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mercredi, 04 juin 2025

Le Chinatown de Polanski et le dévoilement de l’Amérique

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Le Chinatown de Polanski et le dévoilement de l’Amérique

Nicolas Bonnal

« Le désert croît. Malheur à qui recèle des déserts ! » (Zarathoustra).

Mère de toutes les images et de tous les vices de la planète ciné-télé Los Angeles est une ville-simulacre qui n’aurait pas dû naître, pas dû pousser sur un désert. Elle l’a fait quand même, et de quelle manière ; et sa récente punition inexplicable et terrifiante à la fois marque comme pour Hawaï (autre terre du rêve et du cinéma) une énième descente aux enfers et au désert. Mais cette ville qui est une anti-ville peut descendre plus bas et le fera sans doute.

A propos du Chinatown de Polanski, film le plus important sans doute du cinéma (tout y est voile de la Maya, sauf cet enfant mexicain à cheval venu d’un autre monde, celui de la licorne de Ridley Scott et d’un moyen âge chrétien), on rappellera que le film explique comment ce monstre tératologique, la ville du cinéma donc (voir le quatrième partie de ma Damnation des stars publiée chez Filipacchi il y a trente ans déjà) est venue au monde. Car le film tourne autour de ça, des eaux, de la terre et du ciel sec.

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On y découvre un personnage (l’une des victimes, la plus importantes), inspiré par William Mulholland qui a donné son nom à deux chefs-d’œuvre du cinéma postmoderne comme on dit : Mulholland Drive de David Lynch et l’excellent Mulholland Falls du maori Tamahori qui reprend une thématique proche d’Aldrich (celui d’En quatrième vitesse of course) : les inventions démoniaques (la bombe nucléaire) créent des monstres non pas physiques (ce serait trop facile…) mais psychologiques. C’est aussi cela qui aussi a créé ce Deep State indéracinable dont on connait les intentions globales et locales depuis le Covid. Le film de Polanski reprend la thématique de Rosemary : le Diable (celui de Baudelaire) va prendre le monde en charge, et directement encore. De Manhattan (revoyez Ghostbusters et les révélations qui y sont faites par Harold Ramis) à Los Angeles l’Amérique est « couverte ».

Sur Mulholland autant savourer Wikipédia :

« Dans les années 1880-90, Frederick Eaton et William Mulholland comprennent que l'obstacle principal à l'extension de la ville de Los Angeles est son approvisionnement en eau. Ces derniers se rendent compte que la vallée de l'Owens possède un trop-plein d'eau provenant de la Sierra Nevada et qu'un aqueduc pourrait conduire cette eau jusqu'à Los Angeles.

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Au 20ème siècle la vallée de l'Owens (photo) devient la scène d'affrontement où corruption et manipulation opposent les résidents locaux et la ville de Los Angeles pour obtenir les droits sur l'eau… »

Le film fait allusion à une guerre caïnite de l’eau :

« Les guerres de l'eau en Californie (anglais : California Water Wars) désignent les différends entre la ville de Los Angeles et les fermiers de la vallée de l'Owens en Californie concernant les droits de l'eau. Les conflits découlent principalement de l'emplacement dans une zone semi-aride de Los Angeles et la disponibilité de l'eau de la Sierra Nevada dans la vallée de l'Owens. »

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Enfin voyons pour le grand homme au bilan génial mais contestable :

« William Mulholland (BelfastIrlande, 11 septembre 1855 – Los AngelesCalifornie 22 juillet 1935) (photo) est un ingénieur américain d'origine irlandaise qui travailla en Californie et fut une figure marquante de l'histoire de Los Angeles.

Il a dirigé la construction du premier aqueduc de Los Angeles, qui a permis à la cité de devenir l'une des plus grandes villes du monde. L'exploitation de l'aqueduc a conduit cependant aux conflits connus sous le nom de guerres de l'eau en Californie, et à un désastre écologique dû à l'assèchement du lac Owens et de la vallée du même nom. En mars 1928, sa carrière prend fin lorsque, 12 heures après que lui et son assistant y ont effectué une inspection de sécurité, le barrage de St. Francis s'effondre, causant un grand nombre de morts et des dégâts considérables… ».

