samedi, 29 juillet 2023
Préface à "La destruction de la France au cinéma" de Nicolas Bonnal
Pierre Le Vigan:
Préface à La destruction de la France au cinéma de Nicolas Bonnal
Disons-le d’emblée : « La destruction de la France au cinéma » est un livre épatant. Alacrité, rapidité de l’écriture, parfois célinienne. Comme « D’un château à l’autre » devenu « D’un château l’autre »… Livre furieux, joyeux, caustique, exaspéré par le monde moderne, mais pas haineux. Bonnal en long et en large. On ne s’en lasse pas. L’idée de départ est de montrer comment une certaine France a disparu. Une France prémoderne ? Traditionnelle ? Celle des vieux métiers ? Celle des vieilles librairies, des bouquins papier et non des e-books ? Celle des bistrots ? Un peu tout cela. Une chose est sûre. C’était la France que nous aimions.
La littérature peut montrer la disparition de cette France. Le cinéma tout autant, et sans doute de manière plus spectaculaire. Nicolas Bonnal s’y prend en deux temps. Tout d’abord, en quelques quatre-vingt pages, il combine littérature et cinéma pour aborder les grands aspects de l’effacement d’une certaine France. S’agit-il de la liquidation de la tradition par la modernité ? Ou de la liquidation de la modernité des années 60 par la postmodernité des années 80 et 90 ? Un peu les deux. En tout cas, le monde se déglingue. Un monde se déglingue. Un monde que l’on voit encore dans Flandres (2006), de Bruno Dumont, filmé comme un film de Robert Bresson. Un monde qui disparait pour laisser place à d’autres normes, à une autre vision. Le problème est que le monde qui se déglingue était le nôtre. Tout ce qui était encore enchâssé dans un mode de vie traditionnel, dans un habitus ancien, se désencastre et tourne en roue libre.
L’imbécillité gratuite triomphe, le non-sens s’installe, le bavardage inutile prolifère, le sens du beau se déglingue. Nicolas Bonnal nous le montre par des allers et retours entre la création cinématographique et les œuvres de grands littérateurs, voire de quelques politiques comme de Gaulle et Michel Debré. Les cinéastes ne sont pas les deniers à être lucides. Jean Renoir comparant notre temps et le Moyen-Age : « Notre religion, maintenant, c’est la banque, et notre latin, c’est la publicité ». Il pourrait ajouter le globish. « Choose France », comme dit McRond. Le monde devient uniforme. « Le monde ne présentait pas cette ennuyeuse unité vers laquelle nous marchons à grands pas » (toujours Jean Renoir). Alexis Carrel et la destruction du sens esthétique (on pense aussi à Konrad Lorenz) : « Si l’activité esthétique reste virtuelle chez la plupart des individus, c’est parce que la civilisation industrielle nous a entouré de spectacles laids, grossiers et vulgaires. » (Il n’avait pourtant pas vu le pire). L’industrialisme nous éloigne de la joie, poursuit Carrel. On croirait lire Péguy. « La civilisation moderne est incapable de produire une élite douée à la fois d’imagination, d’intelligence et de courage. » (Alexis Carrel).
Le cinéma de Jean-Luc Godard. A bout de souffle (1960). La guerre d’Algérie n’est même pas terminée (mal terminée) et pourtant, nous en sommes déjà si loin avec ce film. Déjà dans un temps pas seulement postnationaliste mais postnational. « La belle américaine mène notre voyou franchouillard à la mort », dit Bonnal. Les Carabiniers (1963) : film anarchiste de droite. Et comment ! Le Petit soldat, toujours en 63. Film d’extrême droite ? En tout cas vingt-quatre fois la vérité par seconde.
Sacha Guitry : le tableau de la vraie France qui avait déjà commencé à être remplacée. D’où le charme inoxydable de Guitry. Michel Audiard : la fin des maisons closes, du client du dimanche, du « furtif » (et s’il n’y avait que cela, la fermeture des ’’maisons’’ !). L’homme moderne « rêve de savoir s’il est devenu l’homme du vingtième siècle ». Il n’y a plus qu’à répéter avec conviction et en chœur « Merci Simca », comme le fait Charles Denner dans Le Voyou de Claude Lelouch (1970).
Jacques Tati, Jour de fête (1949). C’est « l’humiliation du facteur français à vélo » face aux méthodes américaines. On pense au film espagnol Bienvenue Mr Marshall (1953). Toujours Tati. Les vacances de Monsieur Hulot (1953) : le début du dévergondage touristique. Les congés payés comme dit joliment Brigitte Bardot. Mon Oncle (1958) : la folie du monde moderne et la résistance du monde ancien.
