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lundi, 27 décembre 2010
Laurent Schang: De Gaulle, troisième César
par Laurent SCHANG
«La réalité historique est que le temps travaille pour un autre homme, l'homme dune seule idée, celui qui se fout que la zone libre soit occupée ou non. Il n'aime pas les Français, il les trouve moyens, il n'aime que la France dont il a une certaine idée, une idée terminale qui ne s'embarrasse pas des péripéties.»
Pascal Jardin, La guerre à neuf ans.
Dominique de Roux s'était fait une certaine idée de de Gaulle comme de Gaulle (première phrase de ses Mémoires) s'était toujours fait une certaine idée de la France. On était en 1967, la subversion ne s'affichait pas encore au grand jour, mais déjà l'on sentait sourdre la révolte souterraine, la faille entre les générations aller s'élargissant. L'Occident à deux têtes (libéral-capitaliste à l'Ouest, marxiste-léniniste à l'Est) paissait paisiblement, inconscient d'être bientôt débordé sur sa gauche par ses éléments bourgeois les plus nihilistes et, on ne s'en apercevra que plus tard, les plus réactionnaires. Dominique de Roux lui aussi cherchait l'alternative. La littérature jusqu'ici n'avait été qu'un appui-feu dans la lutte idéologique. Qu'à cela ne tienne, de Roux inventerait la littérature d'assaut, porteuse de sa propre justification révolutionnaire, la dé-poétisation du style en une mécanique dialectique offensive. Le sens plus que le plaisir des sens, la parole vivante plutôt que la lettre morte. De Roux, qui résumait crise du politique et crise de la fiction en une seule et même crise de la politique-fiction, avait lu en de Gaulle l'homme prédestiné par qui enfin le tragique allait resurgir sur le devant de la scène historique après vingt ans d'éviction. Le cheminement de de Gaulle homme d'Etat tel qu'il était retracé dans ses Mémoires, n'indiquait-il pas «l'identification tragique de l'action rêvée et du rêve en action»? (1) .
Un message révolutionnaire qui fusionne et transcende Mao et Nehru, Tito et Nasser
En 67, de Roux publie L'écriture de Charles de Gaulle. L'essai, cent cinquante pages d'un texte difficile, lorgne ostensiblement vers le scénario. A rebours du mouvement général de lassitude qui s'esquisse, de l'extrême-droite à l'extrême-gauche de l'opinion, et qui aboutira dans quelques mois à la situation d'insurrection du pays qu'on connaît, Dominique de Roux veut croire en l'avenir planétaire du gaullisme. Ni Franco ni Salazar, ni l'équivalent d'un quelconque dictateur sud-américain, dont les régimes se caractérisent par leur repli quasi-autistique de la scène internationale et leur allégeance au géant américain, de Gaulle apporte au monde un message révolutionnaire qui, loin devant ceux de Mao, Nehru, Tito et Nasser, les fusionne et les transcende.
Révolutionnaire, de Gaulle l'est une première fois lorsqu'il réinvente dans ses Mémoires le rapport entre les mots et la réalité historique. Sa tension dialectique intérieure, entre destinée gaullienne et vocation gaulliste, son être et sa conscience d'être, dédouble cette réalité par l'écriture, la mémoire, la prophétie.
La volonté de puissance du génie prédestiné en butte aux vicissitudes historiques que sa prédestination exige et dont dépend la résolution tragique de l'Histoire, modifie sa relation aux mots, libérant l'écriture du style, subordination extérieure au sens des mots, mécanique des choses dites qui l'enferme et contient sa charge explosive. Le discours n'est plus reproduction esthétisante, rétrécissement du champ de vision pour finir sclérose, mais expression et incarnation de la dialectique parole vivante et langage qui le porte.
«A une histoire vivante ne sied pas la lettre morte du style, mais les pouvoirs vivants de la réalité d'une écriture de la réalité agissante dans un but quelconque». Quand de Gaulle parle, déjà il agit et fait agir l'Histoire. L'écriture devient acte politique. Ses mots charrient et ordonnent l'histoire en marche.
