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mercredi, 26 janvier 2022

Déconstruction - et après ?

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Déconstruction - et après ?

par Klaus Kunze

Source: http://klauskunze.com/blog/2022/01/24/dekonstruktion-und-dann/

Ce que la droite peut apprendre des erreurs de la gauche

Chaque fin recèle un nouveau début. La vieille gauche était d'inspiration marxiste. Pour l'Occident libre, ses théories sur la lutte des classes étaient réfutées depuis des décennies par l'existence réelle du socialisme de l'Est. Après l'effondrement économique de ce dernier en 1989, même ses épigones marxistes tardifs s'en sont rendu compte. Seuls quelques éternels gauchistes et théoriciens de gauche dans les chaires allemandes conservent cet héritage poussiéreux.

De l'autre côté du spectre, la mutation idéologique du marxisme au post-marxisme n'a pas été reconnue à temps et pas complètement dans ses conséquences pour ses propres positions. Alors que l'ancienne droite a donné naissance à une nouvelle droite, l'ancienne gauche a également engendré une nouvelle gauche.

Les 19e et 20e siècles avaient été l'époque des grands projets idéologiques et des utopies. De nombreux anciens combattants n'ont pas réussi à se sortir de leurs sables mouvants. Ils se sont tus et se sont éteints avec leurs fantasmes.

La nouvelle gauche et la nouvelle droite ont structurellement utilisé la même méthode pour s'échapper des carcans de pensée de leurs prédécesseurs. Comme un papillon en éclosion, ils devaient toutefois d'abord faire éclater l'ancienne chrysalide. La droite a appelé sa méthode la critique métaphysique, la gauche la déconstruction.

La prison de la pensée, qu'il convient de briser, consiste, à chaque fois, en un normativisme. Est normative toute doctrine qui affirme qu'il existe un ordre universel de l'existence au-delà des lois de la nature, dont découle, pour chaque être humain, un devoir-être prédéfini et absolument valable. La philosophie appelle métaphysique la croyance en un tel ordre obligatoire.

    Les métaphysiciens s'imaginent que tous les hommes sont soumis à un ordre, à un être objectif, valable par lui-même. Selon les goûts, il s'agirait de l'ordre de la création de Dieu, d'un éternel retour du même, d'une loi dialectique et matérialiste de l'histoire ; de la prétendue nature raisonnable de l'homme ou d'une loi du plus fort ; de l'égalité de tous ceux qui portent le visage de l'homme ou de la supériorité ou de l'infériorité des races ; de la communauté occidentale des valeurs et d'innombrables autres choses encore.
    Klaus Kunze, Mut zur Freiheit, Esslingen 1995, p. 9. 

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La critique métaphysique de droite

Platon et Hegel n'ont laissé aucun intellectuel indifférent. En effet, l'idée que les idées doivent avoir existé avant les phénomènes semble à première vue trop séduisante. Si la fabrication de la première table semblait présupposer l'existence préalable d'une idée de table, les théologiens du Moyen-Âge considéraient les idées comme réelles : Universalia sunt ante rem.

Inspirés par de tels raisonnements fallacieux, on est parvenu depuis Fichte à des entités telles que l'esprit du peuple allemand, les peuples comme pensées de Dieu, les États comme incarnation de l'ordre moral, etc. Aujourd'hui, toutes ces conceptions sont regroupées sous le nom d'essentialistes : elles affirment l'existence essentielle d'ordres collectifs comme celui d'un peuple. Celui qui les défend encore aujourd'hui s'attire la malédiction de la Cour constitutionnelle fédérale. Il est soupçonné de vouloir instaurer un ordre collectiviste ethnique et de réduire les droits fondamentaux individuels de ceux qui ne sont pas "adaptés au peuple".

En 1995, dans ma critique de la métaphysique intitulée Mut zur Freiheit (= "Le courage de la liberté"), j'ai réfuté toute métaphysique de la culpabilité, en particulier celle qui veut nous imposer une responsabilité collective ou des devoirs particuliers simplement parce que nous sommes allemands. Le prix à payer a été l'impossibilité d'étayer à l'avenir les revendications nationales par une justification métaphysique. La sainte Allemagne de nos grands-pères est devenue l'Allemagne que j'imagine et que j'aime.

