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jeudi, 14 mars 2024

Louis-Ferdinand Céline et la malédiction du pacifisme

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Louis-Ferdinand Céline et la malédiction du pacifisme : ou pourquoi les vrais pacifistes se font toujours traiter de nazis et de collabos par les humanistes et autres défenseurs des droits

Nicolas Bonnal

On l’a vu avec Trump : les pacifistes sont toujours considérés comme des nazis. Celui qui veut l’humanité cuite au nucléaire (péril chinois, russe, arabo-iranien, nord-coréen, etc.) est le héros humanitaire et démocrate et nobélisable. C’est le Malhuret qui menace tout le monde « pétainiste-poutiniste » ou « wokiste-poutiniste » (et la croisade LGBTQ de Biden et Ursula-Macron alors ? Elle est wokiste la Russie ?) comme il menaçait hier les non-vaccinés.

Mais on ne la refera pas leur république. Elle aime s’envoyer en l’air sur les champs de bataille – et ce depuis le début.

C’est comme ça, on ne discutera pas. On nous fait le coup de Churchill à chaque fois, l’homme qui rasa gratis l’Allemagne, affama l’Inde et livra l’Europe à la Russie soviétique.

On rappelle ce que l’on peut dire sur cette histoire de Céline et du pacifisme.

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Dans le Voyage au bout de la nuit le mot n’apparaît pas.

Dans les pamphlets le mot apparaît et désigne Léon Blum et sa bande, mais ce sont eux bien sûr dit Céline qui veulent la guerre. A la fin de Bagatelles il se dit quand même plus pacifiste que Blum. Le partisan de la paix (Macron, Biden, Malhuret, Valls, BHL) veulent atomiser la Russie ou la repousser (on ne leur a pas encore dit que ce serait difficile ?) jusqu’au Kamtchatka mais c’est parce qu’ils sont pacifistes. En ordonnant à Sarkozy de détruire la Libye, BHL précisait qu’il le faisait parce qu’il détestait la guerre.

Toute ressemblance avec la novlangue, etc.

Après la guerre, Céline se désignera comme pacifiste. Mais les pacifistes sont alors les nazis, comme Charles Lindbergh et les partisans d’America First en Amérique (Hitchcock les accuse de nazis, les pacifistes ricains : voyez mon livre). John T. Flynn reprochera à Lindbergh sa bourde du 11 septembre (tiens, tiens, c’est le jour du honni discours de Des Moines !) lorsque Lindbergh accuse le gouvernement américain, les Anglais mais aussi les Juifs de pousser à la guerre. C’était la fin pour les pacifistes américains, et ils seraient nazifiés ad vitam. Depuis lors toutes les interventions militaires sont jugées favorablement et célébrées en Amérique. C’est le Truman (Harry) chaud qui commence !

Raser et bombarder le monde au nom de la lutte contre la barbarie.

Sinon on est nazi.

Evidemment on pourrait dire que l’on se paie de mots et qu’on n’ira pas loin. Céline encore :

« Si c’était par la force des mots on serait sûrement Rois du Monde. Personne pourrait nous surpasser question de gueule et d’assurance. Champions du monde en forfanterie, ahuris de publicité, de fatuité stupéfiante, Hercules aux jactances. Pour le solide: la Maginot ! le Répondant : le Génie de la Race ! Cocorico ! Cocorico ! Le vin flamboye ! On est pas saouls mais on est sûrs ! En file par quatre ! Et que ça recommence ! »

Céline se trahit le 6 août 1946 (premier anniversaire d’Hiroshima) dans une lettre :

« Si j’ai attaqué les juifs c’est que je les voyais provocateurs de guerre et que je croyais le national-socialisme pacifiste ! ».

C’est vrai que le national-socialisme en a déçu beaucoup après. S’il avait fini l’Angleterre au lieu de s’en prendre à la Russie… Le grand scénariste Dalton Trumbo était opposé à l’intervention contre l’Allemagne jusqu’au 22 juin 41. Il était communiste, et il croyait au pacte germano-soviétique.

Il dit aussi dans une autre lettre notre écrivain :

« Je n’ai jamais été nazi. Je suis un pacifiste et c’est tout. J’ai été antisémite par pacifisme. »

Cela suffit à diaboliser le pacifisme.

D’où les guerres à mort à venir contre la Chine ou la Russie etc.

Trump devra faire guerre ou il sera tué et remplacé : par amour de la paix.

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L’économiste-philosophe-historien-pacifiste juif libertarien Murray Rothbard (foto) souligne cette infamie avec le sourire. Mais c’est hélas somme ça. C’est parce qu’on adore la paix partout qu’on veut la guerre, la guerre universelle. Il faut faire un monde sûr pour la démocratie dit le couillon Wilson qui brise l’Europe et crée en 1918 le soviétisme et les conditions du nazisme. Mais rien ne les arrêtera. On le cite encore et toujours notre Ferdinand furioso :

« Une telle connerie dépasse l’homme. Une hébétude si fantastique démasque un instinct de mort, une pesanteur au charnier, une perversion mutilante que rien ne saurait expliquer sinon que les temps sont venus, que le Diable nous appréhende, que le Destin s’accomplit. »

Pacifisme donc : le mot n’est pas présent dans le Voyage. C’est quand il parle à Lola que notre pacifiste sans le savoir parle le mieux de son refus de la guerre. Il y a le refus de la guerre perso, charnelle, et le refus de la guerre totalitaire, globale (la Deuxième Guerre, la première est encore humaine, elle a encore des relents charnels franco-allemands, c’est celle d’Adenauer et de De Gaulle). Ici Céline parle de la première et il en est bouleversant parce qu’il dit honnêtement qu’il veut sauver sa peau et ne pas mourir pour rien, même s’il va en perdre l’amour de sa belle américaine (il aurait dû se taire peut-être ? Mais il n’a jamais su se taire ce fanfaron avec la Lola) :

« ce qu’il y a dedans… Je ne la déplore pas moi… Je ne me résigne pas moi… Je ne pleurniche pas dessus moi… Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu’elle contient, je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle. Seraient-ils neuf cent quatre-vingt-quinze millions et moi tout seul, c’est eux qui ont tort, Lola, et c’est moi qui ai raison, parce que je suis le seul à savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir. »

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Ce « Je ne veux plus mourir » est sublime. Mais il fallait dire peut-être à la belliciste yankee : je ne veux pas mourir comme ça ou pour ça (pour la république ou même Jeanne d’Arc car la Lola le bombarde avec Jeanne d’Arc et on utilise alors la figure de Jeanne pour vendre des bons du trésor-guerre en Amérique). Le jeu de la vérité en valait-il la chandelle ? Il n’est pas traité de nazi mais de lâche. Il insiste quand même avec un bon jeu de mots :

— Alors vivent les fous et les lâches ! Ou plutôt survivent les fous et les lâches ! Vous souvenez-vous d’un seul nom par exemple, Lola, d’un de ces soldats tués pendant la guerre de Cent Ans ?… Avez-vous jamais cherché à en connaître un seul de ces noms ?… Non, n’est-ce pas ?… Vous n’avez jamais cherché ? Ils vous sont aussi anonymes, indifférents et plus inconnus que le dernier atome de ce presse-papier devant nous, que votre crotte du matin…

La postérité c’est pour les asticots dira-t-il.