Michel Serres : comme Bonnal, je ne me suis rendu compte que très tardivement qu’il était génial (avant tout dans ses entretiens). Son optimisme était de façade (ou de courtoisie ?). Son constat était lucide. « L’américanisation générale de la culture et des entrées de ville, qui sont devenues abominables [provoque] un hurlement de laideur. » Et voilà qui remonte à la modernité gaulliste. Ses ’’villes nouvelles’’, sautant par-dessus les vieilles banlieues. Ses tours de bureaux, ses grands magasins. André Malraux et l’engouement pour l’art moderne. Et les MJC des « cultureux ». L’objectif de Malraux : battre l’Amérique sur son propre terrain. Marc Fumaroli explique que l’Amérique ne pouvait pas perdre le duel autour de l’art moderne. L’art moderne, déjà déconstruit, entre innocence (les arts premiers) et perversité (les arts premiers seront les derniers). Zemmour, qui aime pourtant les Trente Glorieuses, a bien vu que Malraux – et la culture – était son point faible. Quant à Nicolas Bonnal, qui n’aime pas les Trente Glorieuses, il voit la « sarcellisation » de nos villes, et il nous la montre à travers le cinéma (Mélodie en sous-sol, 1962, Henri Verneuil).
La Pauvreté. Il y avait une dignité du Pauvre. On lui demande maintenant d’entretenir « cette vertu de l’Envie, indispensable au Progrès » (Georges Bernanos), ’’vertu’’ par laquelle il devient un consommateur comme un autre. Dans quel monde ? Dans celui de « l’avènement triomphal de l’Argent » - toujours Bernanos – marqué par « la dépossession progressive des Etats au profit des forces anonymes de l’Industrie et de la Banque. » Notons que, entretemps, l’Industrie, du moins chez nous, a été liquidée par la Banque. Et l’Ouvrier a laissé la place au Bureaucrate.
Et peut-être le plus important : le lien entre sadisme et totalitarisme dégénéré, celui même du libéralisme-libertaire, ce lien compris et annoncé par Pier Paolo Pasolini, avant Dany-Robert Dufour. « Tu baiseras ton prochain », inversion de Marc 12 : 31 « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Tu le tortureras comme le système te torture par l’envie. Barbare est le système libéral. Barbare tu seras toi-même.*
La seconde partie du livre de Nicolas Bonnal est une analyse critique de films. Ils seraient au nombre de 72 films, chiffre chinois que notre auteur nous dit aimer. Mais en fait, ils sont au nombre de soixante-quinze ! Nicolas Bonnal n’est pas toujours exact mais il est toujours VRAI. Sa vérité est comme celle de Céline, moins factuelle que métaphysique. Evocation de plus de soixante-dix films donc, de Farrebique, prodigieux (Georges Rouquier, 1943) aux Valseuses (Bertrand Blier, 1973), en passant par les Tati, les Godard, les Tontons flingueurs (Georges Lautner, 1963), L’Imprécateur (Jean-Louis Bertuccelli, 1977), le nécessaire mais accablant Biquefarre (G. Rouquier, 1983), qui montre que le monde de Farrebique est mort…
Ne nous y trompons pas. Tous les films évoqués sont à voir, mais pas parce qu’ils sont des chefs d’œuvre. Certains sont de très grands films. Mais beaucoup sont ratés, bien que parfois restant fort agréables à regarder (Le fruit défendu d’Henri Verneuil, 1952, par exemple). L’essentiel : tous sont significatifs d’un tournant dans les mœurs. Des symptômes, et parfois des fantômes… Le temps a tourné comme il arrive au lait.
Bonnal parle du cinéma (et du reste), dans un style tout à fait personnel et inimitable. C’est Louis-Ferdinand Bonnal. Il est né en 1961, l’année de la mort de Céline. En un sens, il a pris le relais de la colère de Ferdine. Tatiana est sa Lucette. Almeria est son Meudon – ou son Danemark. Consultant en décomposition, il propose de bons remèdes : comédies musicales, natation, plongée, lectures de Léon Bloy, Maurice Joly, Michelet... Bonnal ne s’interdit pas des répétitions de citations quand elles lui paraissent tellement lumineuses qu’il veut les faire entrer dans la tête du lecteur (comme quoi il n’a pas tout à fait désespéré de l’espèce humaine…).
Ses propres formules sont souvent une synthèse qui vaut bien des livres. « De Gaulle et l’effondrement français : il œuvre en destructeur ET en fantôme ». A savoir qu’il détruisit le monde d’avant, avec l’urbanisation et la modernité des années 60, et fut en même temps le fantôme d’un monde encore traditionnel, celui des familles durables, celui de la littérature et non de la télévision et des écrans. Jugement sans doute injuste. Et problème qui n’a peut-être pas de solution. Comment vouloir la puissance sans être dans la massification, la normalisation, la répétition, sans mettre au pouvoir les hommes d’argent, sans désenchanter le monde.
