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mercredi, 25 juin 2008

Définir et dénoncer l'ethnocide

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Le texte de José Javier Esparza, issu de la revue madrilène Punto y coma, traduit dans la revue Vouloir n°35-36 (janv. 1987) par R. Pete, entend ouvrir le débat en nous invitant à refuser l’intériosation de cette négation des cultures comme matrice des différences.

Définir et dénoncer l'ethnocide

Tout le monde sait ce qu'est un génocide. Personne, ou presque, ne parle d'ethnocide, mécanisme de déracinement culturel qui s'abat, de nos jours, sur la majeure partie du monde. Ses victimes : les peuples, les cultures, les spécificités ethniques. Au profit d'un monde artificiel et homogénéisé. S'engager pour la cause des peuples exige, comme acte préalable, de désigner l'ennemi. Et l'ennemi, dans cette dynamique, c'est l'ethnocide.

L'homme est être de culture. Tout autant que l’espèce humaine est une notion biologique. Sur ce plan, zoologique, tous les hommes sont égaux. Mais les hommes ne se définissent pas seulement par leur constitution biologique mais plutôt par leur appartenance d une culture. L'Homme, dépourvu d’instincts pré-programmés, comme le souligne l'éthologie d'un Konrad Lorenz ou l’anthropologie d'un Arnold Gehlen, doit construire son comportement face au milieu. Cette construction est d'ordre "culturel". De sorte que, selon Gehlen, l'homme est "un être culturel par nature".

Le monde humain : une polyphonie

La même règle prévaut pour les sociétés humaines. Les hommes se regroupent en communautés de culture. Il n'y a pas de culture universelle ni d'homme universel. Il y a des peuples avec des cultures et des hommes. Le monde humain est essentiellement polyphonique. Les cultures se constituent ainsi, pour les hommes, en moyens destinés à la création de leur environnement. Cette culture ne peut être réduite à de la "production culturelle". La culture est la configuration que prennent les coutumes, les rites, les visions-du-monde, les conceptions de la société, les notions de sacré, les manières particulières de chaque entité à comprendre la relation qu'il y a entre l'homme et le monde. Toute tentative d'homogénéiser les cultures, de les réduire à un modèle universel constitue une atteinte contre ce qui est spécifiquement humain : la diversité culturelle. L'ethnocide s'inscrit dans cette dynamique homogénéisante. En provoquant l'extinction de la diversité culturelle, l'ethnocide implique la lente disparition de la spécificité des hommes et des peuples. Il implique la mort de l'humain.

Nous assistons à l'heure actuelle à une nouvelle configuration idéologique dans le monde qui se base sur un système de valeurs uniciste. Le vieux processus de colonisation "brutal et violent" a fait place à un néo-colonialisme pacifique et mercantile qui prétend imposer partout sa vision-du-monde. Ce qui est primordial pour ce néo-colonialisme, c'est la domination psychique et culturelle des peuples vivant dans les aires de son expansion potentielle, plutôt que leur simple domination physique/politique. L'agent privilégié de ce néo-colonialisme est précisément l'ethnocide, phénomène que nous pourrions définir, en un premier stade, comme un génocide culturel, génocide de "bonne conscience", exercé "pour le bien du sauvage". Ses résultats sont tout aussi négatifs et abominables que ceux d'une extermination physique.

Ethnocentrisme et prosélytisme

Approfondir le phénomène exige que nous remontions à l'incontestable et radicale réalité du fait ethnique ainsi qu'à un fait qui lui est fréquemment inhérent: l’ethnocentrisme. Ce terme, synonyme d'auto-centrisme culturel, fut défini en 1906 par W.G. Summer comme la conception du monde lui veut que le groupe humain auquel on appartient est le centre du monde : les autres groupes étant pensés par référence à lui, Il se manifeste (principalement aux niveaux inférieurs d'une communauté) par l'éloge de ce qui lui est propre et par un mépris de ce qui lui est étranger. Ce phénomène n'est pas intrinsèquement négatif ; nous le trouvons, dans la pratique, chez tous les peuples : les Esquimaux s'appellent eux-mêmes "Inuit", c’est-à-dire les "hommes" ; les Indiens Guaranis se donnent le nom d' "Ava", signifiant également les "hommes" ; les Guayquis, celui d' "Aché", les "personnes". Il en est de même chez presque tous les peuples de souche indo-européenne. Claude Lévi-Strauss a écrit que l'ethnocentrisme est un phénomène naturel, résultat des relations directes ou indirectes entre les sociétés (1). Tous les peuples sont ethnocentristes. Ceci dit, seule la "civilisation occidentale" est ethnocidaire parce qu'elle tend au prosélytisme, variante "pacifique" de "l'hétérophobie", manifestation de la "haine de l'autre".

