Communisme et nationalistes
Lorsque Mustafa Kemal (1881-1938) débarque à Samsun le 19 mai 1919, s’opposant toujours plus ouvertement au pouvoir du sultan Mehmed VI, la Russie soviétique de Lénine se trouve au cœur de la guerre civile qui l’oppose aux armées blanches, aux forces paysannes, mais aussi aux troupes étrangères coalisées, chargées d’empêcher toute propagation bolchévique. C’est un moment où, alors même que les bolchéviks luttent à mort pour leur survie politique (et physique), ils peuvent toujours espérer une révolution mondiale. La contre-offensive de l’Armée rouge en Pologne en 1920 a pu offrir un vague espoir d’une prise militaire de Berlin et d’une diffusion révolutionnaire en Europe, un an après la révolte spartakiste, la République des conseils de Bavière, de Hongrie ou de Slovaquie. A l’effervescence révolutionnaire européenne, s’ajoutent les mouvements nationalistes qui se structurent progressivement dans le monde sous domination européenne. La doctrine boukharo-léniniste (2), qui s’institue alors comme la règle dans le champ marxiste de la IIIe Internationale (Komintern), voit dans ces mouvements nationalistes une dynamique révolutionnaire à laquelle le mouvement ouvrier doit s’allier, afin de vaincre les forces et les intérêts impérialistes.
« Réussirons-nous à unir ce courant immense du mouvement national-révolutionnaire sans cesse croissant, au courant général et bien plus puissant du mouvement prolétarien, qui s’assigne des tâches purement communistes ? Cette union est nécessaire et inévitable… » dit Zinoviev, président du Komintern, au premier congrès des organisations communistes et révolutionnaires de l’Extrême-Orient en 1922 (3).
De leur côté, les mouvements nationalistes perçoivent bien souvent la Révolution d’Octobre comme une source d’espoir, voire d’inspiration. Le zèle affiché du Komintern quant à la décolonisation, pousse même beaucoup vers son giron. Les nationalistes des Indes néerlandaises du Sarekat Islam se retrouvant bien souvent dans le Partai Komunis Indonesia en 1920. De même pour beaucoup de nationalistes en Indochine, qui comme Nguyễn Ái Quốc (futur Hô Chi Minh), alors fameux pour ses Revendications du peuple annamite de 1919, constatant les insuffisances du Parti national vietnamien (VNQDĐ), fonde le Parti communiste indochinois après avoir participé à la mission Borodine, mission du Komintern consistant à soutenir les nationalistes chinois du Guomindang de Sun Yat-Sen (4).
Dans ce contexte de révolution mondiale et de libération nationale des peuples sous domination étrangère, il est bien souvent question dans les débats du Komintern d’un horizon communiste particulier aux populations musulmanes. L’idée d’un « communisme musulman » suscite une certaine forme d’enthousiasme, de même que le djihad peut alors être considéré comme nécessaire au processus révolutionnaire, ainsi que le présente Mirsäyet Soltanğäliev au premier congrès des peuples d’Orient à Bakou en 1920 (5). C’est ce potentiel révolutionnaire que le Komintern pense retrouver chez les nationalistes turcs, représentés par Mustafa Kemal à Ankara, contre le pouvoir impérial libéral de Constantinople, qui sous le contrôle des forces de l’Entente (notamment du Corps expéditionnaire d’occupation de Constantinople, hériter de l’Armée française d’Orient), tentait de se reprendre après la période jeune-turque (entre 1908 et 1918), tout en négociant de manière inégale les traités de paix qui assuraient le démembrement de l’Empire ottoman.
Indépendance turque et Russie soviétique
La révolution nationale de Kemal entamée en 1919, pouvait alors être perçue ainsi par le Komintern. Joignant un discours antiimpérialiste refusant les traités des vainqueurs de la Première Guerre mondiale (vue comme la guerre impérialiste par excellence), à la défense du califat malgré son opposition au gouvernement du sultan, Kemal et la Grande Assemblée nationale de Turquie (GANT) d’Ankara ont pu être un symbole d’espérance pour beaucoup de mouvements musulmans. D’où un soutien financier abondant de l’étranger, notamment des musulmans d’Asie centrale et d’Inde, dont 125 000£ par le simple comité indien Khilafat (6) jusqu’en 1922.
