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mardi, 20 octobre 2015

La polyphonie du monde

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La polyphonie du monde

par Jean-François Gautier

Ex: http://www.institut-iliade.com

Intervention de Jean-François Gautier, docteur en philosophie, musicologue et étiopathe, lors du 2e colloque de l’Institut Iliade, Paris, Maison de la Chimie, 25 avril 2015.

La musique savante européenne est d’essence polyphonique. Cela signifie qu’elle conjugue au cours d’une même durée – d’exposition, ou d’écoute – plusieurs états sensibles superposés. Elle est la seule, dans l’ensemble des traditions musicales de la planète, à être ainsi construite. Elle retrouve en cela l’esprit du polythéisme antique, ressaisi à partir du XIII° siècle, et secondé par la mise au net d’une écriture solfégique des sons très précise.

L’antiquité hellénique distinguait neuf muses, autant de manières d’inspirer ou de styliser la profération des textes selon la matière traitée. Clio, avant de devenir la muse de l’Histoire, était celle qui inspirait l’épopée, narrée selon un certain type de mélodie et un certain type de rythme ; Érato inspirait la poésie amoureuse ; Euterpe prônait un autre type de poésie, à danser celle-là, avec d’autres mélodies et d’autres rythmes ; le domaine de Calliope était celui du « bien dire » ; celui de Thalie, le pastoral ; etc. Mais en ces temps-là, il n’était pas question de polyphonie.

On trouve un peu partout sur la planète des formes d’expression à deux ou trois voix, que l’on pourrait qualifier de polyphonies naïves, mais que la musicologie préfère qualifier d’hétérophonies. Il y a des hétérophonies corses, ou sardes ; il en existe aussi en Islande, en Géorgie, et dans le fond celtique qui, avec les cornemuses, superpose une basse constante et des variations mélodiques dans les aigus. Dans tous les cas, il s’agit de voix parallèles, sans guère d’autonomie et, d’une séquence à l’autre de la musique, elles sont reprises à l’identique comme dans les cantiques ou les chansons à versets et refrains : les différentes voix superposées y reviennent inchangées, répétées à l’infini, selon la quantité de paroles à chanter.

La « révolution polyphonique », une création monastique

La polyphonie qui naît dans le chantier de Notre-Dame de Paris à la fin du XIIe siècle et au début du XIIIe siècle est d’essence toute différente. Elle suppose qu’ait été au préalable résolu un problème technique autour duquel tournent les pratiques monastiques depuis la fin du IXe siècle, et que l’on peut résumer ainsi : tout son est caractérisé par sa hauteur, sa durée, son timbre et son intensité ; mais comment écrire – c’est-à-dire comment transmettre – les deux premières caractéristiques, hauteur et durée, pour qu’elles puissent être reprises par d’autres que soi, à la seule lecture, autrement qu’en faisant travailler la mémoire ?

Deux chantres en activité dans Notre-Dame en construction, Léonin et Pérotin, résolvent progressivement ce double problème, en utilisant des lignes superposées (les futures portées) pour repérer des hauteurs de sons, et différentes formes de notes (les futures rondes, blanches, noires, croches, etc.) pour indiquer leurs durées. Ce faisant, ils libèrent la mémoire de l’apprentissage par cœur du répertoire ecclésiastique ; mais ils se donnent surtout les moyens d’écrire des chants à plusieurs voix étagées. La rénovation de la musique européenne est là, dans la capacité qu’elle acquiert de rédiger des architectures à plusieurs parties, exactement comme la peinture pouvait réaliser des scènes à plusieurs éléments, paysages, personnages, animaux, etc.

Il est à noter que ce souci d’écrire plusieurs voix superposées anime les musiciens au moment où, dans une civilisation encore marquée par des féodalités individualistes, jalouses de leurs indépendances, apparaît une idéologie politique qui va permettre d’unifier celles-ci. C’est le retour du vieux modèle trifonctionnel indo-européen, qui vise à faire coexister pacifiquement les fonctions sociales de ceux qui prient (oratores), qui se battent (bellatores) ou qui travaillent et produisent (laboratores). Un monde rénové apparaît, qui adopte la polyphonie comme sa manière propre de se réunir et de chanter.

De l’exercice spirituel à l’autonomie artistique

A partir de cette époque, deux types de musiques vont être pratiqués. Dans les monastères, ceux des réseaux de Cluny et de Cîteaux, la musique est celle de la cantillation grégorienne à une voix, ou à deux voix parallèles. Cette musique-là ne vise pas une émotion esthétique comprise pour elle-même. Il s’agit plutôt d’une forme d’exercice spirituel, de travail du souffle et de la voix, permettant de progresser, de note d’appui (arsis) en note de repos (thésis), vers la contemplation du mystère théologal (incarnation, ou rédemption) qui est la vérité non de la musique mais du texte chanté.

Dans le chantier de Notre-Dame de Paris, la musique à plusieurs voix devient quant à elle autonome par rapport au texte. Plus que servir une vérité préalable, le compositeur est surtout préoccupé par la compatibilité mélodique et rythmique des chants proférés ensemble, qui participent de la même architecture. Les polyphonies nouvelles s’accordent en effet à l’agencement du vaisseau basilical, avec des montées et des descentes de voix, parallèles ou non, articulées autour de notes-pivots équivalant à des clefs de voûte, tandis que d’autres voix dessinent des arcades, des transepts, des claires-voies et toute autre figure magnifiant la nef en construction tout autant que la communauté diverse réunie à l’office.

