vendredi, 05 novembre 2010
Il n'y a que la mauvaise presse qui sauve ou Philippe Muray ressuscité
Il n'y a que la mauvaise presse qui sauve ou Philippe Muray ressuscité
«Par ailleurs, il devient facile de reconnaître un écrivain conformiste : c’est celui, tout simplement, qui se flatte le plus haut et le plus fort d’être politiquement incorrect.»
Philippe Muray.
À propos de Philippe Muray, Essais (Éditions Les Belles Lettres, 2010).
Lui qui avoua sa fascination et sa répulsion pour le grand Karl Kraus, retrouva même quelque peu de l'ire vindicative du fameux et terrifiant polémiste durant cette période bénie ou maudite, c'est selon, pendant laquelle les médiocres durent prendre un ticket numéroté et faire la queue en attendant le bon plaisir du maître désormais incontournable et bien trop visible pour qu'on puisse continuer à faire taire sa voix subtile et puissante. Il tenait, en somme, sa revanche sur les cuistres. Il était vivant. Philippe Muray, lui, ne l'est plus.
Nous ne sommes jamais assez durs avec les journalistes, c'est peut-être ce que découvrit aussi, avec un peu de stupeur tout de même, Elias Canetti. Leur médiocrité est toujours un cran au-dessus (ou au-dessous, c'est affaire de perspective) de celle que, par compassion plus qu'ignorance, nous avions cru être le maximum qu'un être humain pût supporter sans se dissoudre instantanément. Comme les créatures des très grandes profondeurs sous-marines, les journalistes se sont adaptés à des pressions extrêmes, n'ont pas besoin de lumière, se nourrissent des déchets qui lentement glissent vers leurs petites bouches translucides et, pour certains, parviennent même à écrire sans avoir, une seule fois, pris la peine de remuer leurs branchies atrophiées.
Tous ont beau ne pas être les résidents de la fosse dite de Marianne, ils n'en sont pas moins extrêmophiles, comme disent les biologistes qui paraissent tous les jours découvrir de nouvelles espèces de ces monstres mous habitués à l'obscurité la plus impénétrable. Vivants, ils sont morts car, à de pareilles profondeurs, toute dépense d'énergie inutile peut être létale. Ils végètent, ils planctonnisent, ils regardent parfois, de leurs gros yeux globuleux et aveugles, le ciel impénétrable et très profondément noir qui tend sa gueule au-dessus d'eux.
Vivants, s'agitant, ils sont déjà morts et se nourrissent de la chair de certains morts, mille fois plus vivants qu'eux.
Voyez-les, tous ces imbéciles claironnants et demi-soldes boulevardiers qui découvrent Philippe Muray quelques années seulement, ce n'est déjà pas si mal me dira-t-on, après sa mort, et encore, pressés qu'ils sont d'écrire leurs petits articulets navrants et incultes pour ne pas paraître en reste de ceux de leurs confrères, bluettes elles-mêmes incultes et creuses, voyez-les qui rédigent des papiers tellement originaux que le plus scrupuleux des experts en faux ne pourrait établir aucune différence entre eux. Ils s'agitent. Ils frétillent. Ils bavardent. Ils ne créent rien, car ils sont morts bien que vivants, et le règne des morts-vivants est une constante mais inéluctable pétrification, comme nous le voyons dans l'étonnant conte de Michel Bernanos. Il y a plus de différences entre deux ouvrières d'une termitière japonaise qu'entre deux journalistes qui partagent la même table de restaurant, rêvent de partager la même maîtresse et, quoi qu'il en soit, défendent les mêmes idées, c'est-à-dire celles qui sont l'émanation de l'air du temps.
Même le très gauchi et bientôt centenaire Jean Daniel, m'a-t-on dit, s'est subitement mis à trouver du génie à son illustre cadet contempteur, Philippe Muray, promettant à son fantôme ironique de sonner l'hallali, le derrière vissé sur sa bréhaigne, pour une cavalcade poussive de quelques centimètres sur les pâtures du lieu commun. Il ne sera pas dit que l'illustre Jean Daniel a méprisé, du moins après son trop court séjour sur terre, Philippe Muray.
Élisabeth Lévy elle-même, inflexible Cassandre du marronnier réactionnaire plutôt que du scoop véritable, causeuse lassante y compris même lorsqu'elle consent à vous laisser parler, journaliste point trop inintéressante tout de même lorsqu'elle écrit plutôt qu'elle bavarde, ronchonneuse professionnelle qui a réussi à faire reconnaître aux services de l'État la profession de mouche du coche, moderne incarnation d'une Amazone de toute éternité contrariée et peut-être même de tous les dangers réunis de la sauvage Amazonie ou de ce qu'il en reste, walkyrie miniaturisée du verbe journalistique qui ne rate jamais une occasion de se prétendre femme jusqu'aux bouts de ses flèches enduites de curare et d'affirmer qu'elle ne doit rien aux hommes (pas même sa propre naissance, référence faite à une conversation animée, désormais ancienne, en présence de Maurice G. Dantec), Élisabeth Lévy en personne n'a pas eu assez de mains et de pieds pour serrer tous ceux de ses collègues journalistes masculins lors de telle récente soirée privée (ce mardi 21 septembre vers 18 heures, au Lucernaire, un restaurant naguère fréquenté par Muray) où elle but les paroles de Fabrice Luchini, pas franchement dupe du cirque qui l'entourait et même, bien que disert et aimable, étrangement réservé.
Bien évidemment, unique couac (ou peu s'en faut) dans cette magnifique symphonie en culbute majeure, j'aurais quelque mauvaise grâce à ne point saluer le mystérieux regain d'intérêt dont paraissent (restons prudents) bénéficier les livres (en l'occurrence, ses exorcismes spirituels, regroupés en un seul beau volume préparé par Vincent Morch pour les Belles Lettres) de Muray mais enfin, nul ne m'en voudra je l'espère de jeter quelque sonde soupçonneuse dans la flache de cette subite attention, ni même de gentiment moquer le fait que le meilleur livre de cet auteur, le livre même qu'il n'a fait que décliner ou répéter jusqu'à sa mort, je veux bien sûr parler du XIXe siècle à travers les âges, est tout aussi étonnamment absent des meilleures ventes de la rentrée, catégorie essais comme il se doit.