Point de théologie gaulliste mais la foi individuelle d'un homme seul
Qu'est-ce que le gaullisme dans ces conditions ? Réponse de Dominique de Roux: «Le dialogue profond que de Gaulle poursuit sans trêve avec l'histoire se nomme gaullisme, dès lors que d'autres veulent en faire leur propre destin.» Point de théologie gaulliste mais la foi individuelle d'un homme seul qui considère la France, non les Français, comme la finalité de son action. La rencontre de la France en tant qu'idée d'une nation métaphysique et transcendante, et de la parole vive de de Gaulle, intelligence de la grandeur d'âme chez Chateaubriand, de la vocation pour Malraux, doit déboucher sur l'idéal de la Pax Franca.
La dialectique gaulliste de l'histoire rejaillit sur la stratégie gaulliste de lutte contre tous les impérialismes, au nom de la prédestination intérieure qui fait de l'assomption de la France l'avènement de celle de l'Europe et au-delà de l'ordre universel: la Pax Franca. «De Gaulle ne sert ni l'Eglise avec Bossuet, ni la Contre-Révolution avec Maurras, mais la monarchie universelle, cette monarchie temporelle, visible et invisible, qu'on appelle Empire. Dante exaltait dans son De Monarchia cette principauté unique s'étendant, avec le temps, avec les temps, sur toutes les personnes. Seul l'Empire universel une fois établi il y a la Paix universelle.»
Ainsi posée, la géopolitique gaulliste s'affirme pour ce qu'elle est, une géopolitique de la fin (l'Empire de la Fin énoncé par Moeller van den Bruck), dépassement de la géopolitique occidentale classique, de Haushofer, Mackinder, contournement de la structure ternaire Europe-USA-URSS.
Pour être efficace, le projet gaulliste aura à cœur de transformer la géopolitique terrienne en géopolitique transcendantale, «tâche politico-stratégique suprême de la France, plaque tournante, axe immobile et l'Empire du Milieu d'une unité géopolitique au-delà des frontières actuelles de notre déclin, unité dont les dimensions seraient à l'échelle de l'Occident total, dépassant et surpassant la division du monde blanc entre les Etats-Unis, l'Europe et l'Union soviétique.» Car la France est, selon le statut ontologique que de Gaulle lui fixe, accomplissement et mystère, l'incarnation vivante de la vérité, la vérité de l'histoire dans sa marche permanente.
La nouvelle révolution française menée par de Gaulle doit conduire à la révolution mondiale
Une révolution d'ordre spirituel autant que temporel ne se conçoit pas sans l'adhésion unilatérale du corps national. Toute révolution qui n'est que de classe ne peut concerner la totalité nationale. Toute révolution nationale doit penser à l'œcuménité sociale. La révolution, l'action révolutionnaire totale enracinée dans une nation donnée, à l'intérieur d'une conjecture donnée, n'existe que si l'ensemble des structures sociales de la nation s'implique. Là où le socialisme oublie le national, le nationalisme occulte le social sans lequel il n'y a pas de révolution nationale. De Gaulle annule cette dialectique par l'«idée capétienne», reprise à Michelet et Péguy, de nation vivante dans la société vivante. Le principe participatif doit accompagner le mouvement de libération des masses par la promotion historico-sociale du prolétariat. Ce faisant la révolution gaulliste, dans l'idée que s'en fait Dominique de Roux, supprime la théorie formulée par Spengler de guerre raciale destructrice de l'Occident. Car la nouvelle révolution française menée par de Gaulle ne peut que conduire à la révolution mondiale.
