Jane Austen qui alors fascine l’Europe et le monde. On se rappelle du somptueux Wellington de Bondartchuk dans le film Waterloo et on laisse Goethe parler :
« — C’est un fait singulier, dit Goethe. Cela tient-il à la race ou au sol, ou à la liberté de la constitution politique, ou à leur éducation saine, je ne sais, mais il y a dans les Anglais quelque chose que la plupart des autres hommes n’ont pas. Ici, à Weimar, nous n’en voyons qu’une très-petite fraction, et ce ne sont sans doute pas le moins du monde les meilleurs d’entre eux, et cependant comme ce sont tous de beaux hommes, et solides ! Quelque jeunes qu’ils arrivent ici en Allemagne, à dix-sept ans déjà, ils ne se sentent pas hors de chez eux et embarrassés en vivant à l’étranger ; au contraire, leur manière de se présenter et de se conduire dans la société est si remplie d’assurance et si aisée que l’on croirait qu’ils sont partout les maîtres et que le monde entier leur appartient. C’est bien là aussi ce qui plaît à nos femmes, et voilà pourquoi ils font tant de ravages dans le cœur de nos jeunes dames. »
Les âges d’or ou les grands moments n’ont qu’un temps. On ne comparera pas les massacrés des tranchées aux marcheurs de Moscou.
Sources :
Conversations avec Eckermann. 1828 (Wikisource.org).
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vendredi, 12 mars 2021
Baudelaire, Sartre et Joseph de Maistre
Luc-Olivier d’Algange
Baudelaire, Sartre et Joseph de Maistre
Les exégètes et les biographes modernes cèdent excessivement à la suspicion, à la dépréciation, voire à une certaine acrimonie à l'égard des œuvres dont ils traitent et dont ils font à la fois leur fonds de commerce et l'exutoire de leur ressentiment à se voir bornés au rôle secondaire. Alors que le commentaire traditionnel part d'un principe de révérence et de fidélité qui l'incline, par son interprétation, à poursuivre dans la voie ouverte par l'œuvre qu'il distingue et à laquelle il se dévoue, le moderne juge en général plus « gratifiant » de suspecter l'auteur et de trouver la paille dans l'œil de l'œuvre, dont il ignore qu'elle le contemple autant qu'il l'examine. L'exégète suspicieux trace, plus souvent qu'à son tour, son propre portrait, avec sa poutre.
Lorsque Sartre suggère que la lecture baudelairienne de Maistre est sommaire, qu'elle obéit à des raisons subalternes, superficielles, il nous renseigne sur sa propre lecture de Joseph de Maistre, et nous livre, par la même occasion, son autoportrait: « un penseur austère et de mauvaise foi. ». On peut tout reprocher à Joseph de Maistre, sauf bien sûr d'être un penseur « austère ». S'il est une œuvre qui résista au puritanisme sous toutes ses formes, c'est bien celle de Joseph de Maistre: la défiance que les modernes éprouvent à son endroit ne s'explique pas autrement. Adeptes étroits de la vertu et de la terreur, de la morale dépourvue de perspective métaphysique ou surnaturelle, adversaires des esthètes et des dandies (ces ultimes gardiens de la concordance du Vrai et du Beau) les modernes firent de l'austérité et de la mauvaise-foi leurs armes théoriques et pratiques pour exterminer toutes les survivances théologiques, où qu'elles se trouvent.
L'influence de Maistre sur Baudelaire est l'une des plus profondes qu'un penseur exerça jamais sur un poète, à ceci près que l'on ne saurait oublier que Maistre, dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg est continûment poète, de même que Baudelaire, dans ses œuvres poétiques et critiques, ses fusées et les notes de Mon cœur mis à nu, ne cessa jamais d'être un métaphysicien avisé. Baudelaire se reconnaît en Maistre autant qu'il lui doit les principes esthétiques et philosophiques principaux de sa méthode. Baudelaire eût sans doute été maistrien sans même avoir à lire Joseph de Maistre, tant il se tient par son goût, et par de mystérieuses et providentielles affinités, au diapason des préférences de Joseph de Maistre. Mais, au sens où Valéry parle de la méthode de Léonard de Vinci, il y a une méthode baudelairienne, et celle-ci doit tout à Joseph de Maistre.
