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samedi, 08 mars 2008

Aux sources du conflit contre l'Irak

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Stefan SCHLEI :

Aux sources du conflit contre l'Irak

La plupart des problèmes du Proche-Orient proviennent de la politique désastreuse qu'y ont menée les puissances occidentales

 

C'était la fin d'une époque. Le 14 juillet 1958, des rebelles brûlent de fond en comble l'ambassade britannique à Bagdad, juste après que le Roi d'Irak ait été renversé et que le chef de son gouvernement, Nouri es-Saïd, ait été tué. Plus tard, dans ses souvenirs, l'ambassadeur de Grande-Bretagne a dit de ce Nouri es-Saïd "qu'il était le plus grand mendiant qu'il ait jamais rencontré". L'homme politique irakien, décrit de manière aussi dépré­cia­tive, n'a pas eu de successeur dans cette fonction de "mendiant". Effectivement, après des décennies de sou­mission servile à l'Angleterre, la population irakienne n'a plus cessé de cultiver une aversion bien ancrée à l'é­gard de tout ce qui est britannique; après la chute du Roi et de Nouri es-Saïd, le nouveau pouvoir irakien s'em­presse de dénoncer le "Pacte de Bagdad", qui unissait la Turquie, l'Irak et la Grande-Bretagne. La dernière base bri­tannique est alors évacuée. Immédiatement après le désastre que fut l'intervention franco-britannique à Suez en 1956, à la suite de la nationalisation par l'Egypte du Canal de Suez, la dénonciation du Pacte de Bagdad a signifié la fin réelle de l'influence anglaise au Proche-Orient.

 

Quarante ans auparavant, la situation était particulièrement favorable aux Britanniques. Dès la fin de la pre­miè­re guerre mondiale, la politique anglaise et les alliés des Britanniques dans la région pouvaient envisager un avenir radieux. Les buts de guerre des puissances occidentales semblaient effectivement pouvoir se concrétiser de manière optimale dans cette région du monde. Avant même que la Grande Guerre ne commençât, les chan­celleries occidentales envisageaient déjà le démembrement complet de l'Empire Ottoman. En 1915, les accords Sy­kes-Picot, tenus secrets, planifient le partage entre la Grande-Bretagne et la France de tout le Proche-Orient, et aussi de larges portions du territoire turc lui-même. Cet accord secret n'a pas empêché les deux puis­sances occidentales de promettre à leurs alliés arabes des perspectives totalement différentes mais com­plètement irréalisables, auxquelles même un T. E. Lawrence (dit "d'Arabie") croyait, car ses supérieurs ne l'a­vait évidemment pas informé de leur duplicité.

 

Le principe d'auto-détermination nationale n'a joué aucun rôle en Arabie

 

Le gouverneur britannique d'Egypte de l'époque, sur ordre de son gouvernement, avait été jusqu'à promettre l'en­semble de la péninsule arabique à Hussein Ibn Ali, qui était le Chérif de La Mecque et qui devint, plus tard, le chef de la future maison royale de Jordanie. A cette péninsule devait également s'ajouter la Palestine (à l'ex­ception d'une mince bande littorale), une bonne partie de la Syrie et de l'Irak. La guerre n'était pas encore fi­nie que le nouveau gouvernement bolchevique de la Russie s'empressa de rendre publique la teneur des ac­cords Sykes-Picot; le ministre britannique des affaires étrangères, Lord Balfour, déclare tout simplement, en men­tant délibérément, qu'il s'agissait d'un faux. Son aplomb permet aux alliés occidentaux de sauver la situa­tion. Deuxième atout : l'argent. Ainsi, la diplomatie britannique parvient dès 1915 à s'acheter un nouvel allié de poids, un certain Ibn Saoud. Pour obtenir les faveurs du futur fondateur de la dynastie saoudienne, il ne fal­lait pas encore grand chose à l'époque : le Foreign Office n'a jamais versé plus de 50.000 livres par mois.

 

En 1918, les alliés occidentaux se trouvent donc face à un terrible imbroglio, dû principalement aux méthodes qu'ils ont employées : cette région très vaste, unie sous la férule des Turcs depuis plusieurs siècles, est prête désormais au partage et à la dislocation. A l'Ouest et au Nord du Croissant fertile, d'antique mémoire, la diplomatie britannique avait manœuvré de manière telle que Londres pouvait contrôler l'ensemble du bassin oriental de la Méditerranée, y compris la Syrie, et mutiler la Turquie de façon à briser définitivement cette grande puissance régionale qu'avait été l'Empire ottoman; cette politique visait aussi à exclure le concurrent éco­nomique allemand de cet espace. A la suite de la révolution d'Octobre en Russie, la menace, jadis perma­nen­te, d'une expansion russe dans la région, en direction de la Méditerranée orientale, semble éliminée pour de bon. Cette menace russe avait été le cauchemar de la politique anglaise depuis plus d'un siècle. Ensuite, les car­tes avaient été redistribuées de manière à ce que l'ancien condominium anglo-russe en Perse soit remplacé par une domination purement britannique; les Iraniens ont été contraints, à partir de 1918, d'accepter l'instal­la­tion chez eux de fonctionnaires anglais, chargés d'assurer l'administration du pays.

