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dimanche, 24 juin 2012

Les « élites » et « l'écroulement d'un monde », selon Frédéric Lordon

 

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Les « élites » et « l'écroulement d'un monde », selon Frédéric Lordon

Ex: http://verslarevolution.hautetfort.com/

« (...) la catastrophe étant sans doute le mode historique le plus efficace de destruction des systèmes de domination, l’accumulation des erreurs des "élites" actuelles, incapables de voir que leurs "rationalités" de court terme soutiennent une gigantesque irrationalité de long terme, est cela même qui nous permet d’espérer voir ce système s’écrouler dans son ensemble.

Il est vrai que l’hypothèse de l’hybris, comprise comme principe d’illimitation, n’est pas dénuée de valeur explicative. (...) Car c’est bien l’abattement des dispositifs institutionnels de contention des puissances qui pousse irrésistiblement les puissances à propulser leur élan et reprendre leur marche pour pousser l’avantage aussi loin que possible. Et il y a bien quelque chose comme une ivresse de l’avancée pour faire perdre toute mesure et réinstaurer le primat du "malpropre" et du "borné" dans la "rationalité" des dominants.

Ainsi, un capitaliste ayant une vue sur le long terme n’aurait pas eu de mal à identifier l’État-providence comme le coût finalement relativement modéré de la stabilisation sociale et de la consolidation de l’adhésion au capitalisme, soit un élément institutionnel utile à la préservation de la domination capitaliste – à ne surtout pas bazarder ! Évidemment, sitôt qu’ils ont senti faiblir le rapport de force historique, qui au lendemain de la seconde guerre mondiale leur avait imposé la Sécurité sociale – ce qui pouvait pourtant leur arriver de mieux et contribuer à leur garantir trente années de croissance ininterrompue –, les capitalistes se sont empressés de reprendre tout ce qu’ils avaient dû concéder. (...)

Il faudrait pourtant s’interroger sur les mécanismes qui, dans l’esprit des dominants, convertissent des énoncés d’abord grossièrement taillés d’après leurs intérêts particuliers en objets d’adhésion sincère, endossés sur le mode la parfaite généralité. Et peut-être faudrait-il à cette fin relire la proposition 12 de la partie III de l’Éthique de Spinoza selon laquelle "l’esprit s’efforce d’imaginer ce qui augmente la puissance d’agir de son corps", qu’on retraduirait plus explicitement en "nous aimons à penser ce qui nous réjouit (ce qui nous convient, ce qui est adéquat à notre position dans le monde, etc.)".

Nul doute qu’il y a une joie intellectuelle particulière du capitaliste à penser d’après la théorie néoclassique que la réduction du chômage passe par la flexibilisation du marché du travail. Comme il y en a une du financier à croire à la même théorie néoclassique, selon laquelle le libre développement de l’innovation financière est favorable à la croissance. Le durcissement en énoncés à validité tout à fait générale d’idées d’abord manifestement formées au voisinage immédiat des intérêts particuliers les plus grossiers trouve sans doute dans cette tendance de l’esprit son plus puissant renfort.

C’est pourquoi la distinction des cyniques et des imbéciles est de plus en plus difficile à faire, les premiers mutant presque fatalement pour prendre la forme des seconds. À bien y regarder, on ne trouve guère d’individus aussi "nets" – il faudrait dire aussi intègres – que le Patrick Le Lay de TF1 qui, peu décidé à s’embarrasser des doctrines ineptes et faussement démocratiques de la "télévision populaire", déclarait sans ambages n’avoir d’autre objectif que de vendre aux annonceurs du temps de cerveau disponible ; rude franchise dont je me demande s’il ne faut pas lui en savoir gré : au moins, on sait qui on a en face de soi, et c’est une forme de clarté loin d’être sans mérite.

Pour le reste, il y a des résistances doctrinales faciles à comprendre : la finance, par exemple, ne désarmera jamais. Elle dira et fera tout ce qu’elle peut pour faire dérailler les moindres tentatives de re-réglementation. Elle y arrive fort bien d’ailleurs ! Il n’est que de voir l’effrayante indigence des velléités régulatrices pour s’en convaincre, comme l’atteste le fait que, depuis 2009, si peu a été fait que la crise des dettes souveraines menace à nouveau de s’achever en un effondrement total de la finance internationale. Pour le coup, rien n’est plus simple à comprendre : un système de domination ne rendra jamais les armes de lui-même et cherchera tous les moyens de sa perpétuation.