La théorie baudelairienne des correspondances, relève bien davantage, dans sa formulation, de Maistre que de Swedenborg. Lorsque Baudelaire voit le monde comme « une forêt de Symboles », il nous introduit dans la méthode maistrienne du rapport entre le visible et l'invisible : « Je pense aussi que personne ne peut nier les relations mutuelles du monde visible et du monde invisible». Rappelons, encore une fois, que le mot Diable vient de diaballein, qui signifie désunir, alors que le mot Symbole de même racine vient du verbe sumballein qui signifie unir ou rassembler. Il n'est pas une phrase dans tout l'œuvre de Baudelaire qui ne réponde à la méditation maistrienne sur le Mal et sur les œuvres de la divine Providence. L'essentiel paradoxe dans lequel s'agence l'œuvre de Baudelaire et la réponse humaine qui lui est donnée procède d'une méditation constante des Soirées de Saint-Pétersbourg.
Le Mal existe mais il n'est que la désunion du Bien, le Diable est prince de ce monde mais il n'est qu'une partie du Symbole qui unit et qui sauve. Les Fleurs du Mal ne sont pas du satanisme de pacotille, style fêtes de « Halloween » (le Mal étant véritablement dans la dérision de la pacotille) mais une preuve rétroactive du sumballein. Le Bien n'est pas en face du Mal, c'est le Mal qui, lorsque le Bien triomphe, retourne à l'intérieur du Bien, pour disparaître. « L'abîme du jour, écrit Raymond Abellio, contient l'abîme de la nuit, mais l'abîme de la nuit ne contient pas l'abîme du jour ». Il n'en demeure pas moins que deux forces coexistent en nous, ou plus exactement deux postulations: « Il y a en tout homme, à tout heure, deux postulations, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan ». Non moins maistrienne est cette considération corollaire: « Observons que les abolisseurs de la peine de mort doivent être plus ou moins intéressés à l'abolir. Souvent ce sont des guillotineurs. Cela peut se résumer ainsi: je veux pouvoir couper ta tête; mais tu ne toucheras pas à la mienne. Les abolisseurs d'âme (matérialistes) sont nécessairement des abolisseurs d'enfer; ils y sont à coup sûr intéressés; tout au moins ce sont de gens qui ont peur de revivre,- des paresseux. »
Sartre méconnaît l'influence de Maistre sur Baudelaire autant par ignorance de l'œuvre de Maistre que par incompréhension de l'œuvre de Baudelaire. Il se donne donc la latitude de juger de l'œuvre de Maistre avec mauvaise-foi et de considérer l'œuvre de Baudelaire avec cette austérité puritaine qui est le propre des intellectuels par antiphrase, c'est-à-dire des « intellectuels » dont la seule raison d'être est de combattre l'Intellect en tant que perspective théologique et métaphysique. Baudelaire désigne Maistre comme l'auteur qui exerça sur lui l'influence décisive, dans l'ordre de la pensée et du style: cela suffit à l'acrimonie sartrienne pour juger Baudelaire comme un menteur. Le poète, certes, possède le droit imprescriptible de s'écarter des vérités relatives du « réalisme » et d'aller à la conquête d'une vérité plus profonde, plus essentielle, qui apparaîtra tout d'abord, dans son émanation, sous l'apparence des nuées et des mystères, - mais dès lors que l'on considère l'œuvre poétique et critique de Baudelaire comme une pensée, c'est-à-dire comme une « juste pesée », un art analogique où la prosodie et la métaphysique s'ordonnent à une théorie et à une méthode des rapports et des proportions, le nom de Maistre et la référence aux Soirées de Saint-Pétersbourg apparaissent comme une clef.