Si l'on ne considère pas la notion de peuple comme un simple terme générique désignant seulement de nombreux individus, on ne peut [...] que conclure que les peuples n'existent que dans notre imagination : "In mente", aurait dit Ockham : en esprit. Ce qui existe réellement, ce sont les liens de parenté, la langue commune et l'histoire commune des membres d'un peuple. Mais toutes ces circonstances ne préservent pas le phénomène "peuple" s'il n'est plus "in mente" en tant que peuple, c'est-à-dire dans la conscience de ses membres. L'"Allemagne que nous aimons et désirons voir n'a jamais existé et n'existera peut-être jamais. L'idéal est justement quelque chose qui est et n'est pas à la fois. C'est le soleil qui brille au plus profond du cœur des hommes et autour duquel tournent nos pensées"[1]. L'Allemagne réelle : ce ne peut être que des personnes concrètes, l'ensemble des Allemands. Celui qui se sent responsable d'elle et en fait l'affaire de son cœur, compte parmi eux l'ensemble des vivants, des morts et des non-nés. L'Allemagne secrète idéale, en revanche, chacun ne la porte qu'en lui-même.
    Klaus Kunze, Mut zur Freiheit, 1ère édition, p.236. 

Comme tout amour, celui-ci est sans but et n'a pas besoin d'être justifié. Si je décide de me laisser guider par lui, je renonce à invoquer l'esprit du peuple ou du monde avec une baguette magique métaphysique. Je dois en même temps renoncer à tout "Dieu le veut !", donc à toute prétention à une validité sociale pour tous. Je partage ce dilemme avec les néo-gauchistes :

Les gauchistes se déconstruisent eux-mêmes

Eux aussi revendiquent une validité sociale. Les anciens gauchistes l'ont présentée en affirmant qu'il existait des lois historiques qui, de la joyeuse société primitive au socialisme, en passant par la chute de la propriété privée des moyens de production, la lutte des classes et la révolution, aboutissaient inévitablement à un joyeux communisme. Les théories de Karl Marx contenaient donc de la métaphysique pure.

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Lorsque les marxistes Ernesto Laclau et Chantal Mouffe (photo) publièrent en 1985 la première édition de leur livre précurseur sur la déconstruction du marxisme, il n'y avait déjà plus de classe ouvrière dans le monde, la paupérisation générale des masses n'avait pas eu lieu, du moins dans les pays industrialisés, et les prétendues lois du matérialisme historique s'étaient révélées être des bulles de savon. Les deux théoriciens ont reconnu très tôt les signes du temps. Ils argumentent radicalement dans le sens de la théorie constructiviste. Selon eux, toutes les unités sociales sont constituées d'individus et de rien d'autre. Dès qu'ils s'articulent dans le sens d'une action collective, ils donnent naissance à des entités éphémères telles que les familles, les associations, les groupes, les classes ou les peuples, qui peuvent s'effondrer à tout moment si elles ne sont plus "articulées".

Ils appliquent ainsi la structure de pensée de la critique classique de la métaphysique. Cela n'a rien d'original. Mais ce qui est impressionnant, c'est que les gauchistes aient été capables d'un tel changement de mentalité. Ils ont dû jeter par-dessus bord tout ce qu'ils avaient appris de Karl Marx et qu'ils avaient su apprécier. Mais lorsque le fossé entre sa description et la réalité du XXe siècle n'a plus pu être ignoré, ils ont osé déconstruire le marxisme.