De Gaulle super-Mao
L'époque, estime Dominique de Roux, réclame un nouvel appel du 18 juin, à résonance mondiale, anti-impérialiste, démocratique et internationaliste à destination de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique latine, dont la précédente déclaration de Brazzaville deviendrait, au regard de la postérité, l'annonce. Un tel acte placerait de Gaulle dans la position d'un super-Mao —ambition partagée pour lui par Malraux— seul en mesure d'ébranler la coalition nihiliste des impérialismes américano-soviétiques, matérialistes absolus sous leur apparence d'idéalisme. La grande mission pacificatrice historique de dimension universelle assignée à la France passe, en prévision d'une conflagration thermonucléaire mondiale alors imminente —la troisième guerre mondiale—, par le lancement préventif d'une guerre révolutionnaire mondiale pour la Paix, vaste contre-stratégie visible et invisible, subversion pacifique qui neutraliserait ce risque par l'agitation révolutionnaire, la diplomatie souterraine, le chantage idéologique. L'objectif, d'envergure planétaire, réclame pour sa réalisation effective la mise en œuvre d'une vaste politique subversive de coalitions et de renversements d'alliances consistant à bloquer, dans une double logique de containment, la progression idéologico-territoriale des empires américain et soviétique sur les cinq continents.
Le plan d'ensemble du gaullisme géopolitique s'articule en cinq zones stratégiques plus une d'appui et de manœuvre, en place ou à créer:
-renforcement du bloc franco-allemand, selon la fidélité historique au devenir éternel de l'Europe;
-dégager le Sud-Est européen de l'empire soviétique, afin de stopper l'action de l'URSS sur son propre axe de clivage et l'obliger à composer pour se mouvoir stratégiquement;
-dégager le Sud-Est asiatique de l'empire américain, afin de stopper l'action des USA sur leur propre axe de clivage et les obliger à composer pour se mouvoir stratégiquement;
-faire jouer à l'Amérique latine le rôle de lien entre la conscience occidentale et le Tiers-Monde par l'action des forces révolutionnaires sur le terrain;
-empêcher que le Canada ne devienne une base impériale extérieure de rechange des USA;
-soutenir secrètement l'Inde contre la Chine pour des raisons d'ordre spirituel théurgique, la Chine représentant la matérialisation de l'esprit quand l'Inde incarne depuis toujours le primat du spirituel sur la matière.
La consolidation du front idéologique mondial lancé par le gaullisme requérant que soient attisés par ses agents le maximum de foyers, il apparaît nécessaire dans un premier temps que partout où se trouvent les zones de confrontation idéologique et d'oppression des minorités, l'on soutienne la révolution au nom du troisième pôle gaulliste. Six zones de friction retiennent l'attention de Dominique de Roux, en raison de leur idéal nationaliste-révolutionnaire conforme aux aspirations gaullistes et pour leur situation géostratégique de déstabilisation des blocs (de Roux ne le sait pas encore, mais viendront bientôt s'ajouter à sa liste le Portugal et les possessions lusitaniennes d'Afrique: Angola, Guinée-Bissau, Mozambique):
«1) le combat pour la libération nationale et sociale de la Palestine, clef de voûte de la paix au Moyen-Orient et de la présence pacifique de la France en Méditerranée.
2) la mise en marche immédiate de la Conférence Pan-européenne pour la Sécurité et la Coopération Continentale.
3) le combat pour la libération nationale et sociale de l'Irlande catholique.
4) la relance du soutien international aux combattants du Québec libre pour la sauvegarde de son être national propre.
5) appui inconditionnel au Bangladesh.»
6) insistance sur la tâche prioritaire des enclaves de langue française comme relais de la subversion pacifique mondiale.
Il conviendra donc d'intensifier les contacts avec toutes les forces révolutionnaires en présence sur le terrain. Ainsi seulement la vocation gaullienne accomplie rejoindra sa destinée, celle du libérateur contre les internationales existantes —capitaliste et communiste, ouvertement impérialistes—, qui soutient et permet toutes les luttes de libération nationale et sociale, toutes les révolutions identitaires et économiques. «Aujourd'hui, la tâche révolutionnaire d'avant-garde exige effectivement, la création de deux, trois quatre Vietnam gaullistes dans le monde.» (Magazine Littéraire n°54, juillet 1971) Sa force contre les a priori idéologique, apporter une solution qui s'inspire de l'histoire, des traditions nationales de chaque pays, de sa spécificité sociale: socialisme arabe, troisième voie péruvienne, participation gaulliste.