Gageons même que cette si propitiatoire période de ventes d'ouvrages de qualité soit elle-même affublée d'une tare que Philippe Muray avait caractérisée de la façon suivante : «Il n’y a pas de lucidité sans séparation. Il n’y a pas non plus de littérature sans conflit et sans aggravation de conflit» (1).
Nous pouvons tirer deux postulats de cette constatation trempée, comme l'acier, dans un bain d'eau froide. D'abord, puisque nous voici plongés dans la mélasse la plus indifférenciée où gauche et droite se disputent la dépouille aimablement désagréable d'un mort et tentent de convoquer au-dessus de leur table barbante son mauvais génie posthume, le phénomène auquel nous assistons est tout ce que l'on voudra sauf le témoignage d'une miraculeuse prise de conscience, pour ne point évoquer, comme Muray le fait, quelque lucidité qui n'est tout de même pas la vertu la mieux partagée par nos contemporains, surtout s'ils exercent la profession immodeste de journaliste.
Ensuite, puisque ce remarquable et sans contestation possible mélodique accord sur la portée des œuvres de Muray nous a plongés dans le sucre candi des bons sentiments qui creusent, comme des larves de mouches, leur nid douillet dans la dépouille d'un auteur qui fut un redoutable vivant, il y a fort à craindre que la littérature soit, de nouveau l'absente des bouquets de toutes ces fiancées froides qui pleurent la mort d'un fiancé et même celle d'un véritable père, d'un père plus intensément père en ceci qu'il ne présente aucun lien de parenté avec les intéressées.
Pardon, vous me dites qu'il n'y a, encore elle, qu'Élisabeth Lévy qui menace de faire monter le niveau de la Seine à force d'ouvrir les vannes cyclopéennes de ses conduits lacrymaux ? J'ai cru qu'elles étaient au moins un bon millier, ces Antigones s'arrachant de douleur les cheveux et criant sur tous les toits, sur tous les plateaux de télévision, sur toutes les ondes radiophoniques que c'était bel et bien le corps maltraité de leur propre malheureux frère qui était laissé sous les soleils corrupteurs des flashs des photographes qui, par conscience professionnelle sans doute, se déclarent près à déterrer un cadavre pour voir si sa texture réactionnaire l'a affublé de particularités anatomiques troublantes.
Non, il n'y a sur scène, vérification faite auprès du metteur en scène de notre impeccable et si actuelle tragédie, qu'Élisabeth Lévy mais celle-ci, phénomène qui devrait passionner et intriguer les physiciens de l'étrange et même les frères Bogdanoff, semble posséder la particularité d'être sur plusieurs plateaux d'émissions télévisées en même temps, à seule fin d'y délivrer son message aussi convenu que le bruit d'un coucou d'horloge suisse, prêt-à-consommé de crieuse et gouaille vulgaire de cabaretière éraillée rendant grâce au père, maître, intercesseur, modèle et bientôt bienheureux Philippe Muray d'avoir irrigué de sa sève polémistique les plates-bandes où poussent ses quelques navets journalistiques de si pâle couleur qu'on les confond avec des feuilles de gélatine.
La si brillante et versicolore réacosphère, ce mélange improbable de petits frontistes se planquant derrière des pseudonymes, de gros beaufs avinés commentant, comme le matin ils sont accoudés au zinc et le ballon de blanc faisant cercle sur un exemplaire de SAS, les communiqués immondes, suintant la haine et la peur la plus ignoble, la crispation identitaire autour de belles valeurs gersoises qu'hélas ces lamentables vivandiers de l'action politique véritable n'illustrent guère par leurs écrits, émis, avec un sérieux d'un grotesque inégalé, par le ridicule Parti de l'In-nocence de Renaud Camus, cette si probe congrégation d'évanescents ectoplasmes appartenant, par leur seul corps astral, à la Nouvelle Droite, ce maigre raout de puceaux proches de la quarantaine qui croient sans rire que Kierkegaard, Chesterton, Unamuno et peut-être même le Christ en personne leur soufflent à l'oreille les phrases suintantes de prétention et de vulgarité qui composent leur catéchisme névrosé et enfin ce bordel bien sous tout rapport composé de vieilles demi-mondaines confondant hostie et godemiché et ne se rendant pas compte qu'elles risquent une déchirure anale plutôt qu'une excommunication papale, la réacosphère donc, mutualisation de talents nanométriques et de prétentions himalayesques adore, mais alors là vraiment adore, paraît-il, les textes d'Élisabeth Lévy.
Ce doit donc être, hypothèse la plus sobre, un fameux signe d'excellence. Il est vrai que cette même réacosphère aime immodérément Philippe Muray, qu'elle ne cite d'ailleurs jamais très précisément, se contentant de tirer, sur sa face blême et maladive, un peu de la lumière crue que Muray dirige toujours, avec une cruauté raffinée, sur ses cibles fuligineuses.
Revenons au texte de Muray, qui poursuit, dans le même ouvrage : «Un critique, plutôt que de perdre son temps à analyser tous les romans de néo-sacristains, tous ces livres rédigés avec un style directement trempé dans le préservatif, pourrait s’amuser à les rapprocher de slogans publicitaires connus, montrer qu’ils se ramènent tous à l’une ou l’autre des injonctions récentes de la pub» (p. 13).