L'hétérophobie

Tous les peuples subissent la tentation de l'ethnocentrisme et l'on doit admettre qu'une certaine dose d'ethnocentrage est nécessaire a l'équilibre d'une communauté, car elle renforce son "auto-perception", c’est-à-dire qu'elle dignifie l'image que la communauté se fait d’elle-même. Mais lorsque cet ethnocentrage dégénère, surgissent alors des manifestations d'hétérophobie, de haine de l'autre, de haine à l'égard de tout ce qui est différent. En règle générale, se cache derrière l'hétérophobie non un complexe de supériorité mais bien plutôt un complexe d'infériorité, une insatisfaction d'ordre culturel, provoquée par la perte de cette auto-perception qu'éprouve une communauté ethnique donnée, ce qui équivaut à une déviation ou une insuffisance d'ethnocentrage. Les manifestations d'hétérophobie sont, au fond, au nombre de 2 : la répudiation et l'assimilation.

L'ethnocide par répudiation

La répudiation consiste en ceci : la relation entre 2 groupes ethniques s’interprète selon le schéma dualiste nature/culture. La "société civilisée" juge la "société sauvage" comme inférieure, comme infra-humaine, et la perçoit comme un mode d'organisation quasi animal. Dans cette logique, les cultures dites "sauvages" sont destinées à être "bonifiées", "valorisées" par le truchement de la domination. Celle-ci, bien sûr, n'exclue pas la violence physique voire l'annihilation d'une race entière (génocide) ; elle n'exclut pas non plus l'ethnocide mais, ici, celui-ci se produit comme conséquence directe de l'exercice de la domination violente, ce qui la différencie de l'autre manifestation d'hétérophobie : l'assimilation.

L'ethnocide par assimilation

L'assimilation est une manifestation altérophobique plus subtile, moins polémique et conflictuelle. Elle consiste en la négation de la différence moyennant l'assimilation à la culture même qui pratique cette stratégie. L'autre devient identique, ce qui évite de poser le problème, pourtant bien tangible, de la différence des cultures. La distance est "censurée". Il s'agit d'un ethnocide pratiqué avec "bonne conscience" et qui correspond au phénomène néo-colonialiste actuel. L'ethnocide se pratique en 2 mouvements consécutifs : a) la déculturation qui génère une hétéroculture ; b) l'assimilation effective, l'ethnocide proprement dit.

Par déculturation, nous entendons l'ensemble des contacts et interactions réciproques entre les cultures. Le terme fut lancé à la fin du XIXe siècle par divers anthropologues nord-américains et plus particulièrement par l'ethnologue J.W. Powells en 1880 dans le but de désigner "l'interpénétration des civilisations". Comme l’a expliqué Pierre Bérard (2), le phénomène survient en plusieurs étapes. En 1er lieu, la culture autochtone s'oppose à la conquérante. Ensuite, avec la prolongation du contact, l'on commence à accepter certains éléments tout en en rejetant d'autres mais le germe d'une culture syncrétique est semé. C'est lors de la 3ème phase que l'on peut parler d'hétéroculture ; ce concept, cerné par J. Poirier (3), peut s'appliquer lorsque l'ethnotype ou mentalité collective, qui constitue avec l'idiome l'un des substrats de la culture, est affecté définitivement par des interventions extérieures. Les individus, coupés de leur mémoire, leur système social "chamboulé" deviennent les agents opérationnels de l'ethnocide (finalement un auto-ethnocide). Il se produit alors une assimilation complète, la disparition définitive de la culture originelle est chose faite et l'acceptation des valeurs de l'autre est acquise. Les courroies de transmission principales de ce processus sont au nombre de 3 : la religion, l'école et l'entreprise. La déculturation consommée et l'hétéroculture installée, l’on peut parler d'ethnocide par assimilation,