Cela ne signifiait nullement qu'ils renonçaient à leurs sentiments révolutionnaires. Ils aspiraient toujours à l'égalité de tous les hommes et s'opposaient "à la reconstruction d'une société hiérarchisée". Citation:

    "L'alternative de la gauche devait être de se situer pleinement dans le champ de la révolution démocratique et d'élargir les chaînes d'équivalence entre les différentes luttes contre l'oppression".
    Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Hegemonie und radikale Femokratie. Zur Dekonstriktion des Marxismus, p.219

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Toutes les affirmations métaphysiques prétendent à une validité universelle. Détruire cette prétention fait partie des tâches centrales de toute critique de la métaphysique, en d'autres termes, de la déconstruction :

    Il n'y a pas de démocratie radicale et plurielle sans le renoncement au discours de l'universel et à son affirmation implicite d'un point d'accès privilégié à 'la vérité', qui ne peut être atteinte que par un nombre limité de sujets.
    Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Hegemonie und radikale Femokratie. Zur Dekonstriktion des Marxismus, 1991, 3e éd. 2006, p.237. 

Le déconstructivisme radical ne reconnaît pas la forêt parce qu'il ne voit que des arbres.

J'avais justifié cela de manière un peu plus détaillée en 1995 :

    L'aspiration à la domination atteint son intensité géographique maximale lorsque le normativiste étend sa prétention à la validité des normes au monde entier, en exigeant une validité universelle pour ses idées. La tactique la plus courante est d'absolutiser la vision subjective du monde et d'étendre ainsi au monde entier la revendication de validité de la norme : "Tout est soumis à mon commandement moral ! Dans le cas des religions, c'est la règle : tout désobéissant aura certainement des ennuis s'il ne se conforme pas aux commandements de son dieu respectif. Seuls les peuples très modestes n'attribuent pas immédiatement à leurs dieux la création de l'univers entier. De telles revendications de validité fondées sur l'au-delà, donc transcendées [2], relèvent du cas général de la légitimation du pouvoir social, elles sont le ciment de la communauté par excellence et jouent un rôle déterminant dans le maintien de tous les systèmes sociaux.
    Klaus Kunze, Mut zur Freiheit, 1995, chapitre "Der Universalist", p.68 et suivantes. 

L'un des points essentiels de la méthode déconstructiviste consiste à démontrer qu'il n'existe absolument pas de classe ouvrière en tant qu'"entité" historique. Il y a peut-être des intellectuels qui se l'imaginent ainsi par moments. Il y a eu et il y a aussi des ouvriers qui s'imaginent être des ouvriers. Mais il n'existe pas plus de sujet historique "classe ouvrière" que de sujet historique d'un peuple à travers les âges. Dans leur jargon, Laclau et Mouffe qualifient ces représentations d'essentialisme de la totalité :

    Ce n'est que lorsque le caractère ouvert et non cousu du social est entièrement accepté, lorsque l'essentialisme de la totalité des éléments est rejeté, que ce potentiel devient clairement reconnaissable et que l''hégémonie' peut être un outil essentiel pour une analyse politique de la gauche.
    Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Hegemonie und radikale Femokratie. Zur Dekonstriktion des Marxismus,1991, 3e éd. 2006, p.238. 

Le fait que "la classe ouvrière" n'existe pas en tant qu'"essence" constitue une prise de conscience essentielle des anciens marxistes. Ils deviennent des post-marxistes en conservant leurs idéaux, mais en ne les présentant plus comme des lois de l'histoire valables de manière absolue et universelle.

Le dilemme

Ils sont ainsi confrontés au même dilemme que la critique métaphysique postnationaliste. Comment prétendre à la validité sociale et à la suprématie de ses propres désirs si l'on ne peut plus les justifier par leur conformité aux lois éternelles de l'existence ?

Il ne reste ici à Laclau et Mouffe que l'espoir résigné que la voie démocratique devrait en même temps signifier le but. Ils considèrent peut-être la discussion toujours renouvelée par le bas et l'articulation de leurs propres exigences au niveau descriptif comme un principe de fonctionnement de tout ce qui est social, qu'ils revendiquent également au niveau normatif. Ils se rangent ainsi parmi les représentants des théories du discours au sens large. Ce qui resterait inexplicable, c'est comment l'histoire mondiale a pu fonctionner pendant des millénaires sans discours, par ordre du Mufti.