Les travaux de Pérotin et de Léonin forment la matière d’un Magnus Liber Organi (« Grand Livre de chants ») dont des copies circulent à partir de 1215-1220 dans tous les grands chantiers gothiques de France et de Flandres (Senlis, Laon, Soissons, Amiens, Mons, Louvain, Beauvais, etc.). L’école franco-flamande prospère ainsi, puis exporte ses techniques en Europe centrale et du Nord. Celles-ci présentent le double avantage de libérer la mémoire d’un apprentissage difficile, surtout dans les chants à plusieurs voix, et conséquemment d’étendre indéfiniment le répertoire, au moins auprès de ceux qui, d’une part, auront appris à écrire les notes, et d’autre part à les lire.

Des chantiers de Notre-Dame à l’opéra

L’école va ensuite essaimer vers l’Italie, restée à l’écart du mouvement gothique. Johannes Ciconia (v.1340-1411), un temps chanoine à Liège où il naquit, adapte les rigueurs de l’ars nova à la courbe mélodique italienne, tant à Padoue qu’à Florence ou à Venise. Son successeur Guillaume Dufay (v.1400-1474), né dans le Cambrésis, voyage lui aussi en Italie, attaché à la chapelle papale de Rome, puis à Florence et à Bologne avant de revenir à Cambrai. Il laisse une douzaine de Messes à trois ou quatre voix, dont une sur un thème de chanson profane, l’Homme armé, grand succès du XVe siècle, qui resservira dans toute l’Europe pour une quarantaine de Messes après la sienne, jusqu’au XVIIe siècle.

 

DufayBinchois.jpgJean de Vaerwere, dit Johannes Tinctoris, né en 1435 à Nivelles, dans le Brabant wallon, affine en 1477 le règles de l’écriture à plusieurs voix dans un remarquable traité de contrepoint, Liber de arte contrapuncti, suivi de trois autres traités tous publiés en Italie, qui vont servir de référence. Son successeur picard Josquin des Prés, qui mourra à Condé-sur-l’Escault en 1541, passera lui aussi par Milan, la Sixtine romaine et Ferrare. La délocalisation franco-flamande est totale. D’Andrea Gabrieli (Venise) à Palestrina (Rome) en passant par Ingenieri (Crémone) ou Monteverdi (Mantoue), tous les grands maîtres italiens sont formés par des Nordiques.

L’art polyphonique construit avec eux, et pour l’oreille, un espace de pluralités audibles ensemble, même si l’auditeur ne les perçoit pas les unes les autres comme distinctement différentes. L’apport de cet art nouveau est décisif dans l’esthétique continentale. En même temps que des érudits comme Pic de la Mirandole ou Marcile Ficin diffusent par des traductions et des adaptations les grands écrits de l’antiquité polythéiste, les musiciens s’apprennent à bâtir des partitions dans lesquelles, comme sur l’Olympe, les voix divergentes ne sont pas tenues pour contradictoires mais, au contraire, conjuguées avec plaisir.

Cet art des voix combinées se double en Italie d’un art instrumental autonome, qui acquiert une liberté que l’école franco-flamande n’avait pas connue. Bientôt, ce sont les maîtres italiens qui vont initier leurs confrères européens aux nouvelles formes instrumentales et vocales développées dans la péninsule. Notamment l’opéra, un nouvel art théâtral et chanté (Orfeo, 1607) qui va parler en italien deux siècles durant dans toute l’Europe, même sur les scènes londoniennes.

De l’extension de « l’art des pluriels » à la césure contemporaine

L’art des pluriels conjugués ne cesse de plaire. L’Orfeo de Monteverdi (1607) dit en même temps bios et thanatos, la vie et la mort. La cantate BWV 60 de Bach (1723) chante de concert les deux motifs opposés de la crainte (Fucht) et de l’espérance (Hoffnung). La Symphonie Fantastique (1830) de Berlioz dit dans le même mouvement un Dies Irae et une ronde de Sabbat de sorcières. Désir (Eros) et Discorde (Eris) dominent le Tristan (1865) de Wagner. Dans la Mer (1905), Debussy combine des rythmes de houles, de vagues, de crêtes et d’écumes qui semblaient incompatibles. Tout ce polythématisme musical porte vers les sens l’émotion jamais résolue de la même énigme antique, celle de l’essentialité des contraires. Quelque chose comme Dionysos et Apollon racontés ensemble, tant ils sont inséparables. Ou Clio, Euterpe, Érato et Calliope conversant en chœur, sans tomber dans la cacophonie.

Le XXe siècle, après Ravel et Poulenc, inaugure une césure brutale d’avec cette tradition. La technique dite « dodécaphonique » prônée par nombre d’écoles modernes vise la maîtrise dogmatique de l’écriture plus que l’art des sensations sollicitées chez l’auditeur. Comme pour les installations en peinture ou les performances en sculpture, ou pour la mise en fonction d’une machine à laver, il devient bientôt indispensable de disposer au concert d’un mode d’emploi des œuvres. D’où le recours des mélomanes à une muséographie insensée, qui réactualise sans fin les œuvres du passé faute de disposer d’une actualité continuatrice de la vocation historique et artistique de l’Europe musicale.

Jean-François Gautier