L'après-gaullisme représente l'échéance d'une ère
De Gaulle a mené un combat entre la vérité historique ultime et les circonstances historiques de cette vérité.
A l'époque, Jean-Jacques Servan-Schreiber a cherché à persuader les Français que le républicanisme gaullien était un régime à peine plus propre que la Grèce des colonels. Puis vint mai 68. «Aujourd'hui, ce même grand capital, qui pour mater les syndicats permit (...) Mussolini (...), qui inventa le nazisme pour la mobilisation maoïste des ouvriers allemands en vue de l'expansion économique, qui donna sa petite chance à Franco l'homme des banques anglaises, nous invente morceaux par morceaux la carrière française de Jean-Jacques Servan-Schreiber et les destinées européennes du schreibérisme.» La vérité fut que de Gaulle, nationaliste et révolutionnaire, annula dialectiquement et rejeta dos à dos Hitler et Staline. L'après-gaullisme représente l'échéance d'une ère. L'avenir de l'Occident ne pourra plus se définir que par rapport à l'action personnelle de de Gaulle. Si le gaullisme est le fondement de l'histoire nouvelle, l'après-gaullisme est la période à partir de laquelle se confronteront ceux qui poursuivent son rêve et ses opposants, ceux qui refusent sa vision. Pas d'après-gaullisme donc, seulement le face à face gaullistes contre anti-gaullistes. «Il n'y a de gaullisme qu'en de Gaulle, de Gaulle lui-même devient l'idée dans l'histoire vivante ou même au-delà de l'histoire.» Pour préserver l'authenticité de la geste gaulliste, il faut conserver le vocabulaire de l'efficacité gaullienne. «Qu'importe alors la défaite formelle du gaullisme en France et dans le monde, écrit Dominique de Roux dans Ouverture de la chasse en juillet 1968, si, à sa fin, le gaullisme a fini par l'emporter au nom de sa propre vérité intérieure, à la fois sur l'histoire dans sa marche dialectique et sur la réalité même de l'histoire ?»
Dominique de Roux victime de sa vision ?
Trente ans après, quel crédit accorder aux spéculations géo-poétiques du barde impérial de Roux ? Lui-même reconnaissait interpréter la pensée gaullienne, en révéler le sens occulte. Des réserves d'usage, vite balayées par les mirages d'un esprit d'abord littéraire (littérature d'abord), sujet aux divagations les plus intempestives. Exemple, la France, «pôle transhistorique du milieu» «dont Charles de Gaulle ne parle jamais, mais que son action et son écriture sous-entendent toujours.»
Quand il parle de la centrale d'action internationale gaulliste, qu'il évoque en préambule du premier numéro d'une collection avortée qui devait s'intituler Internationale gaulliste sa contribution à la propagation du message gaulliste, c'est un souhait ardent que de Roux émet avant d'être une réalité. De Roux victime de sa vision ?
Hier figure du gauchisme militaire, aujourd'hui intellectuel souverainiste, Régis Debray dans A demain de Gaulle fait le mea culpa de sa génération, la génération 68, coupable selon lui de n'avoir pas su estimer la puissance visionnaire du grand homme, dernier mythe politique qu'ait connu la France.
Au regard de l'Histoire dont il tenta sa vie durant de percer les arcanes, Dominique de Roux s'est peut-être moins fourvoyé sur l'essentiel, qui est l'anti-destin, que la plupart des intellectuels de son temps. «Par l'acte plus encore que par la doctrine, Charles de Gaulle a amorcé une Révolution Mondiale. Celle-ci, connue par lui à l'échelle du monde, appelle ontologiquement une réponse mondiale.»
