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samedi, 24 janvier 2015

Jacques Vergès, la stratégie de rupture

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Jacques Vergès, la stratégie de rupture

L’avocat Jacques Vergès est le mythe fondateur de la stratégie de rupture.  Née en 1957, lors de la bataille d’Alger, cette stratégie renvoie la technique juridique au second plan et la routine judiciaire au placard. En choisissant la rupture, Maître Vergès n’engage pas seulement sa robe, sa fonction. Il investit sa personne, mise sa réputation, et jusqu’à sa vie, pour défendre une cause. Le dialogue avec le juge étant devenu impossible, il porte le débat devant l’opinion. Il dérange, car il retourne la force de l’accusation contre elle-même.

Plus d’un après sa mort le 15 août 2013, Vergès est toujours le défenseur médiatique le moins défendu. Nombreux sont ceux qui pensent qu’il y a des accusés indéfendables, et qu’il vaut toujours mieux prendre le parti de la veuve et de l’orphelin. Ou plutôt, que la défense d’un bourreau doit se faire dans l’ombre et le silence de la justice. À ceux-là Vergès répond deux fois non : il défendra les présumés coupables quels qu’ils soient. Et que cela se sache ! Tant pis pour le mauvais genre, la mauvaise presse, la mauvaise réputation : Vergès décide d’être radicalement avocat. Pas d’indéfendable, peu d’impardonnables.

La première rupture est celle du juge

verg.jpgNombreux sont ceux qui pensent que la rupture est un artifice marketing licencieux destiné à faire la publicité d’un avocat mondain. C’est méconnaître le fonctionnement de ces procès : la première rupture est toujours celle du juge. Lorsque celui-ci, qui se doit de dire le droit, s’éloigne de sa mission pour dire la version officielle (l’opinion majoritaire) et décide de ce qui est « bien », alors la rupture de l’avocat s’impose. Vergès attrape le juge par le col pour le ramener dans le prétoire. Face à une justice qui dysfonctionne, la rupture choisie par Vergès est d’une grande noblesse : rompre, plutôt que corrompre. S’adresser au peuple au nom de qui la justice est rendue lorsque le juge s’apprête à signer, en son nom, sa version de l’Histoire.

Qu’il s’agisse de corruption des esprits, des États ou des opinions, la rupture naît quand l’avocat se fait procureur, accusation. En Algérie, lorsque l’accusateur et l’accusé n’ont plus rien en commun pour se comprendre et fonder une décision saine. L’un parle de rébellion, l’autre de résistance à l’occupant. Vergès fait tenir les portes qui donnent sur la meute de loups enragés que deviennent parfois les hommes, au moment de juger les hommes. Car à la fin, c’est toujours le juge ou le jury qui rend sa décision, pas Vergès, pas l’avocat.

La défense à visage humain

La rupture ne se provoque ni ne se fabrique. Elle s’impose. Son ambition première consiste à rappeler qu’un procès n’est jamais que le procès d’un homme. Quoi de pire que de faire, à travers le procès d’un individu, celui d’une idéologie et d’une guerre ? La rupture n’est pas une abomination, elle est la défense inconditionnelle et passionnée de tous ceux qui ont fauté. Quel argument moral peut-on opposer à cette louable intention ?

On peut certes nous faire la liste des clients de Jacques Vergès, crier « fasciste ». Mais on ne peut pas honnêtement dire qu’en défendant le FLN ou Barbie, l’avocat défend le terrorisme ou le nazisme. Double peine en réalité pour ce raisonnement sophistique : l’avocat ne se confond jamais avec sa cause, pas même lorsqu’il opte pour la rupture. L’avocat va chercher au fond de l’âme humaine, sans jugement, pour défendre un homme quand tant d’autres voudraient condamner un chien. Vergès, engagé dans la Résistance à l’âge de 17 ans, accepte de défendre Klaus Barbie, ancien dignitaire nazi en charge de la traque des partisans. Car il voit en lui l’homme jeté en pâture. Lorsque l’on a compris cela, la morale larmoyante des objecteurs de conscience ne résiste pas. Ou bien elle n’est pas une morale, mais un dogme.

Une défense pour l’Histoire

La cause de Vergès est toujours la même : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le refus de la colonisation et la préservation de la dignité humaine. Vergès met la bien-pensance face à ses contradictions : si l’on veut croire aux Droits de l’Homme – droits absolus, naturels, indépassables – il faut les reconnaître en chaque homme. Ainsi, à l’occasion du procès Barbie, il pointera la contradiction majeure d’un procès de Nuremberg fait au nom de l’humanité quand les peuples d’Afrique, parties et victimes de la seconde guerre mondiale, n’y avaient pas leur place. Or c’est là, que naît la notion de crime contre l’humanité.

Parfois, le prétoire, l’hermine et les robes ne sont pas à la mesure de l’enjeu. Le décorum s’efface, il faut un vrai spectacle, une vraie performance, une catharsis. Quand Vergès défend Klaus Barbie à Lyon en 1987, qu’il se bat contre la qualification qu’il estime « obscène », « abjecte » de crime contre l’humanité, il s’adresse aux citoyens pour leur suggérer de réfléchir sur ce qui est une question éminemment politique : quelles sont nos lois ? Quelles sont les normes qui régissent la vie de la cité ? Quels sont les principes en vertu desquels on condamne ? Il porte le centre de gravité du débat à sa juste place : dans le peuple. La rupture n’est donc pas qu’une stratégie martyre destinée à glorifier les causes perdues, c’est une stratégie gagnante en Algérie sur le plan judiciaire. Souvent gagnante au-delà du procès.

Il y a certes encore de nos jours des procès médiatiques, mais combien nous disent vraiment quelque chose de notre société ? De nos lois ? Combien font l’Histoire ? L’européanisation du droit, la multiplication des recours et le contrôle de plus en plus prégnant de la libre pensée semblent dissoudre un peu le risque d’être confronté à des « emmerdeurs » de la trempe de Vergès.

00:05 Publié dans Droit / Constitutions | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : droit, jacques vergès, france | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

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