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mercredi, 05 juin 2013

La dérive totalitaire de la démocratie

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La dérive totalitaire de la démocratie

Une dérive nationale et mondiale


Pierre Le Vigan
Ex: http://metamag.fr/
Tout semble opposer la démocratie et le totalitarisme. L’association des deux termes parait un oxymore. Il n’en est pourtant rien. Le visage actuel de la démocratie n’a plus beaucoup de rapport avec l’idéal des Grecs se voulant des hommes libres. La démocratie est le règne de la loi. Mais chez les Grecs il y avait quelque chose au-dessus de la loi. « Etre Grec disait Tyndare dans l’Oreste d’Euripide, c’est ne pas vouloir être au-dessus des lois. » La souveraineté des lois, chez les Grecs, cela voulait dire, explique Michel de Jaeghere, « la soumission de la volonté générale, de la majorité des citoyens, à des lois considérées comme d’origine divine parce qu’elles étaient le reflet même de la nature humaine, ou qu’elles avaient été transmises par la tradition, ou qu’elles étaient conformes à la raison. » 
 
Rien au dessus de la loi ? 

La démocratie moderne postule que rien n’est au-dessus de la loi. Le sénateur socialiste Jean-Pierre Michel résume ainsi cette position : « Ce qui est juste, c’est ce que dit la loi, c’est tout ! Et la loi, elle ne se réfère pas à un ordre naturel, elle se réfère à un rapport de force à un moment donné. » Cette conception, il la qualifie de marxiste, ce qui prouve son inculture. Il convient plutôt de la qualifier de vitaliste, darwiniste et ultra-libérale. Dans cette perspective, la loi est légitime parce qu’elle procède de la volonté générale, à condition toutefois que cette volonté générale s’exprime dans des formes procédurales précises, telles l’élection de représentants, excluant de consulter directement le peuple. A ce stade, ce qui est majoritaire sans passer par les procédures démocratiques est qualifié de « populiste », et est donc disqualifié, ce mot flou recouvrant une mise au ban du « cercle de la raison ».
 
Forcer les peuples à « être libre »

Comment en est-on arrivé là ? Au nom d’un contrat social forçant les peuples «  à être libre » (Rousseau) on a supprimé les « petites républiques » (Augustin Thierry) qu’étaient les corporations. Dans le même temps, l’art de l’économie qui consistait à « tenir sa maison » a été remplacé par la chrématistique, l’accumulation de l’argent pour l’argent. La démocratie moderne étant avant tout procédurale, celui qui maitrise la procédure a le pouvoir alors que l’on constate que « le suffrage universel est manipulé par des lois électorales plus ou moins scélérates selon les périodes » (Philippe Conrad). L’atomisation de la société voulue par le libéralisme fait le reste : elle achève de rendre la démocratie introuvable. Il ne reste qu’une « foule innombrable d’hommes semblables et égaux » (Tocqueville)  revendiquent leur plaisir et le soutien de l’Etat qui « comprime, énerve, éteint, hébète ». (encore Tocqueville).
 
La dérive de la démocratie n’est pas seulement nationale. Le président américain Woodrow Wilson développe une doctrine consistant à obliger les peuples à devenir « libres » c’est-à-dire à adopter les mœurs et la conception de la liberté de la démocratie américaine, et à s’inféoder à la politique internationale etatsunienne.
  
La liberté de la rivière non canalisée

Au plan intérieur, la démocratie devient ce que Maxence Hecquard appelle justement à propos des conceptions de Hobbes « la liberté de la rivière non canalisée ». Longtemps, l’Eglise s’est opposée à la démocratie. Elle s’y est finalement ralliée en défendant la notion de « droits de la personne ». – et non exactement de « droits de l’homme ».  Ce n’est que très récemment, avec Benoist XVI, qu’elle a reconnu la notion de souveraineté populaire, à l’encontre de la notion de royauté sociale (au sens de « sur la société ») de Jésus-Christ, et donc de la doctrine du Christ-Roi, élaborée par Pie XI en 1935 (encyclique Quas Primas).
 
