lundi, 09 juin 2025
Julien Gracq et l'Occident
Julien Gracq et l'Occident
Claude Bourrinet
Le terme « Occident » (la majuscule confère à sa situation géographique – d'abord, pointe de l'Eurasie – et à son acception d'orientation de type astronomique, saturée de multiples sens, un espace sémantique très large, englobant la notion de « civilisation ») est rarement employé par Gracq, sinon par allusion, par exemple en citant l’ouvrage de Spengler, Le Déclin de l’Occident, qu’il juge suggestif, mais dont il ne partage pas tout à fait les thèses. Toutefois, qui lit l’intégralité de ses œuvres décèle, comme une basse continue, la question itérative du destin de l’homme occidental – sous réserve de délimiter exactement son identité, qui est multiple.
Empressons-nous de souligner que l’on ne trouvera pas, dans de longs développements charpentés, structurés, et agencés avec des concepts « clairs et distincts », une analyse de cet objet historique qu’est l’Occident. Gracq, d’ailleurs, ne se réfère à aucune doctrine, à aucune « grille de lecture » idéologique ou philosophique (bien qu’on ait « lu » Le Château d’Argol comme une application romancée de la dialectique hégélienne!). Dans ses romans se devine, mais en sourdine, et le lecteur doit interpréter la signification, une conception de l’Occident, de son déclin, et les essais, qui remplacent progressivement, puis définitivement, dans les années 60 (1958, Un Balcon en forêt, 1970, La Presqu’île), les œuvres fictionnelles, se présentent sous forme fragmentée – et il faudra expliquer ce choix, comme indice de crise - de sorte que sa vision est éclatée. Maintes fois, Gracq a répudié avec véhémence le corset étouffant de la théorie, tant dans le choix de l’écriture, que dans le champ de la littérature, ou dans la sphère politique et idéologique de la « gestion » humaine (Gracq ne raffole pas de l’État). L’inflation rationaliste et théorique est un signe clinique de civilisation en fin de vie, une sclérose hostile au souffle, à l’énergie (élément dynamique très présent dans sa conception de la littérature). Il partage cette idée avec Spengler. Notons qu’une interrogation lancinante porte sur les raisons de l’étouffement de la littérature, et l’impossibilité, dans le monde présent, de la poésie, ou plutôt du poète (car il ne peut exister de poésie si manque ce type humain qui se nomme « poète »).
De fait, pour expliciter ce que Gracq entend par « Occident », et quelle est, selon lui, sa destinée, en regard de ce qu’il est actuellement, et ce qu’il a été, il faut opter pour une approche pragmatique, qui n’est du reste pas incompatible avec le mode opératoire, ou plutôt exploratoire, qui est le sien, quand il recourt à une errance savamment provoquée pour tirer des territoires arpentés une essence (sa « méthode » - comme on parle de méthode à propos de Descartes – étant significativement apparentée à celle d’un Kenneth White, à sa « géopoétique »). Gracq, géographe de formation, c’est-à-dire homme de cartes et de terrain, est « créateur » (selon l’étymologie de « poésie ») d’un sens qui surgit au fil de ses pas, et qui sollicite tous les territoires « culturels » occidentaux, littéraires, mythiques, plastiques, musicaux, historiques etc. A partir de cette expérience – de cette expérimentation ? – confrontation sensorielle avant tout, quasi phénoménologique, s’amorçant par une épochê faisant fi de tout pré-jugé, se dessine un portrait contrasté de l’Occident, ou plutôt de la situation d’un « Occidental » (fatalement : on vient de quelque part) en terre d’Occident (en crise). Cette « lecture » ne concerne pas seulement les essais, mais aussi les œuvres fictionnelles, ces dernières, néanmoins, étant diffractées par leur portée allégorique.
L’approche pas à pas, qui essaie de ne pas trop catégoriser les intuitions gracquiennes, respecte de surcroît le goût de Gracq pour les lectures patientes et mûries au fil des pages. Méthode herméneutique prônée par Jauss. Gracq nous y invite. Il a toujours plus ou moins blâmé les exégèses trop assurées, qui plaçaient dans des cases ses écrits.
Ce n’est pas malmener l’analyse que de dévoiler d’entrée de jeu la vision qu’a Gracq de l’Occident. Ce dernier, comme on le sait, n’est ni un révolutionnaire, ni un trancheur abstrait découpant la réalité en membres absolument circonscrits. La vie est complexe. Gracq, provincial essentiel, a ce regard circonspect des hommes du terroir. Lucide quant aux effets destructeurs, voire nihilistes, de l’Occident (et son périple assez bref, en 1970, dans le Nouveau Monde apporte matière à réflexion), il ne condamne pas brutalement la modernité, même éradicatrice (par exemple le bocage de son pays), et y voit même des avantages particuliers (l’abattage des haies, parfois, découvre de larges horizons où le regard tend – le thème de l’attente, très occidentale – Gracq était hanté par le mythe du Graal – est récurrent dans son œuvre).
