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vendredi, 04 avril 2008

De Hobbes aux pressions, boycotts et conspirations du silence

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Pankraz :

De Hobbes aux pressions, boycotts et conspirations du silence

On les reconnaîtra à leurs paroles et mots favoris. Le terme favori, dans la sphère politique allemande d’aujourd’hui, est « pression », plus exactement « faire pression », soit « Druck » et « Druck ausüben ». On ne débat plus ensemble, on ne cherche plus à se convaincre par des arguments (réfléchis et pesés), on ne domine plus l’adversaire politique par son excellence argumentative ou rhétoricienne, non, on se borne à « faire pression », sans discontinuité, pendant de longs laps de temps. Les actualités télévisées, les informations de nos journaux fourmillent de « pressions » exercées, qu’elles soit imposées ou subies. « La pression sur la Chine dans la question du Tibet va en s’accroissant », annonçait, en début d’émission, il y a quelques jours, la speakerine des actualités quotidiennes de la chaîne ARD.

La rhétorique de la « pression exercée ou à exercer » s’est considérablement déployée et ne fait que croître chaque jour davantage, se dotant de nouvelles tournures et expressions. Jadis, on préparait toutes sortes de menaces en coulisses ; aujourd’hui, on prépare des « pressions », toujours en coulisses. Le cas échéant, la pression est accentuée systématiquement ; on ne la modère que rarement. On épuise totalement le potentiel de pression dont on pense disposer. Que ce soit l’ami ou l’ennemi qui soit visé, peu importe. Même et surtout les forces qui sont alliées au fauteur de pression ressentent la pression qu’il exerce sur elles, si besoin s’en faut. C’est certain : la pression politique, en tant que telle, est axiologiquement neutre.

Parallèlement à l’exercice de la pression augmente également la capacité de lui résister. La phrase usuelle, « Nous ne nous laisserons pas mettre sous pression », qu’elle soit prononcée sur un ton moqueur ou sur celui de l’indignation, appartient désormais au répertoire standardisé des politiciens, qui sont inévitablement mis sous pression ou tentent de se défendre contre les pressions exercées par des forces ennemies ou alliées. Pourront-ils, sur le long terme, résister à la pression ? Ou cèderont-ils, à la longue, aux multiples pressions qui s’exercent sur eux ? Ou crouleront-ils, défaits, sous le poids de celles-ci ?

En quoi consiste l’essentiel de l’exercice moderne de la pression ? Aujourd’hui, on n’exerce quasiment plus de pression par moyens militaires, en faisant manœuvrer des armées le long d’une frontière, en massant des troupes, etc., car pour déclencher une guerre, on dispose désormais de rampes de lancement dûment installées sur terre, sous eau ou sur orbite, qui peuvent frapper immédiatement, sans le moindre délai. Personne ne se laisse plus impressionner, mettre sous pression par ces engins télécommandés, surtout pas les grandes puissances, car elles sont prêtes à riposter efficacement à tout moment. Ce n’est pas davantage le cas des plus petites puissances car l’éventualité de se faire envahir ou mater militairement appartient à leur quotidien ; elles ne considèrent plus cela comme une pression mais comme une fatalité qui peut survenir à tout moment.

La pression économique, de manière similaire, que l’on appelle aussi le « boycott », est devenue inefficace. Les « boycottés » s’habituent assez vite à ce mode de pression et l’acceptent avec une certaine sérénité. Il suffit de songer à Cuba. Depuis cinquante ans, le boycott américain sévit contre l’île et, indubitablement, il nuit à son déploiement économique. Mais le régime cubain ne s’est jamais effondré.

Non, la véritable pression aujourd’hui  -qui n’est pas seulement une pression exercée dans le cadre de la politique extérieure mais constitue surtout un instrument en politique intérieure-   ne consiste pas en moyens militaires ou économiques, mais en méthodes sémantiques et en pressions sur le quotidien. Dans la vie mondaine actuelle, on appelle cela le « mobbing », vocable anglo-saxon, ou en bon vieil allemand, le « Bierverschiss », sorte de mise en quarantaine démonstrative et affirmée (ndt : en Belgique, on appelle cela le « Cordon sanitaire », que le Vlaams Belang, la NVA, Yves Leterme et certains identitaires wallons de gauche comme de droite ont subi ou subissent encore ; ajoutons que Joëlle Milquet, lors des négociations de 2007 pour la formation d’un gouvernement à utiliser toutes les ficelles du « mobbing »). On ignore ainsi consciemment et de manière ostentatoire la personne ou le groupe mis sous pression. On le réduit au silence, on lui inflige la conspiration du silence, on l’ignore, on ne le voit plus. Il ne peut plus jouer dans le jeu ou on le menace de ne plus l’autoriser à y jouer, exactement comme le font les enfants ou certains peuples primitifs quand ils ne tolèrent plus la participation au jeu social de certains membres de leur groupe ou communauté, qui se sont attirés la colère de la collectivité et doivent « être mis au pas » ou « éliminés ».