Un bon critique, colligeant donc les différents titres qui ont récemment fleuri à propos de la découverte, par de hardis paléontologues, d'un nouveau type humanoïde baptisé Homo festivus festivus (en somme, le sursinge qui prend conscience du fait qu'il fait la fête) en hommage à celui qui en avait théorisé le chaînon clinquant, Philippe Muray, pourrait donc montrer qu'ils ne sont que la forme la plus récente, et déjà parfaitement obsolète, de l'éternelle hydre publicitaire, dont voici quelques têtes sans beaucoup de cerveau : Exorcismes spiritueux pour Philippe Lançon (Libération Livres du 24 juin) qui commence nullement par un «Être de son époque, c'est savoir la détester», Désaccord parfait pour Laurent Lemire (Livres Hebdo du 16 septembre) qui, encore plus stupidement, n'a pas peur de faire hurler de rire ses lecteurs en calant dès son point de badinage : «Il y avait quelque chose de vrai chez Philippe Muray (1945-2006), c'est ce qu'il pensait», Le mieux-disant pour l'inégalable Aude Lancelin (Le Nouvel Observateur, semaine du 22 au 28 juillet), qui bavarde sur Fabrice Luchini, cet interprète de la Modernité qui, non content d'avoir mis Paris à ses pieds, a bel et bien réussi l'exploit de faire courber la nuque si raide de quelques journalistes après leur avoir déclaré qu'il n'était pas plus de droite que de gauche. Quoi d'autre encore, puisqu'il est vrai que même le canard le plus déplumé de France et de Navarre y est allé de sa petite bluette admirative pour Muray, histoire de ne pas rater la curée journalistique et peut-être même, qui sait, d'être repéré par les grosses légumes parisiennes ? Le petit-fils naturel de Georges Bernanos, Sébastien Lapaque, le sobre François Taillandier pour Le Figaro ou sa déclinaison en revue, le si mélomane Benoît Duteurtre (Marianne du 25 septembre) qui fait mine de s'extasier sur les rythmes délicieusement reggae du très oubliable Ce que j'aime ou l'intrusion de Léon Bloy dans la comptine pré-natale, tandis que Pierre Bottura (Philosophie Magazine du mois d'octobre) nous révèle, bien conscient qu'il prend des risques peut-être exagérés, que Philippe Muray était «romancier, essayiste et critique d'art», travail d'enquête tout de même moins poussé que celui de Tristan Savin (pour Lire du mois d'octobre), lequel rend grâce à l'histrion Luchini d'être un histrion. Subtile fausse note, celle émise par Alain Finkielkraut, l'autre père spirituel et intellectuel de notre chère Élisabeth, encore elle, note grinçante bien évidemment recueillie par l'antenne d'Arecibo d'une extrême finesse qu'est notre impénitente journaliste (Causeur numéro du mois de septembre) qui remet le couvert pour Le Point (du 16 septembre) où elle nous apprend que, chez Muray, «jubilation et exécration sont sœurs».
Si je n'avais pas connu les livres de Muray depuis quelques années, ces poussées hormonales imprimées sur papier recyclable m'auraient-elles donné envie de me jeter sur eux ?
Je ne crois pas.
Je suis même certain que non.
Il n'y a pas seulement, hélas, dans la canonisation actuelle dont Philippe Muray est la victime muette, que dévaluation du verbe, ce qui ne doit point nous étonner puisqu'il s'agit là de la plus constante et habituelle production des bouches mécaniques que sont les journalistes. En effet, si, selon notre redoutable polémiste, l'histoire de la littérature est celle des «prospérités de l'irrespect» (p. 250), nous ne pouvons que constater que Philippe Muray n'est point salué comme un véritable écrivain mais, tout au plus, comme un penseur réactionnaire, c'est-à-dire peu ou prou comme un fâcheux en perpétuelle colère contre le monde entier et nageant à contre-courant du fleuve tranquille où la France finit de noyer son ennui vertueux de n'être plus rien.
Puisque le fantôme de Muray est ces derniers temps très sollicité, j'oserai abuser quelque peu de son temps et poursuivre la lecture d'un de ses recueils de textes. Qu'est-ce qu'un bon critique selon Philippe Muray qui doit décidément se tordre de rire en nous observant du coin de l'œil ? C'est en tout premier lieu un esprit qui s'écarte de la foule et ne salue, dans un livre, que son essence la plus profondément romanesque, rien, donc, qui puisse ressembler au charlatanisme actuel consistant à mélanger pseudo-verve et acrimonies habituelles contre l'air du temps. Qu'est-ce dire ? Que Muray place la tâche du critique à une magnifique hauteur, la leste d'une lourde responsabilité. La critique est, ni plus ni moins, une œuvre qui répond à une œuvre. Non point un Du Bos, ni même un Thibaudet ou un Sainte-Beuve mais, tout simplement, tout impossiblement, un Conrad, un Joyce, un Faulkner, un romancier extravagant, un romancier sans roman, un maître du langage second cher à Foucault qui n'aurait pour seule mission que celle de pénétrer les romans qu'il n'a pas écrits, qu'il ne peut pas écrire, avec la souveraine vision de leur propre créateur.
C'est quelqu’un donc, ce critique idéal sinon rigoureusement surhumain, qui ne se considérerait pas comme «un agent culturel destiné à signaler au public des produits culturels (les livres), quelqu’un qui serait donc également un bon critique de la société [apte à devenir] un spécialiste de toute la consternante fantasmagorie qui tend socialement à rendre le roman impossible» (pp. 4-5).
Et Muray de poursuivre en écrivant que : «La connaissance de l’ennemi, la science de l’ennemi des romans, c’est-à-dire de presque tout ce qui se met en place, aujourd’hui, sous nos yeux (y compris dans certains romans, dans ceux que je viens d’évoquer par exemple, les livres de la nouvelle Bibliothèque rose universelle, les romans de l’École des sacristains), voilà ce qui pourrait être le propre de la critique, d’une critique faite dans l’intérêt de l’art romanesque, et non dans le dessein de s’auto-célébrer, de justifier sa propre existence ou carrément de nuire, comme les deux charlatanismes critiques, l’universitaire et le médiatique […]» (p. 14).