L’auteur du Beau Ténébreux – roman qui se termine par un suicide logique - est un homme sans apparente tragédie : comme l’anarque jüngérien, il trouve sa place dans un système avec lequel il n’entretient pas des affinités particulièrement chaleureuses (et il en est ainsi, par exemple, de sa « vocation » de professeur, et des distances qu’il a ménagées durant l’Occupation allemande, ne s’engageant ni dans la Collaboration, ni dans la Résistance, découvrant avec délice le roman d’un lieutenant (promu capitaine) ennemi, Jünger, et pourtant, ayant parfaitement rempli son devoir d’officier de brigade durant l’épisode de la « poche de Dunkerque », son idéal de société étant, du reste, la Venise de Tiepolo). Il n’est pourtant pas d’un autre temps (il n’éprouve aucun regret poignant de son enfance, même si ses descriptions laissent passer une certaine tendresse), mais il n’est pas pour autant du nôtre, il est, comme Nietzsche, intempestif. Il est un observateur attentif, essayant de comprendre à sa manière (qui est celle d’un poète), et de jouir de l’existence, surtout en contemplatif (ce qui suffit à le mettre en retrait d’un monde qui privilégie l’action et l’asservissement aux faits). C’est un écrivain « désengagé », mais il trouve dans une autre dimension, supérieure, un télos, une issue à une civilisation occidentale, qu’il juge, dans le fond, dévitalisée, décadente, en crise.
En effet, à mesure qu’on le lit et qu’on le relit, on s’aperçoit (et c’est ce qu’il faudra démontrer) qu’il s’efforce, plutôt que de juger, de trouver une autre voie d’assomption de l’Occident. On a déjà évoqué celle de l’errance raisonnée (comme Rimbaud cultivait le dérèglement raisonné de tous les sens), exploration qui est plus sensorielle qu’intellectuelle - more geometrico. A l’occasion de ces parcours initiatiques (l’initiation étant un concept capital, qui renoue avec les vieilles traditions européennes, d’Ulysse à Dante), il se place en situation de corps à corps avec le grain du monde, avec la roche, la terre, l’ombre et le soleil, mais aussi avec le tissu des villes et des villages. Il semble revenir, pour ainsi dire, aux expériences des « théologiens » présocratiques, qui cherchaient le logos du monde dans les transformations de la physis. Gracq est un géographe, un « scientifique », mais, comme Jünger prisait l’entomologie « esthétique » et initiatique, non celle des champions de l’éprouvette et des équations, lui est ce ces géographes qui auscultent les os et les chairs de notre pays, ou plutôt des pays, surtout ceux de France, des Causses, du Cézallier, des Landes, de Bretagne etc., en alchimiste du verbe. Il transforme le matériaux opaque, qu’il a vu à l’occasion d’une exposition sur l’Or des Incas, en or étincelant. Et, à cette aune, il sort de l’Histoire (assez pipée, selon ses critiques quasi voltairiennes) pour entrer dans un mode d’existence qui ressemble étrangement à ce que Heidegger nomme l’éclaircie de l’être, la clairière.
Aussi s’agit-il de distinguer deux « Occidents » (sans parler de l’Europe, dont la signification est différente, mais, encore une fois, Gracq se garde bien d’élargir ses réflexions à de larges concepts assez enivrants, pour rester dans la sphère de son expérience). Un Occident qui semble peu pourvoyeur de sens, et un autre, qu’il tente de « créer », de susciter, à la suite ou en concomitance d’autres chercheurs (ou « travailleurs », pour reprendre encore une fois une expression rimbaldienne). Ce n’est certes pas une connaissance intérieure (et l’intériorité de l’homme se doit, dorénavant, après la mise en péril de la notion même de personne, d’être justifiée – à vrai dire, cette dimension n’existait guère avant Socrate), à la manière d’un Nerval, dont il emprunte l’approche erratique, mais avec lequel il ne partage pas – ou rarement - le sentier vital du rêve (et pourtant, Gracq n’a jamais renié le surréalisme, dont il essaie de retrouver le souffle), mais une confrontation extérieure, susceptible de modeler un autre homme, contemplatif, attiré par la beauté et l’éclair du monde, pour ainsi dire une nouvelle gnose. Le parallèle avec Jünger, paraît séduisant, auquel il faut cependant retirer toute la portée mystique et divine (Gracq n’éprouvant aucune dilection pour les mystères sacrés).
Pour autant, Gracq, comme Jünger (et c’est un trait qui contredit la logique « démocratique » - au sens littéral – de l’Occident moderne, y compris dans les régime « totalitaires », fascistes ou communistes), ne placent leur foi que dans l’existence d’une élite, ou, tel un Stendhal scrutant un avenir prochain (soit 1880, ou 1930), dans l’émersion de la masse liquéfiée, ou de l’oubli mémoriel, d’ un cercle de happy few capable de retrouver la Lettre.
12:18 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : julien gracq, claude bourrinet, littérature, littérature française, lettres, lettres françaises | |
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