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mercredi, 03 mars 2010

L'idée de Mitteleuropa

mitteleuropa0003_copia.jpgArchives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1987

L'idée de "Mitteleuropa": elle refait surface

 

 

par Karlheinz Weissmann

 

 

Lors du dernier Congrès de la SPD, le parti social-démocrate allemand, qui s'est tenu cette année à Nuremberg, Peter Glotz profita d'un forum sur le thème "Europe occidentale - Europe centrale - Europe totale" pour ranimer l'idée de "Mitteleuropa" (Europe centrale). Si cette initiative fut rejetée par la plupart des participants, un détail, cependant, mérite attention: parmi les quelques rares personnalités qui approuvèrent Peter Glotz, se trouvait Zdenek Mlynar, haut fonctionnaire du PC tchèque pendant l'ère Dubcek. Cela n'a rien d'étonnant: le débat "néogauchiste" sur la Mitteleuropa fut lancé et animé essentiellement par des intellectuels socialistes dissidents des pays d'Europe centrale et orientale. En septembre 1985 déjà, la revue Kursbuch,  organe toujours influent de la gauche libertaire, la fameuse "undogmatische Linke" de RFA, avait publié dans ses colonnes la proposition du Hongrois György Dalos qui souhaitait une "Confédération centreuropéenne" et plusieurs autres publications théoriques s'ouvrirent à des débats sur ce thème. Le rejet de la proposition de Glotz illustre de façon typique l'attitude de la classe politique allemande à l'égard de thèses tendant à surmonter le statu quo des blocs; mais il s'explique surtout par le fait que Glotz avait aussi mis en avant l'idée de Reich, d'Empire, comme puissance tutélaire traditionnelle en Europe centrale et avait même évoqué, dans la foulée, les conceptions de Friedrich Naumann.

 

l'héritage de Naumann

 

Ceux qui s'intéressent à l'histoire savent que le nom de Friedrich Naumann est intimement lié à l'idée de Mitteleuropa. En 1915, Naumann publia un livre intitutlé précisément  Mittteleuropa,  où l'on trouve la formulation sans doute la plus prégnante de cette notion politique. Ses réflexions se ressentaient essentiellement de la situation créée par la Première Guerre mondiale, en particulier par l'économie de guerre. Naumann présageait l'avènement d'une époque où seuls les grands espaces autarciques pourraient économiquement, et donc politiquement, survivre. Son but était la fusion de l'Allemagne et de la monarchie danubienne, futur "noyau cristallisateur" d'une Europe centrale qui serait plus tard étendue à la France (1) ainsi qu'aux territoires limitrophes du Reich, à l'Est comme à l'Ouest. En cette "période historique d'avènement des groupements d'Etats et des Etats-masse", le nouvel espace ainsi créé serait capable de soutenir la concurrence des empires britanniques, nord-américain et russe. Bien que d'origine libérale, Naumann avait la conviction que la structure interne de ces grandes puissances serait toujours marquée par l'Etat organisateur mais que, dans une Europe centrale sous direction allemande, cette structure porterait le sceau du "socialisme d'Etat" ou du "socialisme national".

 

Pour étayer son argumentaire, Naumann se réfère volontiers à la politique de Bismarck et à sa Duplice (Zweibund). D'abord, parce que la figure du fondateur du Reich garde une force émotionnelle, et donc légitimante, considérable; ensuite, parce que cette évocation répondait sans doute aux convictions intimes de Naumann. Pourtant, celui-ci est victime d'une erreur de jugement historique: certes, Bismarck accordait une grande importance à une alliance avec l'Autriche-Hongrie, mais il n'excluait pas, si l'urgence de la situation politique l'exigeait, une entente avec la Russie aux dépens des Habsbourg! Plutôt que chez Bismarck, c'est dans les projets "grossdeutsch" du Parlement de Francfort, dans la vision d'un "Empire de 70 millions d'âmes", chère à Schwarzenberg et à Bruck, qu'il faut rechercher les précurseurs de la "Mitteleuropa". Quant à ses prophètes, il vaut mieux les chercher du côté des critiques de l'Etat national "petit-allemand", chez un Constantin Frantz ou un Paul de Lagarde par exemple.