Kemal affiche donc dans un premier temps un « panislamisme dévot » (7) et libérateur, malgré son scientisme et son turquisme (8). Il l’associe à une rhétorique antiimpérialiste et socialiste, se rapprochant ainsi de la Russie soviétique, tout en éliminant toute autre concurrence réellement communiste en interne. Il était celui qui apparaissait combattant (tout comme l’Armée rouge) contre les grandes puissances impérialistes liguées pour dépecer l’Empire, ouvertement ou derrière la Grèce vénizéliste aux ambitions expansionnistes en Anatolie, désirant réaliser sa Grande Idée. Profitant des négociations et forte du soutien franco-britannique, les armées du Royaume hellène débarquent à Smyrne en mai 1919, avant d’entamer les premières offensives l’année d’après. Du résultat de cette guerre gréco-turque, dépendait fondamentalement l’existence d’un éventuel Etat-nation turc tel que l’envisageait Kemal. Ce sont donc les circonstances qui ont poussé la Grande Assemblée nationale de Turquie vers la Russie soviétique, seul Etat disposé à l’aider compte tenu des conditions. Le traité de Moscou de mars 1921 qui en découle permet au gouvernement turc d’Ankara d’avoir une reconnaissance officielle internationale, mais surtout des financements en roubles-or, ainsi qu’un règlement des frontières caucasiennes, finalement délimitées lors du traité de Kars d’octobre 1921 (9). Ainsi, avec ces traités, le traité de Sèvres de 1920 qui découpe l’Empire ottoman entre les grandes puissances (France, Royaume-Uni, Italie et la Grèce vénizéliste soutenue par les deux premières) en ne laissant aux Turcs qu’un étroit espace en Anatolie, est rendu caduc. Les forces kémalistes maintenant financées (10) et équipées par la Russie, ayant gagné la guerre turco-arménienne la même année, pouvaient se focaliser sur le front anatolien contre la Grèce et finalement gagner la guerre en 1922.
Quant à la Russie soviétique, ayant établi sa domination sur la Transcaucasie soviétisée dans le même temps (grâce aux avancées kémalistes en Arménie qui lui a permis de la soviétiser (11)), elle disposait d’une frontière méridionale stable, mais surtout d’un premier allié, ayant à court terme les mêmes objectifs et les mêmes ennemis. C’est donc une alliance pragmatique et les Soviétiques sont très vite conscients de leurs divergences idéologiques avec le nationalisme kémaliste, dont les accents socialistes n’ont été que rhétoriques. En soi, c’est là un premier acte réaliste de l’Etat soviétique, pour sa survie dans les relations internationales, conduit par le pragmatisme léniniste, plus qu’un réel accomplissement d’un objectif du Komintern.
Le pragmatisme de Kemal
L’alliance de Kemal avec les bolcheviks pourrait être vue comme une alliance contre-nature si la première caractéristique politique du futur Atatürk n’était pas son pragmatisme radical. Sa formation intellectuelle est celle d’un officier jeune-turc de Roumélie (12) : scientiste, turquiste, très élitiste, prônant un darwinisme social, moderniste certes, mais hostile au marxisme qu’il méprise sans réellement chercher à le comprendre (13). Mais son but étant la construction d’un Etat-nation turc homogène et moderne, occidentalisé sans pour autant dépendre des intérêts occidentaux, il doit accepter dans un premier temps le compromis religieux, mais aussi bolchevique, quand bien même préfère-t-il la révolution de Meiji au Japon à la révolution d’Octobre. Kemal parvient néanmoins à repousser ses attentes d’un Etat laïc et scientiste pour se faire le défenseur du califat et instituer une procédure à la GANT (avec prières et utilisation politique des oulémas), plus religieuse que jamais l’Empire d’Abdülhamid II ne l’avait été. De même a-t-il été capable de repousser ses ambitions et ses discours turquistes, pour parvenir à un accord avec la Russie soviétique. En revanche, cette alliance pragmatique n’a jamais empêché Kemal de toujours rechercher un rapprochement avec les Etats-Unis ou n’importe quelle démocratie libérale, afin d’œuvrer toujours plus largement à la reconnaissance internationale de la Turquie républicaine.
