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samedi, 19 mars 2011

Libye: la nouvelle puissance des tribus

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Libye: la nouvelle puissance des tribus

par Günther Deschner

Remarque préliminaire : Ce texte a été rédigé au moment où les insurgés libyens semblaient avoir le dessus et où l’on imaginait un départ imminent de Khadafi, pareil à la fuite de Ben Ali en Tunisie et de Moubarak en Egypte. Nonobstant la contre-offensive jusqu’ici victorieuse des partisans de Khadafi et vu la non-intervention des Etats-Unis, las d’intervenir partout, et de l’Europe, où le tandem pacifiste germano-italien réussit à contrecarrer les va-t-en-guerre habituels que sont la France et la Grande-Bretagne, l’analyse de Günther Deschner nous apprend comment fonctionnent la Libye et son système tribal intact malgré toutes les modernisations.

 

D’abord la Tunisie, puis l’Egypte. C’est maintenant au tour de la Libye d’entrer en ébullition. Cette réaction en chaine, où l’on voit vaciller et s’effondrer des régimes apparemment bien établis, revêt une dimension géostratégique importante, dans la mesure où la tectonique politique de l’Afrique du Nord se voit modifiée de fond en comble. Uri Avnery, bon connaisseur de l’Orient, analyste très avisé de la situation dans  cette région du monde et « enfant terrible » de la politique israélienne, se souvient, dit-il d’un récit des Mille et Une Nuits : « L’esprit sort de l’amphore et il semble qu’aucune puissance sur la Terre ne soit capable de le retenir ».

Lorsque, dans une première phase, la Tunisie fut ébranlée, les observateurs imaginaient encore que son cas était isolé : un pays arabe, relativement sans importance, qui avait toujours été un peu plus « progressiste » que les autres, entrait en turbulence : cela, pensaient-ils, ne pouvait avoir guère de suites. Pourtant, peu de temps après le séisme tunisien, c’est l’Egypte qui entrait en ébullition. Là, le mouvement prenait une autre ampleur…

La jeunesse n’a ni avenir ni perspectives, la corruption règne partout, le régime réprime toute opposition : ces faits ont justifié l’effervescence populaire en Tunisie et en Egypte. C’est également le cas en Libye. Pourtant, si l’on peut raisonnablement dire qu’à première vue ces trois pays vivent des situations similaires, le cas libyen est cependant assez différent de ceux des deux pays voisins. Les conditions sociales et économiques sont différentes, en effet, sous bien des aspects : l’identité libyenne actuelle procède de l’action entreprise depuis quatre décennies par son leader, le Colonel Mouamar Khadafi. En fait, le pays doit sa configuration politique, économique et sociale aux pétrodollars et à une structuration tribale.   

La Libye n’occupe que la dix-septième place dans la hiérarchie des pays producteurs de pétrole mais ses revenus et son budget national dépendent à 95% de ses seuls hydrocarbures. Ils font de cet Etat désertique le pays le plus riche de toute l’Afrique du Nord. La masse des pétrodollars forme la pièce centrale de l’économie libyenne et détermine aussi, on s’en doute, le mode de pouvoir politique qui s’y exerce. Pendant quatre décennies, la stabilité intérieure de la Libye et la légitimité du pouvoir détenu par Mouamar Khadafi a procédé d’un partage fort avisé des revenus pétroliers. Selon l’experte ès questions libyennes de la Fondation berlinoise « Wissenschaft und Politik » (« Science et Politique »), Isabell Werenfels, Khadafi a utilisé les revenus du pétrole pour acheter littéralement les tribus du pays et pour les manœuvrer à sa guise. Isabell Werenfels : « Traditionnellement, les tribus ont été en Libye l’un des plus importants facteurs, sinon le facteur le plus important, sur les plans social et politique ».

Une mosaïque de tribus

Dans la Libye de Khadafi, les structures traditionnelles se sont maintenues plus fermement que dans les pays voisins et elles jouent en temps de crise un rôle plus important encore que d’habitude. Comme Khadafi n’a toléré ni opposition ni partis indépendants, l’appartenance à une tribu ou à un clan sert généralement d’orientation à la personne et justifie ses loyautés.

Il y a environ une douzaine de tribus importantes en Libye aujourd’hui, chacune étant subdivisée en un nombre difficilement saisissable de sous-tribus. Elles sont différentes les unes des autres sur le plan linguistique et divergent de par leurs traditions culturelles et sociales. Elles s’identifient par rapport à leur région d’origine et non pas par rapport à l’Etat central. Khadafi a encore accentué cette mosaïque : il a généreusement soutenu l’économie de l’Ouest, région dont sa propre tribu est originaire, tout en négligeant l’Est et le Sud. A plus d’une reprise, les régions orientales et méridionales du pays ont subi des actes de répression brutale de la part du régime.