Puis dans un bel élan infinitif notre auteur assène (son prof prisonnier Princhard en fait, l’idole du début du Voyage) :

« Engraisser les sillons du laboureur anonyme c’est le véritable avenir du véritable soldat ! Ah ! camarade ! Ce monde n’est je vous l’assure qu’une immense entreprise à se foutre du monde ! Vous êtes jeune. Que ces minutes sagaces vous comptent pour des années ! »

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Mais finalement on lui laisse quand même le dernier mot parce que c’est Céline et parce qu’il a raison. La guerre démocratique, humanitaire ou pacifiste… la guerre pacifiste est un scandale éternel à l’horizon. Charles Beard l’a dit en Amérique que ce sera « la guerre perpétuelle pour une paix perpétuelle » :

« Les hommes qui ne veulent ni découdre, ni assassiner personne, les Pacifiques puants, qu’on s’en empare et qu’on les écartèle ! Et les trucide aussi de treize façons et bien fadées ! Qu’on leur arrache pour leur apprendre à vivre les tripes du corps d’abord, les yeux des orbites, et les années de leur sale vie baveuse ! »

Princhard conclut avec infinitifs, accumulation et gradation :

« Qu’on les fasse par légions et légions encore, crever, tourner en mirlitons, saigner, fumer dans les acides, et tout ça pour que la Patrie en devienne plus aimée, plus joyeuse et plus douce ! »

Ils vont faire la guerre à cette Russie (qui est trop molle depuis le début, je suis d’accord avec Craig Roberts, et aura donc enhardi tous les pacifistes démocrates et démocratiques et autres) et on aura les charniers remplis et puis niés, et on aura la Bombe, et on aura la chasse aux collabo-pacifistes.

On sait comment finit Jean Jaurès.

samedi, 09 mars 2024

"Les Sept Couleurs" de Robert Brasillach - Entre roman et conte de fée

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"Les Sept Couleurs" de Robert Brasillach

Entre roman et conte de fée

Par Frédéric Andreu

L'enfant rêveur évolue dans un monde double, les pieds sur terre et la tête dans les étoiles. Les personnes qu'ils croisent sur le chemin de l'école ressemblent parfois aux princes et princesses des légendes. Plusieurs temps se mêlent dans ses rêves. Dans mon cas, il m'arrivait de croire que ma mère et mon père n'étaient pas mes "vrais" parents. Jusqu'à six ou sept ans, je croyais vivre dans une sorte de décor de théâtre, où s'agitaient des acteurs plus ou moins conscients de l'être. Ce jeu de rôle entre réalité et fiction est sans doute l'un des phares éclairant le lecteur des "Sept Couleurs", chef d'oeuvre de Robert Brasillach.

Ce roman étonne déjà par le titre. En ouvrant le livre au hasard, on se demande quel arc-en-ciel va s'ouvrir ? Très vite, l'ouvrage étonne par cette délicatesse de style que l'on reconnait à Brasillach. En ouvrant ce roman rare, vous découvrirez, par les yeux de Patrice et Catherine - les personnages principaux du récit - les merveilles que peut offrir le Paris de 1926. Le Bois de Boulogne, le Musée Grévin, la Tour Eiffel... mais aussi, cette petite église Saint-Germain de Charonne. L'église y apparaît telle "une épave merveilleuse d'un ancien village". Suivie du village éponyme, du cimetière, des tombes qui le composent décrites avec tellement de bonheur d'expression. À l'intérieur du cadre spatial (quartier de Charonne, Est de Paris) et temporel (nous sommes en 1926), vous serez aussi et surtout les témoins amusés d'un incroyable impromptu féerique. Patrice, le jeune homme, et Catherine, la jeune fille, vont bras-dessus bras-dessous, accompagnés de bien curieux personnages... Au cours du récit,  nous apprenons que ce quartier, les trésors qu'il renferme, fut découvert par hasard un jour où - précise le narrateur - "Patrice s'était trompé d'autobus".

Patrice connaissait donc Charonne, mais ce lieu atypique au coeur de Paris, il voulait le faire découvrir à sa belle. Pour quelle raison ? Afin de visiter, ensemble, un cimetière beau comme un jardin, avec des tombes fleuries et d'autres pas. Mais peut être pas seulement pour cela.

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Patrice savait-il que son double enfantin le rencontrerait dans un cimetière ? Certainement pas. Cher lecteur, avant de vous révéler le pourquoi du comment sur cette rencontre pour le moins insolite, quelques mots descriptifs sur ce cimetière s'imposent : tout d'abord, son nom : Saint-Germain de Charonne. Le cimetière fait corps avec une église, partie liée avec un ancien village. Tous ces lieux ont gardé un peu de leur atmosphère d'antan. Il ne s'agit aucunement d'un lieu fictif ;  d'aucun peut visiter ce quartier Charonne, monter les marches de cette église en descendant à la station de métro éponyme.

Mais alors que les jeunes amis passe devant la tombe de Bègue (secrétaire de Robespierre), un étrange petit personnage fait son apparition. Amusant et espiègle. Le récit narratif bascule dans un autre temps. Je dirais que le métier à tisser narratif pivote soudainement du fil blanc du réalisme au fil rouge de la légende. Résultat, le "textus" change d'affectation. Le réalisme de la phrase A bascule soudainement à la fiction de la phrase B. En l'espace d'un blanc entre deux phrases, le monde bascule. Phrase A : le narrateur décrit une tombe du cimetière ; phrase B : un petit garçon apparaît, de six ou sept ans. Que fait-il au milieu du cimetière ? Il a un rendez-vous avec une jeune fille. Comment s'appelle-t-il? Patrice. Et la fillette qu'il attend, comment s'appelle-t-elle? Elle s'appelle Catherine, tout comme les protagonistes du roman ! Ce "double enfantin" de Patrice et Catherine, quel rôle joue-t-il dans la trame narrative ?

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Il joue le rôle de guide dans le Charonne à la fois réel et féérique du chapitre I. Quelques pages d'une rare beauté, caractéristique de la magie de l'auteur font dessiller nos yeux : les protagonistes ne se transforment ni en fées ou loups-garous, rien de spectaculaire, mais rencontrent leur double légendaire. Voulez vous savoir pourquoi cette partie est selon moi, un moment clé, non seulement du roman "les Sept Couleurs" mais de toute l'œuvre de Robert Brasillach ? C'est parce qu'on y perçoit, mieux qu'ailleurs dans l'oeuvre protéiforme de R.B., les modalités de sa pensée symbolique. Le réel rentre en contact avec le surréel de la légende. A titre de comparaison, nous pourrions dire que le spectre des couleurs visibles laissent apparaître l'infrarouge et l'ultraviolet, invisibles à l'œil nu. D'ailleurs, le roman ne se nomme t-il pas "les Sept Couleurs ? 

Mais comment s'articule, dans le texte, ce "double regard" ? Encore une fois : point de "grenouille transformée en prince", point de fée clochette à la sauce Walt Disney, l'art de  Brasillach consiste à faire co-exister le réalisme et le féerique, les couleurs visibles et invisibles du récit.

Deux "temps" coexistent dans un même récit. L'apport de Brasillach dans la littérature c'est, résumé en huit mots, cela : "la double postulation du réel et du merveilleux". Avant lui, le conte de fée, conservatoire du monde de l'enfance, se chargeait de nous dévoiler le merveilleux de l'existence ; le roman se chargeait de nous dire la société et ses travers. Brasillach innove en inventant un nouveau genre narratif situé "quelque part" entre le conte de fée et le roman. Il est donc, ni plus ni moins, le créateur d'un nouveau genre narratif.

Intrigué par le dialogue entre les personnages et leur "double enfantin", témoin de leur complicité, témoin aussi du déjeuner qu'ils partagent dans l'espace du cimetière, es-tu surpris, lecteur, par le dénouement final de la scène ? Les deux couples se séparent, certes, mais non sans invite à se revoir. "Quand vous reviendrez, vous n'aurez qu'a revenir ici" s'écrit le petit Patrice. Le curieux personnage les invite chez lui : "Regardez bien le numéro. Vous nous demanderez. S'il n'y a personne vous tirerez la bobine de la ficelle et vous entrerez" s'écrit le petit Patrice au seuil du départ.