Baudelaire croyait si fort et si justement à la pertinence et à la vérité de sa pensée que loin de chercher à paraître original, en dissimulant ses influences et ses rencontres, il ne cessa jamais de vouloir étayer son œuvre d'autres œuvres plus anciennes ou contemporaines. Ce qui est dit paraissait à ce dandy plus important que celui qui le dit, - ce qui n'est pas sans jeter quelque lumière sur l'impersonnalité active à laquelle obéit le dandysme baudelairien, bien différent du « culte du Moi » - et, à cet égard, il se révèle encore plus différent de Sartre qui, sous le titre de L'Etre et le Néant se livre à des variations plus ou moins persuasives, sinon convaincantes, sans se référer outre mesure à l'auteur de Sein und Zeit.
Baudelaire intègre Maistre dans son œuvre, comme un point de référence, auquel son lecteur est prié de se reporter pour comprendre ce qu'il va lire, de même que Schopenhauer ouvre Le monde comme volonté et représentation sur une référence à Kant. Les temporalités humaines sont brèves; lorsque certains principes ont été parfaitement énoncés, lorsqu'une méthode se tient et prouve son efficience, il convient de couper court et de s'y confronter immédiatement. La distinction entre l'exégète moderne et l'exégète traditionnel que nous esquissions plus haut se double d'une distinction entre deux types d'auteurs. Les premiers ne cessent de déplorer que d'autres avant eux eussent déjà parcouru leur chemin, les seconds s'en réjouissent: ils sont de ceux qui iront plus loin. Les premiers jalousent et seraient prêts à tout reformuler à leur façon, les seconds, qui cultivent en général le goût antique et aristocratique de l'otium aimeraient à trouver l'œuvre à laquelle ils songent déjà écrite par un autre. Les uns raisonnent en bourgeois: ce dont ils ne peuvent être propriétaires n'existe pas ; les autres pensent, comme disent les hindous, en kshatryas: ils s'honorent de servir un Vrai, un Bien et un Beau impersonnels. « Toute croyance constamment universelle est vraie, écrit Joseph de Maistre, et toutes les fois qu'en séparant d'une croyance quelconque certains articles particuliers aux différentes nations, il reste quelque chose de commun, ce reste est une vérité ».
La sophia perennis, ou, plus exactement encore, ce que René Guénon nommera la Tradition primordiale, est la clef de voûte qui unit l'œuvre de Baudelaire à celle de Maistre. La vérité métaphysique, ou surnaturelle, est universelle par définition. C'est à ce titre, que pour Maistre, comme pour Baudelaire, les différences entre les peuples auront moins d'importance que les différences de caste, qui elles-mêmes sont d'une tout autre nature que les différences de classe. « Il n'existe, écrit Baudelaire, que trois êtres respectables; le prêtre, le guerrier, la poète. Savoir, tuer et créer. Les autres hommes sont taillables et corvéables, faits pour l'écurie, c'est-à-dire pour exercer ce que l'on nomme des professions ». Baudelaire, ainsi, prolonge Maistre et répond par avance à Sartre qui se hasardera à écrire : « Et précisément Baudelaire, dans la mesure où il se veut chose au milieu du monde de Maistre, rêve d'exister dans la hiérarchie morale avec une fonction et une valeur, tout juste comme la valise de luxe ou l'eau apprivoisée dans les carafes existent dans la hiérarchie des ustensiles ». D'où la nécessité prophétique pour Baudelaire de préciser: « Etre un homme utile m'a toujours paru quelque chose de bien hideux ». Notons en passant que Sartre tout en y attachant un sens tout différent, retrouve par inadvertance dans sa métaphore la distinction de l'ésotérisme et de l'exotérisme, « l'eau et l'aiguière » dont parlent les poètes soufis. Si Baudelaire veut être l'eau, nul doute que Sartre préfère être la carafe !
