Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

samedi, 13 décembre 2008

Déchiffrer les intentions d'Obama dans le sous-continent indien

pakistan-prov.gif

 

 

Déchiffrer les intentions d’Obama dans le sous-continent indien

Réflexions après l’entretien accordé au « Spiegel » par Bruce Riedel

Bruce Riedel, 55 ans, est un ancien de la CIA, expert ès-questions islamistes. Il vient d’être nommé conseiller de Barack Obama. Dans un ouvrage récent, intitulé « The Search for Al Qaeda », paru chez un éditeur prestigieux, Brookings Institution Press à Washington, il avait prévu un attentat islamiste de grande ampleur en Inde, suivi d’un risque très élevé de confrontation entre les deux puissances atomiques du sous-continent indien, avec, bien entendu, le risque d’un usage militaire du nucléaire pour la première fois depuis Hiroshima et Nagasaki.

Après les attentats de Bombay/Mumbai, qui ressemblent curieusement au scénario évoqué par Riedel dans son ouvrage, les soupçons de la police indienne se portent sur un mouvement islamiste indo-pakistanais, le Lashkar-i-Toiba (LiT), dont l’objectif a toujours été de susciter la crise entre l’Inde et le Pakistan, afin de récupérer pour l’Oumma musulmane le Cachemire et, à terme, la vallée du Gange où vivent la plupart des 120 millions de musulmans d’Inde. Aujourd’hui, le LiT rejette la politique d’apaisement du nouveau président pakistanais Asif Ali Zardari, veuf de Benazir Bhutto. Cette politique de Zardari, couplée à celle du Parti du Congrès au pouvoir en Inde, semblait marquer des points et aider à conjurer l’éventualité d’un conflit. C’est, explique Bruce Riedel dans l’entretien qu’il vient d’accorder au « Spiegel », sans compter sur ceux qui, au Pakistan, vivent de la confrontation entre les deux pays. Les attentats de Bombay/Mumbai ont tenté de torpiller le rapprochement et de viser le cœur de la vie économique indienne. Pour Bruce Riedel, l’offensive anti-indienne du LiT repose, en coulisses, sur une alliance ancienne, datant de la dernière décennie de la Guerre Froide, entre Ben Laden et l’ISI, le service secret pakistanais. Cette alliance avait reçu l’aval des Américains afin de bloquer toute avancée soviétique en direction du sous-continent, selon les recettes héritées de la politique britannique dans la région au cours du 19ème siècle. Les Américains avaient délibérément tablé sur l’islamisme, à l’époque, pour clouer les Soviétiques en Afghanistan, leur infliger une guerre d’usure selon les tactiques dites « lawrenciennes » de harcèlement par partisans tribaux. Une fois le danger soviétique éliminé, le tandem Ben Laden/ISI n’a pas décidé de déposer les armes mais de se retourner contre l’Inde, fort de ses expériences afghanes. L’offensive talibano-pakistanaise visait essentiellement la reconquête totale du Cachemire au bénéfice de l’Oumma. Les islamistes considèrent, en effet, que le Cachemire est une deuxième Palestine occupée non pas par les tenants de l’idéologie sioniste mais par l’ennemi hindou.

Dans ce contexte explosif, qui brouille les repères établis en Afghanistan au temps de la Guerre Froide, les Américains ne parviennent pas à savoir clairement si l’ISI pakistanais coopère encore avec des éléments du LiT ou d’Al Qaeda. Officiellement, Musharraf, le prédécesseur de Zardari, avait rompu les liens entre ses services secrets et les talibans.  Riedel avoue que les Etats-Unis ont fabriqué un « monstre », dont ils ne sont plus les maîtres. Un monstre qui se réfugie aujourd’hui dans la « zone tribale », en lisière d’une frontière afghane finalement fort mal définie et tout à fait poreuse. Personne n’a jamais vraiment pu contrôler cette « zone tribale » ou « Waziristan » : ni les Britanniques jadis (on se souviendra du film « L’Homme qui voulait être Roi » avec Sean Connery et d’après une nouvelle de Kipling) ni les Pakistanais depuis 1947. Cette zone échappe à toutes les autorités.