Le double de Mulholland refuse de « commettre la même erreur ». C’est là que les moutons interviennent (dans le film…). Bientôt on va lui envoyer les égorgeurs.

J’ai déjà dit que le film noir sert à dénoncer ou simplement dévoiler un monde criminel, un monde si dystopique qu’il débouche en univers de SF. Le monde criminel en Occident est invincible et le sait ; il n’aime pas être dénoncé mais il aime bien être révélé parfois. Ici le scénariste Robert Towne (Robert Bertram Schwartz, auteur aussi de Bonnie & Clyde et de l’exceptionnel Shampoing d’Hal Ashby) se surpasse et se défoule même.

Le méchant du film, qui a violé sa fille, lui a fait une enfant et tue finalement son associé et gendre, est joué par John Huston. Il se nomme Noah Cross et on voit comme un règlement de comptes se profiler là. Après tout on est à l’époque où l’inspecteur Columbo (présumé italien) envoie tous les riches Wasp en prison. Le film évoque sèchement une atmosphère antisémite: notamment dans la maison des retraités qui servent de prête-noms au groupe d’oligarques mêlés à cette opération de confiscation des eaux (Nicholson évoque la prostration des populations en pleine sécheresse, il est donc assuré que JAMAIS NOUS NE NOUS REVEILLERONS).

C’est une des données du film noir: on dénonce un monde taré qu’on ne peut renverser (on a juste remplacé les élites Wasp, voir McDonald ou Todd). Le film réveille et rendort: on reste dans le chaos de ce quartier auquel le flic ne comprend rien, Chinatown donc, surtout quand à la fin la police abat la victime (Faye Dunaway) et laisse le méchant (le père autoritaire d’Adorno, vicieux et intouchable) s’échapper. A la même époque l’exceptionnel directeur de la photo Alonso (premier mexicain ou presque respecté à Hollywood) éclaire – c’est le cas de le dire – l’Adieu ma jolie de Mitchum (il vole la vedette au réalisateur inconnu) et confère une aura magique à ce retour de bâton historique. La crise du pétrole passe par là, les Reset à venir et le Vietnam passent facture. On est définitivement sortis de l’innocence rooseveltienne dont parlait ma prof Denise Artaud à sciences-po. Mais y eut-il jamais un âge innocent pour l’Amérique, ce pays créé par l’esprit et non par la nature, comme dit Dostoïevski dans les Possédés ? Née de la sédition, de la Traite, du refus oligarque de payer des impôts, du dieu maçonnique, de la rage de faire du fric et de nuire à l’Europe, l’Amérique n’a pas d’innocence à nous vendre. Et « son air d’innocence ne reviendra plus » (Debord) : voir l’excellent livre de Zinn. Le projet immobilier de Gaza promu par Trump et ses acolytes nous rappelle très bien ce bref passage de Tintin en Amérique : voici vingt-cinq dollars, vieil hibou ; on prend ton territoire et on construit une ville nouvelle. Quant  à la vieille civilisation hispanique et catholique de Mexique ou de Californie, on la retape pour les touristes et les thésards.

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Comme dit Guillaume Faye dans son Système à tuer les peuples (c’est pourquoi l’enfant mexicain est un fantôme, les Mexicains ne reviennent que comme consommateurs obèses et péons du « cheap labor » du Donald) :

« L'humanisme apolitique, en revanche, comme tout ce qui relève de la raison égalitaire, s'avère obscène et castrateur. Los Angeles : monstrueuse verrue du bout de l'Occident, modèle de la future civilisation mondiale et californienne, où le mode de vie remplacera le politique. Rien d'étonnant, dans de telles conditions, que nous assistions à une dépolitisation de la classe politicienne bien plus, contrairement aux plaintes des politiciens qui ne connaîtront décidément jamais leur peuple, qu'à une dépolitisation de la société civile. »

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C’est la Kali fournie qui dévore le monde, un peu comme l’araignée géante Ungoliant de Tolkien (voyez mon livre), qui se dévore en même temps – et sans complexes.