 

le contexte de la première guerre mondiale

 

Toujours est-il que l'idée acquit une certaine faveur à la veille de la Première Guerre mondiale. Mais il faudra le conflit armé pour qu'elle acquière des chances réelles de réalisation: très tôt, la perte des colonies montra aux responsables politiques allemands que l'Allemagne devait rechercher ailleurs l'assise d'une grande puissance. Après les premières victoires des Empires centraux, l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie et la Bulgarie signèrent le 6 septembre 1915 une convention militaire à laquelle l'Empire Ottoman adhéra peu après. Sur la base de cette alliance, Falkenhayn, chef d'Etat-Major allemand, adresse au chancelier Bethmann-Hollweg (peu avant la parution de l'ouvrage de Naumann) un mémoire sur la "fondation d'une confédératon d'Etats du centre de l'Europe", un Mitteleuropäischer Staatenbund.  Ce projet, comme tant d'autres, échoua devant la résistance de l'Autriche-Hongrie. Si la notion de "Mitteleuropa" est restée, dans les esprits, synonyme d'"agressions" et de "conquêtes territoriales" par l'Allemagne, cela tient à ce que les thèses bellicistes de l'extrême-droite allemande ont été débattues sous ce nom-là et que cette extrême-droite, surtout après la paix de Brest-Litovsk, envisageait d'étendre démesurément la sphère d'influence allemande en Europe centrale et orientale.

 

L'effondrement du Reich et de la monarchie des Habsbourg réduisit tous ces projets à néant. Les petits Etats-nations nouvellement créés entre l'Allemagne et l'Union Soviétique étaient étroitement contrôlés par la France. Le concept de "Mitteleuropa" n'avait pas disparu pour autant, tout au moins au niveau du débat politique. L'idée fut relancée à des titres divers. Ainsi, Giselher Wirsing, issu de la mouvance de la revue Die Tat  lança l'idée de Zwischeneuropa,  Europe médiane ou Europe d'entre-deux, dans laquelle l'Allemagne, si elle se redressait, aurait un rôle à jouer. Le "front anti-impérialiste des peuples jeunes" y instaurerait un espace d'autarcie économique. On reconnait là une parenté avec les thèses de Naumann mais on note un glissement dans la désignation de l'adversaire: non plus Londres et Saint-Petersbourg, mais Paris et Moscou. L'analyse sociologique, souvent très aride, de Wirsing concernant les présupposés politico-économiques, contraste étrangement avec les idéaux, souvent très romantiques, de "reconstruction du Reich" auxquels adhéraient nombre de théoriciens jungkonservativ  de l'époque de Weimar. En toile de fond de leur analyse, il y avait la situation des populations d'ethnie allemande, dont il s'agissait de tirer les leçons. Le Reich  réaliserait en Europe centrale un ordre fédérateur reposant non sur une conception centraliste de la nation, legs de la Révolution française, mais sur le principe de l'égalité des droits entre tous les peuples. Jung écrit à ce sujet: "C'est l'idée d'un Reich structuré, accordant à chacune de ses composantes un degré de liberté capable d'extirper à jamais de l'âme européenne les idées poussiéreuses d'annexion, d'exploitation et de génocide". Cette conception associait volontiers à la signification proprement politique du terme "Mitteleuropa" l'idée d'une "position médiane de l'esprit", une geistige Mittellage  qui était au coeur de la pensée nationale traditionnelle et que, dès 1818, Arndt formulait ainsi: "Dieu nous a placés au centre de l'Europe; nous sommes le coeur de notre partie du monde". Quoi qu'il en soit, cette idée de Reich  fut l'un des ferments intellectuels les plus féconds de la période de Weimar. Or, si l'on songe que la République de Weimar avait une liberté d'action plutôt limitée en politique étrangère, il n'est guère étonnant qu'aucune idée politique plus ambitieuse n'ait eu une chance quelconque de se réaliser: la propositon Briand-Stresemann sur l'unification européenne resta lettre morte tout comme cette fameuse union douanière austro-allemande dans le cadre d'une politique "centre-européenne", plutôt traditionnelle celle-là, pour laquelle militait le chancelier Brüning et dont l'échec (en 1931) inspira largement à Wirsing le sujet de son livre.

 

du nazisme au deuxième après-guerre

 

Le débat sur la "Mitteleuropa" se poursuivit sous les nationaux-socialistes. Il semble même, au cours des années 30, que ce débat épousait les contours de la stratégie hitlérienne en politique extérieure. Jusqu'à la conclusion de l'accord commercial germano-roumain, en effet, on pouvait encore affirmer que le Troisième Reich reprenait à son compte l'héritage de la monarchie habsbourgeoise dans l'espace mitteleuropäisch.  Parmi ceux qui eurent tendance à confondre les intentions du régime national-socialiste avec leurs convictions personnelles, il faut citer l'interprétation de l'idéologie nazie par Heinrich von Srbik. Celui-ci persistait à croire que l'enjeu de la guerre mondiale était "un nouvel ordre plus viable en Europe centrale et sur notre continent". Or, les nationaux-socialistes ont toujours perçu l'idée de "Mitteleuropa" comme étrangère à leur mentalité, ne fut-ce qu'en raison de l'autonomie relative que cette idée accordait aux "petits peuples". Dans leur logique à eux, l'idée de "grand espace" était dictée par des impératifs tout à fait différents.