Dans Les chênes qu'on abat, Malraux fait dire à de Gaulle: «J'ai tenté de dresser la France contre la fin d'un monde. Ai-je échoué ? D'autres verront plus tard.»
De Gaulle, troisième homme, troisième César.
Laurent SCHANG
Pascal Jardin, La guerre à neuf ans.
Dominique de Roux s'était fait une certaine idée de de Gaulle comme de Gaulle (première phrase de ses Mémoires) s'était toujours fait une certaine idée de la France. On était en 1967, la subversion ne s'affichait pas encore au grand jour, mais déjà l'on sentait sourdre la révolte souterraine, la faille entre les générations aller s'élargissant. L'Occident à deux têtes (libéral-capitaliste à l'Ouest, marxiste-léniniste à l'Est) paissait paisiblement, inconscient d'être bientôt débordé sur sa gauche par ses éléments bourgeois les plus nihilistes et, on ne s'en apercevra que plus tard, les plus réactionnaires. Dominique de Roux lui aussi cherchait l'alternative. La littérature jusqu'ici n'avait été qu'un appui-feu dans la lutte idéologique. Qu'à cela ne tienne, de Roux inventerait la littérature d'assaut, porteuse de sa propre justification révolutionnaire, la dé-poétisation du style en une mécanique dialectique offensive. Le sens plus que le plaisir des sens, la parole vivante plutôt que la lettre morte. De Roux, qui résumait crise du politique et crise de la fiction en une seule et même crise de la politique-fiction, avait lu en de Gaulle l'homme prédestiné par qui enfin le tragique allait resurgir sur le devant de la scène historique après vingt ans d'éviction. Le cheminement de de Gaulle homme d'Etat tel qu'il était retracé dans ses Mémoires, n'indiquait-il pas «l'identification tragique de l'action rêvée et du rêve en action»? (1) .
Un message révolutionnaire qui fusionne et transcende Mao et Nehru, Tito et Nasser
En 67, de Roux publie L'écriture de Charles de Gaulle. L'essai, cent cinquante pages d'un texte difficile, lorgne ostensiblement vers le scénario. A rebours du mouvement général de lassitude qui s'esquisse, de l'extrême-droite à l'extrême-gauche de l'opinion, et qui aboutira dans quelques mois à la situation d'insurrection du pays qu'on connaît, Dominique de Roux veut croire en l'avenir planétaire du gaullisme. Ni Franco ni Salazar, ni l'équivalent d'un quelconque dictateur sud-américain, dont les régimes se caractérisent par leur repli quasi-autistique de la scène internationale et leur allégeance au géant américain, de Gaulle apporte au monde un message révolutionnaire qui, loin devant ceux de Mao, Nehru, Tito et Nasser, les fusionne et les transcende.
Révolutionnaire, de Gaulle l'est une première fois lorsqu'il réinvente dans ses Mémoires le rapport entre les mots et la réalité historique. Sa tension dialectique intérieure, entre destinée gaullienne et vocation gaulliste, son être et sa conscience d'être, dédouble cette réalité par l'écriture, la mémoire, la prophétie.
La volonté de puissance du génie prédestiné en butte aux vicissitudes historiques que sa prédestination exige et dont dépend la résolution tragique de l'Histoire, modifie sa relation aux mots, libérant l'écriture du style, subordination extérieure au sens des mots, mécanique des choses dites qui l'enferme et contient sa charge explosive. Le discours n'est plus reproduction esthétisante, rétrécissement du champ de vision pour finir sclérose, mais expression et incarnation de la dialectique parole vivante et langage qui le porte.
«A une histoire vivante ne sied pas la lettre morte du style, mais les pouvoirs vivants de la réalité d'une écriture de la réalité agissante dans un but quelconque». Quand de Gaulle parle, déjà il agit et fait agir l'Histoire. L'écriture devient acte politique. Ses mots charrient et ordonnent l'histoire en marche.