La bobine de ficelle, ne rime-t-elle pas avec une sorte d'initiation secrète ? On rentre dans la maison du petit Patrice comme dans une cabane au fond des bois. Le petit homme explique comment entrer secrètement dans la maison, en passant la main par un trou situé dans l'huis... où un fil permet d'ouvrir la porte... simple jeu d'enfant, fil de bobine et aussi, fil métaphorique d'une trame narrative nouvelle. Non celle du roman, mais celle du conte merveilleux !

Vient ensuite l'heure des "au revoir". En terminant la partie intitulée "Les Doublures du Destin", par un "Au revoir Petit Chaperon Rouge !" le narrateur confirme ce que l'on pressentait tout au long du texte. Quelque chose d'extraordinaire se produit ; un personnage de conte de fée - le petit Chaperon Rouge – a fait irruption dans le roman de Brasillach, et nous ne le savions pas.

On remonte alors le cours du temps, et on se rend compte que tout un réseau d'indices et de pistes anticipait la rencontre. Par exemple, au début du chapitre II, Catherine compte ses frères et sœurs "sur ses doigts", comme le font les enfants. Combien a-t-elle de frères et de sœurs ? Sept, nombre clé du conte de fée. Un grand nombre de détails tend à avertir le lecteur : ce roman, est certes un roman réaliste, il raconte la visite de deux jeunes gens dans Paris, mais il contient aussi des éléments du registre merveilleux. À sa manière, Robert Brasillach nous fait éprouver l'existence de la pluralité des mondes. On pressent que l'extraordinaire n'est rien d'autre que l'ordinaire dévoilé. Pour se faire, son roman nous prévient : la trame de nos vies n'est pas composée de 50 % de réalisme et de 50 % de merveilleux, mais plutôt de 100 % de l'un et de 100 % de l'autre. Toute rencontre peut être merveilleuse si elle croise le destin de quelqu'un pour qui voir l'autre ne va pas de soi. Au cours de la partie intitulée "Les Doublures du destin", la description réaliste de la tombe de Bègue précède l'apparition du petit enfant. Le narrateur choisit l'ordinaire d'un contexte ( la description d'une tombe dans un cimetière est de cet ordre), pour mieux surligner l'extra-ordinaire irruption du petit Patrice.

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Ce roman fourmille d'autres exemples où l'ordinaire et l'extraordinaire co-existent et s'annoncent l'un l'autre. Une thèse entière suffirait à peine à en faire le tour ? Il y a aussi un autre moyen subtil de pallier à cette difficulté de recensement. Cet autre moyen, le voici : lisez simultanément la première et la dernière phrase de quelques chapitres, et voyez ce que cela donne. La première phrase des Doublures du destin est "Catherine ne connaissait pas Saint-Germain de Charonne ; la phrase finale est "Au revoir, petit Chaperon Rouge!". C'est justement à Catherine, héroïne du roman - et premier mot du chapitre - que le Petit Garçon s'adresse. Pourquoi ? Parce que n'étant jamais venu auparavant dans le quartier Charonne, elle pose sur lui un regard neuf.

Robert Brasillach n'a pas besoin de se perdre et de nous perdre dans le labyrinthe des concepts philosophiques. Nul besoin de composer une énième théorie de littérature comparée réservée à quelques spécialistes ; il laisse tout simplement parler ses personnages. Ce sont eux - et non lui - qui nous intiment l'extraordinaire de nos rencontres. Si nous gardons nos âmes légendaires, une rencontre peut bouleverser notre vie, blasonnant notre existence non pas de belles paroles, mais de paroles belles.

 

lundi, 26 février 2024

Parution du numéro 470 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 470 du Bulletin célinien

Sommaire :

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Le modèle de Mme Bérenge : Barbe Domis (1856-1935) 

Entretien avec Stéphane Zagdanski 

Bagatelles pour un massacre loué par un militant sioniste (1944) 

Divorce à Rennes 

De Céline à Beethoven 

Ramuz et Céline

Céline chez Paul Morand

Passionnant Journal de guerre de Paul Morand, surtout le premier tome où on le voit à Vichy, au cœur du pouvoir. Recruté au printemps 1942 au cabinet de Pierre Laval, il note tout ce qui se dit, notamment lors des déjeuners où il côtoie le président du Conseil revenu aux affaires après avoir connu un purgatoire politique de plus d’un an. Dans ce journal de 2.000 pages (!), il est peu question de Céline. On a confirmation de quelques éléments ; ainsi, c’est bien à la demande de Darlan (ministre de la Guerre) que Les Beaux draps furent interdits par Pucheu (ministre de l’Intérieur) en zone non occupée¹. Autre confirmation : la participation de Céline à un déjeuner chez les Morand, le 22 avril 1943 ², en compagnie de Benoist-Méchin, Louise de Vilmorin et Jünger. C’est lors de ce déjeuner que Céline confie avoir été invité à visiter Katyn, invitation qu’il déclinera. 
 

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Propos confirmé par Jünger dans son Journal.  Après la chute de Stalingrad et le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord, Céline sait que la partie est perdue : il assure alors à Morand qu’il restera en France avec pour conséquence que « les Soviets le feront tomber dans une fosse Katyn ».  Dans une lettre censurée par Je suis partout, il écrira : « La fosse de Katyn est plus vaste qu’on l’imagine – Je suis porté à croire qu’elle va jusqu’aux Tuileries. » Il sera à nouveau invité le mois suivant (5 mai), cette fois en compagnie de Josée Laval, Heller et Jardin, directeur de cabinet de Laval. C’est l’époque où Céline tient des propos hallucinés. Morand les rapporte dans son journal : « Sa thèse est qu’Hitler est “l’hystérique de service”, manœuvré par les trusts, lesquels sont d’accord avec Londres et Washington, que tout cela c’est faire le jeu des Soviets, que Laval s’en ira, et nous tous avec. » 
 
Alors que Céline vomissait le régime de Vichy et n’avait que sarcasmes à l’égard de Laval,  Morand, légaliste et admiratif, lui resta fidèle jusqu’au bout. « C’était un homme très bon, très juste, détestant la guerre, la ruine, le meurtre, le sang, la violence. », écrit-il à l’automne 1945. On sait que l’approchant à Sigmaringen, Céline révisa son jugement. Morand et Céline avaient, en revanche, les mêmes vues sur ce qu’il aurait fallu faire et surtout ne pas faire. Morand : « Je considère qu’il ne fallait pas déclarer la guerre à l’Allemagne, mais attendre. De mes voyages, j’étais revenu persuadé que, même en cas de victoire, la France sortirait d’une guerre puissance de deuxième ordre et qu’il fallait à tout prix maintenir le plus longtemps possible la fiction France puissance de premier ordre, grâce à la paix. » Comme en écho, Céline dira : « Nous avions le prestige d’avoir gagné 14-18. Il fallait conserver ce prestige à toute force, n’importe comment, ne pas le mettre en péril, ne pas le mettre sur la table. » S’ils se sont l’un et l’autre retrouvés en piètre situation après la défaite, ils gagneront la partie en littérature. La seule qui compte pour des écrivains.

