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vendredi, 04 décembre 2009

Entretien avec Tomislav Sunic - Journal "zur Zeit" (Vienne)

sunic0000.jpgArchives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1998

Entretien avec Tomislav Sunic

Journal zur Zeit (Vienne)

 

Tomislav Sunic est né en 1953 à Zagreb. Il est l'auteur de trois ouvrages importants: Against Democracy and Equality. The European New Right et Dissidence and Titoism (tous deux chez Peter Lang à Berne/Francfort) et Americka Ideologija (= L'idéologie américaine). A cause de sa dissidence politique, il a dû émigrer aux Etats-Unis en 1983, où il a étudié et obtenu son doctorat à la California State University à Sacramento et à l'University of California à Santa Barbara. Il a écrit pour plusieurs journaux aux Etats-Unis et enseigné à la California State University à Long Beach et au Juniata College en Pennsylvanie. Depuis 1993, il est revenu en Europe. Il écrit aujourd'hui pour Chronicles of American Culture et pour les journaux croates Hrvatsko Slovo et Matica. Robert Steuckers l'a interrogé pour l'hebdomadaire viennois zur Zeit.

 

Q.: Dr. Sunic, dans quel contexte familial avez-vous grandi? Quelles sont les influences idéologiques que vous a transmises votre père?

 

TS: Mon père était avocat, il défendait les dissidents politiques. Deux fois, il a été emprisonné pour non-conformité politique dans la Yougoslavie communiste. Il était hostile au communisme et fortement imprégné du catholicisme paysan croate. Amnesty International  l'a adopté comme exemple, parce qu'en 1985 il était le prisonnier politique le plus âgé du bloc communiste est-européen. La Frankfurter Allgemeine Zeitung et le journal Die Welt se sont engagés pour lui. Nous vivions dans des conditions très modestes, nous n'avions ni télévision ni voiture. Mon père pensait que seuls les livres transmettaient une culture réelle. Nous subissions sans cesse toutes sortes de tracasseries; mon père a rapidement perdu le droit d'exercer sa profession. Pendant la guerre, il n'avait nullement appartenu au parti oustachiste et se montrait plutôt critique à l'égard du système politique de Pavelic. Mon père a simplement servi dans les unités de défense territoriale (Domobran). Il a aujourd'hui 83 ans et a publié ses mémoires en 1996 sous le titre Moji “inkriminari” zapisi (= Mes papiers “incriminés”), ce qui a suscité beaucoup d'intérêts dans le nouvel Etat croate.

 

Q.: Comment décririez-vous votre propre voie philosophique et idéologique?

 

TS: Pour être bref, je commencerais par dire que je suis un “réactionnaire de gauche” ou un “conservateur socialiste”. Je n'appartiens à aucune secte, à aucun parti théologien et idéologue. J'étais anti-communiste comme mon père mais, quand j'étais jeune, ma révolte personnelle a pris l'aspect du hippisme. Je me suis rendu à Amsterdam puis en Inde, à Srinagar au Cashemir et dans la ville de Goa. L'alternative au communisme, pour moi, était, à l'époque, la communauté hippy. Je m'opposais à toutes les formes d'établissement, quelle qu'en ait été la forme idéologique. J'ai cependant bien vite compris que le hippisme était une triste farce. Pour m'exprimer sans détours: “Même en tirant des joints, les hippies ont réussi à reproduire une sorte de hiérarchie accompagnée de toutes les hypocrisies possibles”. Cela vaut également pour le féminisme et le mouvement gay. Ma seule consolation a été la lecture des grands classiques de la littérature mondiale. Eux seuls sont les antidotes aux conformismes. Enfant, je lisais Tintin en français, Karl May en allemand, de même que le poète Nikolas Lenau. Adolescent, j'ai continué à lire des livres allemands, français et anglais. C'est armé de cette culture livresque et de mon expérience hippy que j'ai découvert la musique rock, notamment Krafwerk et Frank Zappa, qui était tout à la fois anarchiste, pornographe et non-conformiste. Zappa a été très important pour moi, car il m'a appris la puissance de la langue réelle contre les hypocrisies des établis. Avec lui, j'ai appris à maîtriser le slang américain, que j'utilise très souvent dans mes écrits, afin de tourner en dérision l'établissement libéral de gauche, mais cette fois avec l'ironie et le sarcasme du conservateur.

 

Q.: Pouvez-vous nous dire quelques mots sur vos études?

 

TS: En Croatie, au temps de la domination communiste, j'ai étudié la littérature, les langues modernes et la littérature comparée. En 1977, j'avais achevé mes études. Sur les plans esthétiques et graphiques, je ne pouvais plus supporter le yougo-communisme, la langue de bois et l'économie népotiste des Balkans. Cela me faisait littéralement gerber. En 1980, j'ai saisi la première occasion venue pour sortir du pays en travaillant comme interprète dans une entreprise yougoslave en Algérie. En 1983, j'ai émigré aux Etats-Unis. Là-bas, je me suis aussitôt plongé dans la littérature non-conformiste. A cette époque, mes auteurs favoris étaient Kerouac et le Français Barbusse; j'ai aussi lu Sartre, non pas parce qu'il était homme de gauche, mais parce qu'il était un dénonciateur caustique, il démasquait les hypocrisies. Je n'oubliais pas Hermann Hesse qui me rappelait mon voyage en Inde.

 

Q.: Aux Etats-Unis, vous avez découvert le néo-conservatisme américain...