L’Eglise continue toutefois d’affirmer que cette souveraineté populaire ne saurait s’exprimer sans limites, des limites qui sont les droits de la personne. Il reste que si le fondement des lois ne peut être que la Loi divine et non la volonté du peuple, il reste une forme d’incompatibilité entre catholicisme et ce qu’il faudrait appeler le démocratisme, c’est-à-dire l’idée d’une extension indéfinie des droits, en d’autres termes  l’hubris de la démocratie. Michel de Jaeghere ne dit pas autre chose quand il écrit que l’Eglise « reste ferme sur sa condamnation du principe fondamental de la démocratie moderne, à savoir que la loi est l’expression de la volonté générale, indépendamment de la loi de Dieu, de la loi naturelle, de l’ordre du monde et du vrai bien commun. » 
 
Le ralliement de l’Etat à l’idéologie individualiste

Dans les démocraties modernes, les droits de l’individu finissent par devenir le contraire des droits de la personne. A la suite des totalitarismes et de la Seconde Guerre mondiale, l’individualisme a fait l’objet d’une promotion le présentant comme le meilleur antidote aux totalitarismes. Cela se manifeste de plus en plus clairement au cours de période de « modernisation » des mœurs, accompagnant l’essor économique et la société de consommation, qui prend place dans les années soixante et se prolonge ensuite. C’est ce que  Henri Mendras a appelé la « seconde Révolution française. » Cela s’est traduit par le développement de la consommation, la généralisation de l’hédonisme et le délitement des liens communautaires : fin de la famille élargie ainsi réduite au couple avec un ou deux enfants, fin des attaches religieuses, corporatives, syndicales, etc. « Les années Giscard, note l’historien Martin Dauch, marquèrent le ralliement définitif de l’Etat à l’idéologie individualiste. » Jean-Pierre Le Goff, Jean-Claude Michéa, Michel Clouscard  ont analysé ce basculement du libéralisme vers un triomphe sociétal, et pas seulement économique, l’un étant le moyen de renforcer l’autre. 
 
Le libéralisme-libertaire réussit le paradoxe de n’être pas un régime autoritaire tout en se rapprochant d’un totalitarisme de type nouveau. Ceci mérite quelques explications. Le triomphe de l’individualisme consumériste  comme antidote au totalitarisme est l’effet du succès médiatique de la « pensée antitotalitaire » des « nouveaux philosophes » des années 70. Le paradoxe se dénoue à l’analyse : en effet, si les totalitarismes des années 20 et 30 ont exalté les rassemblements de masse, ils l’ont fait au nom de l’homme : l’homme de la société sans classe pour le communisme, l’homme allemand ou aryen pour le national-socialisme. L’universitaire catholique Anton Hilckman l’avait parfaitement vu dès les années trente. Dès lors, à la question, « Comment peut-il y avoir individualisme et nouveau totalitarisme ? » on doit répondre en essayant de comprendre les éléments de continuité. Ceux-ci sont  la dépersonnalisation, la société publicitaire, l’égocentrisme (nationaliste dans les années trente, individuel maintenant), la massification (militariste dans les années trente, consumériste maintenant).
 
Des totalitarismes durs aux totalitarismes liquides

Ainsi, après l’ère des totalitarismes durs est venu l’ère des totalitarismes plastiques, liquides (Zygmunt Bauman), qui s’introduit dans tous les interstices sociaux. Sans morale commune, il ne reste comme régulateurs sociaux que le Marché et le Droit. C’est pourquoi l’individualisme libéral – loin d’en être l’antidote – accomplit au contraire le totalitarisme (Augusto Del Noce). Il en est l’autre face. « On renverse ainsi la perspective : l’individualisme libéral n’est pas une ébauche de totalitarisme, il est le totalitarisme porté à sa perfection. Augusto Del Noce montre que l’époque de la sécularisation se décompose en une époque sacrée (c’est celle des religions séculières nazies et communistes) et une époque profane (la nôtre, qu’il fait débuter symboliquement à la mort de Staline). 
 