Baudelaire est maistrien précisément par le choix d'échapper héroïquement à toute instrumentalisation, à toute utilité, à toute fonction qui le prédispose à reconnaître au-delà de toutes les carafes, la transparence suprême de la vérité métaphysique: « Il n'y a d'intéressant sur la terre que les religions. Qu'est-ce que la Religion universelle ? Il y a une Religion universelle, faite pour les Alchimistes de la pensée, une Religion qui se dégage de l'homme considéré comme mémento divin ».
Sartre se trompe du tout au tout lorsqu'il écrit, non sans goujaterie, que « l'influence de Maistre sur Baudelaire est surtout de façade, notre auteur trouvait "distingué" de s'en réclamer », mais cette erreur, comme toutes les erreurs, n'est pas dépourvue de signification: elle montre que pour Sartre c'est la carafe qui donne un sens à l'eau et non l'eau qui donne un sens à la carafe. Toute la subversion sartrienne, et moderne, se réduit à cette inversion, qui est aussi le propre de tous les fondamentalismes, au demeurant mal nommés, car ils exaltent l'accessoire, l'ustensile au détriment du sens et de son universalité métaphysique. L'utilitarisme abaisse l'homme, d'où la nécessité, pour Baudelaire, de formuler une théorie de l'homme supérieur. En religion, comme en politique l'utilitarisme réduit tout au marchandage, au commerce qui divise l'être et l'apparence. « Le commerce, écrit Baudelaire, est, par son essence, satanique. Le commerce, c'est le prêté-rendu, c'est le prêt avec le sous-entendu: Rends-moi plus que je ne te donne ».
Précipité dans le bourbier de la France bourgeoise, Baudelaire dut trouver dans les conversations du Sénateur, du Comte et du Chevalier un refuge heureux et comme un témoignage de cette intellectualité musicale dont il cherchait, à travers ses fidélités raciniennes, à interpréter les discords et les nostalgies de l'âme abandonnée dans la morne vilenie des classes moyennes. Baudelaire, pressentit ce que Hannah Arendt allait nommer la banalité du Mal. A la pointe de son exigence maistrienne, il voulut lancer la modernité littéraire contre le monde moderne, comme il s'en vint à supplier ironiquement Satan de prendre pitié de sa longue misère. Lorsque Maistre, dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg, fait dire au Comte: « Le péché originel, qui explique tout, et sans lequel on n'explique rien, se répète malheureusement à chaque instant de la durée, quoique d'une manière secondaire », Baudelaire intervient en précisant sa théorie de la vraie civilisation: « Elle n'est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes, elle est dans la diminution des traces du péché originel ».
Du point de vue de l'Histoire, Baudelaire se trouve là où les entretiens se sont évanouis. Les temps sont au progressisme, c'est-à-dire à la « doctrine des paresseux », ce qui signifie, pour Baudelaire, que le moment est venu de rompre avec toute forme de collectivisme ou de grégarisme. Le paradoxe n'est qu'apparent. Il existe en effet un en-delà et un au-delà de l'individu, et le monde auquel nous dévoue la « doctrine des paresseux » est un monde qui détruit à son principe tout dépassement de l'individu. La moindre des choses est d'avoir été ce que l'on doit dépasser. Baudelaire en qui l'on a trop tendance à voir le modèle de l'asocial demeure fidèle à l'idée maistrienne de la société en tant que civilisation, « gardienne fidèle et perpétuelle du dépôt sacré des vérités fondamentales de l'ordre social, la société, considérée en général, en donne communication à tous ses enfants à mesure qu'ils rentrent dans la grande famille, elle leur en dévoile le secret par la langue qu'elle leur enseigne ».
Constatant la disparition du dépôt sacré et de la langue, bafouée, triturée et saccagée, il ne cède pas à l'illusion de la forme vide: la carafe vide n'étanche point sa soif, la parodie d'ordre que le bourgeois fait régner, avec une rigueur extrême, ne lui semble guère aimable, en un mot, déterminé à « plonger dans l'Inconnu pour trouver du nouveau », Baudelaire, loin de ces maistriens de façade que sont les réactionnaires bourgeois, invente la praxis de la théorie que Maistre formule ainsi « le rétablissement de la Monarchie, qu'on appelle contre-révolution, ne sera point une révolution contraire mais le contraire d'une révolution ».