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Le pire est que le film bien léché offre un panel d’images splendides héritées de l’Espagne coloniale ou du Spanish Revival architectural où Columbo déniche ses coupables Wasp. La beauté recyclée et muée en simulacre de Los Angeles (les annales gelées…) se retrouvera dans L. A. Confidential (film adoré par Jean Parvulesco qui me l’avait recommandé) ; Curtis Hanson explique que ce film lui fut inspiré par ce drame avec Bogart tourné dans un patio espagnol, qui montre un scénariste de cinéma massacrer et torturer son monde. Le cinéma c’est Nicholas Ray…

Venons-en à Nicholson. Dans le film il s’appelle Guittes et on nous dit que le nom fut inspiré par un ami de Jack. Je veux bien mais il se trouve que je vérifie, que Guittes veut dire divorce en hébreu et que ce détective pourchasse les maris pour obtenir de généreuses pensions : on le lui reproche pendant tout le film. Le Klein d’œil si j’ose dire est énorme ; je trouve ceci sur le site passionnant des Chabad (voir lien) :

« Parmi les lois détaillées dans la paracha de Ki Tetsé, il y a une section traitant du divorce. Le Rabbi analyse dans ce discours le concept de divorce tel qu’il s’applique entre les époux, et entre l’homme et D.ieu. Il examine certains paradoxes dans le traité talmudique sur le divorce (Guittine) et dans le nom donné, dans la loi juive, au document qui consomme la séparation. Ces paradoxes ont en commun de suggérer que bien que le divorce soit, extérieurement, une séparation, ce n’est pas là sa véritable nature. La pensée ‘hassidique, avec l’accent qu’elle met sur la découverte de l’essence de D.ieu et de l’homme, se fait devoir de percer le cœur de cette question : dans la mesure où l’essence de l’univers est l’unité de D.ieu, la séparation peut-elle être réelle et définitive ? »

Il y a bien divorce d’avec Dieu, le monde créé par le capital américain (voir Zinn, toujours) s’avérant infernal. Qui nous dit d’ailleurs que ce fantôme d’enfant que l’on voit n’a pas été emporté par les eaux ?

Sur la machine américaine à divorcer (et à déplacer l’argent finalement) je me suis rappelé ce splendide passage de Francis Parker Yockey :

« La vie familiale américaine a été profondément désintégrée par un régime déformant la culture. Dans un foyer américain classique, les parents ont en réalité moins d'autorité que les enfants. L'école, tout comme les églises, n'impose aucune discipline. La fonction de formation de l'esprit des jeunes a été abandonnée par tous au profit du cinéma. »

Todd croit que les Wasp ont été dépossédés vers 1965 ; rude erreur, car comme l’explique Yockey toujours :

« En Amérique, le mariage a été remplacé par le divorce. Ceci est dit sans intention paradoxale. Dans les grandes villes, les statistiques montrent qu'un mariage sur deux se termine par un divorce. À l'échelle nationale, ce chiffre est d'un sur trois. Cette situation ne peut plus être qualifiée de mariage, car son essence réside dans sa permanence. Le commerce du divorce est un vaste marché qui fait prospérer avocats, détectives privés et autres charlatans, et qui nuit aux valeurs spirituelles de la nation, comme en témoigne l'indifférence émotionnelle des enfants américains. »

L’enfant prostré (penser à Shining) est une constante en effet du cinéma américain et ce avant la télé et le popcorn. Yockey enfonce son clou :

« L'érotisme occidental, ancré dans la chevalerie de l'époque gothique, et l'impératif d'honneur qui en découle, hérité de siècles d'histoire occidentale, ont été bannis. L'idéal de Wedekind, le déformateur culturel qui prônait la bohème obligatoire en Europe au tournant du XXe siècle, a été réalisé par le régime déformateur culturel américain. Un puritanisme inversé a émergé. » Avec wokisme et transsexualisme au bout de la route…

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Je rappelle que le premier à avoir évoqué le problème du couple et de la famille américaine (la femme philosophe, l’homme affairiste) est Gustave de Beaumont (portrait, ci-dessus), compagnon de voyage de Tocqueville. Pour Beaumont (cité par Marx), le prêcheur américain exerce un business comme un autre. Il n’y a pas eu d’innocence américaine, et « l’Amérique n’a pas eu d’enfance mystérieuse » (voir notre texte et surtout Marie, ou de l’esclavage).