 

TS: Je dois d'abord vous préciser que le néo-conservatisme américain ne peut pas être mis sur pied d'égalité avec le néo-conservatisme européen. Ce sont des écoles de pensée différentes. Ensuite, la gauche, la droite, qu'est-ce que cela signifie encore aujourd'hui? Je préfère distinguer les gens entre conformistes et non-conformistes. Mais dans les milieux néo-conservateurs américains, l'homme qui m'a le plus impressionné est Thomas Molnar. C'était lui mon maître-à-penser, sans doute parce qu'il est Hongrois et appartient à l'espace culturel de l'ancienne monarchie austro-hongroise. A l'évidence, Molnar est un conservateur, mais il reste un homme capable de manier l'ironie avec beaucoup d'humour. C'est ainsi que Molnar va toujours à l'essentiel. Ensuite, le spécialiste américain de Hegel et de Schmitt, Paul Gottfried, a exercé sur moi une profonde influence. J'ai ensuite connu Paul Fleming, qui dirige le journal Chronicles of American Culture. Je fais partie de son équipe rédactionnelle depuis plus de dix ans. En dépit de mes excellents contacts avec les néo-conservateurs américains, je suis resté une âme rebelle; c'est pourquoi je me suis intensément proccupé de la nouvelle droite ou du néo-conservatisme en Europe, notamment de l'œuvre d'Armin Mohler avec sa vision du “réalisme héroïque”, des travaux de Caspar von Schrenck-Notzing et de son hostilité à la dictature de l'“opinion publique”, des écrits de Gerd-Klaus Kaltenbrunner avec sa fascination pour la beauté dans notre monde en ruines, pour de Benoist et la synthèse qu'il a offerte dans Vu de droite. J'ai lu les auteurs que recommandaient les nouvelles droites européennes. Mon livre sur la nouvelle droite est en fait le résultat de mon plongeon dans cet univers culturel. Cependant, le label “nouvelle droite” peut être trompeur: je préfère parler de ce mouvement culturel, du moins pour son volet français, de “grecisme”. Je partage là la vision de de Benoist quand il conçoit son propre mouvement comme une centrale de recherche dynamique visant le maintien de la vivacité de notre culture européenne. Inutile d'ajouter que j'ai apprécié Céline (avec son âpre argot parisien qui détruit préventivement toutes les certitudes établies), Benn et Cioran, avec leur style inimitable. Ils restent tous trois les auteurs favoris du rebelle, que je suis et resterai.

 

Q.: En 1993, vous êtes rentré en Croatie et en Europe. Comment jugez-vous la situation en Europe centrale et orientale?

 

TS: Le destin de la Croatie est étroitement lié à celui de l'Allemagne, quel que soit par ailleurs le régime politique qui règne dans ce pays. Comme le disait le fondateur suédois de la géopolitique, Rudolf Kjellén: “on ne peut échapper à sa détermination géopolitique”. D'autre part, Erich Voegelin nous a appris que l'on peut certes rejeter les religions politiques comme le fascisme ou le communisme, mais que l'on ne peut pas échapper au destin de sa patrie. Le destin allemand, celui d'être encerclé, est comparable au destin croate, même si la Croatie n'est qu'un petit pays de la Zwischeneuropa. Un facteur géographique lie les Allemands et les Croates: l'Adriatique. Le Reich et la Double-Monarchie austro-hongroise ont été des Etats stables tant qu'ils ont bénéficié d'une ouverture sur la Méditerranée par la côte adriatique. Les puissances occidentales ont toujours tenté de barrer la route de l'Adriatique aux puissances centre-européennes: Napoléon a verrouillé l'accès de l'Autriche à l'Adriatique en annexant directement la côte croate à la France. C'était les “départements illyriens”. Plus tard, les architectes du désordre de Versailles ont réussi à parfaire magistralement cette politique. L'Allemagne et l'Autriche ont perdu leur accès à la Méditerranée et la Croatie a perdu son hinterland centre-européen et sa souveraineté. C'est là la clef du drame croate au cours du XXième siècle.

 

Q.: La Croatie sera-t-elle en mesure de trancher le nœud gordien? Pourra-t-elle utiliser sa position entre la Mitteleuropa et la Méditerranée de façon optimale?

 

TS: Notre classe moyenne et notre intelligentsia ont été totalement liquidées par la répression titiste après 1945. D'un point de vue sociobiologique, ce fut la pire catastrophe pour le peuple croate. La circulation optimale et normale des élites n'a plus été possible. L'“homo sovieticus” et l'“homo balkanicus” ont dominé le devant de la scène, au détriment de l'“homo mitteleuropeus”.

 

Q.: Comment voyez-vous les relations futures entre l'Etat croate et ses voisins dans les Balkans?

 

TS: Tout mariage forcé échoue. Deux fois au cours de ce siècle, le mariage entre la Croatie et la Yougoslavie a échoué. Il vaudrait mieux vivre avec les Serbes, les Bosniaques, les Albanais et les Macédoniens en bons voisins qu'en mauvais époux qui ne cessent de se quereller. Tous les peuples de l'ancienne et de l'actuelle Yougoslavie devraient pouvoir disposer de leur Etat. L'expérience yougoslave est un exemple d'école qui montre clairement l'échec de toute multiculture imposée de force.

 

Q.: Que se passera-t-il après Tudjman?

 

TS: L'avantage principal de Tudjman a été de dénoncer totalement l'historiographie propagandiste du yougo-communisme. Pour une grande partie, il a contribué à guérir le peuple croate et surtout sa jeunesse des affres de la falsification de l'histoire.

 

Q.: Docteur Sunic, nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien.

(propos recueillis le 13 décembre 1997).

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