Curieux que nul, à ma connaissance du moins, n'ait songé à commenter cette célébration si spontanée et post-mortem du génie de Philippe Muray en l'éclairant par la seule lumière qui en révélerait la part d'ombre. Nous sommes ainsi parvenus au cœur de notre sujet, comme le fantôme de Muray d'ailleurs ne manque pas de nous le confirmer d'un sourire à peine esquissé.
C'est d'ailleurs, une fois de plus, l'auteur lui-même qui nous donne la clé de ce rituel propitiatoire autour d'une tombe encore fraîche, clé qui nous fait retrouver la magnifique ligne de basse qui cimente l'architecture du XIXe siècle à travers les âges. Cette clé est fort commune, qui ouvre pourtant toutes les portes, y compris celles qui sont réputées être les plus inviolables. Lisons Muray puisque c'est ce que ne font pas, jamais, nos amis les journalistes : «La Révolution française, mouvement de panique contre cette sortie du religieux, sursaut de révolte contre la mort des dieux, tentative de retrouver par la terreur (et d’abord par l’exécution d’un roi de «droit divin», reprise modernisée des rituels sacrificiels de rétablissement de l’ordre social dans les communautés primitives) la légitimité transcendante volée au peuple par le souverain et son clergé, bruits et clameurs contre la désertification de l’espace magique (restauration des fêtes de la Fertilité universelle), ne pouvait donc pas voir le jour dans un pays protestant, par exemple, pour la bonne raison que la Réforme y avait déjà opéré le réancrage rationnel et social du religieux et que les liens de parenté y avaient été énergiquement renoués contre la Rome vaticane déréalisante, déterritorialisante, désubstantifiante» (p. 344).
Les festivités qui ont depuis quelques semaines lieu autour de la dépouille de Philippe Muray sont donc liées à une cérémonie propitiatoire, voire fertilisante, sur laquelle Jeanne Favret-Saada a mené ses patientes enquêtes qui toutes ont révélé le fait que, à l'insu bien sûr de celles et ceux qui en constituent les participants enfiévrés, les prestiges secrets du sacré ne s'exposent jamais mieux que dans les mouvements de foule. La ruse de notre âge est de remplacer par une fausse spontanéité l'évidence charnelle tout autant que symbolique de gestes parfois incompris, transmis néanmoins pieusement au fil des générations, qu'il s'agisse de rites impies ou de survivances de croyances païennes. L'âge de la masse a étendu la surface sur laquelle le sacré va agir, faisant lever la pâte du présent insignifiant, parce que cet âge sans âme ni cœur est incapable de totalement le détruire : de quelques personnes vivant en vase clos, communautés religieuses fanatisées ou petits villages gagnés par les démangeaisons de l'interdit, nous voici face à des océans d'être indifférenciés dont les pensées, toutes semblables, paraissent agitées d'un lent mouvement cauchemardesque.
Un mort attire toujours les vivants, pas besoin de lire Monsieur Ouine pour nous en convaincre. Un mort permet aux vivants de se croire plus vivants qu'ils ne le sont en vérité. Ainsi, le consternant spectacle que nous avons sous les yeux est-il le contraire même d'une œuvre critique qui, pour sa part, tenterait de redonner vie, à l'abri des regards curieux, au fantôme qu'est Philippe Muray. Les journalistes se nourrissent d'un mort formidable, eux qui ne vivent pas. Le véritable critique doit rendre Muray à la vie, commander à Lazare de sortir de son tombeau puant, lui redonner chair et réelle présence, en montrant que ses textes ont parfaitement sondé les reins de notre époque, en montrant que Philippe Muray est plus vivant que ses zélateurs nécrophages et ses livres plus réels que leur propre langue saponifiée.
Notre seul guide, dans ce petit exercice de lecture ? Philippe Muray, encore, jamais aussi passionnant que lorsqu'il utilise son flair infaillible pour déterrer l'unique truffe qui fait rêver tous nos cochons : «La connaissance et l’analyse théologiques passeraient donc aujourd’hui par des formes inconnues des pères de l’Église et qui les surprendraient plutôt ? Oui, et il me paraît démontrable, par exemple, que l’enquête accomplie dans ses romans ou nouvelles par quelqu’un comme Flannery O’Connor en plein Sud américain, au cœur même de l’occultisme yankee halluciné, cet autre western hérétique et chamanique mettant en scène des prêcheurs ambulants, des révérends délinquants, des baptistes fous, des guérisseurs échappés d’asile poursuit à sa façon les extraordinaires reportages de saint Irénée de Lyon ou de saint Épiphane sur les officines gnostiques des premiers siècles chrétiens…» (pp. 259-260).
Dans un texte intitulé Il n’y a que la mauvaise foi qui sauve datant de 1985, dont ma note a du reste parodié le titre, Philippe Muray affirme encore que : «La fiction, toute la fiction, toute la nécessité du roman, sortent du coup de théâtre du péché, de l’intuition d’une impureté ou au moins d’un malentendu de base, d’une racine sombre et gluante au fond du fond, d’une Défaite terrible à l’heure du big-bang» (p. 256).
Spécifiquement religieux ou tout simplement utilisant la ruse de l'oraison qu'est le sacré aux milliers de visages, le Verbe ne peut en finir d'épuiser sa cargaison de signes incompréhensibles pour qui refuse de braquer son regard sur un horizon bruissant de révélations.
La conclusion de cette note que l'on affirmera être, dans le meilleur des cas, discordante, est une prière, comme toute conclusion qui se respecte : «Un écrivain religieux, loin du bornage de nos repères plombés, esquisse un vol nomade insaisissable, transversalement, au-dessus des frontières. Un écrivain religieux ne peut être que le véritable nomade de notre temps sans religion, mais plein du bruit et de la fureur de sa mort ressassée» (p. 191).
