mercredi, 09 avril 2008
A.Mohler, disciple de Sorel
Dr. Karlheinz WEISSMANN:
Armin Mohler : disciple de Sorel et théoricien de la vie concrète
Le “mythe” ou la “peinture d'une bataille”, naît spontanément et exerce un effet mobilisateur sur les masses, leur insuffle une “foi” et les rend capables d'actes héroïques, fonde une nouvelle éthique: telles sont les pierres angulaires de la pensée de Georges Sorel (1847-1922). Ce théoricien politique, par ses articles et ses livres, publiés avant la première guerre mondiale, a exercé une influence dérangeante tant sur les socialistes que sur les nationalistes. Toutefois, son intérêt pour le mythe et sa foi en une morale ascétique ont toujours été —et restent encore malgré le temps qui passe— des pierres d'achoppement pour la gauche, dont il se revendiquait. On peut encore lire cette réticence dans les ouvrages publiés sur Sorel à la fin des années 60. Tandis que certains courants de la nouvelle gauche se sont revendiqués expressément de Sorel et considéraient que son apologie de l'action directe et ses conceptions anarchisantes réclamant l'avènement de petites communautés de “producteurs libres” étaient des anticipations de leurs propres visions, la majorité des groupes de gauche ne voyait en Sorel qu'une tête folle se réclamant de Marx à mauvais escient et apportant à la gauche dans son ensemble plus de déboires que de bienfaits. Jean-Paul Sartre, évidemment, se comptait ainsi parmi les adversaires de Sorel, leur apportant la caution de sa notoriété et donnant ipso facto du poids à leurs arguments.
Lorsque Armin Mohler, entièrement en dehors des débats agitant les gauches, a affiché son grand intérêt pour l'œuvre de Sorel, ce n'est pas parce qu'il voyait en lui le “prophète des poseurs de bombes” (Ernst Wilhelm Eschmann), ni parce qu'il croyait, comme Sorel l'espérait dans le contexte de son époque, que le prolétariat détenait une force de régénération ni parce qu'il estimait que cette vision messianique du prolétariat avait encore une quelconque activité. Pour Mohler, Sorel était un exemple à méditer dans la lutte contre les effets et les vecteurs de la décadence. Mohler voulait utiliser le “pessimisme puissant” de Sorel contre un “pessimisme faible”, répandu dans les rangs de la bourgeoisie.
Très tôt, Mohler a critiqué la “conception jardinière du conservatisme”. En relisant Sorel, il a compris qu'il est parfaitement absurde de vouloir tout “conserver”, alors que les situations ont partout changé. La droite intellectuelle ne doit pas se contenter de prêcher simplement le bon sens contre les excès d'une certaine gauche, ni de prêcher les Lumières aux partisans de l'idéologie des Lumières; non, elle doit se montrer capable de forger elle-même sa propre idéologie, de comprendre les procès de décadence qui se déploient en son propre sein, et de s'en débarrasser, avant d'ouvrir véritablement la voie à une traduction concrète de ses propres positions.
Une aversion commune contre les excès de l'éthique de la conviction
Quand Mohler croque son premier portrait de Sorel dans les colonnes de la revue Criticón en 1973, il écrit sans ambiguïtés que les conservateurs allemands devraient prendre ce Français hors du commun comme modèle pour organiser la résistance contre la “désorganisation par l'idéalisme”. Mohler partageait l'aversion de Sorel contre les excès de l'éthique de la conviction. On a vu celle-ci exercer ses ravages dans la France des années 1890 à 1910, avec le triomphe des Dreyfusards et l'incompréhension des Radicaux pour les véritables fondements de la Cité et du Bien Commun; on l'a vue aussi à la fin des années 60 dans la République Fédérale, lors de la grande fièvre “émancipatrice”, assortie de la volonté de jeter bas tout continuum historique en criminalisant systématiquement le passé allemand, toutes tares qui ont également touché le “centre” de l'échiquier politique.
