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mercredi, 10 février 2010

Sousl l'oeil de Big Brother: une société sous surveillance?

Le pouvoir de l’Etat est-il devenu « absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux », selon les termes de Tocqueville ? Si tel est le cas, quelle saveur ont encore concrètement les libertés ? Faut-il encourager passivement ce « pouvoir immense et tutélaire », dont le même auteur prévoyait l’avènement avec quelque inquiétude ? Grave question que les criminalités émergentes font ressurgir avec d’autant plus d’acuité qu’elles nécessitent une surveillance accrue des services publics. Souvent au détriment des honnêtes gens.

L’efficacité avec laquelle les nouvelles menaces doivent être combattues ne saurait tout justifier. La question est politique. On ne perdra pas de vue que la sécurité est l’impératif catégorique des Etats modernes. Le prétexte de leurs secrètes tentations. Aussi, prudentia oblige, cette efficacité n’implique pas que les citoyens, auxquels l’administration moderne épargne le souci de songer à leur défense personnelle, s’en remettent à l’Etat les yeux fermés. La lâcheté d’une société civile qui s’est historiquement laissé désarmer peut avoir un coût redoutable. A fortiori dans un contexte globalisé, où prolifèrent parallèlement menaces et techniques complexes de collecte de l’information. La distance cri?tique du citoyen isolé s’y réduit comme une peau de chagrin. Ignorant la réalité des menaces qui l’environnent, celui-ci tend à s’en remettre au discours officiel. Telle menace extérieure, à l’ampleur imprécise, qu’elle soit d’ordre terroriste, mafieuse ou relevant de la délinquance financière, lui en impose plus que le pouvoir immédiat, aussi prégnant que ce der?nier puisse s’affirmer dans la vie quotidienne. On le sait, l’épouvantail effraie plus les moineaux que le filet.

Ainsi, plus se développe le souci légitime de faire face aux agressions les plus diverses et les plus inédites, plus se pose le problème de la gestion des risques dans les sociétés contemporaines. Là est le lieu de toutes les illusions d’optique quant à la perception des nuisances réelles. A ce titre, les risques pesant sur la santé constituent un révélateur formidable. Le phénomène des vaccinés contre le virus de la grippe A illustre cette porosité des populations aux slogans alarmistes. Aussi, dans le cas de menaces portant sur la sécurité, autrement angoissantes, mais éventuellement surévaluées au nom de ces « sciences du danger », qui prétendent éclairer les administrations en matière de précautions, beaucoup de conditionnements sont possibles, de dérives envisageables. Un carcan de normes inédites, asphyxiant les libertés, peut alors être imposé. Un exemple extrême : le Patriot Act de 2001, arguant des nouvelles menaces terroristes pour étendre brutalement les prérogatives de l’Etat américain en matière d’investigation.

 

Souriez, vous êtes filmé !

 

Au-delà de ce cas de démesure flagrante, remis en cause de?puis, c’est le quadrillage discret de nombreux pans de la vie sociale, par les administrations du monde occidental, qui doit attirer notre attention. De la gestion des entreprises à la vie privée, en passant par le patrimoine et les déplacements des personnes et des biens. En effet, les services publics de sécurité doivent aujourd’hui s’adapter à un contexte sans précédent. Dans le monde joliment bigarré du XXIe siècle, toutes sortes d’opportunités s’offrent désormais aux cerveaux délinquants qui pensent la criminalité, l’imaginent, et plus encore la calculent mathématiquement, selon un type d’analyses parfois peu éloignées de celles des grands prédateurs légaux de l’ordre libéral. Cette criminalité déterritorialisée, dématérialisée quand elle exploite les circuits d’Internet, s’organise en réseaux structurés. Au maillage que réalisent alors certains groupes délinquants sur un espace mondialisé, et donc sur une population ciblée à l’assiette infiniment plus large, répond le maillage que mettent en place peu à peu les administrations.

On connaissait jusqu’ici le tropisme tentaculaire de ces dernières. S’y ajoute désormais, pour compléter la panoplie du monstre, la propension à se doter d’une multitude d’yeux, sans oublier les grandes oreilles. Les réseaux d’écoute et de surveillance visuelle par satellite, déployés à une échelle très vaste et d’autant moins transparente, l’illustrent avec force. Nés en 1948 du contexte de la Guerre froide, avec les cinq pays anglos-saxons du pacte UKUSA, ces réseaux se sont de?puis étendus à d’autres Etats. Mais d’une manière générale, au-delà de tels systèmes, ce que peut redouter une société un tant soit peu soucieuse de ses libertés, c’est la mémoire colossale que les administrations tentent obstinément de se greffer à coups de logiciels toujours plus puissants.