• Paul MORAND, Journal de guerre, I (Londres – Paris – Vichy, 1939-1943) & Journal de guerre, II (Roumanie – France – Suisse, 1943-1945), Gallimard, coll. “Les cahiers de la nrf”), 2 vol. de 1028 et 1042 p. Édition établie, présentée et annotée par Bénédicte Vergez-Chaignon (27 & 35 €)

  1. (1) Les autorités allemandes désapprouvèrent cette interdiction.
  2. (2) Et non le 23 comme indiqué ici et là : dans son journal, Paul Morand relate le déjeuner ce jour mais, dans son agenda, sa femme, Hélène Morand, le note la veille, tout comme Jünger. C’est au cours de ce déjeuner que Céline fait part de ses craintes à son hôte : « J’aimerais pouvoir prendre mes dispositions car je serai dans les cinq ou six premiers. Vous n’êtes que dans la première centaine. »

lundi, 05 février 2024

Relire Drieu La Rochelle, Le jeune européen

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Relire Drieu La Rochelle, Le jeune européen

par Gennaro Malgieri

Source: https://www.destra.it/home/gioielli-ritrovati-rileggere-drieu-la-rochelle-il-giovane-europeo/

Si, à vingt-huit ans, un jeune intellectuel français éprouve le besoin d'écrire son autobiographie et entreprend, avec le flair d'un écrivain mûr qui a traversé la guerre en compagnie de la littérature, de se raconter dans son intimité, pourquoi ne se représenterait-il pas comme "le jeune Européen", à peine plus âgé, trente-quatre ans, capable de défier le vieux monde décrépit et inutile dans lequel il erre avec l'arme de l'écriture persévérante qui lui ouvre les portes de la consolation ? La réponse se trouve dans le "triptyque" qui m'est tombé dessus par hasard, alors que je cherchais Socialisme fasciste ("Volpe editore" pour l'édition italienne) sur les rayons encombrés de ma bibliothèque. Feuilletons ces pages brillantes et limpides du Jeune Européen sur les traces d'une vocation à suivre.

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Drieu La Rochelle, avec Etat civil (Bietti), offre sa carte de visite en racontant la jeunesse d'un leader inquiet ; avec Le Jeune Européen (Aspis), il propose une méditation sur l'histoire, dans les années 1920, en obtenant une image décadente qu'il projette comme une représentation de son époque et de l'époque à venir.

Ce deuxième essai biographique est la suite idéale du premier, qui sera suivi par l'analyse politique contenue dans les pages de Mesure de la France (Idrovolante edizioni) : un triptyque qui ressemble à un retable de la Renaissance au centre duquel se trouve lui, le jeune écrivain, tel qu'il deviendra : la représentation du 20ème siècle d'un homme qui a traversé la décadence, l'ayant préconçue, s'accompagnant inconsciemment "de deux frères aînés, Nietzsche et Spengler".

D'eux, plus ou moins consciemment, il tire la vision de la fragilité du vieux monde, tandis que le nouveau peine à se manifester et que le vide est comblé par les stéréotypes d'une modernité paillarde qui, de Moscou à New York, étend un voile de crasse morale qui ne peut que dégoûter un homme comme Drieu, "l'antithèse du nihiliste", comme l'écrit Marco Settimini dans son essai introductif, cultivé et raffiné. Car c'est un intellectuel qui "a le goût de la vie, de la beauté, de la chair, des formes". En somme, s'il fallait le définir, je dirais qu'à son âge, à ces moments-là, c'est un "jeune Européen" d'ascendance "dorienne", étranger à l'apitoiement et soucieux de ne rien faire d'autre que de coucher sa pensée sur le papier, d'être un écrivain comme peut l'être un guerrier, mais pas un commerçant, un homme d'affaires, un fellah européen qui se contente des bordels bourgeois, qu'ils soient culturels, esthétiques ou, pis encore, éthiques. "C'est un aristocrate de l'esprit, observe Settimini, qui, destiné à vivre au 20ème siècle, souffre de façon choquante du "dépérissement de la vie" qu'il constate dans tous les domaines humains. À cinquante-deux ans, il aurait décidé d'en finir. Le désespoir l'aurait conduit à se tirer une balle dans la tête - comme le protagoniste/alter ego de Feu follet - après s'être "préparé" avec du gaz et du gardenal en lisant deux versets de la Bhagavadgita. Aristocratique jusqu'au bout. Au temps de la populace inintelligente, ce n'était pas sa faute - comme il l'écrira dans Récit secret - s'il n'avait pas compris que le monde décomposé roulait avec la fureur d'une symphonie de Rachmaninov.

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Le "jeune Européen" a consciemment roulé avec l'histoire au cours de son adolescence lumineuse et charnelle d'abord, de sa maturité ensuite. Réalisant qu'il ne pourrait échapper à la mort qu'en concevant une grande œuvre, son œuvre littéraire qui lui inspirait parfois de la terreur lorsque la page blanche restait telle quelle. Car l'écriture, comme pour Nietzsche, et un peu comme pour Spengler, est un instrument de liberté, voire la seule preuve que la liberté existe, en dehors de la mort volontaire.

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Drieu n'abdique pas, même s'il assiste et participe à la fin d'un monde, pour vivre en "homme couvert des femmes", brillante métaphore pour dire qu'il n'aurait renoncé à rien, surtout pas à l'amour, vécu dans ses fibres les plus intimes, ou charnelles mais totalement, spirituellement épanouissantes. Comme celui qui le liait, avec des fortunes diverses, à Victoria Ocampo (photo), écrivain argentin hors pair, tendrement et désespérément aimée, ou à n'importe quelle dame de la haute société parisienne, paradigme d'une sensualité brillante, dépourvue de fougue et de poésie. Amour pétri de littérature, c'est-à-dire creusé dans les profondeurs de l'âme ou simplement de la chair, pur occasionnalisme, vitalisme pour vaincre l'ennui.

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Toutes les femmes, les siennes ou celles qui se croyaient les siennes, ne l'ont pas abandonné le jour où elles l'ont accompagné dans son dernier voyage. Certains ont dit qu'on n'avait jamais vu autant de femmes à l'enterrement d'un homme, y compris des épouses et des amantes, en compagnie des chamanesses au sexe aventureux qu'il avait déifiées dans ses romans, au premier rang desquels Gilles. Mais l'amour et le sexe n'ont jamais compensé la nostalgie d'un monde inexistant, le 13ème siècle par exemple, du jeune et du moins jeune Européen. Seule l'écriture pouvait pallier le manque d'ordre qu'il aurait représenté dans Mesure de la France.

"Je n'avais aucune idée que l'on pouvait écrire sur autre chose que sur soi-même. Je ne voyais pas plus loin que le bout de mon nez, qui m'enchantait. Je restais inerte comme si toutes mes facultés avaient été absorbées par le spectacle du monde ; je ne regardais ni les choses ni les gens. C'est ce qu'il y avait de plus palpitant, de plus précieux, de plus éphémère en moi que je voulais surprendre, mais à cause de cette attention même, plus rien ne bougeait en moi", avoue Drieu avec une candeur impudique. Cela ressemblerait à la confession d'un masque, à la Mishima, aussi désagréable ou risquée que puisse paraître la comparaison. C'est plutôt la description d'une agitation qui l'a épuisé : "Alors plus je m'interrogeais, plus la vie m'échappait : ma plume grattait un sol aride et stérile. Je m'enfermais dans un cercle au point d'être mortel. Je cherchais ma vie à écrire, mais parce que je la cherchais, je ne la vivais plus. Et autour de moi, immobile, sous mon regard distrait, le monde entier devenait peu à peu immobile".

Qui est donc le "jeune Européen" ? Quelle que soit la manière dont on le lit et l'interprète, c'est le masque de Drieu, âgé de trente-quatre ans, qui, devant une feuille blanche, pose le problème de la résistance à l'époque où la vie lui apparaît comme un rêve collectif. "L'individualité exaspérée, épuisée, finira par mourir, et d'elle naîtra un communisme liquide, inévitable".

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Ne serait-ce pas la "pensée unique" de l'égal du temps, le signe de l'extrême décadence qu'en 1927 le jeune homme contemple avec le désenchantement de celui qui a soif d'univers formels à recomposer au milieu des décombres que la guerre a laissés dans tous les coins de l'Europe défaite ? Probablement. On l'appelle inconsciemment "communisme liquide" pour l'"ennoblir", mais ce n'est que le goût du laisser-faire qui connote "la pourriture de l'élite d'aujourd'hui".