Pire, constate Riedel, et son aveu est de taille, les 800.000 citoyens britanniques d’origine pakistanaise constituent un vivier très intéressant pour le LiT et Al Qaeda, car le passeport britannique ouvre toutes les portes. Et quid des centaines de milliers d’autres ressortissants de pays susceptibles de tomber dans les séductions de l’islamisme radical ? On se souviendra que l’un des assassins du Commandant Ahmed Shah Massoud avait, lui, un passeport belge.

Bruce Riedel est donc l’un des hommes qui va faire la politique que l’histoire attribuera à Obama.  Celui-ci a annoncé qu’il préférera mettre le « paquet » sur l’Afghanistan plutôt que sur l’Irak. Il doit donc créer une situation d’urgence et de terreur en marge du territoire afghan et tenter d’éliminer le facteur trouble et ambigu qu’est l’ISI, un acteur sur la scène de l’Hindu Kush qui a toujours joué sur deux tableaux, rendant ainsi la situation ingérable pour les Etats-Unis et plongeant l’Afghanistan dans un cortège de misères que ce pays splendide n’a certes pas mérité.

Dans son entretien accordé au « Spiegel », Riedel noircit le tableau à l’extrême et sans nul doute à dessein : il annonce le risque d’un nouveau 11 septembre, des attentats à l’arme biologique ou nucléaire, etc. Les Américains craignent qu’une partie du savoir technologique nucléaire du Pakistan ne tombe aux mains d’organisations terroristes. Riedel marque dès lors son accord avec la politique de Bush, prouvant par cette affirmation que la politique d’Obama ne sera pas une rupture mais une continuité dans le déploiement du bellicisme américain, les démocrates ayant été plus souvent, au cours de l’histoire, fauteurs de guerres et de carnages que les Républicains. La politique suggérée par Bush, dans la région et plus particulièrement dans la « zone tribale », était d’attaquer avec l’appui des drones « Predator » de l’US Air Force et des « troupes spéciales ». La seule différence, c’est que l’Administration Obama se montrera plus  diplomatique puisque le monde entier, et surtout les Européens de l’Axe Paris/Berlin/Moscou, avait reproché à l’équipe sortante de fouler aux pieds les principes traditionnels de la diplomatie. En l’occurrence, les Démocrates feront mine de respecter davantage la souveraineté pakistanaise dans la zone car, en fin de compte, seul l’Etat pakistanais sera en mesure d’y restaurer l’ordre.

Quand la journaliste du « Spiegel » Cordula Meyer lui demande si la paix au Cachemire comme en Palestine ne serait pas la meilleure garantie d’une disparition à terme d’Al Qaeda, Bruce Riedel répond qu’effectivement, dans ce cas, les masses musulmanes ne montreraient plus guère d’intérêt pour l’islamisme radical qui bascule parfois dans le terrorisme. Le vivier de celui-ci serait définitivement asséché. Mais nous n’en sommes pas encore là… Riedel annonce, dans cette perspective, que le Proche Orient bénéficiera d’une priorité dans la diplomatie américaine. Reste à attendre ce que cette nouvelle diplomatie donnera comme résultats… Riedel annonce également le projet d’un « Plan Marshall » pour l’Afghanistan et le Pakistan car la misère qui règne dans ces deux pays entraine les masses dans le radicalisme comme elle aurait pu entrainer en Europe la renaissance d’un européisme national-socialiste ou fasciste voire une alliance de ce socialisme et de cet anti-impérialisme des « havenots » avec le communisme stalinien qu’il avait pourtant combattu (voir les derniers articles de Drieu la Rochelle et de son jeune disciple wallon, speaker à la radio des émigrés du Hanovre, Valère Doppagne).