Elisabeth Noelle-Neumann est celle qui a analysé pour la première fois et de manière précise ce procédé d’exclusion dans son livre sur la « spirale du silence » (« Die Schweigespirale »). La pression née de cette exclusion, de cette quarantaine que nous appelons « Bierverschiss », est effectivement considérable et, en de nombreux cas, sinon dans la plupart des cas, très efficace parce que fort douloureuse. On ne s’y habitue qu’à grand peine ; on ne peut pas adapter avec précision son comportement sur ce mode d’exclusion, ni prévoir de manière exacte les façons dont il se manifestera à très court terme. Les directions d’où peuvent provenir ce type de pression, sont extrêmement diversifiées et exigent de celui, qui veut y résister, une attention extrême et permanente, une mobilisation pleine et entière de ses énergies. En prenant acte de ce mode de défense et de résistance, comme nous venons de le faire, on pourrait presque affirmer que ce type de quarantaine est un écolage idéal pour former une élite.

Sur ceux qui exercent cette forme de pression, celle-ci ne joue nullement un rôle formateur, capable de faire surgir une élite. La sphère politique s’infantilise et se primitivise. Ce n’est pas une élite qui émerge de cette praxis : bien au contraire, tout ce qui relève de l’ontologie humaine spécifique, c’est-à-dire des capacités à fonder la « Polis » ou l’Etat, déchoit, à vue d’œil, dans le matérialisme le plus plat. Que faut-il penser d’une « politologie » qui ramène tout à un schéma simpliste de pression et de contre-pression et ne mesure pas le carat des argumentaires et stratégies politiques à leur qualité substantielle et formelle, mais seulement au caractère purement quantitatif de la pression mécanique qui s’exerce sur des adversaires ou des compagnons de route plus ou moins récalcitrants ?

Thomas Hobbes, le grand théoricien du politique à l’aube des temps modernes en Europe, avec sa pensée rigoureusement mécaniciste, ne peut en aucun cas être mobilisé, comme figure de proue de la politologie, pour défendre une perspective aussi étroite, étriquée. Le schéma de la pression et de la contre-pression, qu’il a élaboré pour expliciter le monde organique et les « bas » instincts de la nature humaine, devait, disait-il, être résolument mis hors d’état de fonctionnement pour faire advenir le politique pur. Dans le domaine du politique pur, ce ne sont pas les pressions et contre-pressions qui doivent donner le ton, mais la volonté toute puissante du Léviathan, dans la construction politique duquel l’ensemble des autres porteurs de volonté doit ranger et soumettre ses directives, quel que soit le potentiel de pression que ses volontés et directives pourraient par ailleurs exercer.

Ou, pour parler le langage de la politique actuelle : lorsque la situation devient véritablement sérieuse, préoccupante, inquiétante, une pression vient d’en haut, de tout en haut, qui séduit chacun par le plus bel exercice de pression qui soit. Ce ne doit pas toujours être la pression du Léviathan. Pour générer la contre-pression nécessaire, la nécessité ou la misère subie hic et nunc par la patrie peut suffire ainsi que le regard conscient et offensif que portent les contestataires du désordre établi en direction des fauteurs de pression, des spécialistes du « mobbing », des experts ès-Bierverschiss, responsables de cette misère.  

Jadis, les gamins de rue de Berlin, comme l’atteste une lettre de Zelter à Goethe, au temps de l’occupation napoléonienne, chantonnaient : « Druck und Stoss / Gehn in die Hos’ » (« Pressions et coups / vous vont dans la culotte »). Il n’y a pas grand-chose à y ajouter, sauf peut-être ceci : souvent les coups portent droit au cœur.

PANKRAZ.

(article paru dans « Junge Freiheit », Berlin, n°14/2008 ; traduction française: Robert Steuckers).

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