Un écrivain lucide aussi, cher Philippe Muray.
Notes
(1) Philippe Muray, Rejet de greffe (Exorcismes spirituels, 1) (Les Belles Lettres, 2006), p. X. Les références entre parenthèses renvoient à cet ouvrage, bien évidemment recueilli dans le fort volume récemment publié par Les Belles Lettres. La citation placée en exergue de cette note provient de ce même volume, p. 376 (originellement : La mondification (Autopsie du pacifisme), L’Esprit libre, n°12, 1995).
Nous ne sommes jamais assez durs avec les journalistes, c'est peut-être ce que découvrit aussi, avec un peu de stupeur tout de même, Elias Canetti. Leur médiocrité est toujours un cran au-dessus (ou au-dessous, c'est affaire de perspective) de celle que, par compassion plus qu'ignorance, nous avions cru être le maximum qu'un être humain pût supporter sans se dissoudre instantanément. Comme les créatures des très grandes profondeurs sous-marines, les journalistes se sont adaptés à des pressions extrêmes, n'ont pas besoin de lumière, se nourrissent des déchets qui lentement glissent vers leurs petites bouches translucides et, pour certains, parviennent même à écrire sans avoir, une seule fois, pris la peine de remuer leurs branchies atrophiées.
Tous ont beau ne pas être les résidents de la fosse dite de Marianne, ils n'en sont pas moins extrêmophiles, comme disent les biologistes qui paraissent tous les jours découvrir de nouvelles espèces de ces monstres mous habitués à l'obscurité la plus impénétrable. Vivants, ils sont morts car, à de pareilles profondeurs, toute dépense d'énergie inutile peut être létale. Ils végètent, ils planctonnisent, ils regardent parfois, de leurs gros yeux globuleux et aveugles, le ciel impénétrable et très profondément noir qui tend sa gueule au-dessus d'eux.
Vivants, s'agitant, ils sont déjà morts et se nourrissent de la chair de certains morts, mille fois plus vivants qu'eux.
Voyez-les, tous ces imbéciles claironnants et demi-soldes boulevardiers qui découvrent Philippe Muray quelques années seulement, ce n'est déjà pas si mal me dira-t-on, après sa mort, et encore, pressés qu'ils sont d'écrire leurs petits articulets navrants et incultes pour ne pas paraître en reste de ceux de leurs confrères, bluettes elles-mêmes incultes et creuses, voyez-les qui rédigent des papiers tellement originaux que le plus scrupuleux des experts en faux ne pourrait établir aucune différence entre eux. Ils s'agitent. Ils frétillent. Ils bavardent. Ils ne créent rien, car ils sont morts bien que vivants, et le règne des morts-vivants est une constante mais inéluctable pétrification, comme nous le voyons dans l'étonnant conte de Michel Bernanos. Il y a plus de différences entre deux ouvrières d'une termitière japonaise qu'entre deux journalistes qui partagent la même table de restaurant, rêvent de partager la même maîtresse et, quoi qu'il en soit, défendent les mêmes idées, c'est-à-dire celles qui sont l'émanation de l'air du temps.
Même le très gauchi et bientôt centenaire Jean Daniel, m'a-t-on dit, s'est subitement mis à trouver du génie à son illustre cadet contempteur, Philippe Muray, promettant à son fantôme ironique de sonner l'hallali, le derrière vissé sur sa bréhaigne, pour une cavalcade poussive de quelques centimètres sur les pâtures du lieu commun. Il ne sera pas dit que l'illustre Jean Daniel a méprisé, du moins après son trop court séjour sur terre, Philippe Muray.
Élisabeth Lévy elle-même, inflexible Cassandre du marronnier réactionnaire plutôt que du scoop véritable, causeuse lassante y compris même lorsqu'elle consent à vous laisser parler, journaliste point trop inintéressante tout de même lorsqu'elle écrit plutôt qu'elle bavarde, ronchonneuse professionnelle qui a réussi à faire reconnaître aux services de l'État la profession de mouche du coche, moderne incarnation d'une Amazone de toute éternité contrariée et peut-être même de tous les dangers réunis de la sauvage Amazonie ou de ce qu'il en reste, walkyrie miniaturisée du verbe journalistique qui ne rate jamais une occasion de se prétendre femme jusqu'aux bouts de ses flèches enduites de curare et d'affirmer qu'elle ne doit rien aux hommes (pas même sa propre naissance, référence faite à une conversation animée, désormais ancienne, en présence de Maurice G. Dantec), Élisabeth Lévy en personne n'a pas eu assez de mains et de pieds pour serrer tous ceux de ses collègues journalistes masculins lors de telle récente soirée privée (ce mardi 21 septembre vers 18 heures, au Lucernaire, un restaurant naguère fréquenté par Muray) où elle but les paroles de Fabrice Luchini, pas franchement dupe du cirque qui l'entourait et même, bien que disert et aimable, étrangement réservé.
Bien évidemment, unique couac (ou peu s'en faut) dans cette magnifique symphonie en culbute majeure, j'aurais quelque mauvaise grâce à ne point saluer le mystérieux regain d'intérêt dont paraissent (restons prudents) bénéficier les livres (en l'occurrence, ses exorcismes spirituels, regroupés en un seul beau volume préparé par Vincent Morch pour les Belles Lettres) de Muray mais enfin, nul ne m'en voudra je l'espère de jeter quelque sonde soupçonneuse dans la flache de cette subite attention, ni même de gentiment moquer le fait que le meilleur livre de cet auteur, le livre même qu'il n'a fait que décliner ou répéter jusqu'à sa mort, je veux bien sûr parler du XIXe siècle à travers les âges, est tout aussi étonnamment absent des meilleures ventes de la rentrée, catégorie essais comme il se doit.