Mais pour les théoriciens de gauche, l'histoire mondiale n'a jamais été un domaine dans lequel ils pouvaient briller par leurs connaissances. Si nous supposons avec bienveillance qu'il n'a pas été explicitement dit ni voulu qu'ils aient découvert un principe de fonctionnement social intemporel, il reste à la fin un vide normatif. Il réside dans le fait que Laclau et Mouffe ne peuvent à aucun moment faire valoir dans leur ouvrage pourquoi leur rêve socialiste d'une révolution démocratique serait normativement contraignant. Celui qui ne peut pas répondre à la question de savoir pourquoi quelque chose doit être exactement comme il l'exige, renonce à toute prétention à la validité sociale.

Il ne lui reste alors, comme à moi, qu'à dire ouvertement : "Parce que c'est ce que je veux. Cela correspond à mes sentiments et à mes besoins". Certaines personnes ne peuvent pas se passer de leur Jésus, d'autres de leur patrie, d'autres encore de leur rêve de révolution rouge. Aux sentiments personnels succède la décision personnelle, la décision.

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Il n'est pas étonnant que Chantal Mouffe, dans son petit livre Über das Politische (Sur le politique), ait fait référence en 2007 à Carl Schmitt, un éminent théoricien du décisionnisme : "Tout ordre n'est valable que si quelqu'un décide qu'il doit être valable. Schmitt était un fervent catholique, Mouffe est une socialiste. Les contenus de nos croyances sont séparés par des mondes. Mais la structure de pensée commune et la logique d'argumentation nous unissent.

Notes:

[1] Paul De Lagarde, Deutsches Wesen, p.83.

[2] Habermas, Faktizität und Geltung, p.23.

mardi, 28 décembre 2021

"Front transversal de théoriciens de gauche et de dextristes radicaux" ?

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Front transversal de théoriciens de gauche et de dextristes radicaux?

par Klaus Kunze
Ex: http://klauskunze.com/blog/2021/12/27/querfront-von-linken-theoretikern-und-rechtsradikalen/

Gauche et fausse gauche

Pour un gauchiste classique, il ne fait aucun doute que les diverses catégories de la population ont des intérêts inégaux et que différentes classes sont en lutte les unes contre les autres. Lorsqu'un groupe humain a d'autres intérêts qu'un autre, il doit s'organiser pour les faire valoir efficacement. La solidarité au sein du groupe est alors très nécessaire : l'intérêt collectif de la classe prime sur tout intérêt individuel.

Max_Stirner.jpgL'individualisme libéral est en principe incompatible avec ce point de départ tendanciellement collectiviste. Pour l'individualiste radical, "rien ne passe avant moi", comme l'avait formulé Max Stirner de manière paradigmatique. Il est ainsi devenu l'ancêtre spirituel des anarchistes, des autonomes et des capitalistes ultralibéraux. Un individualiste radical ne se réfère qu'à lui-même : "Aucune chose, aucun soi-disant "intérêt suprême de l'humanité", aucune "chose sacrée" ne vaut que tu la serves, que tu t'en occupes à cause d'elle ; tu peux chercher sa valeur uniquement dans le fait de savoir si elle vaut pour toi à cause de toi" [1].

Les gauchistes et les anarchistes ont en commun leur haine irréconciliable du capitalisme. De nombreux conservateurs estiment en revanche que le capitalisme est compatible avec la préservation de leurs valeurs et pensent, en tant que libéraux-conservateurs, pouvoir le dompter. Les gauchistes et les anarchistes ne le pensent pas. Ils veulent le surmonter. Mais ce faisant, les gauchistes se trouvent face à un dilemme argumentatif : dans leur zèle à détruire le capitalisme, de nombreux anciens gauchistes ont emprunté des prémisses constructivistes depuis les années 1980 : ils se nomment désormais postmarxistes.