 

Intérêts impérialistes camouflés derrière des "feuilles de vigne"

 

Les Anglais avaient à l'époque la volonté d'éliminer définitivement le facteur "Turquie", tout en réaménageant ter­ritorialement la région pour éviter tout retour en force des Russes; pour concrétiser cette politique, les Bri­tanniques ont fait usage de leurs méthodes avérées, appliquées de Gibraltar à Singapour : s'installer solidement dans les détroits et les points d'étranglement, tout en invitant leurs alliés subalternes  —en l'occurrence la France, l'Italie et la Grèce—  à se servir en territoires en Asie mineure; pour compléter la panoplie, Londres est allé jusqu'à proposer à Washington un protectorat sur l'Arménie. Le gouvernement américain a décliné poliment l'in­vitation. Les Etats-Unis, à l'époque, poursuivaient d'autres objectifs et envisageaient déjà de mettre au point les méthodes pour éliminer les impérialismes européens dans leurs formes premières; la fin de la pre­mière guerre mondiale est donc simultanément le dernier triomphe des impérialismes français et anglais, même si ces deux puissances occidentales étaient déjà obligées de camoufler leurs intérêts impérialistes "der­rière des feuilles de vigne de plus en plus abracadabrantes", comme l'a formulé un jour l'historien anglais A. J. P. Taylor.

 

Dans la lexicologie de type "feuille de vigne", mise au point à cette époque, la formule magique s'appelait le "man­dat". Il y avait trois catégories de mandats : deux types de mandats pour les anciennes colonies alle­man­des et un troisième type, dit de l'"échelon A", pour les régions qui faisaient auparavant partie de l'Empire ot­to­man, soit la Syrie, l'Irak et la Palestine. Cinq mille ans après le début de l'histoire attestée dans cette région, les hommes qui y vivaient ont reçu, dès la fin de la première guerre mondiale, confirmation écrite de la part de la "Société des Nations", créée par les puissances occidentales, "qu'ils avaient désormais atteint un tel degré de développement, que leur existence en tant que nations indépendantes avait été reconnue" (!!). Toutefois, stipulait la motion de la SDN, ils devaient encore accepter pour un certain temps le soutien d'une puissance détentrice d'un mandat, jusqu'au moment où ils s'avèreront capables de s'administrer seuls. Cependant, aucune da­te fixe pour l'accès à l'indépendance pure et simple n'avait été déterminée.

 

Les Occidentaux n'avaient pas de conceptions claires quant à l'ordre post-ottoman

 

Aujourd'hui, ce type de phrases apparaît comme foncièrement arrogant et les arguments développés dans cette motion —et avancés pour établir ces trois formes de mandats— sont à la base de l'échec complet du nouvel or­dre mondial établi après 1918 au Proche-Orient comme en Europe centrale. Dans ces deux régions du monde, les puissances occidentales n'avaient nullement l'intention de réaliser un système où tous les peuples auraient eu le droit à l'auto-détermination, en dépit de ce qu'elles avaient proclamé haut et fort. Les peuples arabes, qui avaient épousé la cause alliée, n'ont donc pas reçu cette indépendance à laquelle ils aspiraient. Qui plus est, ces deux puissances occidentales n'avaient pas vraiment élaboré une conception claire quant à savoir com­ment elles imposeraient leur ordre autrement que par une forme ou une autre de colonialisme. Elles avaient im­plicitement reconnu l'existence de nations arabes distinctes, mais leur politique concrète n'était rien d'autre que le partage entre Londres et Paris d'un bloc auparavant uni sous la férule des Turcs ottomans; c'est ainsi que les peuples de la région ont perçu la politique des Alliés.