Gageons même que cette si propitiatoire période de ventes d'ouvrages de qualité soit elle-même affublée d'une tare que Philippe Muray avait caractérisée de la façon suivante : «Il n’y a pas de lucidité sans séparation. Il n’y a pas non plus de littérature sans conflit et sans aggravation de conflit» (1).
Nous pouvons tirer deux postulats de cette constatation trempée, comme l'acier, dans un bain d'eau froide. D'abord, puisque nous voici plongés dans la mélasse la plus indifférenciée où gauche et droite se disputent la dépouille aimablement désagréable d'un mort et tentent de convoquer au-dessus de leur table barbante son mauvais génie posthume, le phénomène auquel nous assistons est tout ce que l'on voudra sauf le témoignage d'une miraculeuse prise de conscience, pour ne point évoquer, comme Muray le fait, quelque lucidité qui n'est tout de même pas la vertu la mieux partagée par nos contemporains, surtout s'ils exercent la profession immodeste de journaliste.
Ensuite, puisque ce remarquable et sans contestation possible mélodique accord sur la portée des œuvres de Muray nous a plongés dans le sucre candi des bons sentiments qui creusent, comme des larves de mouches, leur nid douillet dans la dépouille d'un auteur qui fut un redoutable vivant, il y a fort à craindre que la littérature soit, de nouveau l'absente des bouquets de toutes ces fiancées froides qui pleurent la mort d'un fiancé et même celle d'un véritable père, d'un père plus intensément père en ceci qu'il ne présente aucun lien de parenté avec les intéressées.
Pardon, vous me dites qu'il n'y a, encore elle, qu'Élisabeth Lévy qui menace de faire monter le niveau de la Seine à force d'ouvrir les vannes cyclopéennes de ses conduits lacrymaux ? J'ai cru qu'elles étaient au moins un bon millier, ces Antigones s'arrachant de douleur les cheveux et criant sur tous les toits, sur tous les plateaux de télévision, sur toutes les ondes radiophoniques que c'était bel et bien le corps maltraité de leur propre malheureux frère qui était laissé sous les soleils corrupteurs des flashs des photographes qui, par conscience professionnelle sans doute, se déclarent près à déterrer un cadavre pour voir si sa texture réactionnaire l'a affublé de particularités anatomiques troublantes.
Non, il n'y a sur scène, vérification faite auprès du metteur en scène de notre impeccable et si actuelle tragédie, qu'Élisabeth Lévy mais celle-ci, phénomène qui devrait passionner et intriguer les physiciens de l'étrange et même les frères Bogdanoff, semble posséder la particularité d'être sur plusieurs plateaux d'émissions télévisées en même temps, à seule fin d'y délivrer son message aussi convenu que le bruit d'un coucou d'horloge suisse, prêt-à-consommé de crieuse et gouaille vulgaire de cabaretière éraillée rendant grâce au père, maître, intercesseur, modèle et bientôt bienheureux Philippe Muray d'avoir irrigué de sa sève polémistique les plates-bandes où poussent ses quelques navets journalistiques de si pâle couleur qu'on les confond avec des feuilles de gélatine.
La si brillante et versicolore réacosphère, ce mélange improbable de petits frontistes se planquant derrière des pseudonymes, de gros beaufs avinés commentant, comme le matin ils sont accoudés au zinc et le ballon de blanc faisant cercle sur un exemplaire de SAS, les communiqués immondes, suintant la haine et la peur la plus ignoble, la crispation identitaire autour de belles valeurs gersoises qu'hélas ces lamentables vivandiers de l'action politique véritable n'illustrent guère par leurs écrits, émis, avec un sérieux d'un grotesque inégalé, par le ridicule Parti de l'In-nocence de Renaud Camus, cette si probe congrégation d'évanescents ectoplasmes appartenant, par leur seul corps astral, à la Nouvelle Droite, ce maigre raout de puceaux proches de la quarantaine qui croient sans rire que Kierkegaard, Chesterton, Unamuno et peut-être même le Christ en personne leur soufflent à l'oreille les phrases suintantes de prétention et de vulgarité qui composent leur catéchisme névrosé et enfin ce bordel bien sous tout rapport composé de vieilles demi-mondaines confondant hostie et godemiché et ne se rendant pas compte qu'elles risquent une déchirure anale plutôt qu'une excommunication papale, la réacosphère donc, mutualisation de talents nanométriques et de prétentions himalayesques adore, mais alors là vraiment adore, paraît-il, les textes d'Élisabeth Lévy.
Ce doit donc être, hypothèse la plus sobre, un fameux signe d'excellence. Il est vrai que cette même réacosphère aime immodérément Philippe Muray, qu'elle ne cite d'ailleurs jamais très précisément, se contentant de tirer, sur sa face blême et maladive, un peu de la lumière crue que Muray dirige toujours, avec une cruauté raffinée, sur ses cibles fuligineuses.
Revenons au texte de Muray, qui poursuit, dans le même ouvrage : «Un critique, plutôt que de perdre son temps à analyser tous les romans de néo-sacristains, tous ces livres rédigés avec un style directement trempé dans le préservatif, pourrait s’amuser à les rapprocher de slogans publicitaires connus, montrer qu’ils se ramènent tous à l’une ou l’autre des injonctions récentes de la pub» (p. 13).