Selon Del Noce, la société opulente va beaucoup plus loin que la société nazie ou communiste dans le relativisme et  l’irréligion. Les totalitarismes gardaient une nostalgie de l’unité des hommes et s’attachaient à bâtir une autre réalité. Ils le faisaient d’une façon perverse, mais rejoignaient ainsi des aspirations profondes de l’âme humaine. La démocratie libérale fait « mieux » : elle conduit à l’extinction de ses aspirations et elle parvient ainsi à en finir de manière beaucoup plus radicale avec le sacré et la transcendance. L’on pourrait dire que le vice ne rend plus aucun hommage à la vertu. » explique Martin Dauch qui remarque que « les effets désastreux de l’individualisme sont présentés comme autant de motifs pour l’étendre davantage, pour en finir avec ce qui brime encore les individus. »
 
Rivaliser de singularité

L’affirmation de soi sans référent moral et collectif multiplie la tyrannie des désirs et la dissension sociale. Ce processus remonte à la fin du Moyen-Age. Le culte de l’enrichissement (Antoine de Montchretien, Calvin puis Adam Smith), l’idée que la nature est inépuisable (Jean-Baptiste Say, David Ricardo), le mimétisme social (Gabriel de Tarde, Joseph Schumpeter, Daniel Bell) sont les étapes qui ont amené l’homme à se croire le centre du monde et à vouloir rivaliser de singularité. Chacun exige alors de la société une reconnaissance de sa « petite différence », qu’elle concerne la religion, l’orientation sexuelle, un handicap, une origine, etc. Le mètre étalon de tout devient la conscience individuelle. « Conscience ! Conscience ! Instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principe. » s’exclame Rousseau (Emile ou de l’éducation, livre IV). 
 
A partir de là, rien de collectif, de transmis, de venu d’en-haut ne donne plus sens. Valérie Pécresse, ancienne ministre de Sarkozy, disait : « L’identité nationale de la France est très simple : c’est l’adhésion aux valeurs des droits de l’homme. » Henry de Lesquen notait justement qu’à ce compte-là, Charles Maurras n’eut pas été français dans la mesure où il n’adhérait aucunement à ces valeurs. On peut ajouter : ni Georges Sorel et bien d’autres. De Lesquen pourrait toutefois aller plus loin. Pourquoi ne pas souligner l’extraordinaire outrecuidance de l’expression « La France patrie des droits de l’homme », alors que l’Allemagne n’est « que » la patrie des Allemands, l’Espagne la patrie des Espagnols, etc ? La définition « droitsdelhommiste » de la France est à la fois désincarnée et élitiste, universaliste et suprématiste. Elle est à la fois inepte et infiniment orgueilleuse, elle infériorise en fait tous les autres peuples dont l’accession à la qualité de Français est implicitement conçue comme un progrès, ce qui ne veut pas dire autre chose que rester Malien, ou Algérien, ou Pakistanais, quand on aurait la chance de pouvoir devenir Français, serait un signe d’arriération. C’est pourquoi il y a continuité entre l’universalisme colonisateur à l’égard des « races inférieures » (sur l’échelle du progrès, car il est juste de préciser qu’il ne s’agissait pas de racisme biologique) de Jules Ferry et Léon Blum et l’universalisme immigrationniste à tout crin et « sans-papieriste » actuel, consistant à vouloir régulariser tous les résidents illégaux.
 
On le voit : la démocratie devient totalitaire quand elle est toute entière investie par un pouvoir médiatico-idéologique selon lequel la logique des droits doit s’étendre à l’infini. Cette idéologie sommaire est assurément du niveau d’un discours publicitaire (François Brune). Elle n’en est pas moins devenue la référence obligatoire. Ce pouvoir vise à ne rendre possible qu’une « alternance unique », celle entre une pseudo-droite et une pseudo-gauche, qui cumulent les défauts des deux. Il s’agit donc bel et bien d’un système totalitaire de bouclage du contrôle exercé sur la société par un système de domination de l’hyperclasse de plus en plus déconnectée du peuple.
 
En savoir plus : Renaissance catholique, La démocratie peut-elle devenir totalitaire ? Actes de la XVIIè Université d’été, Contretemps, 2012, 370 pages, 22 €. 
 

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