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Chinatown mériterait un chapelet d’articles et sans doute un livre – comme tous les grands films de Roman Polanski. On rappellera ces lignes de Joseph Kessel, juif rebelle qui comme Stefan Zweig (qui aurait pu faire fortune à Hollywood) refuse cette américanisation du monde :

« Mais dans les plus grandes artères, il n’y a pas de passants. Les automobiles roulent, roulent sans arrêt les unes derrière les autres, comme les anneaux d'une chaîne sans fin, entre les trottoirs déserts. C'est la seule ville au monde où l'on voit les camelots vendre les journaux au milieu de la rue, aux carrefours où les signaux lumineux et les bras mécaniques arrêtent, pour quelques secondes, le flux des voitures. »

Ce monde récolte la distance (on se rapproche de Debord…) :

« Mais pour voir un ami, pour acheter un grapefruit- dans ces marchés aux piles rigoureuses qui ressemblent à des halls d'usine -, il faut faire des kilomètres et des kilomètres. »

Il ajoute :

« Vitesse, rendement, précision, correction : voilà les caractéristiques essentielles de l'existence. »

Mais ce monde va s’exporter et s’imposer rapidement. Le phénoménal Daniel Boorstin explique quelque part que la conversation mondaine tourne autour des autoroutes et du réseau routier dans les dîners mondains à L.A., mais le modèle aberrant bien sûr triomphe.

Il ne manquerait que ça.

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Dans son Colloque entre Monos et Una Poe, aristocrate virginien élevé en Angleterre, se déchaîne :

« Hélas ! nous étions descendus dans les pires jours de tous nos mauvais jours. Le grand mouvement, – tel était l’argot du temps, – marchait ; perturbation morbide, morale et physique. »

Il relie très justement et scientifiquement le déclin du monde à la science:

« Prématurément amenée par des orgies de science, la décrépitude du monde approchait. C’est ce que ne voyait pas la masse de l’humanité, ou ce que, vivant goulûment, quoique sans bonheur, elle affectait de ne pas voir.

Mais, pour moi, les annales de la Terre m’avaient appris à attendre la ruine la plus complète comme prix de la plus haute civilisation. »

Quelques sources :

http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2025/05/16/l...

https://fr.chabad.org/library/article_cdo/aid/3761610/jew...

https://www.dedefensa.org/article/le-feminisme-us-par-del...

https://www.amazon.fr/damnation-stars-Nicolas-Bonnal/dp/2...

https://www.boervolkradio.co.za/boeke/Imperium.pdf

https://files.libcom.org/files/A%20People%27s%20History%2...

 

14:34 Publié dans Cinéma, Film | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : cinéma, film, roman polanski, nicolas bonnal | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

lundi, 18 mars 2019

Kubrick et Polanski contre les élites occidentales

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Kubrick et Polanski contre les élites occidentales

Les Carnets de Nicolas Bonnal

Ex: http://www.dedefensa.org

On tonne justement contre nos élites, or je me suis rendu compte que les deux derniers grands cinéastes, tous deux juifs d’origine austro-hongroise (bel empire multi-ethnique qui magnifia la culture comme aucun autre), nous avaient nûment éclairé à ce sujet. 

Il y a vingt ans j’avais écrit dans la revue contre-littérature de mon ami Alain Santacreu un texte comparant la bizarre Neuvième porte de Polanski à l’incontournable Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick qui venait de mourir dans des conditions incompréhensibles pour ses proches. Les deux films tiraient à boulets rouges sur nos élites : sacrifices humains, satanisme, orgies, mythologie Illuminati et conspiration à ciel ouvert dans un monde d’aveugles. Les deux films furent tournés dans des châteaux ayant appartenu aux Rothschild, revenus au premier plan depuis quelques années : Ferrières et Mentmore Towers (lieu des orgies rituelles à chaque fois), où fut même tourné le film de Philip  Kaufmann sur Sade (voyez mon texte sur le retour en grâce du divin marquis).

