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jeudi, 03 avril 2008

F. Böckelmann et la perception contemporaine de l'espace

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Thorsten HINZ :

Un ordre nouveau dans un monde sans frontière ?

Les réflexions du situationniste et médiologue allemand Frank Böckelmann sur la perception contemporaine de l’espace

L’essence du dernier livre de Frank Böckelmann peut se résumer en paraphrasant Goethe : la nation et l’Etat national ne veulent plus dire grand-chose aujourd’hui. Le monde (entier) est le lieu qui nous est désormais assigné. Mais pour que ce monde puisse être une partie (charnelle) pour l’Européen, tant sur le plan politique que sur le plan spirituel, il doit s’y ancrer avec modestie et sur un mode nouveau.

 

Les « raids de reconnaissance dans l’existence sans frontières » du médiologue Frank Böckelmann se subdivisent en six chapitres, où il disserte sur des thèmes apparemment fort disparates, tels le corps à multiples fonctions, la catastrophe urbaine, le sexe à l’ère d’internet, les droits de l’homme, la fin de l’hégémonisme américain, le retour des grands espaces (Grossräume) et, à la fin du volume, la chance que peut saisir l’Europe pour assurer sa survie en résistant. Quand on lit ce livre, ces thèmes disparates apparaissent vite liés entre eux par une logique rigoureuse, celle que Carl Schmitt a mise au point dans son essai « Land und Meer » (« Terre et Mer »), lorsqu’il traitait de la « révolution globale de l’espace ».

 

Cette révolution spatiale commence au 15ième siècle quand les Européens se lancent dans la navigation sur les océans de notre planète, conquièrent et mettent en valeur de nouvelles régions du monde. Cette révolution a transformé la notion des distances et la perception des ordres de grandeur ainsi que la structure du concept ‘espace’, ce qui a conduit à « une mutation générale de la politique, de l’économie et de la culture ». « Surgissent alors de nouvelles échelles de grandeur, de nouvelles dimensions de l’activité politique et historique des hommes, de nouvelles sciences, de nouveaux ordres, une nouvelle vie pour des peuples nouveaux ou renés de leurs cendres », écrivait Carl Schmitt. Au 20ième siècle, cette révolution poursuit sa course par l’avènement de la navigation aérienne, qui réduit à quelques heures de vol seulement les distances entre les continents et les points les plus extrêmes de l’Europe. Les technologies des fusées et de l’astronautique permettent aujourd’hui de surveiller n’importe quel point du globe et de l’atteindre techniquement en quelques minutes voire de le détruire, le cas échéant. Böckelmann écrit, en se référant au philosophe français de la vitesse et de la cinétique, Paul Virilio, sur les suites actuelles de cette « révolution de l’espace », cette fois en tenant compte des conditions imposées par les nouveaux médias et modes de communication. Les techniques nouvelles, qui permettent à internet de fonctionner, font en sorte qu’aujourd’hui chacun est potentiellement joignable en tous points du globe. C’est une nouvelle modification dans la perception de nos structures spatiales qui nous touche et nous saisit : l’homme lui-même cherche désormais à agencer son ego physique et psychique pour participer à la concurrence globale, avec pour but, de devenir un « soi sans soi » (« ein selbstloser Selbst »).

 

Dans un tel monde, les lieux en viennent à devenir partout de plus en plus semblables. Pour pouvoir exister économiquement parlant, chaque intervenant sur le marché, aussi modeste soit-il, est contraint d’être connecté au monde, d’envoyer des flux de données et d’en recevoir, d’avoir à proximité de son implantation un aéroport ou une autoroute. Ce que l’on nous demande, c’est d’avoir un signe permettant d’être reconnu partout sur la planète. Cela signifie que partout les marchandises, marques et services usuels doivent être directement accessibles ou aisément appelables, comme par exemple les distributeurs de billets ou les chaînes de restaurant. C’est la disparition du genius loci. Les lieux deviennent les filiales d’une société mondialisée. Les villes historiques ne nous révèlent plus ce qui se passe, se fait et se pense réellement derrière les murs ; elles ne véhiculent plus une spécificité vivante, ne sont plus l’écho d’une histoire ; leur signification se réduit à leur attrait touristique. Exemple actuel de cette « dé-localisation » (« Ortlosigkeit ») : le nouveau slogan publicitaire « Be Berlin » (« Sois Berlin »). Voilà donc une ville historique, qui n’est pas sans importance, mais qui, pour des raisons bien connues, se situe dans une zone marginale de l’économie globale, mendie de la sympathie et de la présence, en s’offrant comme une simple surface où chacun viendrait inscrire sa marque, sa touche personnelle.

 

La dévalorisation des structures traditionnelles, y compris les structures nationales et étatiques, semble inévitable, irrémédiable. Néanmoins, la petite musique emphatique qui accompagne le phénomène trahit de la naïveté. Est illusion l’espoir que ce processus conduira à un nouvel ordre mondial, où le politique, comme instance où se télescopent et fusionnent des forces concurrentes, se verrait enfin dépassé et remplacé par un ‘droit’ accepté par tous, un droit qui reposerait sur un canon de valeurs à l’origine européennes et désormais universelles (et universalistes). Le philosophe grec contemporain, hélas disparu depuis quelques années, Panajotis Kondylis en avait d’ailleurs démontré le caractère illusoire dès 1992, dans son ouvrage « Planetarischer Politik nach dem Kalten Krieg », « Politique planétaire après la Guerre Froide ». Partir du principe que la mise en réseau globale va amener une standardisation définitive des cultures et des formes de droit et de pratiquer la politique, cela a toujours été une idée fixe des « héritiers de l’Occident ». Les positions de départ et les intérêts des uns et des autres sont bien trop divergents. La « communication totale », que l’on nous annonce, ne s’opère qu’en surface et sous cette surface règne un « silence impénétrable ». Les kamikazes, qui ont frappé les métropoles occidentales, étaient des hommes cultivés selon les critères occidentaux actuels, accoutumés à toutes les finesses technologiques de l’Occident ; ils prouvent par leurs actes, et cela donne le frisson, que leur proximité violente conduit plutôt à des confrontations qu’à l’harmonie.