Là où la révolution mobilise, planifie, instrumentalise, Baudelaire se fera un devoir de démobiliser, d'accroître le sentiment de la singularité et de célébrer l'inutile. Application rigoureuse de la méthode qu'il trouve chez Maistre, son dandysme, si mal compris, coupe court à toutes les velléités d'action collective, d'appel au Peuple, de mobilisation de troupes, de référendum ou d'élection: « Ce que je pense du vote et du droit d'élection? Des droits de l'homme. Ce qu'il y a de vil dans une fonction quelconque ? Un Dandy ne fait rien. Vous figurez vous un Dandy parlant au peuple, excepté pour le bafouer ? » Le dandysme baudelairien, son caractère inconnu et novateur, consiste à demeurer là où nous sommes, obstinément. La stratégie, au demeurant n'est pas mauvaise, elle nous épargne des combats où nous eussions été vaincus immanquablement. Pour Baudelaire, le dandy n'est pas l'égotiste efféminé, il est le gardien du dépôt sacré, le témoin de l'Idée: « Être un grand homme et un saint pour soi-même. Voilà l'unique chose importante ». Le dandy est le témoin de lui-même, c'est assez dire que pour Baudelaire, il n'est pas seulement un Moi emprisonné dans l'immanence mais le subtil diplomate de l'Idée: « Toute idée est, par elle-même, douée d'une vie immortelle, comme une personne. Toute forme créée, même par l'homme, est immortelle. Car la forme est indépendante de la matière ».
Lorsque la Révolution et la Contre-révolution fourvoient le « faire » et le « défaire » dans l'inane et le vulgaire, le « contraire d'une Révolution » maintient l'être, durant l'interrègne, dans la plénitude de son possible. Baudelaire, penseur de l'ultime, va jusqu'au bout des prémices maistriennes, il les applique rigoureusement, en persistant dans une façon d'être qui est aussi une façon de dire. La lucidité baudelairienne départit son pessimisme de la tentation que serait le péché contre l'espérance. La leçon maistrienne tient Baudelaire sur ses gardes: « Défions-nous du peuple, du bon sens, du cœur, de l'inspiration et de l'évidence ». Tout le romantisme révolutionnaire et contre-révolutionnaire, si encombrant et si cacophonique, est ainsi déjoué en une seule phrase. Ce qui importe c'est de sauvegarder la musique et l'espace. « La musique, écrit Baudelaire, donne l'idée de l'espace. Tous les arts, plus ou moins; puisqu'ils sont nombre et que le nombre est une traduction de l'espace. » Le poème le redit: « La musique creuse le ciel ». L'immobilité du poète garde la vastitude et l'unité.
Luc-Olivier d’Algange
16:52 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : luc-olivier d'algange, charles baudelaire, poésie, lettres, lettres françaises, littérature, littérature française, 19ème siècle | |
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mercredi, 10 mars 2021
Goethe et l’unité allemande
Goethe et l’unité allemande
par Nicolas Bonnal
Nous sommes en 1828. Nous sommes encore dans l’Allemagne paisible et cultivée, celle de la musique de cour et des universités, des châteaux et des jardins princiers, des poètes et des philosophes. Goethe discute avec Eckermann de la future unité allemande. Il la sent inévitable économiquement mais il la redoute culturellement.
