mardi, 03 juin 2025
L'Être et l'Avoir, Vieille France versus Jeune Amérique
L'Être et l'Avoir, Vieille France versus Jeune Amérique
Claude Bourrinet
Un expert yankee aurait lu sur les lèvres de la baffeuse Brigitte, et elle aurait proféré la suprême insulte : "Tu n'es qu'un looser !"
Authentique ou non, cette giclée de venin est vraisemblable. Outre qu'un terme anglo-saxon est employé (on sait que Brigitte a passé plusieurs années aux Etats-Unis), nous sommes là dans le champ lexical de l'Amérique profonde, celle du dollar, du matérialisme le plus crasse, et d'une éthique d'épicier.
Hier, je conversais avec mon voisin, qui est d'origine australienne, mais qui est aussi français (ah ! le Grand Remplacement !), et qui, du reste, possède le manoir d'à-côté. Après avoir parlé de la cathédrale de Chartres, de Julien Gracq, nous sommes convenus, par je ne sais par quel glissement du dialogue, que la différence essentielle entre les Français et les Américains, était celle de la conception du bonheur. Lui qui a travaillé à l'ONU, et en tant qu'Anglo-Saxon, il a eu tout le loisir de fréquenter des Yankees, et il a trouvé, chez eux, une constante : celui qui reste (ou devient) pauvre à cinquante ans, a raté sa vie. Être riche, c'est réussir. Et, nous avons admis que les Français, en général (nous sommes, il est vrai dans les archétypes nationaux, qui souffrent des exceptions), ne se préoccupent pas de cette situation pécuniaire pour juger des personnes.
Bien sûr, il y a, chez nous, des riches, des nécessiteux, et parfois, nous ne sommes pas tendres avec les "cassos", accusés de profiter de l'aubaine de la manne étatique, et de ne rien foutre. Le bourgeois, du fait qu'il sait compter, peut aussi profiter d'un préjugé favorable quand il s'agit de gérer une collectivité. Dans mon village, c'est le cas quand on élit un maire. Il n'en demeure pas moins, au grand dam des libéraux américanisés que notre nation chie parfois, que l'argent, en soi, ne jouit pas d'une réputation élogieuse, qu'en gagner abondamment paraît toujours un peu suspect, qu'à sa puissance est rattachée l'idée de tricherie, de perversion, d'abus et de vol, et que les riches sont souvent haïs, au nom de l'égalité de tous, et de la justice.
Il faut ajouter que la conception de la vie, chez nous, traditionnellement, historiquement, "culturellement" - je parle de la France, non de la Hollande, de la Grande Bretagne, ou de l'Allemagne (ndlr: notre ami Claude semble oublier le solide ruralisme de la Bavière catholique ou du Slesvig-Holstein luthérien, terre de la grande révolte paysanne contre l'usure qui séduisit tant Ernst Jünger) - (mais cela pourrait être le cas en Espagne ou en Italie), est substantiellement liée à l'idée de bonheur gratuit. J'adjoins au substantif "bonheur" l'épithète "gratuit", car l'Amérique aussi, redevable des idées des Lumières, a placé le bonheur comme dessein de l'homme. Mais pour elle, elle n'est pas sans s'unir à l'idée d'avoir. Tandis que pour nous, être heureux, c'est être. L'amour, le loisir contemplatif, la dilection pour le plaisir simple, pour le beau, pour la civilité, les liens familiaux et sociaux, pour l'art de la conversation, par exemple, et d'autres billevesées que les utilitaristes de l'économie hard jugeraient superfétatoires, tiennent une place centrale.
Certes, du moins en surface, notre peuple, tant les hautes et moyennes classes que les basses couches de la population, a subi, ces dernières décennies l'infestation de la sous-culture américaine, qui a changé quelque peu les habitudes de vie, et même, parfois, les rêves. Il arrive que l'on s'imagine plus, comme Bardella, à Miami, que visitant la cathédrale de Chartres. On sait aussi que notre "élite" a changé sa peau pour troquer celle du Yankee, et que, chez elle, les aller-venues Paris New York (ou Los Angeles) sont fréquents. On n'ignore pas non plus que cette élite dégénérée cherche à nous convertir à l'économie du fric, et sa mentalité utilitariste et fonctionnaliste (et néanmoins pourrie) ressemble à celle d'un Evangéliste conditionnant le "croyant" à la culture du travail, de la rentabilité, de la productivité, de l'enrichissement.
En 1983, la gauche "moderne" américanisée, à la Fabius, à la Rocard, a "réconcilié" le "peuple de gauche" avec la Bourse. Un Macron propose aux jeunes un destin de milliardaire. On sait aussi que celui qui ne possède pas une Rolex à cinquante ans a raté sa vie. Et que celui qui ne gagne pas au moins 5000 euros par mois (sans doute plus, depuis !, disons 6000) n'est qu'un looser. Mais les gens qui affichent ces âneries méprisables ne sont pas français.
Plusieurs raisons tiennent sans doute à l'existence d'une mentalité aussi hostile au culte de l'argent. Pour ce qui concerne le Nouveau Monde, la mentalité de parvenus, l'origine des migrants, bandits, miséreux voulant s'"en sortir", rapaces avides, ont rejeté loin des considérations aussi futiles que l'amour de l'art, la politesse, le loisir cultivé, le jardinage, la gastronomie, la lecture, etc., et ont focalisé toute l'attention sur le pillage d'un immense continent, où l'horizon civilisationnel est bien simple, et se réduit à travailler pour consommer, et à consommer pour travailler.
Notre Vieille Europe a eu toute une durée de plusieurs dizaines de millénaires pour, comme d'antiques habitants d'un terroir bichonné par d'innombrables générations de paysans, savourer la vie, comme des propriétaires heureux de contempler le ciel qu'encadre leur domaine. Gracq faisait remarquer qu'en Amérique, nulle part on ne trouvera un endroit qui paraisse "fini". Tout y semble provisoire, en instabilité et transformation fébrile. Ces gens sont pressés, l'action est leur raison d'être, mais c'est celle des Affaires, du business. Tout ce qui ne se vend pas ne vaut rien, y compris un chef-d'oeuvre.
L'attachement à l'Ancien Testament a été sans doute comme une onction divine, comme un acquiescement de Dieu pour cet état mental. Nous sommes, dans le fond, catholiques et païens, et c'est peut-être ce qui nous sauve encore. Pour combien de temps ?
13:43 Publié dans Philosophie, Réflexions personnelles | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : claude bourrinet, philosophie, réflexions personnelles, être et avoir | |
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