 

La deuxième guerre mondiale et ses prolongements firent litière des conditions fondamentales qui avaient sous-tendu les réflexions de naguère sur la Mitteleuropa. L'extermination des Juifs, l'expulsion des Allemands des territoires orientaux du Reich et de la plupart des pays d'Europe centrale et orientale, détruisirent une structure ethnique multiséculaire. L'Allemagne, puissance tutélaire potentielle de l'Europe centrale, disparut de la scène comme acteur politique, et ce pour une durée indéterminée. L'émiettement géographique en Etats se doubla d'une partition de l'Europe selon les lois du nouvel antagonisme mondial. Ce n'est qu'à la fin des années 40 que l'on vit apparaître, en République fédérale et dans les zones d'occupation occidentales, une amorce de réflexion allant à l'encontre d'une allégeance occidentale sans faille de la RFA et susceptible de trouver quelque résonance. La SBZ (Sowjetische Besatzungszone, future RDA), puis la RDA, n'avaient aucune liberté d'action et tous les projets fédéralistes développés en Europe centrale et orientale se heurtèrent invariablement au niet  de l'Union Soviétique, peu encline à tolérer le moindre mouvement dans son glacis. C'est pourquoi les projets d'un Gerhard Schröder, par exemple, qui voulait établir des contacts directs avec ce groupe d'Etats, sans en référer à l'URSS, étaient voués à l'échec.

 

l'idée de "Mitteleuropa" renaît dans les années 80

 

Le nouveau débat sur la Mitteleuropa prend sa source dans les années 80. Cette source est en fait plurielle. En République Fédérale, le regain des argumentaires "géopolitiques" avait préparé le terrain. Aux Etats-Unis, la distinction entre géopolitique "vraie" et "fausse" n'avait jamais été abandonnée et ce type de réflexion alla jusqu'à influencer la stratégie américaine en politique étrangère. Henry Kissinger lui-même, qui orienta longtemps cette stratégie, avait eu recours, dans ses travaux historiques, à des facteurs géopolitiques pour analyser et expliquer l'histoire allemande. Il n'est guère surprenant, dès lors, que ce soit un autre Américain, David P. Calleo, qui ait interprété toute l'évolution de l'Etat national allemand sous l'angle de sa "situation centrale". Calleo conclut son livre The German Problem Reconsidered,  paru en 1978, par ces lignes remarquables: "La géographie et l'histoire s'étaient jointes pour permettre à l'Allemagne une ascension tardive; mais rapide, contestable et contestée. Le reste du monde a réagi en écrasant le parvenu". Plus prudents, les historiens ouest-allemands sont néanmoins d'accord sur le fond: Michael Stürmer diagnostique un "traumatisme de puissance médiane menacée" et évoque les "contraintes d'une position centrale". Dans son Die gescheiterte Großmacht. Eine Skizze des deutschen Reiches 1871-1945   (paru en 1980), Andreas Hillgruber, dont les travaux antérieurs faisaient déjà appel à des considérations géopolitiques, fait de la "situation géostratégique centrale" un élément d'explication majeur. Et il ne faut pas oublier à quel point les déclarations de Richard von Weizsäcker sur les conséquences de "notre situation géopolitique" ont pu contribuer à légitimer et à vulgariser ces thèses. Tout cela annonce une "valse des paradigmes" dans l'historiographie officielle de la RFA, comme l'atteste l'émoi avec lequel certains représentants de l'opinion (jusqu'alors) dominante  -qui ne voient dans l'histoire allemande que la sanction d'erreurs intrinsèques à l'Allemagne (le fameux Sonderweg!)-   ont réagi devant ce qu'ils appellent "l'absurdité des constantes géostratégiques".

 

En marge de ces constructions historiques, la politique renoua spontanément, à la fin des années 70, avec la notion de Mitteleuropa. A Trieste, l'ancien port méditerranéen de la monarchie danubienne, germa la nostalgie d'une "Civiltà Mitteleuropa" (Viktor Meier). Il faut dire que les frustrations nées de la crise économique endémique qui secoue l'Italie n'étaient pas étrangères à cet état d'esprit. On ne peut pas dire, cependant, que cette étincelle se soit propagée à d'autres territoires anciennement austro-hongrois.

 

la "Mitteleuropa" correspond à la zone dénucléarisée envisagée par Olof Palme

 

Le concept de "Mitteleuropa" refit surface dans le sillage du débat sur la paix. Parmi les dissidents, notamment hongrois et tchécoslovaques, se développa l'idée d'une association des satellites ci-devant soviétiques en une confédération d'Etats indépendants, plus conforme aux traditions culturelles et politiques de ces peuples. Parallèlement, des contacts étaient noués entre la SED est-allemande et les sociaux-démocrates d'Allemagne occidentale en vue de la constitution d'une "zone soustraite aux armes chimiques", à rapprocher du projet, lancé par Olof Palme, d'une "zone dénucléarisée" en Europe.

