mercredi, 26 janvier 2022
Déconstruction - et après ?
Déconstruction - et après ?
par Klaus Kunze
Source: http://klauskunze.com/blog/2022/01/24/dekonstruktion-und-dann/
Ce que la droite peut apprendre des erreurs de la gauche
Chaque fin recèle un nouveau début. La vieille gauche était d'inspiration marxiste. Pour l'Occident libre, ses théories sur la lutte des classes étaient réfutées depuis des décennies par l'existence réelle du socialisme de l'Est. Après l'effondrement économique de ce dernier en 1989, même ses épigones marxistes tardifs s'en sont rendu compte. Seuls quelques éternels gauchistes et théoriciens de gauche dans les chaires allemandes conservent cet héritage poussiéreux.
De l'autre côté du spectre, la mutation idéologique du marxisme au post-marxisme n'a pas été reconnue à temps et pas complètement dans ses conséquences pour ses propres positions. Alors que l'ancienne droite a donné naissance à une nouvelle droite, l'ancienne gauche a également engendré une nouvelle gauche.
Les 19e et 20e siècles avaient été l'époque des grands projets idéologiques et des utopies. De nombreux anciens combattants n'ont pas réussi à se sortir de leurs sables mouvants. Ils se sont tus et se sont éteints avec leurs fantasmes.
La nouvelle gauche et la nouvelle droite ont structurellement utilisé la même méthode pour s'échapper des carcans de pensée de leurs prédécesseurs. Comme un papillon en éclosion, ils devaient toutefois d'abord faire éclater l'ancienne chrysalide. La droite a appelé sa méthode la critique métaphysique, la gauche la déconstruction.
La prison de la pensée, qu'il convient de briser, consiste, à chaque fois, en un normativisme. Est normative toute doctrine qui affirme qu'il existe un ordre universel de l'existence au-delà des lois de la nature, dont découle, pour chaque être humain, un devoir-être prédéfini et absolument valable. La philosophie appelle métaphysique la croyance en un tel ordre obligatoire.
Les métaphysiciens s'imaginent que tous les hommes sont soumis à un ordre, à un être objectif, valable par lui-même. Selon les goûts, il s'agirait de l'ordre de la création de Dieu, d'un éternel retour du même, d'une loi dialectique et matérialiste de l'histoire ; de la prétendue nature raisonnable de l'homme ou d'une loi du plus fort ; de l'égalité de tous ceux qui portent le visage de l'homme ou de la supériorité ou de l'infériorité des races ; de la communauté occidentale des valeurs et d'innombrables autres choses encore.
Klaus Kunze, Mut zur Freiheit, Esslingen 1995, p. 9.
La critique métaphysique de droite
Platon et Hegel n'ont laissé aucun intellectuel indifférent. En effet, l'idée que les idées doivent avoir existé avant les phénomènes semble à première vue trop séduisante. Si la fabrication de la première table semblait présupposer l'existence préalable d'une idée de table, les théologiens du Moyen-Âge considéraient les idées comme réelles : Universalia sunt ante rem.
Inspirés par de tels raisonnements fallacieux, on est parvenu depuis Fichte à des entités telles que l'esprit du peuple allemand, les peuples comme pensées de Dieu, les États comme incarnation de l'ordre moral, etc. Aujourd'hui, toutes ces conceptions sont regroupées sous le nom d'essentialistes : elles affirment l'existence essentielle d'ordres collectifs comme celui d'un peuple. Celui qui les défend encore aujourd'hui s'attire la malédiction de la Cour constitutionnelle fédérale. Il est soupçonné de vouloir instaurer un ordre collectiviste ethnique et de réduire les droits fondamentaux individuels de ceux qui ne sont pas "adaptés au peuple".
En 1995, dans ma critique de la métaphysique intitulée Mut zur Freiheit (= "Le courage de la liberté"), j'ai réfuté toute métaphysique de la culpabilité, en particulier celle qui veut nous imposer une responsabilité collective ou des devoirs particuliers simplement parce que nous sommes allemands. Le prix à payer a été l'impossibilité d'étayer à l'avenir les revendications nationales par une justification métaphysique. La sainte Allemagne de nos grands-pères est devenue l'Allemagne que j'imagine et que j'aime.