Le Jeune Européen, au-delà de l'exaspération esthétisante à se contempler presque comme une sorte de remède à la vulgarité qui l'entoure, est l'un des livres les plus modernes de Drieu La Rochelle. En quelques coups de plume sur un homme qui lui ressemble beaucoup, l'écrivain français révèle sa nature, celle d'un challenger audacieux, d'un aventurier téméraire, d'un visionnaire conscient : "L'âme d'un héros s'était nichée un moment dans mon corps. Mon intelligence s'épanouissait. J'apprenais et je me souvenais de tout. Et j'étais bon, maître de ma langue, de mes mains, de mes yeux", avait-il écrit dans Etat civil. Six ans plus tard, il n'a pas changé d'avis. Rêver, mais aussi intervenir avec son arme la plus redoutable dans les destinées françaises et européennes : la plume - arme impropre - qu'il trempe quotidiennement dans l'encre rouge et noire de ce socialisme d'avenir qui est le dernier horizon qu'il esquisse à l'intention des nietzschéens déçus et des soréliens rêveurs, les premiers visant à ramasser les fragments de la volonté de puissance, les seconds s'attachant à recoller les morceaux disjoints d'une mosaïque faite de classes et de nations.

mercredi, 31 janvier 2024

Léon Bloy contre-attaque

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Léon Bloy contre-attaque

Par Eugenia Arpesella  

@eugeniarpe

Source: https://revistapaco.com/leon-bloy-contraataca/

Pour sa prose extemporanée, pour son catholicisme extrême, pour être antimoderne et réactionnaire, pour être un saint, un prophète et un égaré, Léon Bloy (1846-1917) a été jeté, avec son œuvre, dans l'oubli littéraire. Il est possible qu'il s'agisse d'un oubli un peu forcé, produit d'une opération de censure largement consensuelle. En tant que critique littéraire, Bloy a descendu presque tous les écrivains et intellectuels français de son époque. Aujourd'hui, pourtant, Bloy pourrait être le saint patron des annulés. Mais le drap du fantôme du politiquement incorrect serait trop court pour lui, et s'il voyait de ses yeux le pétrin dans lequel nous nous sommes fourrés, il s'en servirait volontiers pour se pendre.

Il y a dix ans, à la stupéfaction des cardinaux, le Pape François l'a sorti des catacombes dans sa première homélie en tant que pape, dans la chapelle Sixtine : "Quand on ne confesse pas Jésus-Christ, je me souviens de la phrase de Léon Bloy : "Celui qui ne prie pas le Seigneur, prie le diable"". En Argentine, entre-temps, il est difficile de trouver ses livres, les Journaux sont épuisés et ses romans et essais peuvent, avec un peu de chance, être consultés sur le web, et pas nécessairement parce qu'ils ont si mal ou si peu vieilli. La bonne nouvelle est que la maison d'édition de Bucarest vient de publier Sobre la tumba de Huysmans, traduit pour la première fois en espagnol par Nicolás Caresano, qui est également chargé des notes et du prologue de l'édition. Il s'agit de l'un des derniers livres publiés par Bloy de son vivant, qui rassemble les comptes rendus critiques qu'il a rédigés sur les romans de Joris Karl Huysmans, un auteur contemporain avec lequel il entretenait une amitié compliquée.

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Après la mort de Huysmans, en 1913, Bloy, dans un geste lapidaire, publie ce livre. "Les pages qui suivent marquent deux époques", explique Bloy. "Les premières ont été écrites avant la conversion de Huysmans, lorsque, plein d'espoir et sans prévoir les atroces tribulations qu'il me réservait, je le choyais avec délicatesse. Les autres expriment l'amer désenchantement qui a suivi. A la fin de cette préface à la première édition, Bloy se justifie : "On me reprochera peut-être de manquer de respect à un défunt. La mort, disait Jules Vallés, n'est pas une excuse. Les notes du traducteur donnent des indications intéressantes sur le tempérament de Bloy et sur son sens des relations publiques. Par exemple, Caresano précise que Jules Vallés avait publié les premiers articles socialistes et anticléricaux de Bloy dans son journal La Rue. Mais lorsque Bloy se convertit au catholicisme, il lui rendit la pareille en le qualifiant de "délinquant capable de jeter Homère dans les toilettes".

L'amitié entre Bloy et Huysmans semble avoir été intéressée, surtout de la part de Bloy, qui voyait en Huysmans un converti plutôt qu'une promesse littéraire. La publication du roman A rebours (que Michel Houellebecq évoque longuement dans Soumission) enthousiasme Bloy au point qu'il en fait l'éloge, à l'étonnement de beaucoup : "Je ne vois pas de roman qui déclare plus résolument cette alternative : ou bien nous nous muons en bêtes, ou bien nous contemplons la face de Dieu".

Disciple d'Émile Zola, que Bloy avait baptisé "le crétin des Pyrénées", Huysmans était comme la brebis égarée qu'il fallait récupérer et ramener au bercail. Plus tard, la dérive littéraire et spirituelle de Huysmans vers le satanisme a fait que l'amitié entre les deux, comme l'a expliqué Bloy plus haut, a littéralement sombré dans l'enfer. On ne peut comprendre son radicalisme vis-à-vis de Huysmans, et celui de toute son œuvre, sans considérer l'histoire de sa fervente conversion. Dans sa prime jeunesse, Léon Bloy avait été un athée et un anticlérical forcené jusqu'à ce qu'il rencontre Barbey D'Aurevilly, écrivain monarchiste et conservateur réputé, qui devint son mentor spirituel et littéraire et l'accompagna sur le chemin de l'initiation au catholicisme. Initiation qui, comme on le sait chez les croyants, est un chemin total, absolu. Mais la foi de Bloy est celle du Calvaire, celle du Vendredi saint, celle de la nuit noire. "Je ne ressens jamais la joie de la résurrection. Je vois toujours Jésus à l'agonie", écrit-il dans son Journal. L'amour du Christ est l'amour de la Vérité, et cette Vérité, dira Bloy, se trouve dans la souffrance. La souffrance du Christ crucifié entre deux voleurs, la pauvreté qu'il a lui-même endurée tout au long de sa vie. Bref, sa conversion n'a pas été une conversion de splendeur, de joie, de paix, de réconciliation.

c8a6965691df69d6575e8846b117ffb597d299d21a95192f45df41b2a81b67d0.jpgÉcrivain catholique, ou plutôt journaliste catholique, pamphlétaire et auteur de libelles, il s'est lancé dans l'écriture comme un prophète désespéré et malveillant : toute son œuvre est un grand défi aux valeurs de la modernité, cette déchirure de l'histoire dont les fruits ont été autant de poisons pour l'esprit. Le suffrage universel, la science, le progrès, la république, le matérialisme, l'immanentisme comme précurseur de l'individualisme récalcitrant, l'art, la littérature, le catholicisme mou et sentimental, sans parler de Luther et de la Réforme protestante ! Il s'est donc battu en duel contre tout ce qui, pour lui, éloignait irrémédiablement les hommes du mystère, de la transcendance, c'est-à-dire de Dieu. L'essayiste Roberto Calasso résume bien cette croisade morale et de principe : Bloy s'est attaché à fustiger les bourgeois hypocrites, les intellectuels éclairés et, surtout, les âmes tièdes et en paix avec elles-mêmes. "Qu'est-ce qu'avoir bonne conscience ? C'est être convaincu qu'on est une parfaite canaille", écrit-il dans son Journal. Terriblement pauvre, il se comportait lui-même comme un misérable et le savait mieux que quiconque : "Je mendie comme un voleur à la porte d'une ferme qu'il a l'intention d'incendier". Certains critiques suggèrent qu'il y a toujours quelque chose de sacré dans la colère de Bloy, rappelant le Christ contre les pharisiens et contre les marchands du temple.