 

A cette époque de crises au Proche-Orient, consécutive aux vicissitudes de la première guerre mondiale, les op­tions nationales de chaque puissance européenne ont retrouvé vigueur, du moins si elles pouvaient s'inscrire dans une continuité non brisée. Avant 1914, vu d'Europe, et selon les perspectives, l'Islam était perçu soit com­me une grandeur politique propre soit comme une menace soit comme un pion facilement manipulable en cas de conflit entre puissances. A la fin des hostilités, chaque camp, celui de l'Entente comme celui des Centraux, a proclamé la "Djihad" contre l'autre. Dans les faits, aucun des deux camps n'a vraiment utilisé cette référence religieuse. L'appel au panislamisme est resté lettre morte car, dès novembre 1914, la Djihad a été effecti­ve­ment proclamée au nom du Calife contre les puissances occidentales. Personne n'a toutefois répondu à cet ap­pel. Les véritables clivages conflictuels au Proche-Orient ne sont pas d'ordre religieux mais d'ordres ethni­que, national et monarchique. C'est dans ces cadres-là que s'affrontent les intérêts particuliers.

 

La Turquie et la Perse étaient parfaitement en mesure de s'émanciper

 

Immédiatement après 1918, on a vu que les anciens nationalismes joueraient dans l'avenir un rôle déterminant. Les dynasties arabes alliées aux puissances occidentales ont été mises hors jeu et manipulées lors des négociations de Versailles, ou bien on n'a tout simplement pas tenu compte de leur avis. Mais dans les deux pays les plus solides du Proche- et du Moyen-Orient, la Turquie et la Perse, ces méthodes de manipulation et d'ignorance n'ont pas pu s'appliquer. Les aménagements que l'on avait prévus dans ces pays pour asseoir le nouvel ordre d'après-guerre n'ont pas tenu longtemps.

 

En février 1921, Reza Pahlawi organise et réussit un coup d'Etat en Perse et amène un gouvernement natio­naliste au pouvoir. En l'espace de quatre ans, Reza Pahlawi, de soldat qu'il était, devient Shah de Perse et éli­mine largement l'influence anglaise qui pesait sur son pays. Ces événements en Iran sont exactement con­temporains d'une explosion de nationalisme en Turquie, qui ruine tous les calculs des puissances occidentales. Ni l'Italie ni la France ni l'Angleterre ni la Grèce n'ont pu se maintenir dans les portions du territoire turc qui leur avaient été assignées, à cause de la résistance nationaliste menée par Mustapha Kemal Atatürk. Par com­paraison, les événements de Perse se sont déroulés quasiment sans coup férir; en Asie Mineure, en revanche, nous avons eu affaire à une guerre de grande envergure qui s'est soldée par une défaite militaire des puissances oc­cidentales et de leurs alliés italiens et grecs. Résultat : en 1922, l'influence occidentale est réduite con­si­dé­ra­blement dans les deux Etats les plus importants de la région. Au lieu d'accepter sans rechigner le statut de co­lonie qu'on leur avait concocté, la Turquie et la Perse créent deux nouveaux Etat nationaux modernes, qui donneront quelque fil à retordre aux puissances occidentales lors de la seconde guerre mondiale.

 

Contrairement à l'Irak qui, en mai 1941, a tenté sans succès de secouer le joug britannique en se dressant aux côtés des puissances de l'Axe, les deux Etats perse et turc ont opté pour la prudence et ont évité de prendre parti. Malgré cela, la Perse n'a pas pu empêcher l'entrée sur son territoire des troupes soviétiques et britan­niques, ce qui a partagé le pays une nouvelle fois en deux zones d'influence, mais pour un laps de temps assez bref. La souplesse de la diplomatie iranienne a permis de sauver l'option nationaliste choisie dès 1921 et la nou­velle dynastie fondée par Pahlawi. La Turquie a eu plus de chances et de succès. Dans la région, en effet, son territoire revêt une importance plus grande, inaliénable; elle était mieux organisée et plus prudente; elle a donc réussi à manœuvrer avec bonheur, épargnant aux pays les affres de la guerre. Elle a pu se payer le luxe de ne donner aucune suite au pacte d'assistance militaire conclu en 1939 avec les puissances occidentales et d'en­granger un bénéfice d'ordre territorial : la partie de la Syrie, que la France avait rétrocédée à la Turquie lors de la signature de ce pacte, est restée turque, en dépit de la neutralité d'Ankara.

 

Le morcellement tragique du "Croissant Fertile"

 

Le “Croissant fertile”, situé entre ces deux pays, a connu un sort très différent, bien plus tragique. En 1920, à San Remo, il avait été partagé entre plusieurs mandats, procédure sous-tendue par une querelle entre les alliés pour s'approprier le maximum du pétrole qui venait d'y être découvert. Avant 1914, on estimait seulement que le Sud de la Perse recelait du pétrole. Les prospecteurs après 1918 ont cherché et trouvé des nappes pétro­li­fè­res loin au Nord de Bagdad; les géologues avaient acquis la conviction qu'il y avait encore beaucoup de pétrole à découvrir plus au Nord; en apprenant le résultat de leurs recherches, les Britanniques ont mis tout en œuvre pour pousser les frontières de leur mandat sur l'Irak le plus au Nord possible, c'est-à-dire jusqu'à la région ac­tuel­lement peuplée de Kurdes en Irak. La frontière septentrionale actuelle de ce pays est donc le résultat di­rect des prospections géologiques de 1920.