On conçoit aisément que les hommes de la finance n’aient pas d’autre objectif que de relancer pour un tour supplémentaire le système qui leur permet d’empocher les faramineux profits de la bulle et d’abandonner les coûts de la crise au corps social tout entier, forcé, par puissance publique interposée, de venir au secours des institutions financières, sauf à périr lui-même de l’écroulement bancaire. Il faut simplement se mettre à leur place ! Qui, en leur position, consentirait à renoncer ?

Il faudrait même dire davantage : c’est une forme de vie que ces hommes défendent, une forme de vie où entrent aussi bien la perspective de gains monétaires hors norme que l’ivresse d’opérer à l’échelle de la planète, de mouvementer des masses colossales de capitaux, pour ne rien dire des à-côtés les plus caricaturaux, mais bien réels, du mode de vie de l’ "homme des marchés" : filles, bagnoles, dope. Tous ces gens n’abandonneront pas comme ça ce monde merveilleux qui est le leur, il faudra activement le leur faire lâcher.

C’est en fait à propos de l’État que le mystère s’épaissit vraiment. Préposé à la socialisation des pertes bancaires et au serpillage des coûts de la récession, littéralement pris en otage par la finance dont il est condamné à rattraper les risques systémiques, n’est-il pas celui qui aurait le plus immédiatement intérêt à fermer pour de bon le foutoir des marchés ?

Il semble que poser la question ainsi soit y répondre, mais logiquement seulement, c’est-à-dire en méconnaissant sociologiquement la forme d’État colonisé qui est le propre du bloc hégémonique néolibéral : les représentants de la finance y sont comme chez eux. L’interpénétration, jusqu’à la confusion complète, des élites politiques, administratives, financières, parfois médiatiques, a atteint un degré tel que la circulation de tous ces gens d’une sphère à l’autre, d’une position à l’autre, homogénéise complètement, à quelques différences secondes près, la vision du monde partagée par ce bloc indistinct.

La fusion oligarchique – et il faudrait presque comprendre le mot en son sens russe – a conduit à la dé-différenciation des compartiments du champ du pouvoir et à la disparition des effets de régulation qui venaient de la rencontre, parfois de la confrontation, de grammaires hétérogènes ou antagonistes. Ainsi par exemple a-t-on vu, aidé sans doute par un mécanisme d’attrition démographique, la disparition de l’habitus de l’homme d’État tel qu’il a pris sa forme accomplie au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’expression "homme d’État" n’étant pas à comprendre au sens usuel du "grand homme" mais de ces individus porteurs des logiques propres de la puissance publique, de sa grammaire d’action et de ses intérêts spécifiques.

Hauts fonctionnaires ou grands commis, jadis hommes d’État parce que dévoués aux logiques de l’État, et déterminés à les faire valoir contre les logiques hétérogènes – celles par exemple du capital ou de la finance –, ils sont une espèce en voie de disparition, et ceux qui aujourd’hui "entrent dans la carrière" n’ont pas d’autre horizon intellectuel que la réplication servile (et absurde) des méthodes du privé (d’où par exemple les monstruosités du type "RGPP", la Révision générale des politiques publiques), ni d’autre horizon personnel que le pantouflage qui leur permettra de s’intégrer avec délice à la caste des élites indifférenciées de la mondialisation.

Les dirigeants nommés à la tête de ce qui reste d’entreprises publiques n’ont ainsi rien de plus pressé que de faire sauter le statut de ces entreprises, conduire la privatisation, pour aller enfin rejoindre leurs petits camarades et s’ébattre à leur tour dans le grand bain des marchés mondiaux, de la finance, des fusions-acquisitions – et "accessoirement" des bonus et des stock-options.