Outre ces nécessités du moment, Mohler avait d'autres raisons, plus essentielles, pour redécouvrir Sorel. L'anti-libéralisme et le décisionnisme de Sorel avaient impressionné Mohler, plus encore que l'absence de clarté qu'on reproche à la pensée sorélienne. Mohler pensait au contraire que cette absence de clarté était le reflet exact des choses elles-mêmes, ce qui n'est jamais le cas, finalement, quand on use d'une langue trop descriptive et trop analysante. Surtout “quand il s'agit de saisir des éléments ou des évènements très divergents les uns des autres ou de capter des courants contraires, souterrains et porteurs”. Sorel a formulé pour la première fois une idée qui ne se laisse que très difficilement conceptualiser: les pulsions de l'homme, surtout les plus nobles, ne s'expliquent que difficilement, car les solutions conceptuelles toutes faites et toutes proprettes, que l'on propose généralement, faillissent dans leur application; les modèles explicatifs du monde, qui ont la prétention d'être absolument complets, ne poussent pas les hommes en avant, mais, au contraire, ont un effet paralysant.
Ernst Jünger, disciple allemand de Georges Sorel
Mohler s'est également senti attiré par le style de la pensée de Sorel, par la puissance associative de ses explications. Il était aussi convaincu que ce style était inséparable de la “chose” mentionnée. Il a tenté de définir cette pensée sorélienne avec plus de précision à l'aide de concepts comme la “construction organique” ou le “réalisme héroïque”. Ces deux nouveaux concepts révèlent l'influence d'Ernst Jünger que Mohler compte parmi les “disciples allemands” de Sorel. Chez Sorel, Mohler a retrouvé ce qu'il avait antérieurement découvert chez le Jünger des manifestes nationalistes et de la première version du Cœur aventureux: la détermination à surmonter les pertes endurées et, en même temps, à oser quelque chose de nouveau, à faire confiance à la force de la décision créatrice et de la volonté de donner forme à l'informel, contrairement aux utopies des gauches. Dans un tel état d'esprit, en dépit de l'enthousiasme débordant des acteurs, ceux-ci restent conscients des conditions spatio-temporelles concrètes et opposent à l'informel ce que leur créativité a formé.
L'“affect nominaliste”
Ce qui agissait en filigrane, tant chez Sorel que chez Jünger, Mohler l'a appelé l'“affect nominaliste”, c'est-à-dire l'hostilité à toutes les “généralités”, à tout cet universalisme de quatre sous, qui veut toujours être récompensé pour ses bonnes intentions, l'hostilité à toutes les rhétoriques ampoulées et amphigouriques, qui n'ont plus rien à voir avec la réalité concrète. C'est donc l'“affect nominaliste” qui a éveillé l'intérêt de Mohler pour Sorel. Jamais plus Mohler n'a cessé de se préoccuper des théories et des idées de Sorel.
En 1975, Mohler fait paraître un petit ouvrage bref, considéré comme une “bio-bibliographie” de Sorel, mais contenant aussi un court essai sur le théoricien socialiste français. Mohler a utilisé l'édition d'un fin volume dans une collection privée de la Fondation Siemens, consacré à Sorel et dû à la plume de Julien Freund, pour faire paraître ces trente pages (imprimées de manière si serrée qu'elles sont difficiles à lire!), présentant pour la première fois au public allemand une liste quasi complète des écrits de Sorel et de la littérature secondaire qui lui est consacrée. A cette liste s'ajoutait une esquisse de sa vie et de sa pensée.
Dans ce texte, Mohler a d'abord voulu présenter un synopsis des phases successives de l'évolution intellectuelle et politique de Sorel, pour pouvoir bien mettre en exergue la position idéologique excentrée de cet auteur. Ce texte avait été conçu à l'origine pour devenir une monographie de Sorel, où Mohler aurait mis en forme l'énorme documentation qu'il avait rassemblée et travaillée. Malheureusement, il n'a jamais pu terminer ce travail. Finalement, Mohler s'est décidé à couler le résultat de ses investigations dans un essai assez complet, qui est paru en trois parties dans les colonnes de Criticón en 1997. Les résultats de l'analyse mohlérienne peuvent se résumer en cinq points.