En revanche, Franz Kafka l'admirait, tout comme Jorge Luis Borges. Le "Miroir des énigmes", publié dans Autres inquisitions, rend justice au Bloy non racheté. Mais l'un des meilleurs portraits de l'écrivain français est peut-être celui du père Leonardo Castellani, jésuite et écrivain argentin : "Il est facile de rire de Léon Bloy. Autrefois, je me moquais de lui, ce saint plus impatient que le mauvais larron ! La somme d'injures, d'imprécations et d'épithètes qui lui sont tombées dessus de son vivant est énorme et, à Dieu ne plaise, justifiée. Ah, le malheureux ! Mais la misère est une chose sérieuse. On ne peut pas rire de la misère. Jésus-Christ, dans sa passion, était littéralement misérable. Tout ce qui est suspendu à un arbre est maudit, dit la Loi. C'est ainsi que le monde d'aujourd'hui s'est moqué de Bloy et de Jésus-Christ.

Dans le prologue de Sur la tombe de Huysmans, Caresano pose la question que nous nous posons tous si nous sommes arrivés jusqu'ici : qu'est-ce que ce vieux sage et carcaman a à nous offrir aujourd'hui ? Quels abîmes de notre présent ce prophète du 19ème siècle peut-il éclairer ? Son héritage", dit Caresano, "nous enseigne encore qu'il n'est pas possible d'affirmer sans nier en même temps, d'admirer sans mépriser implicitement et que, parfois, la seule façon d'atteindre le centre profond d'une époque est de se déplacer vers les marges". L'une des qualités intemporelles de Bloy est peut-être son affront à l'exercice de la critique et à ses implications dans le monde de la culture, c'est-à-dire le coût que peu sont prêts à payer aux dépens d'un relativisme dépourvu de sainteté. Le "politiquement correct" ne cache-t-il pas des intérêts ? Affirmer simultanément l'un et l'autre et en tirer la conclusion qui intéresse le plus le pouvoir en place, n'est-ce pas une affaire détournée ? "Celui qui ne prie pas le Seigneur...".  En l'invoquant lors de la messe inaugurale de son pontificat, le pape François a renouvelé un affront au pharisaïsme de notre époque, plus courroucée et stridente que celle de Bloy, mais tout aussi déserte.

vendredi, 12 janvier 2024

Parution des numéros 467, 468 & 469 du Bulletin célinien

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Parution des numéros 467, 468 & 469 du Bulletin célinien

N°469:

2024-01-BC-Cover.jpgSommaire :

Des lettres retrouvées

Les sœurs Canavaggia et Céline

L’Église vue par Charles Bernard [1933]

Encore Taguieff

Décidément obnubilé par Céline, celui qui éprouvait jadis “une admiration sans bornes” [sic] à son égard y revient dans son dernier livre. Taguieff, traquant la prolifération de la bêtise dans notre société (vaste programme !) lui consacre, en effet, plusieurs pages. Dans une section consacré aux voyageurs désillusionnés en Union soviétique (pp. 219-241), il affirme erronément que les documents sont introuvables sur son séjour en URSS. Il ignore manifestement le rapport de Mikhaïl Apletine découvert il y a une quinzaine d’années par une célinienne russe¹. Là où Taguieff est tendancieux, c’est lorsqu’il affirme qu’avant son séjour Céline ne prend pas position, “soucieux de bénéficier de l’appui des milieux intellectuels de gauche, sensibles à son supposé pacifisme et à son non moins supposé anticolonialisme”. S’il n’a pas exprimé avant 1936 de jugement sur l’URSS, n’est-ce pas plutôt parce qu’il tenait à juger sur pièce ? L’auteur reconnaît qu’il  est de ceux qui ont osé “chercher à voir ce qui se cachait derrière les slogans et les mises en scène pour invités de marque”. Mais pour y parvenir, il fallait bien évidemment se rendre sur place. À son retour le constat fut terrible : « Tout cela est abject, effroyable, inconcevablement infect. Il faut voir pour croire. Une horreur. Sale, pauvrehideux. Une prison de larves.  Toute police, bureaucratie et infect chaos. Tout bluff et tyrannie. »  Suivra Mea culpa qui ne fera pas davantage dans la dentelle.

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Au moins Taguieff admet-il que Céline s’est montré “lucide” face au communisme. L’autre passage du livre relatif à Céline concerne son jugement dépréciatif sur Proust (pp. 64-68). Le but étant naturellement de montrer “sa profonde bêtise”. L’honnêteté eût consisté à montrer que son appréciation à l’égard du glorieux aîné connut une évolution certaine. Au point d’énoncer, un an avant sa mort, un avis aussi définitif que celui-ci : « Proust est un grand écrivain, c’est le dernier, c’est le grand écrivain de notre génération ». Pour avoir une idée exhaustive de cette évolution, je vous recommande la notice relative à Proust dans un dictionnaire que tout célinien devrait avoir dans sa bibliothèque². Quant aux essais dans lesquels il est question des liens entre ces deux géants, ils sont légion. Coïncidence : les deux plus notables sont parus la même année³. Au risque de choquer, oserais-je écrire que, même dans le dénigrement radical, Céline fait preuve de perspicacité ? Ainsi lorsqu’il utilise la métaphore de la chenille pour définir le style proustien : « Cela passe, revient, retourne, repart, [n’oublie rien, add.] incohérent en apparence (…) La chenille laisse derrière elle tel Proust une sorte de tulle, de vernis irisé, [impeccable add.], capte, étouffe, réduit, empoisonne tout ce qu’elle touche et bave, rose ou étron. » Ainsi décrit-il cette obsession parfois oppressante qui tend à vouloir tout exprimer à propos d’un fait ou d’un sentiment. Et, pour cela, passe et repasse indéfiniment sur la même observation ou la même sensation.

• Pierre-André TAGUIEFF, Le Nouvel Âge de la bêtise, Éditions de l’Observatoire, 2023 (23 €).

  1. (1) Olga Chtcherbakova, “Quelques précisions sur le séjour de Céline à Leningrad en 1936” in Céline et la guerre, Actes du Seizième colloque international Louis-Ferdinand Céline, Société d’études céliniennes, 2007, pp. 84-88.
  2. (2) Laurent Simon & Jean-Paul Louis, La Bibliothèque de Louis-Ferdinand Céline (Dictionnaire des écrivains et des œuvres cités par Céline dans ses écrits et ses entretiens), Du Lérot, vol. 2, 2020, pp. 198-199.
  3. (3) Jean-Louis Cornille, La haine des lettres. Céline et Proust, Arles, Actes Sud, coll. « Un endroit où aller », 1996 ; Pascal A. Ifri, Céline et Proust. Correspondances proustiennes dans l’œuvre de L.-F. Céline, Birmingham [Alabama], Summa Publications, 1996.

N°468:

2023-12-BC-Cover.jpgSommaire :

Une heure chez Me Gibault 

Céline dans Le Populaire  

Bibliographie. Les Dictionnaires.