Un bon critique, colligeant donc les différents titres qui ont récemment fleuri à propos de la découverte, par de hardis paléontologues, d'un nouveau type humanoïde baptisé Homo festivus festivus (en somme, le sursinge qui prend conscience du fait qu'il fait la fête) en hommage à celui qui en avait théorisé le chaînon clinquant, Philippe Muray, pourrait donc montrer qu'ils ne sont que la forme la plus récente, et déjà parfaitement obsolète, de l'éternelle hydre publicitaire, dont voici quelques têtes sans beaucoup de cerveau : Exorcismes spiritueux pour Philippe Lançon (Libération Livres du 24 juin) qui commence nullement par un «Être de son époque, c'est savoir la détester», Désaccord parfait pour Laurent Lemire (Livres Hebdo du 16 septembre) qui, encore plus stupidement, n'a pas peur de faire hurler de rire ses lecteurs en calant dès son point de badinage : «Il y avait quelque chose de vrai chez Philippe Muray (1945-2006), c'est ce qu'il pensait», Le mieux-disant pour l'inégalable Aude Lancelin (Le Nouvel Observateur, semaine du 22 au 28 juillet), qui bavarde sur Fabrice Luchini, cet interprète de la Modernité qui, non content d'avoir mis Paris à ses pieds, a bel et bien réussi l'exploit de faire courber la nuque si raide de quelques journalistes après leur avoir déclaré qu'il n'était pas plus de droite que de gauche. Quoi d'autre encore, puisqu'il est vrai que même le canard le plus déplumé de France et de Navarre y est allé de sa petite bluette admirative pour Muray, histoire de ne pas rater la curée journalistique et peut-être même, qui sait, d'être repéré par les grosses légumes parisiennes ? Le petit-fils naturel de Georges Bernanos, Sébastien Lapaque, le sobre François Taillandier pour Le Figaro ou sa déclinaison en revue, le si mélomane Benoît Duteurtre (Marianne du 25 septembre) qui fait mine de s'extasier sur les rythmes délicieusement reggae du très oubliable Ce que j'aime ou l'intrusion de Léon Bloy dans la comptine pré-natale, tandis que Pierre Bottura (Philosophie Magazine du mois d'octobre) nous révèle, bien conscient qu'il prend des risques peut-être exagérés, que Philippe Muray était «romancier, essayiste et critique d'art», travail d'enquête tout de même moins poussé que celui de Tristan Savin (pour Lire du mois d'octobre), lequel rend grâce à l'histrion Luchini d'être un histrion. Subtile fausse note, celle émise par Alain Finkielkraut, l'autre père spirituel et intellectuel de notre chère Élisabeth, encore elle, note grinçante bien évidemment recueillie par l'antenne d'Arecibo d'une extrême finesse qu'est notre impénitente journaliste (Causeur numéro du mois de septembre) qui remet le couvert pour Le Point (du 16 septembre) où elle nous apprend que, chez Muray, «jubilation et exécration sont sœurs».
Si je n'avais pas connu les livres de Muray depuis quelques années, ces poussées hormonales imprimées sur papier recyclable m'auraient-elles donné envie de me jeter sur eux ?
Je ne crois pas.
Je suis même certain que non.
Il n'y a pas seulement, hélas, dans la canonisation actuelle dont Philippe Muray est la victime muette, que dévaluation du verbe, ce qui ne doit point nous étonner puisqu'il s'agit là de la plus constante et habituelle production des bouches mécaniques que sont les journalistes. En effet, si, selon notre redoutable polémiste, l'histoire de la littérature est celle des «prospérités de l'irrespect» (p. 250), nous ne pouvons que constater que Philippe Muray n'est point salué comme un véritable écrivain mais, tout au plus, comme un penseur réactionnaire, c'est-à-dire peu ou prou comme un fâcheux en perpétuelle colère contre le monde entier et nageant à contre-courant du fleuve tranquille où la France finit de noyer son ennui vertueux de n'être plus rien.
Puisque le fantôme de Muray est ces derniers temps très sollicité, j'oserai abuser quelque peu de son temps et poursuivre la lecture d'un de ses recueils de textes. Qu'est-ce qu'un bon critique selon Philippe Muray qui doit décidément se tordre de rire en nous observant du coin de l'œil ? C'est en tout premier lieu un esprit qui s'écarte de la foule et ne salue, dans un livre, que son essence la plus profondément romanesque, rien, donc, qui puisse ressembler au charlatanisme actuel consistant à mélanger pseudo-verve et acrimonies habituelles contre l'air du temps. Qu'est-ce dire ? Que Muray place la tâche du critique à une magnifique hauteur, la leste d'une lourde responsabilité. La critique est, ni plus ni moins, une œuvre qui répond à une œuvre. Non point un Du Bos, ni même un Thibaudet ou un Sainte-Beuve mais, tout simplement, tout impossiblement, un Conrad, un Joyce, un Faulkner, un romancier extravagant, un romancier sans roman, un maître du langage second cher à Foucault qui n'aurait pour seule mission que celle de pénétrer les romans qu'il n'a pas écrits, qu'il ne peut pas écrire, avec la souveraine vision de leur propre créateur.
C'est quelqu’un donc, ce critique idéal sinon rigoureusement surhumain, qui ne se considérerait pas comme «un agent culturel destiné à signaler au public des produits culturels (les livres), quelqu’un qui serait donc également un bon critique de la société [apte à devenir] un spécialiste de toute la consternante fantasmagorie qui tend socialement à rendre le roman impossible» (pp. 4-5).
Et Muray de poursuivre en écrivant que : «La connaissance de l’ennemi, la science de l’ennemi des romans, c’est-à-dire de presque tout ce qui se met en place, aujourd’hui, sous nos yeux (y compris dans certains romans, dans ceux que je viens d’évoquer par exemple, les livres de la nouvelle Bibliothèque rose universelle, les romans de l’École des sacristains), voilà ce qui pourrait être le propre de la critique, d’une critique faite dans l’intérêt de l’art romanesque, et non dans le dessein de s’auto-célébrer, de justifier sa propre existence ou carrément de nuire, comme les deux charlatanismes critiques, l’universitaire et le médiatique […]» (p. 14).
Curieux que nul, à ma connaissance du moins, n'ait songé à commenter cette célébration si spontanée et post-mortem du génie de Philippe Muray en l'éclairant par la seule lumière qui en révélerait la part d'ombre. Nous sommes ainsi parvenus au cœur de notre sujet, comme le fantôme de Muray d'ailleurs ne manque pas de nous le confirmer d'un sourire à peine esquissé.