Nota : sur cette question de la taille qui rompt les équilibres, surtout politiques, j’ai rappelé les écrits de Léopold Kohr, le chercheur autrichien qui avait inspiré Koyaanisqatsi et qui était l’auteur du Breakdown of nations. Je commencerai par Kohr par conséquent :
« Léopold Kohr est un peu comme René Girard. Son explication doit tout expliquer. Voici ce qu’il écrit au début de son ''effondrement des nations'' :
« Comme les physiciens de notre temps ont essayé d'élaborer une théorie unique, capable d'expliquer non seulement certains mais tous phénomènes de l'univers physique, j'ai essayé de développer une seule théorie à travers laquelle non seulement certains mais tous les phénomènes de l'univers social peuvent être réduits à un commun dénominateur. »
Et son secret, inspiré par une remarque de notre Jonathan Swift est le refus du bulk, de la masse, de la taille :
« Le résultat est une philosophie politique nouvelle et unifiée centrée autour de la taille. Elle suggère qu'il semble y avoir une seule cause derrière toutes les formes de misère sociale: la grandeur. Aussi simpliste que cela puisse paraître, nous trouverons l'idée plus facilement acceptable si nous considérons que la grandeur, ou sur-dimension, est vraiment beaucoup plus que juste un problème social. Elle semble être le seul et unique problème imprégnant toute la création. Où quelque chose ne va pas, c’est que quelque chose est trop gros. »
Un autre historien, le passionnant marxiste Eric Hobsbawn faisait remarquer la chute italienne sur le plan culturel après l’unification. Mais Bakounine l’avait déjà dénoncée en 1869, cette unification piémontaise et maçonne qui avait déçu tout son monde au bout de cinq ans, avec son inefficacité administrative et sa corruption politique, tout en ruinant le pays – dont le budget était quatre fois supérieur à celui de tous les états italiens avant l’unité. Citons-le :
« Sortie d’une révolution nationale victorieuse, rajeunie, triomphante, ayant d’ailleurs la fortune si rare de posséder un héros et un grand homme, Garibaldi et Mazzini, l’Italie, cette patrie de l’intelligence et de la beauté, devait, paraissait-il, surpasser en peu d’années toutes les autres nations en prospérité et en grandeur. Elle les a surpassées toutes en misère.
Moins de cinq années d’indépendance avaient suffi pour ruiner ses finances, pour plonger tout le pays dans une situation économique sans issue, pour tuer son industrie, son commerce, et, qui plus est, pour détruire dans la jeunesse bourgeoise cet esprit d’héroïque dévouement qui pendant plus de trente ans avait servi de levier puissant à Mazzini.
Le triomphe de la cause nationale, au lieu de tout raviver, avait écrasé tout. »
Ces prémisses établis je reviens à Goethe. Il souligne les dangers de cette course au gigantisme et au centralisme qui a coûté si cher à la France (voyez mon livre sur le coq hérétique) :
« Mais si l’on croit que l’unité de l’Allemagne consiste à en faire un seul énorme empire avec une seule grande capitale, si l’on pense que l’existence de cette grande capitale contribue au bien-être de la masse du peuple et au développement des grands talents, on est dans l’erreur. — On a comparé un État à un corps vivant, pourvu de membres nombreux ; la capitale, c’est le cœur, et du cœur coulent partout dans tous les membres la vie et le bien-être. C’est fort bien ; mais lorsque les membres sont éloignés du cœur, la vie qui s’en échappe y arrivera affaiblie et elle s’affaiblira toujours en s’éloignant. Un Français, homme d’esprit, Dupin, je crois, a dressé une carte du développement intellectuel de la France, et teinté en couleurs plus ou moins claires ou foncées les divers départements, d’après leur culture plus ou moins avancée ; on voit les départements du sud, éloignés de la capitale, teintés en noir foncé, signe de l’ignorance épaisse qui y règne. — Ce serait un bonheur pour la belle France si, au lieu d’un seul centre, elle en avait dix, tous répandant la lumière et la vie. »
Goethe qui dit que le propre de l’allemand c’est l’individualisme et la liberté (et comme il a raison !) souligne le caractère pluriel et décentralisé du génie allemand. L’Allemagne et son génie auront été les plus grandes victimes du passage à la modernité gigantesque.