In memoriam Henri Thyssens

Henri Thyssens nous a quittés le 28 octobre¹ à l’âge de 75 ans. Je le connaissais depuis 1979 ; il m’avait contacté à la parution du premier numéro de feu La Revue célinienne. Il découvrit Voyage au bout de la nuit à l’âge de dix-neuf ans alors qu’il effectuait son service militaire. « Ce Voyage me transporta dans un monde nouveau, celui de la lecture, à tel point que j’en fis un métier : libraire ²» Avant de créer sa propre librairie, “La Sirène”, il apprit le métier chez Halbart, puis chez Eugène Wahle, à Liège dont il était originaire. Parallèlement, il fit du courtage à Paris. Spécialisé dans les ouvrages de généalogie et de régionalisme, il publiait des catalogues qui attestaient d’un professionnalisme sans faille. Ceux qu’il réalisa sur la gastronomie ou sur Simenon sont conservés par les amateurs. Alors qu’il avait été un élève peu appliqué, Céline  joua pour lui  le rôle d’initiateur et lui donna  l’amour des lettres. À l’instar de nombreux céliniens pointus, le livre de Céline qu’il préférait, sensible à la modernité du style, était Mort à crédit. Ce qui ne l’empêchait pas d’apprécier des auteurs au style classique, tels  Stendhal, Paul Léautaud ou Jules Renard qu’il relisait fréquemment. En 1976, cet autodidacte s’était fait connaître en éditant la correspondance à Évelyne Pollet qu’il avait rencontrée à plusieurs reprises. Cinq ans plus tard, il se rendit au Danemark sur les traces de Céline³. Il en ramena le flacon de cyanure que celui-ci avait emporté en Allemagne. Il l’avait fait analyser (c’était bien du cyanure de potassium mais désormais sans danger), ce qui lui permit de le proposer dans l’un de ses catalogues ! Il fut le créateur de la série Tout Céline, répertoire des livres, manuscrits et lettres passés en vente, qui connut cinq numéros et dans lesquels il publia différentes études, notes biographiques et recensions bibliographiques. 

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Mais la grande affaire de sa vie fut ses recherches sur l’itinéraire de Robert Denoël. Elles aboutirent à la création d’un site internet en accès libre d’une rigueur et d’une érudition en tous points remarquables.  « Un éditeur assassiné, c’est rare, c’est incongru, on ne meurt pas pour les Lettres. Celui-là était différent, c’était un vrai bagarreur, et Liégeois de surcroît. Je me lançai donc à sa poursuite. Elle dura trente ans, mais je ne parvins jamais à mettre un nom sur son assassin, ou plutôt j’en trouvai plusieurs, ce qui compliquait encore l’affaire. »

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On trouve d’ailleurs sur son site toutes les pièces connues sur cet assassinat ainsi que sur l’instruction judiciaire qui suivit. Il y a là matière à un livre majeur sur cette vie brisée mais Henri ne s’était jamais résolu à cette conversion, étant dans l’impossibilité, disait-il, de faire la synthèse de ce qui équivaut à un volume de centaines de pages. Il faudrait aussi évoquer l’homme qu’il fut : son ironie, sa fidélité en amitié, son indépendance d’esprit. Épris de liberté, il aura mené l’existence qu’il souhaitait. Ce qui importe maintenant c’est de préserver son travail. Michel Fincœur (attaché scientifique à la Bibliothèque Royale) et moi l’avions convaincu de léguer sa documentation aux “Archives & Musée de la Littérature”, à Bruxelles, ce qu’il fit il y a cinq ans. Il y existe désormais un “Fonds Robert Denoël / Henri Thyssens” qui a vocation à pérenniser le site internet qu’il créa en 2005 et qui constitue l’œuvre de sa vie.

  1. (1) Et non le 31 octobre, comme erronément mentionné dans notre numéro précédent. Il a été incinéré à Ostende le 8 novembre.
  2. (2) Les citations sont extraites de sa contribution au livre collectif 90 ans de Voyage (Céline et nous), La Nouvelle Librairie, 2022.
  3. (3) Henri Thyssens, « Au Royaume de Danemark » in Tout Céline, 5 [Liège], À la Sirène, 1990, pp. 116-136.

N°467:

2023-11-BC-Cover.jpgSommaire :

Retour sur Drena Beach et Winna Winfried  –

Le Spiegel et Céline

Un monument à Claude Duneton

Manuscrit de Mort à crédit

En juillet 2021, la découverte des inédits a éclipsé celle d’un manuscrit de Mort à crédit, l’un des plus anciens retrouvés et donc antérieur à celui déjà connu. L’année passée, dans la nouvelle édition du roman (La Pléiade), Henri Godard annonçait que la publication du facsimilé de ce manuscrit de plus de 1.600 feuillets permettrait dans une certaine mesure de faire la lumière sur les différentes étapes de rédaction. Cela s’avère fondé et c’est ce qui en fait un document passionnant pour les amateurs et les chercheurs. Comme l’écrit Pascal Fouché, qui en a excellemment réalisé l’édition et la présentation, s’il est incomplet et qu’il ne livre pas toutes les clés de la méthode de travail de Céline, il nous permet tout au moins de mieux l’appréhender. Grâce aux versions successives de nombreuses séquences, on a accès aux différentes étapes. On assiste ainsi “en direct” au travail de création et on comprend mieux la manière de travailler de l’écrivain qui n’a de cesse d’accroître successivement plusieurs passages. Il est aussi intéressant de comparer avec ce qui sera modifié dans la version définitive. Un exemple parmi d’autres : on se souvient que dans  celle-ci, il évoque sa mère en disant : « Elle a tout fait pour que je vive, c’est naître qu’il aurait pas fallu » ; cette phrase figure bien dans ce manuscrit, mais ici c’est de son père qu’il s’agit (« Il a tout fait… »). Les noms des personnages y sont loin d’être définitifs : ainsi, la concierge Mme Bérenge, qui fait l’ouverture du livre, s’appelle d’abord Mme Dovis. Quant à la datation, il faut situer la rédaction effective en 1934-1935, après qu’il a abandonné la partie qui serait devenue Guerre et le projet de Londres¹.  Il se consacre alors uniquement au premier volet de ce roman qui, initialement, devait en comporter trois : « Enfance, Guerre, Londres. »

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C’est que cette première partie prit tellement d’importance qu’elle constituera le roman tout entier totalisant pas moins de 700 pages imprimées. Nombreux sont les céliniens qui le considèrent comme son chef-d’œuvre, en tout cas supérieur à Voyage au bout de la nuit et surtout conforme à son projet esthétique.  Mais cela n’a pas toujours été le cas et pas seulement pour la critique ; lorsque Henri Thyssens (†) lui consacra l’un de ses catalogues au début des années 80, il le titra fort justement « Mort à crédit, le mal-aimé »².  Le prochain colloque  de la Société d’Études céliniennes sera consacré aux manuscrits découverts il y a deux ans. Il reste à former le vœu que, sur la base de ce facsimilé,  il se trouvera un céliniste  pour dégager les leçons qu’apporte cette édition. Ajoutons que cette initiative éditoriale constitue une belle réussite bibliophilique, ce qui ne gâte rien.

• Louis-Ferdinand CÉLINE, Mort à crédit. Le manuscrit retrouvé (fac-similé & transcription), Gallimard, 2023, 2 volumes, l’un pour le fac-similé intégral ; l’autre pour la transcription (établie, annotée et présentée par Pascal Fouché), 1712 p., relié sous coffret, couverture toilée et marquée à chaud au format 25 x 11 x 39 cm, tirage limité à 999 exemplaires numérotés, 5,51 kg. (450 €).

    1. (1) « Indépendamment du texte lui-même, un brouillon de lettre sur un verso qui évoque le décès de la concierge de Céline est daté du 23 février 1935 et un autre est écrit au domicile de Lucienne Delforge qu’il rencontre en avril de la même année » (P. Fouché)
    2. (2) LFC Club, Tout Céline, n° 2, [Liège], 1980. Henri Thyssens est décédé le 28 octobre. Hommage lui sera rendu dans notre prochain numéro.

mercredi, 10 janvier 2024

La forêt jüngerienne à l'heure de l'IA et de l'argent sans emploi

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La forêt jüngerienne à l'heure de l'IA et de l'argent sans emploi

Dans tous les cas, la technologie continue d'être introjectée et expliquée comme le sujet dominant ; l'homme reste une sorte de démiurge passif de la technologie.

par Giacomo Petrella

Source: https://www.barbadillo.it/112451-heliopolis-17-il-bosco-jungheriano-al-tempo-di-ai-e-moneta-senza-lavoro/

51J54A13NWL._SL500_.jpgLorsque nous lisons ou écoutons les débats sur l'IA, nous nous souvenons de la raison pour laquelle nous avons intitulé notre recueil de réflexions Héliopolis de commun accord avec le directeur. Ernst Jünger a écrit ce roman de même nom en 1949. On y trouve encore un optimisme spirituel certain: construire une aristocratie née dans la douleur. La technique est encore un courant sous-jacent mais qui va crescendo et qui domine. Jünger imagine, une fois passé le moment triomphal de la démagogie populiste, le retour, bien que caché, condamné et combattu, du modèle aristocratique classique: le Soldat entendu comme Guerrier, la voie de l'action, la voie du personnage De Geer, élevé vers Dieu par le monachisme germanique, par le Père Félix, la voie de la contemplation, au service d'un Régent juste, le principe retrouvé de l'Autorité. Le thème de la technologie n'est pas sujet, il est encore objet. Le bateau du pilote bleu est un instrument pour construire un ailleurs archétypal renouvelé.