Point de théologie gaulliste mais la foi individuelle d'un homme seul
Qu'est-ce que le gaullisme dans ces conditions ? Réponse de Dominique de Roux: «Le dialogue profond que de Gaulle poursuit sans trêve avec l'histoire se nomme gaullisme, dès lors que d'autres veulent en faire leur propre destin.» Point de théologie gaulliste mais la foi individuelle d'un homme seul qui considère la France, non les Français, comme la finalité de son action. La rencontre de la France en tant qu'idée d'une nation métaphysique et transcendante, et de la parole vive de de Gaulle, intelligence de la grandeur d'âme chez Chateaubriand, de la vocation pour Malraux, doit déboucher sur l'idéal de la Pax Franca.
La dialectique gaulliste de l'histoire rejaillit sur la stratégie gaulliste de lutte contre tous les impérialismes, au nom de la prédestination intérieure qui fait de l'assomption de la France l'avènement de celle de l'Europe et au-delà de l'ordre universel: la Pax Franca. «De Gaulle ne sert ni l'Eglise avec Bossuet, ni la Contre-Révolution avec Maurras, mais la monarchie universelle, cette monarchie temporelle, visible et invisible, qu'on appelle Empire. Dante exaltait dans son De Monarchia cette principauté unique s'étendant, avec le temps, avec les temps, sur toutes les personnes. Seul l'Empire universel une fois établi il y a la Paix universelle.»
Ainsi posée, la géopolitique gaulliste s'affirme pour ce qu'elle est, une géopolitique de la fin (l'Empire de la Fin énoncé par Moeller van den Bruck), dépassement de la géopolitique occidentale classique, de Haushofer, Mackinder, contournement de la structure ternaire Europe-USA-URSS.
Pour être efficace, le projet gaulliste aura à cœur de transformer la géopolitique terrienne en géopolitique transcendantale, «tâche politico-stratégique suprême de la France, plaque tournante, axe immobile et l'Empire du Milieu d'une unité géopolitique au-delà des frontières actuelles de notre déclin, unité dont les dimensions seraient à l'échelle de l'Occident total, dépassant et surpassant la division du monde blanc entre les Etats-Unis, l'Europe et l'Union soviétique.» Car la France est, selon le statut ontologique que de Gaulle lui fixe, accomplissement et mystère, l'incarnation vivante de la vérité, la vérité de l'histoire dans sa marche permanente.
La nouvelle révolution française menée par de Gaulle doit conduire à la révolution mondiale
Une révolution d'ordre spirituel autant que temporel ne se conçoit pas sans l'adhésion unilatérale du corps national. Toute révolution qui n'est que de classe ne peut concerner la totalité nationale. Toute révolution nationale doit penser à l'œcuménité sociale. La révolution, l'action révolutionnaire totale enracinée dans une nation donnée, à l'intérieur d'une conjecture donnée, n'existe que si l'ensemble des structures sociales de la nation s'implique. Là où le socialisme oublie le national, le nationalisme occulte le social sans lequel il n'y a pas de révolution nationale. De Gaulle annule cette dialectique par l'«idée capétienne», reprise à Michelet et Péguy, de nation vivante dans la société vivante. Le principe participatif doit accompagner le mouvement de libération des masses par la promotion historico-sociale du prolétariat. Ce faisant la révolution gaulliste, dans l'idée que s'en fait Dominique de Roux, supprime la théorie formulée par Spengler de guerre raciale destructrice de l'Occident. Car la nouvelle révolution française menée par de Gaulle ne peut que conduire à la révolution mondiale.