C'est d'ailleurs, une fois de plus, l'auteur lui-même qui nous donne la clé de ce rituel propitiatoire autour d'une tombe encore fraîche, clé qui nous fait retrouver la magnifique ligne de basse qui cimente l'architecture du XIXe siècle à travers les âges. Cette clé est fort commune, qui ouvre pourtant toutes les portes, y compris celles qui sont réputées être les plus inviolables. Lisons Muray puisque c'est ce que ne font pas, jamais, nos amis les journalistes : «La Révolution française, mouvement de panique contre cette sortie du religieux, sursaut de révolte contre la mort des dieux, tentative de retrouver par la terreur (et d’abord par l’exécution d’un roi de «droit divin», reprise modernisée des rituels sacrificiels de rétablissement de l’ordre social dans les communautés primitives) la légitimité transcendante volée au peuple par le souverain et son clergé, bruits et clameurs contre la désertification de l’espace magique (restauration des fêtes de la Fertilité universelle), ne pouvait donc pas voir le jour dans un pays protestant, par exemple, pour la bonne raison que la Réforme y avait déjà opéré le réancrage rationnel et social du religieux et que les liens de parenté y avaient été énergiquement renoués contre la Rome vaticane déréalisante, déterritorialisante, désubstantifiante» (p. 344).
Les festivités qui ont depuis quelques semaines lieu autour de la dépouille de Philippe Muray sont donc liées à une cérémonie propitiatoire, voire fertilisante, sur laquelle Jeanne Favret-Saada a mené ses patientes enquêtes qui toutes ont révélé le fait que, à l'insu bien sûr de celles et ceux qui en constituent les participants enfiévrés, les prestiges secrets du sacré ne s'exposent jamais mieux que dans les mouvements de foule. La ruse de notre âge est de remplacer par une fausse spontanéité l'évidence charnelle tout autant que symbolique de gestes parfois incompris, transmis néanmoins pieusement au fil des générations, qu'il s'agisse de rites impies ou de survivances de croyances païennes. L'âge de la masse a étendu la surface sur laquelle le sacré va agir, faisant lever la pâte du présent insignifiant, parce que cet âge sans âme ni cœur est incapable de totalement le détruire : de quelques personnes vivant en vase clos, communautés religieuses fanatisées ou petits villages gagnés par les démangeaisons de l'interdit, nous voici face à des océans d'être indifférenciés dont les pensées, toutes semblables, paraissent agitées d'un lent mouvement cauchemardesque.
Un mort attire toujours les vivants, pas besoin de lire Monsieur Ouine pour nous en convaincre. Un mort permet aux vivants de se croire plus vivants qu'ils ne le sont en vérité. Ainsi, le consternant spectacle que nous avons sous les yeux est-il le contraire même d'une œuvre critique qui, pour sa part, tenterait de redonner vie, à l'abri des regards curieux, au fantôme qu'est Philippe Muray. Les journalistes se nourrissent d'un mort formidable, eux qui ne vivent pas. Le véritable critique doit rendre Muray à la vie, commander à Lazare de sortir de son tombeau puant, lui redonner chair et réelle présence, en montrant que ses textes ont parfaitement sondé les reins de notre époque, en montrant que Philippe Muray est plus vivant que ses zélateurs nécrophages et ses livres plus réels que leur propre langue saponifiée.
Notre seul guide, dans ce petit exercice de lecture ? Philippe Muray, encore, jamais aussi passionnant que lorsqu'il utilise son flair infaillible pour déterrer l'unique truffe qui fait rêver tous nos cochons : «La connaissance et l’analyse théologiques passeraient donc aujourd’hui par des formes inconnues des pères de l’Église et qui les surprendraient plutôt ? Oui, et il me paraît démontrable, par exemple, que l’enquête accomplie dans ses romans ou nouvelles par quelqu’un comme Flannery O’Connor en plein Sud américain, au cœur même de l’occultisme yankee halluciné, cet autre western hérétique et chamanique mettant en scène des prêcheurs ambulants, des révérends délinquants, des baptistes fous, des guérisseurs échappés d’asile poursuit à sa façon les extraordinaires reportages de saint Irénée de Lyon ou de saint Épiphane sur les officines gnostiques des premiers siècles chrétiens…» (pp. 259-260).
Dans un texte intitulé Il n’y a que la mauvaise foi qui sauve datant de 1985, dont ma note a du reste parodié le titre, Philippe Muray affirme encore que : «La fiction, toute la fiction, toute la nécessité du roman, sortent du coup de théâtre du péché, de l’intuition d’une impureté ou au moins d’un malentendu de base, d’une racine sombre et gluante au fond du fond, d’une Défaite terrible à l’heure du big-bang» (p. 256).
Spécifiquement religieux ou tout simplement utilisant la ruse de l'oraison qu'est le sacré aux milliers de visages, le Verbe ne peut en finir d'épuiser sa cargaison de signes incompréhensibles pour qui refuse de braquer son regard sur un horizon bruissant de révélations.
La conclusion de cette note que l'on affirmera être, dans le meilleur des cas, discordante, est une prière, comme toute conclusion qui se respecte : «Un écrivain religieux, loin du bornage de nos repères plombés, esquisse un vol nomade insaisissable, transversalement, au-dessus des frontières. Un écrivain religieux ne peut être que le véritable nomade de notre temps sans religion, mais plein du bruit et de la fureur de sa mort ressassée» (p. 191).
Un écrivain lucide aussi, cher Philippe Muray.
Notes
(1) Philippe Muray, Rejet de greffe (Exorcismes spirituels, 1) (Les Belles Lettres, 2006), p. X. Les références entre parenthèses renvoient à cet ouvrage, bien évidemment recueilli dans le fort volume récemment publié par Les Belles Lettres. La citation placée en exergue de cette note provient de ce même volume, p. 376 (originellement : La mondification (Autopsie du pacifisme), L’Esprit libre, n°12, 1995).
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