Lisons Une enfance de Hans Carossa (1922, trad. 1943). Ce monde aurait-il résisté à la modernité technologique, fut-elle durablement nationale et socialiste ? Et le Regain de Jean Giono, illustré par un film de Pagnol (1937) ? Durable le regain ? Notons que le régime du maréchal Pétain, adulé par une certaine droite se voulant traditionaliste, voulait lui aussi faire construire des autoroutes (1942 : début des travaux de l’autoroute de l’Ouest). Mais il est vrai que ce n’était là que hors d’œuvres. Il est vrai que la modernité s’accélère avec de Gaulle dans les années 60, mais que partout ailleurs en Europe, elle s’accélère aussi sans avoir besoin d’un de Gaulle (même en Espagne avec Franco !).
La modernisation continuera de changer notre monde, nos paysages et nos mœurs, et notre regard sur la vie et sur nous-mêmes, sous Pompidou et sous Giscard. Par exemple avec les premiers supermarchés, ou avec les rénovations urbaines (Le Chat, 1971, de Pierre Granier-Deferre). On peut dire que le boulot de destruction et de « mochisation » de la France sera fait quand Mitterrand arrivera au pouvoir. Il ne restera qu’à désindustrialiser le pays pour en faire un nouveau tiers monde. Le commerce : baromètre de la modernité, avec la bagnole. Le premier supermarché s’ouvre à Rueil-Malmaison en 1958, et surtout le premier hypermarché à Sainte Geneviève des bois en 1963. Je dis « surtout » car les grands magasins existaient depuis Napoléon III (Le Bon Marché, 1852) et le premier Prisunic est installé rue de Provence à Paris en 1931, mais, en 1963, on change vraiment d’échelle et les hypermarchés sont hors les villes, et contre les villes. Ils ne prétendent pas les embellir, ils en sont au contraire la négation. Ste Geneviève des bois, Seine et Oise 1963, dans ce qui sera l’Essonne après le redécoupage de la région parisienne (1964-68). Opération qui frappe la région parisienne, tout comme l’Algérie n’avait cessé, depuis 1955, d’être redécoupée en nouveaux départements. Grande banlieue et gigantisme. Grande banlieue pour permettre le gigantisme. Pierre Uri, disciple de François Perroux, avait regretté la disparition du département de la Seine ancienne formule. Paris ne devait pas se couper de sa proche banlieue. Il avait raison.
A Paris, ouverture de la FNAC Wagram en 1969, puis de la FNAC Montparnasse en 1974. Fédération nationale d’achat des cadres: c’est le monde de Jacques Tati. Ou plutôt, c’est le monde dans lequel Jacques Tati commence à se sentir bien mal. La FNAC, c’est le début de la fin pour les libraires traditionnelles, de quartier, et pour les disquaires (le correcteur d’orthographe ne comprend pas le mot « disquaire » : ben oui, l’intelligence artificielle n’a pas de mémoire). Tout cela se terminera par la fermeture en 2020 du Boulinier historique du boulevard Saint-Michel et, un an plus tard, par la fermeture des Gibert Jeune de la place St-Michel. Comme cela avait été dit et souhaité et promu en haut lieu, le Covid sera l’occasion d’aller plus loin dans la modernisation-numérisation-dématérialisation de notre économie (et infiniment plus loin dans le flicage). Tout cela après la disparition de nombre de cafés, comme la Rôtisserie Périgourdine et son piano-bar, 2 place St-Michel, fermée en 1997, cafés remplacés par des boutiques toutes plus abominables les unes que les autres.
Création de la Carte Orange le 1er juillet 1975, ouverture du centre Pompidou en 1977. L’ambition d’un Paris pour tous ? Mais les prix de l’immobilier, de plus en plus délirants à partir des années 70-80, font que les candidats à l’accession à la propriété sont mis en situation d’acheter des surfaces de plus en plus petites. Et voilà Paris finalement sous-peuplé, mais sur-envahi de touristes, sur-construit en bureaux inutiles (pourquoi ne pas travailler dans des banlieues moches et rentrer le soir vivre dans une belle ville plutôt que le contraire ?). Et Paris lui-même devenu moche, – surtout après le départ de Chirac de la mairie, reconnaissons-le ! Et le regroupement familial de 1976 (décidément, Chirac aurait dû se borner à un mandat local), et la grande mutation ethnique qui s’ensuit de cette folie.
Un peuple de souche qui ne se reproduit plus guère biologiquement, mais qui ne veut pas non plus se reproduire culturellement et esthétiquement. Et si c’était un seul et même problème ? Ce qui nous ramène à Nicolas Bonnal. En s’occupant de cinéma, c’est-à-dire de la question esthétique, il va au coeur de l’essentiel.
PLV
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20:38 Publié dans Cinéma, Livre, Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cinéma, cinéma français, nicolas bonnal, france, histoire, déclin français | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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