Une nouvelle culture qui n'est ni de droite ni de gauche
◊ Quand on parle de Sorel comme d'un des pères fondateurs de la Révolution conservatrice, on reconnaît son rôle de premier plan dans la genèse de ce mouvement intellectuel, qui, comme son nom l'indique clairement, n'est “ni de droite ni de gauche”, mais tente de forger une “nouvelle culture”, qui prendra la place des idéologèmes usés et galvaudés du 19ième siècle. Par ses origines, ce mouvement révolutionnaire-conservateur est essentiellement intellectuel: il ne peut pas être compris comme rejetant simplement le libéralisme et l'idéologie des Lumières.
◊ En principe, on considère que les fascismes romans ou le national-socialisme allemand ont tenté de réaliser ce concept, mais ces idéologies sont des hérésies, qui omettent de prendre en considération l'un des aspects les plus fondamentaux de la “Révolution conservatrice”: la réticence à l'endroit des idées qui évoquent la bonté naturelle de l'homme ou croient en la “faisabilité” du monde. Cette réticence de la RC est un héritage provenant du vieux fond de la droite classique.
◊ La fonction de Sorel était en première instance une fonction catalytique, mais, dans sa pensée, on retrouve tout ce qui a été travaillé ultérieurement dans les diverses familles de pensée de la RC: le mépris pour la “petite science” et la valorisation extrême des pulsions irrationnelles de l'homme, le scepticisme à l'égard de toute abstraction et l'enthousiasme pour la concrétude, la conscience qu'il n'existe rien d'idyllique, le goût de la décision, la conception que toute vie paisible ne vaut rien et le besoin de “monumentalité”.
Il n'y a pas de “sens” qui existe par lui-même
◊ Dans ce même ordre d'idées, nous trouvons aussi cette conviction que l'existence est dépourvue de sens (sinnlos) ou, mieux: la conviction qu'il est impossible de reconnaître avec certitude le sens de l'existence. De cette conviction découle l'idée qu'on ne fait jamais que “trouver” le sens de l'existence en le forgeant graduellement soi-même, sous la pression des circonstances et des aléas de la vie ou de l'histoire, et qu'on ne le “découvre” pas comme s'il était toujours déjà là, caché derrière l'écran des phénomènes ou des épiphénomènes. Dès lors, le sens n'existe pas par lui-même, car seules quelques rares et fortes personnalités sont capables de le fonder, et seulement à de rares époques charnières de l'histoire. Le “mythe”, lui, constitue toujours le noyau central d'une culture et la compénètre entièrement.
◊ Tout dépend finalement de la conception que Sorel se fait de la décadence —et tous les courants de la droite, aussi différents soient-ils les uns des autres, en ont unanimement conscience— conception qui diffère des modèles habituels, qui sont l'idée d'entropie ou celle de la cyclicité du temps, la doctrine classique de la succession constitutionnelle ou l'affirmation du déclin organique de toute culture. Dans Les illusions du progrès, Sorel affirme: “C'est de la charlatanerie ou de la naïveté de parler d'un déterminisme historique”. La décadence équivaut toujours à la déperdition de la structuration intérieure, à l'abandon de toute volonté de régénération. Sans aucun doute, la présentation de Sorel, que nous a donnée Mohler, a été rendue plus mordante par son esprit critique.
Une théorie de la vie concrète immédiate
Pourtant, des pans entiers de la pensée sorélienne n'ont jamais intéressé Mohler. Notamment les lacunes de la pensée sorélienne, pourtant patents, surtout quand il s'est agi de définir les processus qui auraient dû animer la nouvelle société prolétarienne portée par le “mythe”. Mohler a également omis d'investiguer la plurivocité de bon nombre de concepts utilisés par Sorel. Mais Mohler a découvert chez Sorel des idées qui l'avaient lui-même préoccupé: on ne peut donc pas nier le parallèle entre les deux auteurs. Les affinités intellectuelles existent entre les deux hommes, car Mohler comme Sorel, ont cherché “une théorie de la vie concrète immédiate” (pour reprendre les mots de Carl Schmitt).
Dr. Karlheinz WEISSMANN.
(article tiré de Junge Freiheit, n°15/2000; http://www.jungefreiheit.de ; Le Dr. Weissmann est historien et directeur des études dans un lycée. Le texte ci-dessus est une version abrégée d'une étude qu'il fera paraître ce prochain automne dans le volume d'Armin Mohler, Georges Sorel. Perspektiven, Ed. Antaios, Frankfurt a. M.).
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