Petit coup de projecteur en France. Le 1er octobre dernier, le ministre de l’Intérieur Brice Hortefeux indiquait à tous les préfets, réunis à Paris pour la circonstance, ses quatre priorités concernant les moyens de la police. Outre « le développement de la police scientifique et technique de masse », était affirmée la priorité du « déploiement des outils vidéo » avec un effort particulier pour les caméras embarquées, beaucoup plus efficaces. Le même Hortefeux ouvrait ensuite en novembre la 25e édition de Milipol, le salon mondial consacré à la sécurité des Etats. 900 exposants aux techniques de pointe pour ce marché – du flicage ? – en pleine croissance (8,4 % en 2008). Véritable Eldorado pour la vidéosurveillance. Minicaméras dissimulées dans une plaque d’immatriculation, drones filmant les foules, caméras-projectiles dotées d’un angle de 360°. Les hors-la-loi n’ont qu’à bien se tenir ! Les citoyens aussi.

C’est bien le nœud du problème. L’escalade technologique, qui entraîne les délinquants et les services de sécurité dans le même vertige, a des conséquences nouvelles. La frontière entre prévention et contrôle s’amenuise. Ainsi le veut la raison technocratique sur laquelle se greffe cette logique technicienne. N’est en effet nullement en cause une improbable volonté autoritaire des gouvernements. L’air du temps n’est plus aux Etats policiers, en dépit des fantasmes de l’extrême-gauche, qui focalise grossièrement ses critiques sur de prétendues intentions répressives. Curieusement, ses membres ignorent le passage des sociétés disciplinaires aux sociétés de contrôle, qu’ont montré les analyses des philosophes Gilles Deleuze et Michel Foucault.

 

Le monde d’Orwell en version numérique

 

Fondamentalement, sont en cause les mécanismes de con?trôle induits par le système global, condamné à miser sur un optimisme technologique. Ceci afin de concilier la marchandisation du monde et la sécurité de cette universalité errante des individus qui la mettent en œuvre. D’où la dimension planétaire du phénomène et sa logique d’intégration toujours plus étroite. On observe d’abord cette logique à travers la collaboration croissante des services administratifs à l’intérieur d’un même Etat. A ce titre, les services fiscaux, par exemple, deviennent des partenaires de choix pour les services publics de sécurité. L’information est moins cloisonnée, mise en commun. Concertation et collaboration par le rapprochement des fichiers respectifs se généralisent. Aussi voit-on les lignes traditionnelles de l’investigation ordinaire se déplacer. Au-delà, s’impose, sur un mode semblable, la coopération plus étroite entre Etats et entre organisations internationales.

Cependant, le point le plus avancé de cette intégration réside dans le transfert de plus en plus fréquent d’informations du secteur privé vers le public. Et inversement. Les perspectives ouvertes par le numérique ont fait passer la surveillance au stade d’une industrie. Au détriment de toute légitimité. La « Commission nationale de l’informatique et des libertés » (CNIL) n’a pas fini d’être dépassée. C’est l’impératif d’une véritable chaîne de la sécurité, au-delà du champ traditionnel du bien commun, qui a fait naître cette logique marchande. Quand la sécurité devient un bien commercial, on assiste alors à des liens auparavant inconcevables. Ainsi des relations privilégiées entre la National Science Agency (NSA) américaine et Microsoft. Ou de la vente d’images par Spot Image, filiale du CNES français, à Google Earth. Par ail?leurs, d’autres acteurs deviennent décisifs, comme les compagnies d’assurances, qui contrôlent désormais nombre de sociétés privées de télésurveillance.

Est-ce la préfiguration d’une ère nouvelle ? C’est, en tout cas, la rançon d’une longue fuite en avant. Sans doute la con?séquence lointaine d’un consentement séculaire, celui de la prise en charge du vivre-ensemble par une providence séculière, un Léviathan. La surveillance comme nouveau mode de régulation sociale, voilà ce qu’avait bien saisi Orwell. Ses intuitions restent valables. Seulement, aujourd’hui, Big Brother n’est plus moustachu. Dépersonnalisé, il est également dématérialisé. C’est une puissance anonyme, tapie dans les circuits de notre quotidien numérique.

Vincent Villemont

 

A lire :

Patrick Le Guyader, Les systèmes électroniques et informatiques de surveillance : contrôle de la vie privée des personnes et des biens,
Hermès science publications-Lavoisier, 2 008.

Frédéric Ocqueteau, Les défis de la sécurité privée. Protection et surveillance dans la France d’aujourd’hui, L’Harmattan, 1 997.

 

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