Klaus-Rüdiger Mai fait remarquer avec malice :

    "Au fond, il s'agit exclusivement de la question du pouvoir. Après que la gauche ait perdu le sujet de la lutte révolutionnaire, le prolétariat selon la doctrine marxiste classique, les libéraux autour du philosophe John Rawls, pour qui une société est considérée comme juste lorsque "les lois ont été conçues pour le bien du groupe le plus défavorisé", ont apporté leur aide. Tout ce qui est considéré comme opprimé : les people of color, les homosexuels, les membres des 666 genres sont élevés au rang de nouveau sujet révolutionnaire, de mesure de toute chose"[2] (Klaus-Rüdiger Mai).

C'est justement dans la lutte contre le capitalisme individualiste qu'ils se sont servis de l'arsenal du déconstructivisme. Le capitalisme serait un produit de la bourgeoisie dominante qui, pour le défendre, aurait recours, si nécessaire, à l'Etat répressif fasciste. Pour l'atteindre au cœur, on déconstruit ses fondements intellectuels et institutionnels: l'Etat est un instrument de répression, les peuples n'existent pas, les familles sont un foyer d'oppression patriarcale. Peu importe ce qui tenait à cœur au citoyen indolent et devait protéger son porte-monnaie: ce ne sont que des constructions, de pures inventions, des chimères dépassées.

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Marxism Today 1981

Le publiciste anglais Douglas Murray a trouvé le noyau de ce changement de paradigme dans les travaux du postmarxiste Ernesto Laclau [3], qui s'était détourné en 1981 du "discours traditionnel du marxisme", centré sur la lutte des classes et les contradictions économiques du capitalisme. Sous une image symbolique de Lénine, Laclau avait opéré un changement de cap qui a durablement divisé la gauche socialiste :

"Dans quelle mesure est-il devenu nécessaire de modifier le concept de lutte des classes pour être en mesure de s'occuper des nouveaux thèmes politiques - femmes, minorités nationales, raciales et sexuelles, mouvements anti-nucléaires et anti-institutionnels, etc. de nature clairement anticapitaliste, mais dont l'identité n'est pas construite autour d'un 'intérêt de classe' particulier ?" [4] (Ernesto Laclau / Chantal Mouffe).

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Ernesto Laclau (1935-2014), époux de Chantal Mouffe.

Lorsque Laclau et Mouffe ont adopté une approche strictement constructiviste en 1981, ils ont décomposé mentalement l'entité collectiviste de la classe en ses éléments constitutifs et ont poursuivi la lutte anticapitaliste avec de nouvelles constructions : la femme, les opposants au nucléaire et toutes sortes de "sous-privilégiés" sont devenus des substituts de la classe ouvrière et de son échec décevant dans la lutte des classes. Mais en intégrant justement la méthode du déconstructivisme strict dans leur arsenal idéologique, les gauchistes anticapitalistes se sont eux-mêmes dépassés sur le plan argumentatif. Ils ne détruisaient pas seulement les bases de la représentation des classes ou des peuples en tant que totalités sociales. Un constructivisme conséquent devait également atomiser les nouvelles minorités et en faire des combattants individuels incapables de mener une lutte de classe. Mais leur désir de déconstruction n'est pas allé aussi loin.

Lorsque les postmarxistes font appel au constructivisme, ils ne remarquent souvent pas, dans leur zèle, qu'avec leur déconstruction des structures sociales, ils favorisent l'hypothèse de base du libéralisme pour laquelle seuls les individus sont réels. Toutes les institutions sociales supra-individuelles sont imaginaires. Certains aimeraient bien déconstruire l'Etat allemand et le peuple allemand, mais soulignent en même temps l'existence réelle d'entités sociales comme "les femmes", "les gays", "les Afro-Américains". Mais on ne peut pas, sans contradiction interne, frapper les entités sociales "blanches" avec une épée déconstructiviste sans faire éclater en même temps ses propres bulles de savon "colorées".

