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dimanche, 27 septembre 2020

Nord Stream 2: derniers rebondissements

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Nord Stream 2: derniers rebondissements

par Mikhaïl Kroutikhine

Il est désormais peu probable que le gazoduc Nord Stream 2 voie le jour. Cela n’empêche pas Berlin de l’utiliser à des fins politiques… mais pas contre la Russie.

Dans un entretien accordé au quotidien allemand Bild le 21 septembre, le secrétaire d’État américain, Michael Pompeo, annonce que Washington veut prendre la tête d’une coalition anti-Nord Stream 2. Ses arguments sont simples : ce gazoduc, censé relier la Russie à l’Allemagne via la Baltique, menace la sécurité énergétique de l’Europe en renforçant sa dépendance envers Moscou, et nuit aux intérêts de l’Ukraine, par laquelle transite actuellement une grande partie du gaz russe. « Le gouvernement allemand se rendra bientôt à l’évidence », ajoute-t-il. Pour lui, la récente tentative d’empoisonnement d’Alexeï Navalny – toujours démentie par Moscou mais confirmée par des laboratoires allemand, français et suédois –, illustre l’impossibilité de se fier aux Russes…

Le chef de la diplomatie américaine n’est pas le premier à lier les dossiers Navalny et Nord Stream 2. Dès les premiers soupçons concernant un empoisonnement au Novitchok de l’opposant russe, à la fin d’août, des voix se sont élevées, en Allemagne (notamment au Bundestag), pour sanctionner la Russie en abandonnant définitivement le chantier. Le 8 septembre, Angela Merkel a toutefois clairement exprimé sa position : Berlin ne sanctionnera pas unilatéralement Moscou, mais se pliera à la décision de l’Union européenne.

Menacer le Kremlin de bloquer un projet qui n’avance pas aurait peu de sens et relèverait de la démagogie la plus pure.

En réalité, la chancelière allemande juge peu pertinent de tenter de faire pression sur le Kremlin en mettant le gazoduc dans la balance – ce dont elle devait tenter de convaincre ses partenaires européens, en particulier Emmanuel Macron, les 24 et 25 septembre, au cours d’un sommet, reporté pour cause de Covid-19. Elle s’appuie en cela sur un constat simple : Nord Stream 2 fait déjà l’objet de lourdes sanctions de la part des Américains, et le projet n’avance plus depuis bientôt un an.

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Peur du gendarme américain

En décembre 2019, le Congrès américain menace de représailles toute entreprise participant à la pose du gazoduc. Depuis, en dépit des déclarations de Moscou sur ses capacités à achever le travail, le chantier est à l’arrêt, à environ 160 kilomètres des côtes allemandes. En neuf mois, Gazprom a seulement effectué des travaux de stabilisation du tronçon déjà posé.

Les bateaux suisses et italiens engagés sur le chantier ont mis les voiles dès décembre, et aucune entreprise n’a pris le relai, par crainte de déplaire à Washington. Certes, Gazprom dispose d’un navire-grue, l’Akademik Tcherski, qui pourrait poser les derniers tuyaux. Mais, même modernisé, il ne peut, seul, mener à bien sa tâche, et tous les navires auxiliaires étrangers susceptibles de l’épauler ont des capitaines trop respectueux de la Lex americana pour quitter le port.

Ainsi, menacer le Kremlin de bloquer un projet qui n’avance pas et de clore un dossier à l’avenir plus qu’incertain aurait peu de sens et relèverait de la démagogie la plus pure. Mais a fortiori, si l’Allemagne ne nourrit plus d’illusions sur Nord Stream 2 depuis décembre, comment expliquer son soutien affiché des derniers mois ?

Jeu double

Depuis le début, la Russie considère Nord Stream 2 comme un levier géopolitique lui permettant d’exporter son gaz en contournant l’Ukraine. Berlin, de son côté, s’est toujours officiellement déclarée défavorable à un abandon total du transit gazier ukrainien (une source non négligeable de revenus pour Kiev). En 2019, Angela Merkel a d’ailleurs plusieurs fois assuré avoir reçu la garantie du Kremlin que les robinets ne seraient pas coupés de ce côté-là. Ce « soutien » à Kiev n’a toutefois jamais dépassé le cadre des déclarations. Le chantier du nouveau gazoduc avançant (on parlait alors d’une inauguration avant la fin de 2019), l’Europe semblait devoir se résoudre, à échéance des contrats de transit russo-ukrainiens, à être approvisionnée en gaz via la Baltique.