Reprenons Eckermann, en rappelant que cette unité est inéluctable sur le plan administratif et économique (cf. « la doctrine de la fatalité » de l’ineffable Tocqueville) :
« Nous causâmes alors de l’unité de l’Allemagne, cherchant comment elle était possible et en quoi elle était désirable.
« Je ne crains pas que l’Allemagne n’arrive pas à son unité, dit Goethe ; nos bonnes routes et les chemins de fer qui se construiront feront leur œuvre. Mais, avant tout, qu’il y ait partout de l’affection réciproque, et qu’il y ait de l’union contre l’ennemi extérieur. Qu’elle soit une, en ce sens que le thaler et le silbergroschen aient dans tout l’empire la même valeur ; une, en ce sens que mon sac de voyage puisse traverser les trente-six États sans être ouvert ; une, en ce sens que le passeport donné aux bourgeois de Weimar par la ville ne soit pas à la frontière considéré par l’employé d’un grand État voisin comme nul, et comme l’égal d’un passeport étranger. »
Puis Goethe insiste sur notre point ; le génie allemand de cette époque est lié à son caractère pluriel et décentralisé :
« Où est la grandeur de l’Allemagne, sinon dans l’admirable culture du peuple, répandue également dans toutes les parties de l’empire ? Or, cette culture n’est-elle pas due à ces résidences princières partout dispersées ; de ces résidences part la lumière, par elles elle se répand partout. Si depuis des siècles nous n’avions en Allemagne que deux capitales, Vienne et Berlin, ou même une seule, je serais curieux de voir ce que serait la civilisation allemande, et ce que serait aussi le bien-être matériel, qui va de pair avec la civilisation morale. »
La grande culture est alors partout, grâce aux princes, évêques et mécènes :
« L’Allemagne a plus de vingt Universités, répandues dans tout l’empire, et plus de cent bibliothèques publiques. Elle a également un grand nombre de collections d’art et de collections d’objets de tous les règnes de la nature, car chaque prince a cherché à avoir près de lui de beaux échantillons en ce genre. Des collèges, des écoles pour les arts pratiques et pour l’industrie, il y en a en excès. Il n’y a guère en Allemagne de village qui n’ait son école. En France, où en est-on sous ce rapport ? Et cette quantité de théâtres allemands, au nombre de plus de soixante-dix, établissements qui ne sont pas du tout à dédaigner comme moyen de répandre et d’encourager dans le peuple une haute instruction ! — Le goût et la pratique de la musique et du chant ne sont dans aucun pays aussi répandus qu’en Allemagne, et c’est là encore quelque chose ! ».
A la place de la musique on aura les usines et les parades militaires. Goethe ajoute :
« Pensez à ces villes comme Dresde, Munich, Stuttgart, Cassel, Brunswick, Hanovre, et à leurs pareilles, pensez aux grands éléments de vie que ces villes portent en elles ; pensez à l’influence qu’elles exercent sur les provinces voisines et demandez-vous : Tout serait-il ainsi, si depuis longtemps elles n’étaient pas la résidence de princes souverains ? Francfort, Brème, Hambourg, Lubeck sont grandes et brillantes ; leur influence sur la prospérité de l’Allemagne est incalculable. Resteraient-elles ce qu’elles sont, si elles perdaient leur indépendance, et si elles étaient annexées à un grand empire allemand, et devenaient villes de province ? J’ai des raisons pour en douter. »
Sources principales :
Jeudi, 23 octobre 1828. Conversations de Goethe avec Eckermann, wikisource.org.
https://fr.wikisource.org/wiki/Conversations_de_Goethe/Ann%C3%A9e_1828
http://www.dedefensa.org/article/small-is-beautiful
https://fr.wikisource.org/wiki/Bakounine/%C5%92uvres/Tome...
https://www.lesechos.fr/2013/11/des-tontons-flingueurs-a-thomas-daquin-332339
10:34 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : allemagne, goethe, littérature, littérature allemande, lettres, lettres allemandes, 19ème siècle | |
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