Fort de son titre de Gazi acquis à la suite de la bataille de Sakarya en 1921 contre les Grecs, Kemal pouvait à la fin de la guerre gréco-turque, prétendre à une triple légitimité : militaire, politique et religieuse. Il avait sauvé la nation turque face aux menaces étrangères, affirmé l’existence de la nouvelle République sur la scène internationale avec le traité de Lausanne de 1923, tout en restaurant (jusqu’au 3 mars 1924, date de son abolition) le califat avec des compétences strictement limitées au plan spirituel. Le traité de Lausanne, officialisant la fin de l’Empire ottoman, permet à la fois à la nouvelle république de s’affirmer indépendante et souveraine dans les relations internationales, mais aussi de régler (selon les juristes internationalistes du temps) le problème du caractère multiethnique de la population du territoire turc, par un échange de populations avec la Grèce sur un critère apparemment objectif fondé sur la religion. Censée pacifier la région, cette décision frappe deux millions d’habitants, déplacés des deux pays, laissant ainsi théoriquement deux Etats ethniquement homogènes. C’était là nécessaire pour le projet nationaliste turquiste de Kemal, profondément hostile au cosmopolitisme ottoman, qui entrait dans le prolongement des politiques d’ingénierie démographique des Jeunes Turcs entrepris dès 1914 (14). De plus, la reconnaissance internationale à Lausanne libérait Kemal de son allié soviétique, qui ne lui était plus forcément nécessaire pour la survie de la République désormais en paix.
Les conditions lui étaient alors favorables pour entamer sa propre politique de modernisation et de laïcisation de la Turquie, avec l’aide et les investissements de la nouvelle URSS, tout en menant une politique violemment anticommuniste en interne. Ainsi, quand bien même Kemal honore ses alliés soviétiques en représentant Frounze (15) et Vorochilov (16) sur le Cumhuriyet Anıtı (« Monument de la République », érigé en 1928 sur la Place Taksim), « chacun doit comprendre qu’en Turquie même le communisme est notre affaire » (17) écrivait-il dans le même temps. C’est pourquoi avait-il formé un parti communiste fantoche (non reconnu par le Komintern), afin de combattre le Parti communiste de Turquie (TKP), qu’il devait théoriquement accepter sous la pression de Moscou. Finalement, la répression, les assassinats politiques n’ont jamais cessé, alors que l’alliance de fait entre la Turquie kémaliste et l’URSS de Staline elle, prend fin en 1936 sans grande émotion, avec la convention de Montreux. Le parcours de Nâzım Hikmet, qui alternait les années d’exil et de prison (15 ans au total) du fait de son appartenance au TKP, illustre bien ce rapport conflictuel et contradictoire du kémalisme des premières années avec le communisme.
Conclusion
Il s’agissait là de se demander si Kemal et le kémalisme avaient pu être influencés ou liés d’une quelconque façon au communisme. Il est certain que les origines mêmes de la pensée de Kemal, nationaliste, élitiste et scientiste, le placent idéologiquement à des lieues du marxisme ou du bolchévisme. Cependant, sa pratique politique et son pragmatisme radical, ont pu, dans le cadre de certaines circonstances et rapports de forces donnés, le rapprocher de la Russie de Lénine. Ce rapprochement a provoqué des inflexions rhétoriques qui ont pu troubler la définition qu’on donne au kémalisme, allant même jusqu’à trouver des points communs idéologiques des deux courants politiques. Pourtant, il n’y a en réalité que le pragmatisme de Kemal, seule constante de son courant, qui puisse expliquer son alliance avec les bolchéviks. Tout comme le péronisme, on peut donc se réclamer du kémalisme de l’extrême-droite à la gauche, car il ne propose pas réellement un ancrage idéologique profond et dépasse de ce fait largement les clivages communs du champ politique des démocraties occidentales. Une interprétation du kémalisme comme étant une expérience nationaliste d’inspiration marxiste ou même tout simplement socialiste, serait donc définitivement à écarter.