Voilà le drame de l’époque : c’est qu’au niveau de ces gens qu’on continue à appeler – on se demande pourquoi tant leur bilan historique est accablant – des "élites", il n’y a plus nulle part aucune force de rappel intellectuelle susceptible de monter un contre-discours. Et le désastre est complet quand les médias eux-mêmes ont été, et depuis si longtemps, emportés par le glissement de terrain néolibéral ; le plus extravagant tenant à la reconduction des éditorialistes, chroniqueurs, experts à demi vendus et toute cette clique qui se présente comme les précepteurs éclairés d’un peuple nativement obtus et "éclairable" par vocation.

On aurait pu imaginer que le cataclysme de l’automne 2008 et l’effondrement à grand spectacle de la finance conduirait à une non moins grande lessive de tous ces locuteurs émergeant en guenilles des ruines fumantes, mais rien du tout ! Pas un n’a bougé !

Alain Duhamel continue de pontifier dans Libération ; le même journal, luttant désespérément pour faire oublier ses décennies libérales, n’en continue pas moins de confier l’une de ses plus décisives rubriques, la rubrique européenne, à Jean Quatremer qui a méthodiquement conchié tous ceux qui dénonçaient les tares, maintenant visibles de tous, de la construction néolibérale de l’Europe. Sur France Inter, Bernard Guetta franchit matinée après matinée tous les records de l’incohérence – il faudrait le reconduire à ses dires d’il y a cinq ans à peine, je ne parle même pas de ceux de 2005, fameuse année du traité constitutionnel européen… L’émission hebdomadaire d’économie de France Culture oscille entre l’hilarant et l’affligeant en persistant à tendre le micro à des gens qui ont été les plus fervents soutiens doctrinaux du monde en train de s’écrouler, parmi lesquels Nicolas Baverez par exemple, sans doute le plus drôle de tous, qui s’est empressé de sermonner les gouvernements européens et de les enjoindre à la plus extrême rigueur avant de s’apercevoir que c’était une ânerie de plus. Et tous ces gens plastronnent dans la plus parfaite impunité, sans jamais que leurs employeurs ne leur retirent ni une chronique ni un micro, ni même ne leur demandent de s’expliquer ou de rendre compte de leurs discours passés.

Voilà le monde dans lequel nous vivons, monde de l’auto-blanchiment collectif des faillis. (...)

Dans ce paysage où tout est verrouillé, où la capture "élitaire" a annihilé toute force de rappel, je finis par me dire qu’il n’y a plus que deux solutions de remise en mouvement : une détérioration continue de la situation sociale, qui conduirait au franchissement des "seuils" pour une partie majoritaire du corps social, c’est-à-dire à une fusion des colères sectorielles et à un mouvement collectif incontrôlable, potentiellement insurrectionnel ; ou bien un effondrement "critique" du système sous le fardeau de ses propres contradictions – évidemment à partir de la question des dettes publiques – et d’un enchaînement menant d’une série de défauts souverains à un collapsus bancaire – mais cette fois autre chose que la bluette "Lehman"…

Disons clairement que la deuxième hypothèse est infiniment plus probable que la première… quoiqu’elle aurait peut-être, en retour, la propriété de la déclencher dans la foulée. Dans tous les cas, il faudra sacrément attacher sa ceinture. (...)

À constater le degré de verrouillage d’institutions politiques devenues absolument autistes et interdisant maintenant tout processus de transformation sociale à froid, je me dis aussi parfois que la question ultra taboue de la violence en politique va peut-être bien devoir de nouveau être pensée, fût-ce pour rappeler aux gouvernants cette évidence connue de tous les stratèges militaires qu’un ennemi n’est jamais si prêt à tout que lorsqu’il a été réduit dans une impasse et privé de toute issue.

Or il apparaît d’une part que les gouvernements, entièrement asservis à la notation financière et dévoués à la satisfaction des investisseurs, sont en train de devenir tendanciellement les ennemis de leurs peuples, et d’autre part que si, à force d’avoir méthodiquement fermé toutes les solutions de délibération démocratique, il ne reste plus que la solution insurrectionnelle, il ne faudra pas s’étonner que la population, un jour portée au-delà de ses points d’exaspération, décide de l’emprunter – précisément parce que ce sera la seule. »

Frédéric Lordon (décembre 2011)

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