Khadafi lui-même appartient à une petite tribu, sans importance apparente selon les critères en vigueur en Libye : les Khadafa, qu’il a favorisés massivement pendant la quarantaine d’années de son régime. Pourtant Khadafi était apparu sur la scène politique internationale en 1969 comme un « modernisateur » ; mais les querelles intestines et sourdes entre les révolutionnaires d’alors ont induit Khadafi à miser de plus en plus souvent sur le vieux réflexe tribal. On a bien vite remarqué que les postes les plus importants de l’Etat étaient distribués à des ressortissants de son propre clan et de sa tribu.

Révolte des Warfalla

Pour se maintenir au pouvoir, les Khadafa ont dû, très rapidement, se trouver des alliés. Khadafi a donc dû s’allier avec des tribus plus importantes numériquement, en leur distribuant des postes importants dans l’appareil d’Etat et dans les services de sécurité. Dans une phase ultérieure, il joué les tribus les unes contre les autres, apparemment sans grande subtilité : en 1993 déjà, les services de sécurité libyens ont dû contrecarrer une tentative de putsch, fomentée par des officiers, parmi lesquels on trouvait beaucoup de ressortissants de la tribu des Warfalla, numériquement très importante  —plus d’un million de membres. Les Warfalla n’étaient plus satisfaits de la situation car on ne leur attribuait que des postes subalternes dans l’armée. Beaucoup d’officiers, issus de la tribu des Warfalla, ont été exécutés à la suite de cette tentative de renverser le régime.

Les protestations et les désordres des semaines qui viennent de s’écouler sont essentiellement les conséquences de cette politique de clientélisme qui a perdu tout équilibre. Les ressentiments se sont accumulés : certaines tribus ont été favorisées, d’autres ont été discriminées. Les rancœurs se sont dirigées contre l’Etat central de Tripoli, jusqu’à devenir explosives. Après que la Libye ait cessé d’être isolée et boycottée sur la scène internationale, dégel qui s’est manifesté à partir de 2004, beaucoup avaient espéré, à moyen terme, une ouverture du pays sur le plan intérieur. Rien ne s’est passé. Le régime est resté fermé à toute réforme et a organisé la répression. Pour Isabell Werenfels : « Ce que nous avons vu à Benghazi récemment procédait pour l’essentiel d’une révolte propre à une région laissée pour compte et à des tribus défavorisées par le régime. Tout l’Est du pays a été négligé et s’est vengé ».

Chaos et violence ?

Personne ne sait ce qu’il adviendra de la Libye dans un futur proche. L’analyse la plus fine de la situation, nous la devons, ces jours-ci, au Guardian britannique, très bien informé sur les questions du monde arabe : « La Libye est un cas particulier. Dans les autres pays en proie à l’agitation de ces dernières semaines, dont l’Egypte, la Jordanie et le Bahreïn, on peut se risquer à imaginer des scénarios plausibles. En Libye, on ne peut prédire rien d’autre que le chaos et la violence ».

Les experts craignent en effet que la Libye, en cas de chute du régime, pourrait se repositionner selon ses anciennes frontières. Il y a exactement cent ans, les troupes italiennes étaient entrées dans ce territoire, placé sous la souveraineté de l’Empire Ottoman ; mais il a fallu attendre 1934 pour que les Italiens puissent proclamer enfin que la Libye était, dans l’entièreté de son territoire, une colonie de Rome. On nous dit : « La population de l’Est du pays estime que Benghazi est sa véritable capitale ». Dans une analyse produite, il y a quelques jours, par l’Institut « Stratfor », une boîte-à-penser américaine spécialisée en études géostratégiques, on nous annonce une « correction de l’histoire ».

Pour George Friedman, analyste chez « Stratfor » et éditeur du site internet du même nom, la domination de la région de Tripoli, actuelle capitale de l’Etat libyen,  s’est imposée seulement sous Khadafi. Friedman ajoute : « Il se pourrait bien que la Libye se scinde à nouveau en deux entités : la Tripolitaine et la Cyrénaïque. Il y aura alors deux nouveaux centres de pouvoir ».

Günther DESCHNER.

(article paru dans « Junge Freiheit », Berlin, n°10/2011 – site internet : http://www.jungefreiheit.de/ ).      

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