 

La boucle est bouclée: le Congrès de Nuremberg de la SPD ouest-allemande a repris dans son programme la création d'un "corridor dénucléarisé". Certes, la sociale-démocratie ne conteste pas l'intégration de la RFA dans l'OTAN, mais il y a là un indice qui, à la suite d'autres, traduit la volonté de se démarquer toujours davantage de l'Alliance atlantique. Du coup, le conflit Est-Ouest, jusque là considéré comme une évidence naturelle, s'émousse au contact du débat sur la paix. Et cette érosion est devenue irrémédiable.

 

Il était inévitable, compte tenu de sa domination intellectuelle, que la gauche fût la première à produire un discours tendant à désamorcer les antagonismes en Europe. Et si les idées sur la neutralisation de la RFA, de l'Allemagne ou de l'Europe divergent encore quant à la stratégie, elles convergent en fin de compte vers un consensus quant aux objectifs fondamentaux.

 

Glotz, social-démocrate, reste dans le vague

 

Le projet proposé par Glotz pour la Mitteleuropa se singularise par un souci de transcender l'idée, plutôt prosaïque, d'une zone dénucléarisée sur 150 km de part et d'autre du Rideau de fer par une vision plus ambitieuse à laquelle Glotz prête apparemment quelque pouvoir mobilisateur. Malheureusement, on décèle chez lui un certain essoufflement des idées: Glotz semble être sans cesse demandeur d'idées nouvelles mais ses propres projets ne parviennent pas à le captiver très longtemps (par exemple, son dernier "Manifeste" pour des idées novatrices dans la politique européenne de la gauche). Cela peut, certes, s'expliquer par la grande mobilité intellectuelle du personnage mais on peut y voir aussi un signe de perplexité, et il n'est pas sûr que sa tentativce de renouer avec les idées de Mitteleuropa et de "Reich" soit d'un grand secours. Outre qu'il manque totalement de réalisme devant le fait de la puissance, il reste que les idées politiques ne sont pas des recettes de cuisine. Traditionnellement, la gauche allemande a toujours opposé le front du refus aux idées de "Mitteleuropa" et de "Reich" alors que les idées nationalistes ont pu, organiquement, faire bon ménage avec le socialisme ou la social-démocratie. Quoi qu'il en soit, le "Reich" est impensable sans référents résolument conservateurs; le contraire n'est pas concevable. Le fait que la gauche se cherche aujourd'hui des attaches de ce côté-là a valeur de symptôme mais de symptôme seulement: symptôme de son exaspération, ce qui semble donner raison à D.P. Calleo qui écrivait: "Après la deuxième Guerre mondiale, les Allemands ont en quelque sorte pris en congé de leurs problèmes traditionnels (...). Gageons que le conte allemand n'est pas encore fini...".

 

Aucun mouvement politique ne peut percer sans une dimenson visionnaire, un mouvement conservateur, ou national, moins que tout autre. Croire que le cynisme de la puissance géopolitique brute suffise à produire ses effets mobilisateurs, ou que l'idée "européenne" (en réalité ouest-européenne!) soit encore une idée d'avenir, est une erreur. En allemand, le mot "Reich" a gardé une résonnance particulière. Il pourrait donner une nouvelle impulsion à la question nationale et l'histoire de tous les peuples d'Europe centrale pourrait être unifiée, même si cette unité reste lourde (donc riche) de tensions Certes, la voie est ingrate et ne promet rien dans l'immédiat. Mais le jeu en vaut la chandelle et l'effort intellectuel, lui, ne décevra point.

 

Karlheinz WEISSMANN.

(texte tiré de Criticón n°97, septembre-octobre 1986; traduction française de Jean-Louis Pesteil)

 

N.B. Il est bien évident qu'entre cette idéologie et les solutions offertes par Naumann et Renner au problème de la Mitteleuropa , il n'y a aucun point commun. D'ailleurs les auteurs nationaux-socialistes n'avaient pas ménagé leurs critiques à l'encontre des idées naumaniennes, qualifiées de "pseudo-socialisme", marquées d'esprit judaïque. La plupart des collaborateurs et des amis de Naumann, l'ensemble des rédacteurs de la Hilfe   se sont exilés ou ont subi la persécution nazie; seul P. Rohrbach, qui se trouvait en 1939 à la tête de la Deutsche Akademie  de Munich avait accepté de subir la loi du régime, sans toutefois capituler devant toutes ses exigences. Le national-socialisme ne doit rien à Naumann et à son école.

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