Si l'on ne considère pas la notion de peuple comme un simple terme générique désignant seulement de nombreux individus, on ne peut [...] que conclure que les peuples n'existent que dans notre imagination : "In mente", aurait dit Ockham : en esprit. Ce qui existe réellement, ce sont les liens de parenté, la langue commune et l'histoire commune des membres d'un peuple. Mais toutes ces circonstances ne préservent pas le phénomène "peuple" s'il n'est plus "in mente" en tant que peuple, c'est-à-dire dans la conscience de ses membres. L'"Allemagne que nous aimons et désirons voir n'a jamais existé et n'existera peut-être jamais. L'idéal est justement quelque chose qui est et n'est pas à la fois. C'est le soleil qui brille au plus profond du cœur des hommes et autour duquel tournent nos pensées"[1]. L'Allemagne réelle : ce ne peut être que des personnes concrètes, l'ensemble des Allemands. Celui qui se sent responsable d'elle et en fait l'affaire de son cœur, compte parmi eux l'ensemble des vivants, des morts et des non-nés. L'Allemagne secrète idéale, en revanche, chacun ne la porte qu'en lui-même.
Klaus Kunze, Mut zur Freiheit, 1ère édition, p.236.
Comme tout amour, celui-ci est sans but et n'a pas besoin d'être justifié. Si je décide de me laisser guider par lui, je renonce à invoquer l'esprit du peuple ou du monde avec une baguette magique métaphysique. Je dois en même temps renoncer à tout "Dieu le veut !", donc à toute prétention à une validité sociale pour tous. Je partage ce dilemme avec les néo-gauchistes :
Les gauchistes se déconstruisent eux-mêmes
Eux aussi revendiquent une validité sociale. Les anciens gauchistes l'ont présentée en affirmant qu'il existait des lois historiques qui, de la joyeuse société primitive au socialisme, en passant par la chute de la propriété privée des moyens de production, la lutte des classes et la révolution, aboutissaient inévitablement à un joyeux communisme. Les théories de Karl Marx contenaient donc de la métaphysique pure.
Lorsque les marxistes Ernesto Laclau et Chantal Mouffe (photo) publièrent en 1985 la première édition de leur livre précurseur sur la déconstruction du marxisme, il n'y avait déjà plus de classe ouvrière dans le monde, la paupérisation générale des masses n'avait pas eu lieu, du moins dans les pays industrialisés, et les prétendues lois du matérialisme historique s'étaient révélées être des bulles de savon. Les deux théoriciens ont reconnu très tôt les signes du temps. Ils argumentent radicalement dans le sens de la théorie constructiviste. Selon eux, toutes les unités sociales sont constituées d'individus et de rien d'autre. Dès qu'ils s'articulent dans le sens d'une action collective, ils donnent naissance à des entités éphémères telles que les familles, les associations, les groupes, les classes ou les peuples, qui peuvent s'effondrer à tout moment si elles ne sont plus "articulées".
Ils appliquent ainsi la structure de pensée de la critique classique de la métaphysique. Cela n'a rien d'original. Mais ce qui est impressionnant, c'est que les gauchistes aient été capables d'un tel changement de mentalité. Ils ont dû jeter par-dessus bord tout ce qu'ils avaient appris de Karl Marx et qu'ils avaient su apprécier. Mais lorsque le fossé entre sa description et la réalité du XXe siècle n'a plus pu être ignoré, ils ont osé déconstruire le marxisme.
Cela ne signifiait nullement qu'ils renonçaient à leurs sentiments révolutionnaires. Ils aspiraient toujours à l'égalité de tous les hommes et s'opposaient "à la reconstruction d'une société hiérarchisée". Citation:
"L'alternative de la gauche devait être de se situer pleinement dans le champ de la révolution démocratique et d'élargir les chaînes d'équivalence entre les différentes luttes contre l'oppression".
Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Hegemonie und radikale Femokratie. Zur Dekonstriktion des Marxismus, p.219
Toutes les affirmations métaphysiques prétendent à une validité universelle. Détruire cette prétention fait partie des tâches centrales de toute critique de la métaphysique, en d'autres termes, de la déconstruction :
Il n'y a pas de démocratie radicale et plurielle sans le renoncement au discours de l'universel et à son affirmation implicite d'un point d'accès privilégié à 'la vérité', qui ne peut être atteinte que par un nombre limité de sujets.
Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Hegemonie und radikale Femokratie. Zur Dekonstriktion des Marxismus, 1991, 3e éd. 2006, p.237.
Le déconstructivisme radical ne reconnaît pas la forêt parce qu'il ne voit que des arbres.