 

Au même moment, le Roi Hussein constatait que les Britanniques, dans le mandat qu'ils venaient de se tailler en Palestine, préparaient les conditions pour la création d'un Etat juif. Déjà pendant la guerre, les obser­va­teurs s'étaient aperçus que la politique anglaise visait à aller bien au-delà des accords Sykes-Picot, à ne tenir au­cun compte de l'internationalisation prévue pour l'administration de la Palestine et à prendre en charge cet­te administration pour son propre compte. Le pas le plus important dans cette direction fut le soutien apporté au mouvement sioniste, qui entendait créer un "foyer national juif" en Palestine, projet auquel la Déclaration Bal­four de 1917 accordait la bienveillance britannique. Pour remercier Lord Balfour de cette bienveillance, Chaim Weizmann soutint la candidature britannique en vue d'exercer un mandat en Palestine. Certes, les sio­nistes ont dû reconnaître qu'ils n'avaient jamais été qu'un pion parmi d'autres pions dans le jeu de la diplomatie britannique et que le soutien de Londres à leur cause avait été en réalité bien flou et fluctuant. Quoi qu'il en soit, l'attitude hypocrite des Britanniques a suffi à détruire définitivement l'alliance qui les liait à leur ami Hus­sein. Lorsque celui-ci n'a pas pu concrétiser solidement le principe de liberté pour les Arabes de Palestine, qu'on lui avait pourtant promis, il décida en 1922 de ne plus coopérer dans l'avenir avec Londres.

 

L'unité arabe est le projet à long terme de tous les peuples du Proche-Orient

 

La Turquie et la Perse avaient une tradition étatique de grande profondeur temporelle, ce qui leur a permis de fai­re référence à la nation. Dans le “Croissant fertile”, cette référence n'a pu jouer que dans les régions où l'in­fluence occidentale se présentait sous la forme d'une occupation militaire directe ou de droits spéciaux accor­dés aux ressortissants français ou britanniques; les autochtones avaient donc, en face d'eux, un ennemi bien dis­cernable. Autrement, l'appel lancé par les mouvements de libération nationale contre les Occidentaux dans cette région prenait la forme du "nationalisme grand-arabe", et s'opposait dès lors à la balkanisation du Proche-Orient. L'idée nationale arabe, avec ses références culturelles et historiques, n'existe plus que dans la "Ligue arabe", créée pourtant en 1945 à l'initiative des Anglais. Il y eut pourtant de nombreuses tentatives de mettre un terme à la division entre Arabes et au partage territorial du Proche-Orient, en lançant des projets d'“U­nion”. Parmi eux: le projet d'union entre la Syrie et l'Egypte, que l'on a appelé la “République Arabe Unie” (RAU), qui envisageait également de s'unir à l'Irak. Ce fut un échec car l'Irak, justement, alors qu'il était encore gouverné par la monarchie mise en place par les Anglais, opta pour un rapprochement avec la Jordanie, gou­vernée par la dynastie des Hachémites, union potentielle que l'on avait baptisée "Fédération arabe".

 

Tous les projets d'unité sont restés sans effet et instables. Mais ils restent ancrés dans la mémoire des vision­nai­res. Ainsi, par exemple, le drapeau vert-blanc-noir irakien actuel symbolise, par les trois étoiles qu'il a en son centre, le soulèvement arabe pendant la première guerre mondiale et le souhait d'aboutir à une unité avec les autres Etats, ceux qui sont représentés par ces étoiles. Le nationalisme panarabe demeure une réalité po­litique : il n'est pas assimilable au fondamentalisme islamiste, contrairement à ce que laissent accroire les mé­dias, qui omettent d'en parler sérieusement et objectivement et entretiennent sciemment la confusion, dans le but de maintenir le Proche-Orient dans l'état de division qui lui a été imposé par les décisions arbitraires des deux principales puissances occidentales après 1918. Si les peuples arabes du Proche-Orient revenaient à ces prin­cipes du nationalisme panarabe et redonnaient vigueur à leur idéal d'unité, une ère nouvelle commencerait dans la région.

 

Stefan SCHLEI.

(article paru dans "Junge Freiheit", Berlin, n°47/2002 - http://www.jungefreiheit.de ).

 

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