Et à quoi devrait servir ce « Plan Marshall » en priorité ? A construire des routes, affirme Riedel. Car sans un réseau routier, il n’y a pas d’agriculture possible à grande échelle, autre que la seule richesse de l’Afghanistan actuel, l’héroïne. La boucle routière afghane n’est même plus accessible partout et l’Administration Obama retient les griefs des commandants de l’OTAN en Afghanistan : les aires contrôlées par les talibans commencent justement là où il n’y a plus de routes.

L’entretien accordé par Riedel au « Spiegel » montre bien quelle est la différence d’intention entre Bush et Obama : le plan visant à créer des infrastructures routières en Afghanistan ne date pas d’hier ; l’administration néo-conservatrice ne l’avait pas retenu, préférant mettre toute la gomme sur l’Irak et ses pétroles. L’analyse des militaires et de la nouvelle administration est juste : les routes afghanes n’ont été refaites ni après le départ de l’Armée Rouge ni après l’entrée des troupes de l’OTAN à Kaboul, négligence qui précipite le pays dans un chaos structurel et dans le désordre total. La volonté de doter le pays d’une infrastructure routière participe d’une logique plus impériale que celle, volontairement génératrice de chaos, des néo-conservateurs, qui entendaient naguère se poser uniquement comme policiers du monde, en ne se préoccupant pas de structurer les régions conquises, contrôlées et neutralisées. Mais on ne contrôle pas sur le long terme sans structurer : la leçon de Rome, empire des routes, est là pour nous le rappeler. Pourtant, Brzezinski, cet ancien conseiller de Carter et de Clinton qui revient en coulisses, avait préconisé la stratégie « mongole » : détruire et ne pas reconstruire de crainte qu’un empire concurrent et surtout durable ne s’installe en Asie centrale, en cas de retrait ou de ressac américain. En effet, que se passerait-il si une puissance tierce, perse, indienne ou russe arrivait ou revenait dans un Afghanistan structuré avec l’argent du contribuable américain ?

Enfin, pour pacifier définitivement l’Afghanistan et gagner la guerre entamée là-bas il y a sept ans, il faut disloquer l’alliance implicite et tacite entre l’Etat pakistanais et les djihadistes du Pakistan. Quelle solution préconise Riedel ? Parier sur la « démocratie pakistanaise »,  soit sur Zardari et épauler ce pari par le nouveau « Plan Marshall » (mais y aura-t-il encore assez d’argent ?). Le pays a déjà reçu 11 milliards de dollars d’aide américaine. Les Démocrates, dont le futur vice-président Joe Biden, suggèrent au moins de tripler le budget et de l’amener, dans un premier temps, à 1,5 milliard chaque année, pour que le Pakistan ne devienne pas un « Etat failli » (voir la définition qu’en donne Noam Chomsky) comme la Somalie ou le Liban. Notre question : est-ce possible ? Riedel ajoute que la préoccupation de la nouvelle administration démocrate est le Pakistan parce que celui-ci dispose d’au moins soixante têtes nucléaires et que celles-ci ne peuvent pas tomber entre n’importe quelles mains.

Enfin, à la question de la journaliste qui lui demandait pourquoi les Américains n’avaient pas encore attrapé Ben Laden, Riedel répond cette fable à laquelle seuls les naïfs croiront : les Américains n’ont pas encore trouvé Ben Laden parce que les ressources pour la chasse à l’homme ne sont plus disponibles depuis 2002 et qu’il s’avère dès lors difficile de reprendre l’enquête… Avec « Google Earth » vous pouvez déjà inspecter votre propre maison et la plupart des polices urbaines disposent de micros ultra-sensibles pour épier n’importe quelle conversation à travers les murs d’un immeuble, mais les services secrets de la plus grande puissance de tous les temps seraient incapables de trouver un fugitif, fût-ce au fin fond des montagnes et des vallées du Waziristan… A moins qu’on ne veuille pas l’entendre témoigner sur la collusion entre son réseau, la pétro-monarchie saoudienne, les pétroliers texans, l’ISI et les services américains…