 

La mise en réseau du monde ne rend pas celui-ci plus sûr mais au contraire plus vulnérable. Une action de guerre asymétrique dans un coin perdu du monde fait l’effet d’une menace pour tous, à cause de sa rapide diffusion médiatique et plonge les économies et les Etats de la planète entière dans des zones de turbulence. Pour prévenir de telles actions, les flux de circulation et de données sont de plus en plus contrôlés. Mais qui peut exercer un contrôle réellement efficace ? Et voilà que revient à l’avant-plan la question de la puissance politique et militaire, qui avait été neutralisée par une volonté universaliste de tout ‘juridifier’. Et les Etats-Unis sont à l’avant-scène, le seul pays qui, jusqu’ici, avait profité de la globalisation et avait consolidé les atouts de sa puissance. L’existence politique des Etats-Unis avait commencé à se déployer sans aucun arrière-plan historique, comme la pure incarnation du système capitaliste et libéral. Les Etats-Unis avaient promu sans frein la « révolution de l’espace » aux 19ième et 20ième siècles ; ils avaient fait de la volonté universaliste de ce système l’équivalent des intérêts de l’Etat américain lui-même.

 

La situation actuelle de l’Europe correspond véritablement aux aspirations des Etats-Unis. L’Union Européenne élimine les compétences des Etats nationaux au profit d’un espace économique unitaire, sans jamais formuler les contours clairs d’une volonté politique propre et commune. Ce processus de dévolution de la puissance politique vers l’économie transnationale a lieu au moment précis où le capitalisme, en tant que mode de production (fabrication, commercialisation et vente de biens produits dans un but d’engranger des profits), se dissout sous les effets de la finance spéculatrice, sans fondement rationnel.

 

Simultanément, on constate que certains pays européens tiennent, têtus, à leur souveraineté : c’est purement chimérique et, à l’échelle globale, sans conséquence aucune, parce que cette souveraineté n’est plus qu’une espièglerie anachronique perpétrée sous le parapluie militaire américain. La véritable souveraineté ne peut être restaurée aujourd’hui que dans un cadre européen, vu les rapports de force sur ce globe, tant ceux qui dominent aujourd’hui que ceux qui domineront demain. La condition préalable à cette souveraineté retrouvée serait une volonté politique d’auto-préservation physique, volonté à partir de laquelle la capacité de décider réellement ré-émergera. Mais rien ne signale à l’horizon les moindres prémisses d’une telle volonté.

 

Les Européens se sont habitués à concevoir leur Europe comme un continent dé-territorialisé, comme un non lieu, dont l’esprit, jadis, a missionné et conquis le monde, raison pour laquelle il n’a plus besoin d’un véritable ancrage dans l’espace. Dans « Terre et Mer », Carl Schmitt nous rappelle la teneur du roman intitulé « Tancred » de Benjamin Disraeli. Celui-ci proposait que la Reine Victoria et toute sa Cour déménagent aux Indes, où les attendaient de gros revenus et une armée bien aguerrie. A l’époque, la Grande-Bretagne était la plus grande puissance de la Terre, alors qu’aujourd’hui l’Europe se présente au monde extérieur, sur les plans militaire et politique, comme une masse gélatineuse. Les messages qui émanent de ce lieu dé-territorialisé et sevré de toute puissance ne sont pas pris au sérieux ou, pire, sont réinterprétés et renvoyés à l’expéditeur pour l’abuser, le ponctionner et l’affaiblir encore davantage.

 

Böcklemann avance de solides arguments pour annoncer la fin prochaine de la globalisation unilatérale et le nouveau partage du monde, qui deviendra ainsi un pluriversum de grands espaces. L’Europe constituera-t-elle un de ces grands espaces autonomes ? Pour qu’elle le devienne, il faut d’abord qu’elle cesse de poursuivre sa mission universaliste, et qu’au contraire, elle recommence à souligner les différences qui existent entre elle et les autres, qu’elle redécouvre la volonté de puissance. Cette espérance de Böckelmann semble totalement incongrue vu l’état désespérant de l’actuelle élite eurocratique. Le retour de l’Europe ne dépend plus d’elle-même mais des intentions que cultivent à son égard les peuples de sa périphérie, surtout le monde islamique. Peut-être qu’un jour, les pressions deviendront totalement insupportables pour l’Europe, tant et si bien qu’elle n’aura pas d’autre alternative que de faire revivre en elle ses traditions, connaissances et anciennes vertus, qui lui donneront la force de s’affirmer et de décider. Mais personne ne peut se porter garant d’une telle issue.

 

Le livre de Böckelmann est fascinant. Il nous oblige à penser en termes nouveaux, à penser plus loin, à dépasser les étroitesses du présent.

 

Thorsten HINZ.

(recension parue dans « Junge Freiheit », Berlin, n°14/2008; traduction franç.: Robert Steuckers).

Frank BÖCKELMANN, „Die Welt als Ort. Erkundungen im entgrenzten Dasein“, Karolinger Verlag, Wien, 2007, 312 Seiten, 24 Euro.   

 

00:56 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : sociologie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Commentaires

Bien entendu, rien de ce Böckelmann n'est traduit en français...

Écrit par : Gwenaël Dussart | mercredi, 09 avril 2008

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