Kemal : de Mustafa à Atatürk (première partie)
Kemal : de Kemal Pacha à Kemal Atatürk (deuxième partie)
Tancrède Josseran, La nouvelle puissance turque : l’adieu à Mustapha Kemal
La Révolution anatolienne, Dix ans qui ont changé la Turquie
Notes :
(1) Notamment G. S. Harris, The Origins of Communism in Turkey, Stanford, Hoover Institution, 1967, ou encore Rasih Nuri İleri, Atatürk ve Komünizm (Ataturk et le communisme), Istanbul, 1970.
(2) L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme en étant certainement l’essai de synthèse le plus connu.
(3) Hélène Carrère d’Encausse, Stuart Schram, Le marxisme et l’Asie, 1853-1964, Paris, Armand Colin, 1965.
(4) Nora Wang, L’Asie orientale du milieu du 19e siècle à nos jours, Paris, Armand Colin, 2000.
(5) Congress of the Peoples of the East, Baku, September 1920 : Stenographic Report, trad. Brian Pearce, Londres, New Park, 1977.
Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-Quelquejay, Sultan Galiev. Le père de la révolution tiers-mondiste, Paris, Fayard, coll. les Inconnus de l’histoire, 1986.
(6) Naem Qureshi, Pan-Islam in British Indian Politics : A Study of the Khilafat Movement, 1918-1924, Leyde, Brill, 1999.
(7) Şükrü Hanioğlu, Atatürk : une biographie intellectuelle, Paris, Fayard, 2016, p. 102.
(8) Idéologie nationaliste popularisée par les Jeunes Turcs, visant à unir les peuples turciques (sur un critère ethnique voire racial) au sein d’un même Etat panturquiste.
(9) Traité de Kars, 1921 [En ligne], wikisource [consulté le 29 juillet 2017], https://fr.wikisource.org/wiki/Trait%C3%A9_de_Kars_-_1921
(10) 10 millions de roubles-or.
(11) Anahide Ter Minassian, La République d’Arménie, Paris, Edition Complexe, 1989.
(12) Partie européenne de l’Empire ottoman, qu’on appelle aussi Macédoine.
(13) La biographie intellectuelle de Şükrü Hanioğlu, Atatürk : une biographie intellectuelle est particulièrement explicite à ce propos, se fondant notamment sur ses discours, ses écrits, mais aussi ses annotations.
(14) Nikos Sigalas et Alexandre Toumarkine, « Ingénierie démographique, génocide, nettoyage ethnique. Les paradigmes dominants pour l’étude de la violence sur les populations minoritaires en Turquie et dans les Balkans », European Journal of Turkish Studies [En ligne], 7, 2008.
(15) Membre du Comité central du Parti bolchévique qui visite Ankara en 1921, avant de devenir membre du Politburo et Commissaire du peuple pour l’Armée.
(16) Membre du Comité central du Parti bolchévique, Commissaire du peuple aux Affaires intérieures avant de remplacer Frounze à sa mort en 1925.
(17) Mehmet Perinçek, Atatürk’ün Sovyetler’le Görüşmeleri, p. 273.
Bibliographie :
Hamit Bozarslan, Histoire de la Turquie, de l’Empire à nos jours, Paris, Taillandier 2013.
Paul Dumont, Mustapha Kemal invente la Turquie moderne, Bruxelles, Complexe, 1983, nouv. éd. 1997 et 2006.
Paul Dumont, Du socialisme ottoman à l’internationalisme anatolien, Istanbul, ISIS, 1997.
Paul Dumont, « L’axe Moscou-Ankara, les relations turco-soviétiques de 1919 à 1922 », dans les Cahiers du monde russe et soviétique, volume 18, numéro 3, Paris, 1977, p 165-193.
Şükrü Hanioğlu, Atatürk : une biographie intellectuelle, Paris, Fayard, 2016.
Kerslake C., Oktem K., Robins P. (Eds.) Turkey’s Engagement with Modernity. Conflict and Change in the Twentieth Century. Basingstoke : Palgrave Macmillan, 2010
Erik J. Zürcher (Ed.), Turkey in the Twentieth Century. La Turquie au vingtième siècle, Berlin, Schwarz, 2008.
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