J'avais justifié cela de manière un peu plus détaillée en 1995 :
L'aspiration à la domination atteint son intensité géographique maximale lorsque le normativiste étend sa prétention à la validité des normes au monde entier, en exigeant une validité universelle pour ses idées. La tactique la plus courante est d'absolutiser la vision subjective du monde et d'étendre ainsi au monde entier la revendication de validité de la norme : "Tout est soumis à mon commandement moral ! Dans le cas des religions, c'est la règle : tout désobéissant aura certainement des ennuis s'il ne se conforme pas aux commandements de son dieu respectif. Seuls les peuples très modestes n'attribuent pas immédiatement à leurs dieux la création de l'univers entier. De telles revendications de validité fondées sur l'au-delà, donc transcendées [2], relèvent du cas général de la légitimation du pouvoir social, elles sont le ciment de la communauté par excellence et jouent un rôle déterminant dans le maintien de tous les systèmes sociaux.
Klaus Kunze, Mut zur Freiheit, 1995, chapitre "Der Universalist", p.68 et suivantes.
L'un des points essentiels de la méthode déconstructiviste consiste à démontrer qu'il n'existe absolument pas de classe ouvrière en tant qu'"entité" historique. Il y a peut-être des intellectuels qui se l'imaginent ainsi par moments. Il y a eu et il y a aussi des ouvriers qui s'imaginent être des ouvriers. Mais il n'existe pas plus de sujet historique "classe ouvrière" que de sujet historique d'un peuple à travers les âges. Dans leur jargon, Laclau et Mouffe qualifient ces représentations d'essentialisme de la totalité :
Ce n'est que lorsque le caractère ouvert et non cousu du social est entièrement accepté, lorsque l'essentialisme de la totalité des éléments est rejeté, que ce potentiel devient clairement reconnaissable et que l''hégémonie' peut être un outil essentiel pour une analyse politique de la gauche.
Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Hegemonie und radikale Femokratie. Zur Dekonstriktion des Marxismus,1991, 3e éd. 2006, p.238.
Le fait que "la classe ouvrière" n'existe pas en tant qu'"essence" constitue une prise de conscience essentielle des anciens marxistes. Ils deviennent des post-marxistes en conservant leurs idéaux, mais en ne les présentant plus comme des lois de l'histoire valables de manière absolue et universelle.
Le dilemme
Ils sont ainsi confrontés au même dilemme que la critique métaphysique postnationaliste. Comment prétendre à la validité sociale et à la suprématie de ses propres désirs si l'on ne peut plus les justifier par leur conformité aux lois éternelles de l'existence ?
Il ne reste ici à Laclau et Mouffe que l'espoir résigné que la voie démocratique devrait en même temps signifier le but. Ils considèrent peut-être la discussion toujours renouvelée par le bas et l'articulation de leurs propres exigences au niveau descriptif comme un principe de fonctionnement de tout ce qui est social, qu'ils revendiquent également au niveau normatif. Ils se rangent ainsi parmi les représentants des théories du discours au sens large. Ce qui resterait inexplicable, c'est comment l'histoire mondiale a pu fonctionner pendant des millénaires sans discours, par ordre du Mufti.
Mais pour les théoriciens de gauche, l'histoire mondiale n'a jamais été un domaine dans lequel ils pouvaient briller par leurs connaissances. Si nous supposons avec bienveillance qu'il n'a pas été explicitement dit ni voulu qu'ils aient découvert un principe de fonctionnement social intemporel, il reste à la fin un vide normatif. Il réside dans le fait que Laclau et Mouffe ne peuvent à aucun moment faire valoir dans leur ouvrage pourquoi leur rêve socialiste d'une révolution démocratique serait normativement contraignant. Celui qui ne peut pas répondre à la question de savoir pourquoi quelque chose doit être exactement comme il l'exige, renonce à toute prétention à la validité sociale.
Il ne lui reste alors, comme à moi, qu'à dire ouvertement : "Parce que c'est ce que je veux. Cela correspond à mes sentiments et à mes besoins". Certaines personnes ne peuvent pas se passer de leur Jésus, d'autres de leur patrie, d'autres encore de leur rêve de révolution rouge. Aux sentiments personnels succède la décision personnelle, la décision.
Il n'est pas étonnant que Chantal Mouffe, dans son petit livre Über das Politische (Sur le politique), ait fait référence en 2007 à Carl Schmitt, un éminent théoricien du décisionnisme : "Tout ordre n'est valable que si quelqu'un décide qu'il doit être valable. Schmitt était un fervent catholique, Mouffe est une socialiste. Les contenus de nos croyances sont séparés par des mondes. Mais la structure de pensée commune et la logique d'argumentation nous unissent.
Notes:
[1] Paul De Lagarde, Deutsches Wesen, p.83.
[2] Habermas, Faktizität und Geltung, p.23.
15:41 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, chantal mouffe, ernesto laclau, déconstructivisme, klaus kunze | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Les commentaires sont fermés.