Et je citai Isaïe, 44 : 

18 Ils n’ont pas de connaissance et ne comprennent pas ; car Il a couvert d’un enduit leurs yeux, en sorte qu’ils ne voient pas, [et] leurs cœurs, en sorte qu’ils ne comprennent pas. 

19 Et on ne rentre pas en soi-même, et il n’y a pas de connaissance, et il n’y a pas d’intelligence…

tess.jpgEn revoyant le ghost writer de Polanski, j’ai compris pourquoi ce maître impertinent avait connu tant de problèmes avec la justice américaine. Il y est fait mention des conspirations anglo-saxonnes à travers le monde, du comportement de Tony Blair, des guerres médio-orientales de Bush, ainsi que du train de vie oligarque des hommes politiques postmodernes (« à moi la belle vie », comme disait Sarkozy). Et il est facile de voir dans l’œuvre de Polanski une récurrence : la critique radicale des élites – voyez Tess, le bal des vampires, ou bien sûr le grand classique Chinatown. On rajoutera le Couteau dans l’eau, qui dénonçait audacieusement la nouvelle bourgeoisie communiste et on n’oubliera pas le bébé de Rosemary, dont j’avais souligné le contenu subversif dans ma Damnation des stars publiée en 1996 chez Filipacchi.

Chez Kubrick aussi la critique des élites est une constante. Je me cite, évoquant les Sentiers de la gloire qui tape si bien sur nos généraux républicains :

« Le deuxième élément est que ce film de guerre est surtout un film contre les élites. Cette critique assez radicale des élites est un des thèmes récurrents aussi du cinéma de Kubrick. Les élites conspirent, trahissent, trafiquent, méprisent, réifient : on a les élites romaines, les élites bureaucratiques de Folamour ou 2001, les élites politiques britanniques dans les films d’époque, on a bien sûr les élites détraquées d’Eyes Wide Shut ; les Sentiers de la gloire fournissent la première pierre de ce monument de la contestation moderne. Dans ses entretiens, Kubrick ne se montre jamais hostile ; mais il filme ces élites d’ancien régime comme quelqu’un d’hostile, comme si cela allait de soi, comme si cela surtout était rentable pour intéresser les audiences. On sait qu’il aurait aimé filmer Spartacus comme un leader indigne, guidant ses troupes sur les voies du pillage. C’est pour cela aussi qu’il sera si intéressé à filmer les châteaux et les belles demeures : le château bavarois des Sentiers, le château de Mentmore des Rothschild dans EWS. Sans oublier les demeures de Barry Lyndon, sises à Potsdam, en Angleterre ou en Irlande, et déjà bien tancées par Thackeray. »

C’est que le coup du château pseudo-médiéval et néo-féodal est essentiel :

« Dans le film on a ainsi un beau château et un non moins fascinant bal masqué, qui annonce ceux de Shining ou d’Eyes Wide Shut. Bal masqué par la combine, la trahison, l’assassinat de masse et le désir aussi de ne pas faire trop attendre les dames. Spielberg s’en souviendra dans la liste de Schindler. »

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Le lien entre sexe et élites est essentiel :

« Folamour à la fin mérite bien son nom puisqu’il propose une révolution sexuelle propre à satisfaire les élites politiques : elles gardent le pouvoir, on les pourvoit en femmes le plus belles possibles, et elles doivent travailler à la reproduction de l’espèce (on n’avait pas prévu de solution plus moderne, à la Huxley ?) ! La femme retrouve ici ou plutôt conserve – on est dans l’univers de Kubrick – sa condition inférieure, voire même d’objet récompensant le guerrier-chasseur décrit par Thorstein Veblen dans son classique sur la classe des loisirs… »

Sur le personnage de Ziegler joué par Pollack dans EWS j’écrivais, toujours dans mon livre sur Kubrick :