Le constructivisme correspond à l'expression la plus profonde de la modernité et à la version dominante du libéralisme qui avait émergé dans la société de masse. Il se représente fondamentalement la société comme une masse amorphe d'individus, de même nature les uns que les autres et en perpétuel flux social. Les idées de formations sociales seraient sans cesse oubliées et de nouvelles seraient développées comme des bulles de savon dans la mousse d'une baignoire. Il nie systématiquement l'existence de peuples, de familles et d'autres structures sociales, et même l'existence de sexes différents. Ce faisant, il se trouve toutefois sur une trajectoire de collision avec des croyances de la vieille gauche. S'il n'y a pas de peuples, il ne peut pas non plus y avoir de classes ou d'intérêts de classe objectifs. Cela ne convient pas à Ingo Elbe, un analyste amoureux de Marx : les intérêts et les identités politiques ne sont alors plus rien d'autre que des constructions discursives et une volonté politique qui doivent motiver une action commune [5]. Un constructivisme aussi radical ne peut finalement comprendre la structure de toutes les entités que comme un langage [6].

Front croisé des théoriciens de gauche et de certains dextristes radicaux

Du point de vue d'Elbe, le constructivisme repose sur deux mauvais piliers: celui qui imagine des entités sociales quelconques et les considère toutes comme équivalentes pourrait éventuellement aboutirà l'idée suivante: si la classe ouvrière est une construction sociale interchangeable et utilisable à volonté, alors quelqu'un pourrait éventuellement reconstruire quelque chose d'aussi abominable que la nation et l'élever au rang de sujet de la lutte politique. Les idées de Chantal Mouffe pourraient mener tout droit à un populisme de gauche. Un "front transversal de théoriciens de gauche et de dextristes radicaux menace au niveau de la description fondamentale des rapports sociaux" [7]. Elbe trouve la raison la plus profonde de cette "description fondamentale" dans l'archi-démon de tous les gauchistes et libéraux : Carl Schmitt, du point de vue d'Elbe un "maître à penser" de Mouffe. Elle partage avec lui la compréhension des distinctions conceptuelles et des forces actives de la politique. Elle ne conçoit pas la lutte des classes comme un épisode dans un événement historique qui s'achève de lui-même, mais comme une lutte antagoniste, comme une opposition entre amis et ennemis dont l'issue est ouverte. Leur motif est démocratique de gauche et anticapitaliste, mais leur structure de pensée est schmittienne :

"L'adversaire central de Mouffe, tant sur le plan de la théorie sociale que sur le plan politique, est 'l'hégémonie du libéralisme'. Du point de vue de la théorie sociale, le libéralisme est compris, tout à fait dans le style des analyses de Carl Schmitt dont Mouffe s'inspire à presque tous les égards, comme une conception dépassant les approches politiques les plus diverses, qui se caractérise, selon Mouffe, par ces composantes: le libéralisme est "une approche rationaliste et individualiste" qui ne reconnaît pas les "identités collectives" et part du principe que le pluralisme peut être coordonné de manière rationnelle, qu'il existe "de nombreux points de vue et valeurs que nous ne pourrons jamais faire nôtres dans leur totalité en raison de limitations empiriques, bien qu'ils forment un ensemble harmonieux et non conflictuel". [8] (Ingo Elbe).

En tant que démocrate de gauche radicale, Chantal Mouffe critique avec Carl Schmitt l'aveuglement du libéralisme pour le phénomène du politique. Il voit les formations sociales de manière constructiviste comme des produits de l'imagination humaine et de l'action communautaire. Mais elle ne leur dénie pas leur force d'action sociale lorsqu'elles se sont effectivement installées dans les têtes et les cœurs des hommes. L'une des caractéristiques fondamentales des êtres humains est de se distinguer en tant que "nous" construit contre un "eux" tout aussi construit. C'est précisément de cela que découle tout ce qui est politique. Pour une structure sociale, il importe peu de savoir si elle a un fondement et lequel, tant qu'elle domine la pensée des gens et génère un sentiment de "nous" puissant. En opposant leur "nous" à "l'autre" et en se démarquant, cette opposition est politique, ce qu'un libéral ne peut pas vraiment saisir, ne serait-ce que conceptuellement. Pour lui, il n'y a ni amis ni ennemis, mais seulement des partenaires commerciaux sur un marché mondial.