De Gaulle super-Mao
L'époque, estime Dominique de Roux, réclame un nouvel appel du 18 juin, à résonance mondiale, anti-impérialiste, démocratique et internationaliste à destination de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique latine, dont la précédente déclaration de Brazzaville deviendrait, au regard de la postérité, l'annonce. Un tel acte placerait de Gaulle dans la position d'un super-Mao —ambition partagée pour lui par Malraux— seul en mesure d'ébranler la coalition nihiliste des impérialismes américano-soviétiques, matérialistes absolus sous leur apparence d'idéalisme. La grande mission pacificatrice historique de dimension universelle assignée à la France passe, en prévision d'une conflagration thermonucléaire mondiale alors imminente —la troisième guerre mondiale—, par le lancement préventif d'une guerre révolutionnaire mondiale pour la Paix, vaste contre-stratégie visible et invisible, subversion pacifique qui neutraliserait ce risque par l'agitation révolutionnaire, la diplomatie souterraine, le chantage idéologique. L'objectif, d'envergure planétaire, réclame pour sa réalisation effective la mise en œuvre d'une vaste politique subversive de coalitions et de renversements d'alliances consistant à bloquer, dans une double logique de containment, la progression idéologico-territoriale des empires américain et soviétique sur les cinq continents.
Le plan d'ensemble du gaullisme géopolitique s'articule en cinq zones stratégiques plus une d'appui et de manœuvre, en place ou à créer:
-renforcement du bloc franco-allemand, selon la fidélité historique au devenir éternel de l'Europe;
-dégager le Sud-Est européen de l'empire soviétique, afin de stopper l'action de l'URSS sur son propre axe de clivage et l'obliger à composer pour se mouvoir stratégiquement;
-dégager le Sud-Est asiatique de l'empire américain, afin de stopper l'action des USA sur leur propre axe de clivage et les obliger à composer pour se mouvoir stratégiquement;
-faire jouer à l'Amérique latine le rôle de lien entre la conscience occidentale et le Tiers-Monde par l'action des forces révolutionnaires sur le terrain;
-empêcher que le Canada ne devienne une base impériale extérieure de rechange des USA;
-soutenir secrètement l'Inde contre la Chine pour des raisons d'ordre spirituel théurgique, la Chine représentant la matérialisation de l'esprit quand l'Inde incarne depuis toujours le primat du spirituel sur la matière.
La consolidation du front idéologique mondial lancé par le gaullisme requérant que soient attisés par ses agents le maximum de foyers, il apparaît nécessaire dans un premier temps que partout où se trouvent les zones de confrontation idéologique et d'oppression des minorités, l'on soutienne la révolution au nom du troisième pôle gaulliste. Six zones de friction retiennent l'attention de Dominique de Roux, en raison de leur idéal nationaliste-révolutionnaire conforme aux aspirations gaullistes et pour leur situation géostratégique de déstabilisation des blocs (de Roux ne le sait pas encore, mais viendront bientôt s'ajouter à sa liste le Portugal et les possessions lusitaniennes d'Afrique: Angola, Guinée-Bissau, Mozambique):
«1) le combat pour la libération nationale et sociale de la Palestine, clef de voûte de la paix au Moyen-Orient et de la présence pacifique de la France en Méditerranée.
2) la mise en marche immédiate de la Conférence Pan-européenne pour la Sécurité et la Coopération Continentale.
3) le combat pour la libération nationale et sociale de l'Irlande catholique.
4) la relance du soutien international aux combattants du Québec libre pour la sauvegarde de son être national propre.
5) appui inconditionnel au Bangladesh.»
6) insistance sur la tâche prioritaire des enclaves de langue française comme relais de la subversion pacifique mondiale.
Il conviendra donc d'intensifier les contacts avec toutes les forces révolutionnaires en présence sur le terrain. Ainsi seulement la vocation gaullienne accomplie rejoindra sa destinée, celle du libérateur contre les internationales existantes —capitaliste et communiste, ouvertement impérialistes—, qui soutient et permet toutes les luttes de libération nationale et sociale, toutes les révolutions identitaires et économiques. «Aujourd'hui, la tâche révolutionnaire d'avant-garde exige effectivement, la création de deux, trois quatre Vietnam gaullistes dans le monde.» (Magazine Littéraire n°54, juillet 1971) Sa force contre les a priori idéologique, apporter une solution qui s'inspire de l'histoire, des traditions nationales de chaque pays, de sa spécificité sociale: socialisme arabe, troisième voie péruvienne, participation gaulliste.