« On est comme en 1900. Bonjour le monde moderne ! Ziegler – Pollack était un habitué de ce genre de rôle de grossium désabusé à la fin de sa vie, il l’a montré avec Kidman divorcée et avec Clooney – explique cyniquement et complaisamment dans sa salle de billard que la fille n’a eu que ce qu’elle méritait. Il relativise sa mort comme les romains relativisaient la mort d’un gladiateur ou les généraux français celle de leurs soldats (il en a fallu un million et demi tout de même). Ziegler est un libertin, un sadien avec de l’argent qui vient là pour donner une explication au bal masqué mystérieux de la nouvelle de Schnitzler. Incarne-t-il la face démoniaque de la mondialisation actuelle, l’élite hostile et Illuminati qui inquiète tous les conspirateurs du web, c’est une autre histoire. La mort brutale et peu expliquée de Kubrick n’a rien fait pour arranger les choses ! »

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Sur les allusions à l’antisémitisme, notion si burlesquement manipulée en ce moment (Kubrick et Polanski sont, comme Von Neumann, Broch, Musil, Schiele, Mahler, Freud, des métastases des modernes génies juifs austro-hongrois qui fournirent bon nombre de rebelles libéraux), j’écrivais :

« La critique avait alludé à l’allusion à l’antisémitisme latent contenu dans le texte de Schnitzler. Il y a la fraternité allemande (les voyous de Kubrick sont d’ailleurs tous des blancs dans la rue) qui menace Fridolin, l’allusion au judaïsme du jeune pianiste trop bavard, et bien sûr le bal masqué dont Fridolin est chassé. Le film ne retient pas cette ambigüité selon nous. Tom Cruise fait même – pour le dire crument – goy et bête. C’est le schmuck américain par excellence, le mâle moderne et blanc dans toute son inertie. »

Et je rappelais le jeu de mot de Heine cité par Freud dans son essai sur le mot d’esprit :

ews.jpg« Ziegler pourrait jouer lui au contraire un rôle d’élite cosmopolite et rigolarde, aimable et protectrice (à la manière de certains hiérarques socialistes ?). Dans sa manière de traiter Bill paternellement, il nous rappelle ce mot d’esprit cité par Freud à propos d’un petit-bourgeois qui se croyait ami de Rothschild : 

« Docteur, aussi vrai que Dieu m'accorde ses faveurs, j'étais assis à côté de Salomon Rothschild et il me traitait tout à fait d'égal à égal, de façon toute famillionnaire ».

Rien qu’un rêve de Schnitzler, qui a inspiré EWS, était visiblement un récit à clé sur la haute société viennoise. A ce propos je notais :

« Plus important, les allusions aux complots. Le coscénariste Frédéric Raphaël, qui nous semble avoir raconté beaucoup de bêtises, explique aussi que l’idée de la société secrète est venue « comme ça ». Or elle n’a bien sûr pas pu venir « comme ça » puisqu’elle est… dans la nouvelle de Schnitzler ! Dans la même page notre auteur parle même de comédie (le ressort comique du film est très présent), de société secrète et… de mystère ! Même le déguisement est grosso modo le même avec les moines et les nonnes, et le recyclage parodique et presque banal du cérémonial catholique romain ! »

La clé pour comprendre 2001, en marge du splendide message spirituel du film (en marge de nos religions dégénérées nous ferions bien d’y aller revoir) est la conspiration de la NASA pour que les russes ne s’emparent pas du monolithe. Il s’agit d’une classique opération du Deep State américain (voyez le documentaire moqueur à ce sujet de Karel) comme il y a conspiration des élites britishs dans orange mécanique, quand le pouvoir tory aux abois décide de s’appuyer sur les voyous et l’insécurité médiatisée pour contrôler des populations hébétées. 

Chez Roman Polanski il y a toujours, coincée entre la paranoïa et l’ironie, cette constante, qu’on retrouve même dans le pianiste – un film sur l’impossibilité de se loger – comme Tess ou le locataire écrit par mon regretté ami Gérard Brach (voyez mon livre sur Annaud où je raconte mon amitié avec cet être exceptionnel). C’est tout le malaise du monde moderne que ces deux grands inspirés ont dépeint dans leur œuvre esthétisante, incisive et « ouverte »  - au sens d’Umberto Eco.

Mais revoyez ou découvrez Ghost Writer pour mieux comprendre…

Sources

Nicolas Bonnal – Kubrick (Dualpha/Amazon.fr) ; la Damnation des stars (Filipacchi) ; Annaud (Michel de Maule)

Youri Sletzkine – le siècle juif