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Chantal Mouffe (née en 1943) est professeur de théorie politique à l'université de Westminster à Londres.([9] Ingo Ende n'a pas compris Carl Schmitt : Ce dernier ne craignait ni ne combattait la résolution des conflits par la dépolitisation ou la neutralisation : Il avait ri de la croyance selon laquelle tout conflit pouvait être résolu par le discours : "Cela fait partie de la dialectique d'une telle évolution que l'on crée toujours un nouveau champ de bataille précisément en déplaçant le territoire central"[10].

Politique : le principe agonal

Le comportement affiliatif et le comportement agonal font partie des motivations fondamentales des êtres humains: nous nous comportons de manière amicale et attentionnée au sein de notre communauté sociale, notre "nous". Nous nous comportons de manière agonale et potentiellement combative vis-à-vis de l'extérieur [11]. Ces deux options de comportement ont chacune leur propre fonction de préservation de l'espèce. Si l'on veut faire de la distance agonale et de la proximité familiale des principes au sein d'un groupe, ils se contredisent mutuellement. En revanche, ces sentiments de base peuvent se combiner puissamment dans la confrontation de différents groupes. L'agressivité est alors tournée vers l'extérieur et l'attachement affectueux vers l'intérieur. "La lutte est le moment", admet ouvertement un anarchiste, "où l'individu ressent pour la première fois le sentiment de la force commune" [12].

Les théories politiques des temps modernes ont toujours été conscientes de l'opposition entre l'action affiliative et l'action agonale. Dans les formes de pensée chrétiennes traditionnelles, elle était perçue comme un comportement bon, aimant son prochain, par rapport à un comportement mauvais comme le meurtre. La réalité historique suggérait intuitivement que les hommes étaient capables des deux à tout moment, que l'homme oscillait donc de manière ambivalente entre le bien et le mal. C'est pourquoi il a besoin d'un État qui impose le bien et instaure la paix en son sein. Toutes les théories de l'État visaient à maintenir cette paix à l'intérieur et à l'extérieur. Le libéralisme a oublié tout cela. Il nie les possibilités d'hostilité existentielle et donc l'existence de la politique en tant que principe.

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La compétition grecque (agon) a mis en évidence un principe interpersonnel qui est également à la base de la politique.

Chantal Mouffe reconnaît en revanche la possibilité de l'hostilité comme une caractéristique inhérente à l'être humain. Elle doit également pouvoir se manifester au sein d'une communauté, mais d'une manière qui ne fasse pas éclater ce qui est commun. La politique démocratique part du demos, le peuple de citoyens. S'ils entrent en guerre civile les uns avec les autres, cela signifierait la fin de cette démocratie. C'est pourquoi "la politique démocratique ne doit pas prendre la forme d'une confrontation entre amis et ennemis sans conduire à la destruction de la communauté politique". La "tâche fondamentale de la théorie de la démocratie consiste à trouver des possibilités d'expression de la dimension antagoniste constitutive de la politique qui ne détruisent pas la société politique" [13].

Le marxiste Ingo Elbe ne comprend pas "comment des adversaires avec des "points de vue" "irréconciliables" peuvent durablement "se battre avec acharnement" et en même temps "s'en tenir à un ensemble de règles communes" et "accepter comme légitimes" ces perspectives irréconciliables" [14]. La phrase historique de Guillaume II: "Je ne connais plus de partis, je ne connais plus que des Allemands !" est pour lui un non-sens inexplicable. Elle est pourtant la clé de voûte nécessaire de toute communauté. Elle doit maintenir la paix civile en son sein. L'hostilité politique ne doit pas aller jusqu'à l'extrême. Pour cela, il faut un sentiment d'appartenance qui place l'ensemble au-dessus des intérêts particuliers.

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Que ce sentiment se manifeste sous la forme d'une conscience d'appartenir finalement au même peuple malgré tous les conflits ou sous la forme d'une construction purement civique d'un "nous" tangible, l'effet reste le même. Une conscience collective ne peut cependant pas naître d'un indvidualisme méthodologique et est étrangère au libéral moderne. Il est naturellement cosmopolite. Il lui est impossible de reconnaître les conflits politiques en tant que tels, de les maîtriser intellectuellement et de les intégrer dans la société. Leur gestion pacifique au sein d'un État exige une conscience communautaire d'appartenance fondamentale.