Pour les européistes lucides :

-        considérer que l’Afghanistan appartient en fait aux zones d’influence russe et persane et non pas à des « raumfremde Mächte »;

-        que l’Inde doit être liée à la Russie et à l’Europe par une bande territoriale sécurisée, incluant l’ensemble du Cachemire/Jammu, de façon à souder un ensemble eurasien non lié à l’islam et/ou à un quelconque impérialisme thalassocratique ;

-        que l’Afghanistan mérite certes une bonne infrastructure routière mais que celle-ci ne doit pas seulement venir de fonds américains ;

-        que les démocrates ne sont pas des pacifistes et que cette volonté de structurer l’Afghanistan participe du grand plan impérialiste du « Greater Middle East », correspondant peu ou prou au territoire de l’USCENTCOM ; structurer l’Afghanistan sert surtout à dominer un territoire surplombant les régions voisines que sont l’Iran, l’Asie centrale, le Pakistan et, de là, la vallée du Gange, selon la direction géopolitique qu’avaient jadis empruntée les conquérants afghans et islamisés de l’Inde ; le fait de vouloir doter l’Afghanistan de bonnes routes ne dérive donc pas d’un humanisme qui prendrait les Afghans sous sa douce aile protectrice ni du désir ardent de leur apporter une belle démocratie eudémoniste, elle vient d’une volonté de dominer la région pour longtemps, d’y ancrer les bases nécessaires à une installation de très longue durée ;

-        que l’alliance entre l’islam sunnite et les Etats-Unis existe toujours, mais qu’il a pris d’autres formes depuis le 11 septembre 2001 ;

-        que les services américains, sous la nouvelle égide des démocrates, ne trouveront pas davantage Ben Laden que leurs homologues républicains et néo-conservateurs (et pour cause…), car l’alliance islamistes/USA date précisément du temps de l’administration démocrate de Carter, dont l’un des conseillers était Brzezinski, pour qui tous les moyens étaient bons pour chasser la Russie de l’Asie centrale ;

-        que les attentats de Bombay/Mumbai devront être interprétés plus tard comme des machinations ourdies probablement par des forces tierces, dans un but de déstabilisation de la région et/ou de manipulation médiatique en vue d’avancer des pions sur l’échiquier afghan, dans l’Océan Indien ou dans la périphérie birmane ou thaï du sous-continent indien, voire dans l’Himalaya ;

-        que l’Inde a intérêt, comme le souhaitent le BJP et le RSS, à ne pas demeurer une « société composite », c’est-à-dire une société à diverses composantes généralement antagonistes, car toutes les sociétés de ce type sont vouées au « dissensus » civil permanent, au déclin, à l’inefficacité et à la misère ;

-        que les attentats de Bombay/Mumbai visaient peut-être à écarter le BJP du pouvoir et à préconiser une politique d’apaisement reposant sur Zardari au Pakistan et sur le parti du Congrès en Inde et que l’éventualité d’un retour aux affaires du BJP contrarierait l’éclosion lente et graduelle du « Greater Middle East » dont l’Inde n’est pas appelée à faire partie ; que tout retour du BJP aux affaires entrainerait le déplacement vers la frontière indienne de 120.000 soldats pakistanais actuellement en poste face à la « zone tribale », où les Américains ou l’OTAN devraient aller les remplacer, sans connaître le terrain ; que le projet de créer un « Greater Middle East » se verrait retardé en cas de nouveau conflit indo-pakistanais ;

-        que les Etats-Unis d’Obama éprouveront bien des difficultés à calmer le vieux et lourd contentieux indo-pakistanais et que ces difficultés doivent nous inciter à proposer une solution euro-russe pour le sous-continent indien.

 

(Source : « Das Auge des Sturms », Entretien avec Bruce Riedel, propos recueillis par Cordula Meyer, « Der Spiegel », n°50/2008 ; résumé et commentaires de Robert Steuckers).