L'ethnocide : mort des différences

Le concept d'ethnocide fut suggéré pour la 1ère fois en 1968 par Jean Malaurie qui avait lu le livre de G, Condominar, L’exotique est quotidien. L'ethnocide partage avec le génocide une certaine vision de l'autre mais il n'adopte pas une attitude violente ; au contraire, il adopterait plutôt une attitude "optimiste". La propension ethnocidaire raisonnerait en fait comme suit : "Les autres, d'accord, ils sont 'mauvais' mais l'on peut les 'améliorer' en les obligeant a se transformer au point de devenir identiques au modèle que nous imposons". L'ethnocide s'exécute donc "pour le bien du sauvage". Une telle, attitude s'inscrit bien dans le cadre de l'axiome de l'unité de l'humanité, dans l'idée qu'il existerait un homme universel et abstrait, dans cet hypothétique archétype d'un homme générique. Archétype qui tenterait de fonder l'unité de l’espèce sur une donnée zoologique qui réduirait la culture à un "fait naturel" : cet archétype de l’universalisme militant constitue de ce fait une régression anti-culturelle. L'ethnologie a souvent succombé à cette erreur : dans le cadre de cette discipline, on a estimé, par ex., que l'indianité n'est pas quelque chose de consubstantiel à l'indien (qui est perçu comme un "être humain de couleur") ; dépouillé de son identité (l'indianité), l’indien accédera à la "dignité d'homme" : il s’occidentalisera.

Les 3 phases de l'ethnocide

Dans le cadre socio-économique, ce processus se manifeste en 3 phases fondamentales :

  • a) celle du spectacle : les peuples entrent en contact avec le modèle à imposer, ils contemplent les élites occidentales qui agissent comme vitrines, reflets du "progrès". Ces élites fonctionnent comme 1er instrument de l'ethnocide.
  • b) Celle de la normalisation : on élimine les scories culturelles indigènes, en les reléguant dans des zones dites "arriérées" ou "sous-développées" que l'on a, auparavant, contribué à créer ; l'instrument de pénétration est ici l'idéologie humanitaire qui prétend lutter contre la pauvreté.
  • c) la consolidation : issue des pays industrialisés, la culture dominante s'incruste totalement dans le pan-économisme ; les instruments de cet enkystement : modes de masse, idéologie du bien-être, etc.

Les conséquences de ce processus ont été mises en relief par G. Faye (4) : en même temps que les individus se dépersonnalisent pour végéter dans une existence narcissique et hyper-pragmatique, les traditions des peuples deviennent des secteurs d'un système économicisé et technicisé. Il y a souvenance mais pas de mémoire. Le passé est visité (comme un vieux musée poussiéreux) mais il n'est déjà plus habité. Un vrai peuple intériorise son passé et le transforme en modernité. Le système le transforme en ornement médiatisé et aseptique.

Matrices philosophiques de l'ethnocide

Tant l'esprit du processus d'assimilation que la légitimation de l'ethnocide reposent sur une série de préjugés bien ancrés dans l’idéologie moderne : ils s'inscrivent dans le cadre de la conception linéaire de l'histoire. En 1er lieu, nous rencontrons l'idéologème de la nature convergente de toutes les civilisations vers un système occidental. Dans cette optique, il serait possible de transférer n'importe où le développement culturel d'une population et de l'offrir à une autre parce que les cultures sont jugées simples accidents transitoires ou degrés inférieurs au encore marches d'escalier vers la civilisation unique, celle qui correspond à l'humanité abstraite, représentée aujourd'hui par le système occidental.