Les sanctions américaines ont bouleversé le rapport de forces. Les doutes sur l’avenir de Nord Stream 2 ont immédiatement ramené Gazprom à la table des négociations avec ses partenaires ukrainiens afin de signer dare-dare un nouvel accord sur cinq ans. Un accord favorable à Kiev, soit dit en passant, qui, outre le maintien d’un certain niveau de trafic dans ses installations, lui garantit des revenus stables : Gazprom s’engage à payer pour le transit de 80 % des volumes stipulés dans le contrat, même en cas de baisse des cadences réelles.

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Si l’Allemagne n’a rien perdu dans l’aventure Nord Stream 2, tel n’est pas le cas de la Russie.

Faut-il voir la main de Mme Merkel dans ce brusque revirement de situation ? Absolument pas. La chancelière et son gouvernement, répétons-le, se sont contentés de déclarations du bout des lèvres. Pas plus qu’aujourd’hui sur le dossier Navalny, ils n’ont jamais eu l’intention de se brouiller avec Moscou à propos de l’Ukraine.

Là encore, cette attitude interroge : comment expliquer ce double jeu ? L’Allemagne n’est pourtant pas dépendante énergétiquement de la Russie : s’il fallait se passer de gaz russe pour une raison quelconque, elle disposerait d’autres sources d’approvisionnement largement suffisantes. Et de manière plus générale, Nord Stream 2 n’a jamais eu pour vocation d’augmenter les importations gazières des pays de l’UE : en Europe occidentale, la tendance est à la baisse durable de la consommation.

Bon prétexte

En réalité, le soutien allemand à un projet en perdition n’a qu’un objectif : exprimer sa désapprobation de l’attitude américaine vis-à-vis de l’Europe. En sanctionnant le gazoduc russe, Washington s’est attaquée à un projet qui ne la concerne pas et qui, de fait, ne menace pas son secteur GNL. Il s’agit là d’une nouvelle ingérence directe dans les affaires de l’Europe.

En refusant d’employer Nord Stream 2 comme une arme politique dirigée contre la Russie, Berlin se garde la possibilité de l’utiliser dans la polémique et les nombreuses batailles qui opposent les Européens aux États-Unis sous la présidence Trump.

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Les Allemands se retrouvent face à une alternative : d’un côté, reconnaître l’impossibilité de terminer les travaux et classer le dossier, c’est-à-dire reconnaître la victoire des Américains (tout en portant un coup symbolique à la Russie) ; de l’autre, feindre de tenir au projet et se réserver un motif de récrimination. Les deux positions ont leurs défenseurs en Allemagne. En s’en remettant à la décision de Bruxelles, Mme Merkel s’abstient de trancher sur un sujet clivant (à Berlin, deux camps s’opposent frontalement), aux répercussions économiques limitées pour son pays : la quasi-totalité des fonds engloutis proviennent de Gazprom (en particulier pour la partie du pipeline en territoire russe). Les entreprises internationales engagées sur la moitié du volet maritime du projet (entre autres Shell, Engie, OMV ou encore Wintershall) devront néanmoins se résoudre à passer par pertes et profits les investissements consentis.

Si l’Allemagne n’a rien perdu dans l’aventure Nord Stream 2, tel n’est pas le cas de la Russie. Sur le volet politique, son projet de contournement de l’Ukraine est en train d’échouer à cause des États-Unis. Quant à l’aspect économique, il n’a jamais pesé dans la balance : d’emblée, il était clair que les dizaines de milliards de dollars nécessaires à la construction d’un gazoduc reliant la péninsule de Iamal, dans le Grand Nord, aux côtes allemandes, n’avaient aucune chance d’être rentabilisés.

Mikhaïl Kroutikhine, spécialiste hydrocarbures

24 septembre 2020 COURRIER de RUSSIE.

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