Un ordre social adapté aux personnes et à leurs besoins doit toujours permettre les deux possibilités fondamentales, la distance et l'attention, l'agonalité et l'affinité. L'individualisme émotionnel et l'amour de la communauté doivent être maintenus en équilibre. Les hommes doivent aimer la communauté humaine à laquelle ils appartiennent. Sinon, elle devient une société divisée dans laquelle la haine et la guerre civile peuvent éclater à tout moment. Une telle société, divisée et atomisée, est la quintessence du libéralisme.

Les philosophes de l'État des temps modernes ont toujours eu à l'esprit les massacres de la nuit de la Saint-Barthélemy et de la guerre de Trente Ans. Ils ont construit l'État comme l'incarnation du baldaquin pacificateur sous lequel l'hostilité existentielle était neutralisée. Les désirs égoïstes et agonaux y étaient contenus et inscrits dans un ordre communautaire. Le libéralisme brise ce baldaquin, conteste le droit à l'existence de la maison étatique, laisse libre cours aux égoïsmes et fanatismes débridés et rend à nouveau possible une société de guerriers civils individualistes. Il ouvre la voie qui va de l'ordre étatique au chaos anarchiste. Dans ce dernier, les dirigeants qui s'imposeront seront ceux qui disposent d'un capital permettant d'imposer le calme, notamment grâce à des "forces de sécurité" rémunérées. Après la fin du chaos libéral, des penseurs comme Oswald Spengler et Ernst Jünger ont prédit une époque de potentats et de dictatures d'un genre nouveau.

Littérature :

Elbe, Ingo, Die postmoderne Querfront. Anmerkungen zu Chantal Mouffes Theorie des Politischen, in: Gestalten der Gegenaufklärung, Würzburg 2020, S.180-207.

Kunze, Klaus, – Mut zur Freiheit, 1.Aufl.1995.

Mai, Klaus-Rüdiger, Das neue Subjekt des revolutionären Kampfes – Cancel Culture – Ein Angriff, der zur Rückeroberung führen könnte, Tichys Einblick 11.10.2020.

Laclau, Ernesto / Mouffe, Chantal, "Socialist Strategy: Where next", in: Marxism today, Januar 1981.

Hegemonie und radikale Demokratie. Zur Dekonstruktion des Marxismus. 2., durchgesehene Aufl., Wien 2000.

Mouffe, Chantal, Über das Politische. Wider die kosmopolitische Illusion, 2005, 3.deutsche Auf., 2020, ISBN 978-3-518-12483-3.

Schmitt, Carl, Der Begriff des Politischen, 1932.

Stirner, Max (alias Johann Caspar Schmidt), Der Einzige und sein Eigen­tum, 1845, Stuttgart (Reclam) 1972.

Notes:

[1] Max Stirner (1845), p.392.

[2] Klaus-Rüdiger Mai, 11.10.2020.

[3] Douglas Murray (2019), p.79.

[4] Laclau / Mouffe, Socialist Strategy : Where next, in : Marxism today, janvier 1981.

[5] Ingo Elbe (2020), p.192.

[6] Ingo Elbe (2020), p.191, contrairement à Laclau / Mouffe (2000), p.144 et suivantes.

[7] Ingo Elbe (2020), p.180.

[8] Ingo Elbe (2020), p.181, d'après Mouffe (22007 = 32020), p. 17 s.

[9] Ingo Elbe (2020), p.181.

[10] Carl Schmitt (1932), p.89. sur les "domaines centraux" comme la religion, l'économie et ainsi de suite.

[11] Voir en détail Klaus Kunze (1995), p.214-218.

[12] Was ist eigentlich Anarchie?  Karin Kramer Verlag Berlin, 1986, p.26.

[13] Chantal Mouffe (2020), p.69.

[14] Ingo Elbe (2020), p.183.