Cette vision téléologique est en rapport direct avec le 2nd idéologème, celui de l'unité de l'histoire, celui du sens unique de l'histoire : la civilisation serait alors un processus qui, avec l'aboutissement du développement, se muerait en état de fait ; le temps serait cumulatif et commun à tous les peuples. Bref, on enferme ainsi les peuples dans un processus abstrait et continu, dans un temps unique qui évoluerait vers le point omega du monde marchand et du bien-être de masse. Ces idéologèmes (unicité de l'histoire et convergence naturelle des civilisations) alimentent l'idéologie de l'unité de l'humanité. C'est, comme le souligne Pierre Bérard, "l'ogre philanthropique des ethnies". Résultat : l'homme occidental, prototype achevé de l'humanité unique, devient modèle planétaire.

Quand l'ethnocide engendre de graves pathologies

Ce type d'idées, que l'on tente d'inculquer aux peuples, n'est pas inoffensif. Au contraire, pareilles idées engendrent des pathologies dans l'orbite des psychologies sociale et individuelle, pathologies qui provoquent des déséquilibres sociaux. L'homme en l'intérieur duquel 2 cultures se combattent est un marginal qui ne peut plus se retrouver lui-même, qui ne sent plus les liens qui l’unissent à sa communauté d'origine, mais qui, en plus, ne sent pas se créer en lui d'autres liens qui l'uniraient au modèle culturel qu'on prétend lui imposer. Et ces liens qui, ensembles, donnent naissance à un véritable sentiment d'enracinement et d'appartenance collective, sont indispensables au bon équilibre social. Par la manipulation de ces idéologèmes déréalisants, les idéologies dominantes ont créé une authentique pathologie de la déculturation dont les symptômes ont été chiffrés par Rivers dés 1922 : érosion de la joie de vivre et thanatomanie. En 1941, Keesing observa les terribles effets déstabilisateurs de la dualité des codes axiologiques (l'original et l'imposé) chez des sujets appartenant à des ethnies soumises à un processus de déculturation. Le comportement imposé par l'idéologie occidentale est fréquemment perçu par la culture indigène comme délictueux et vice-versa. Cela donne lieu à des états d'anxiété où le patient déprécie généralement sa propre personne. Le processus de déculturation est-il irréversible ? Les peuples victimes de l'ethnocide, ou ceux qui sont en situation d'hétéroculture, ont-ils une quelconque possibilité de survivre en tant que peuples, c'est-à-dire en tant que matrices de systèmes de valeurs uniques et originales ?

La bouée de sauvetage : amorcer la contre-déculturation

Lorsque nous faisons allusion aux phases de déculturation (opposition initiale, culture syncrétique, hétéroculture et assimilation), nous avons délibérément laissé de côté une dernière et unique phase potentielle, signalée par Pierre Bérard : la contre-déculturation. Dans ce cas, la culture menacée de disparition, de façon inespérée, prétend restaurer les valeurs fondamentales qu'elle a sécrété du temps de sa pleine indépendance. Un tel phénomène, bien que difficile et complexe, peut se produire. Les mouvements des Indiens d'Amérique du sud l'illustrent parfaitement. Les phénomènes régionalistes en Europe aujourd'hui, qui ont une souche historique bien discernable comme ceux des Bretons, Flamands, Basques, etc., s'inscrivent également dans cette dynamique de contre-déculturation. Idem pour les revendications de beaucoup de pays du Tiers-Monde.

De nos jours, seule une réaction allant dans le sens d'une contre-déculturation peut freiner et corriger la dégénérescence des cultures populaires dans le monde entier et empêcher ainsi leur disparition. Le 1er obstacle à cette réaction, signe de santé, est l'idéologie universaliste et mercantile implantée à partir des structures internationales de domination techno-économique dont le pouvoir s'étend à tous les niveaux de la vie quotidienne. Il reste un espoir : que les peuples s'aperçoivent que ce système techno-économique est en réalité un géant aux pieds d'argile. Ils sauront alors que la réaction que nous souhaitons est possible et qu'elle sera efficace.

NOTES :

  • 1) Anthropologie structurale (1973).
  • 2) Ces cultures qu’on assassine in La cause des peuples, éd. Labyrinthe, 1982.
  • 3) Identités collectives et relations interculturelles, éd. Complexe, 1978.
  • 4) Les systèmes contre les peuples in La cause… (op. cit.).