L'après-gaullisme représente l'échéance d'une ère
De Gaulle a mené un combat entre la vérité historique ultime et les circonstances historiques de cette vérité.
A l'époque, Jean-Jacques Servan-Schreiber a cherché à persuader les Français que le républicanisme gaullien était un régime à peine plus propre que la Grèce des colonels. Puis vint mai 68. «Aujourd'hui, ce même grand capital, qui pour mater les syndicats permit (...) Mussolini (...), qui inventa le nazisme pour la mobilisation maoïste des ouvriers allemands en vue de l'expansion économique, qui donna sa petite chance à Franco l'homme des banques anglaises, nous invente morceaux par morceaux la carrière française de Jean-Jacques Servan-Schreiber et les destinées européennes du schreibérisme.» La vérité fut que de Gaulle, nationaliste et révolutionnaire, annula dialectiquement et rejeta dos à dos Hitler et Staline. L'après-gaullisme représente l'échéance d'une ère. L'avenir de l'Occident ne pourra plus se définir que par rapport à l'action personnelle de de Gaulle. Si le gaullisme est le fondement de l'histoire nouvelle, l'après-gaullisme est la période à partir de laquelle se confronteront ceux qui poursuivent son rêve et ses opposants, ceux qui refusent sa vision. Pas d'après-gaullisme donc, seulement le face à face gaullistes contre anti-gaullistes. «Il n'y a de gaullisme qu'en de Gaulle, de Gaulle lui-même devient l'idée dans l'histoire vivante ou même au-delà de l'histoire.» Pour préserver l'authenticité de la geste gaulliste, il faut conserver le vocabulaire de l'efficacité gaullienne. «Qu'importe alors la défaite formelle du gaullisme en France et dans le monde, écrit Dominique de Roux dans Ouverture de la chasse en juillet 1968, si, à sa fin, le gaullisme a fini par l'emporter au nom de sa propre vérité intérieure, à la fois sur l'histoire dans sa marche dialectique et sur la réalité même de l'histoire ?»
Dominique de Roux victime de sa vision ?
Trente ans après, quel crédit accorder aux spéculations géo-poétiques du barde impérial de Roux ? Lui-même reconnaissait interpréter la pensée gaullienne, en révéler le sens occulte. Des réserves d'usage, vite balayées par les mirages d'un esprit d'abord littéraire (littérature d'abord), sujet aux divagations les plus intempestives. Exemple, la France, «pôle transhistorique du milieu» «dont Charles de Gaulle ne parle jamais, mais que son action et son écriture sous-entendent toujours.»
Quand il parle de la centrale d'action internationale gaulliste, qu'il évoque en préambule du premier numéro d'une collection avortée qui devait s'intituler Internationale gaulliste sa contribution à la propagation du message gaulliste, c'est un souhait ardent que de Roux émet avant d'être une réalité. De Roux victime de sa vision ?
Hier figure du gauchisme militaire, aujourd'hui intellectuel souverainiste, Régis Debray dans A demain de Gaulle fait le mea culpa de sa génération, la génération 68, coupable selon lui de n'avoir pas su estimer la puissance visionnaire du grand homme, dernier mythe politique qu'ait connu la France.
Au regard de l'Histoire dont il tenta sa vie durant de percer les arcanes, Dominique de Roux s'est peut-être moins fourvoyé sur l'essentiel, qui est l'anti-destin, que la plupart des intellectuels de son temps. «Par l'acte plus encore que par la doctrine, Charles de Gaulle a amorcé une Révolution Mondiale. Celle-ci, connue par lui à l'échelle du monde, appelle ontologiquement une réponse mondiale.»
Dans Les chênes qu'on abat, Malraux fait dire à de Gaulle: «J'ai tenté de dresser la France contre la fin d'un monde. Ai-je échoué ? D'autres verront plus tard.»
De Gaulle, troisième homme, troisième César.
Laurent SCHANG
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