9782710323112_1_75.jpgDans les années suivantes, notre auteur fera l'expérience d'un pessimisme beaucoup plus aigu; d'abord dans Les Abeilles de verre, un roman d'une actualité frappante si on le compare au climat actuel de ce qu'on appelle le "capitalisme de surveillance". Eumeswil arrive une décennie plus tard, nous amenant déjà vers la fin des années 70: le nihilisme a gagné, l'Église, la politique, les corps intermédiaires ont tous plié devant le relativisme dévastateur de 68. Nietzsche, le maître, a été renversé par le triomphe de la pensée faible: le père philosophique est désormais l'arme de l'ennemi. Il ne reste plus qu'à vivre en Anarque, en préparant, si possible, une cabane dans la forêt.

L'optimisme de la Technique dans le Le Mur du temps (1959), déjà à l'époque une sorte d'espoir post-religieux renouvelé, est abandonné pour faire place à une certitude spirituelle incertaine, bien mieux interprétée, à notre avis, par les livres plus récents de Marcello Veneziani (La Cappa, surtout).

Ici, du débat entre nouveaux Titans, nouvelles fantaisies prométhéennes, néo-luddites et grands pharaons du capitalisme de surveillance craignant de ne pas gérer la nouvelle chaîne de vapeur, nous ne ressentons que très peu d'attirance.

Dans tous les cas, la Technique continue d'être introjectée et expliquée comme le sujet dominant; l'homme en reste une sorte de démiurge passif, incapable d'échapper à la catastrophe spirituelle, philosophique et morale qu'a été 68. La grande différence heideggérienne entre la poièsis, le faire inséré dans la nature ordonnée du cosmos, et la teknè, le dévoilement de la nature pour son utilisation dans la volonté de puissance, reste ignorée. Aucune théorie politique ne remet aujourd'hui en cause le capitalisme comme objectivation de la Technique. Nous restons passifs, dominés, et donc promis à une catastrophe providentielle.

md31443844934.jpgNous disons cela sans esprit apocalyptique, plutôt dans une tonalité stoïcienne, comme l'a si bien fait Alain de Benoist au début des années 2000 dans son essai Sull'Orlo del Baratro. Et sur ce point, nous persistons, comme tant d'autres, à souligner l'absence totale de passion publique pour le thème central de la Technique, à savoir la monnaie. C'est la monnaie entendue comme Technique, la monnaie fiduciaire, l'instrument illimité créé à partir de rien, qui a définitivement détaché l'être humain de toutes ses limites, faisant de cette terre l'enfer faustien que nous connaissons et que nous continuons si hypocritement à appeler le meilleur des mondes possibles.

Ce n'est pas un hasard si, dans les années qui ont suivi les grands bouleversements nihilistes des années 60, du Concile Vatican II au Mai parisien, c'est en 1971, à Camp David, qu'a été décrétée la fin de Bretton Woods et la naissance de l'argent sans limites, de l'argent infini, délié de toute réalité physique. Domination du dollar, domination de l'ère libérale.

Gardez donc ce passage à l'esprit lorsque la société sera confrontée aux changements de l'intelligence artificielle dans les années à venir: l'argent sans travail, l'argent sans or, en était l'exemple premier, la cause première. Ceux qui continuent à parler d'"outils neutres", d'usage et de finalité, vous mentent comme ils vous ont toujours menti. Préparer la cabane dans la forêt.

Giacomo Petrella

lundi, 08 janvier 2024

Redécouvrez Lautréamont et rien ne sera plus comme avant

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Redécouvrez Lautréamont et rien ne sera plus comme avant

par Massimo Fini

Source : Massimo Fini & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/riscoprire-lautreamont-e-nulla-sara-piu-come-prima

Je suis en train de lire les Chants de Maldoror de Lautréamont. Je m'y étais attaqué à l'âge de vingt ans et, après avoir parcouru quelques pages, j'avais abandonné. Je n'étais pas assez prêt pour une lecture aussi exigeante. Il m'est arrivé la même chose avec Proust. Quatre ou cinq fois, j'avais commencé Du côté de chez Swann et, à la cinquantième page, j'avais claqué contre le mur le premier des huit volumes d'A la recherche du temps perdu, publiés par Mondadori. Un été, à quarante ans, j'ai dévoré les huit volumes. Et c'est une évidence. A la recherche du temps perdu est la grande fresque d'une époque, un traité de psychanalyse, mais aussi et surtout un livre sur le Temps et la mémoire (la madeleine). Or, à vingt ans, on a moins de mémoire qu'à quarante, on est occupé à parcourir ces bouts de vie qui deviendront à leur tour mémoire. Il faut donc se méfier des proustiens épuisés de la vingtaine, soit pour se donner un ton, soit pour sublimer ainsi leur homosexualité (bien qu'aujourd'hui, l'homosexualité étant dédouanée, ce déguisement soit moins nécessaire).

L'appréciation d'un livre, d'un film, de toute œuvre d'art, dépend du moment de la vie dans lequel on l'aborde. Celui de la maturité n'est pas toujours le meilleur moment pour comprendre. Rimbaud, par exemple, est beaucoup plus proche de la sensibilité des adolescents ou des post-adolescents, étant lui-même adolescent. Il écrit Une saison en enfer à 19 ans et son œuvre est concentrée en quatre ans, puis il ne veut plus rien savoir de son travail de poète et d'écrivain, il traverse plusieurs fois les Alpes à pied jusqu'à s'embarquer pour l'Afrique pour travailler comme marchand, refusant tout contact avec les éditeurs et les journaux. A l'un d'eux, particulièrement insistant, il dira: "ma saison est finie, c'est tout".

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Lautréamont est, avec Rimbaud ("le poète devient voyant par un long et raisonné démêlage de tous les sens", expression qu'il utilise dans une lettre à un ami, et non Verlaine comme on le croit généralement), le fondateur de la poésie, de la littérature moderne, de la culture moderne. Tout l'art du début du 20ème siècle, hommes de lettres, poètes, peintres, écrivains, journalistes - Guillaume Apollinaire - a inspiré Lautréamont, du surréalisme au cubisme en passant par le fauvisme, le pointillisme et le symbolisme. Souvent inconsciemment, parfois consciemment. Il a été lu, par exemple, par Amedeo Modigliani, l'une des figures les plus lumineuses, extraordinaires et généreuses de ce Paris inégalable de la fin du 19ème siècle aux années 1930, où se retrouvaient peintres, écrivains et musiciens de toute l'Europe, de l'Espagne à la Russie à la Roumanie à la Bulgarie à la Turquie et plus tard aux Américains dont le rôle principal, mais non unique - Hemingway, Fitzgerald, Henry Miller - était de se faire d'habiles marchands d'art en achetant les œuvres de peintres tous désargentés, à l'exception de Picabia, mais y compris Picasso.

La tentative titanesque de Lautréamont, Rimbaud et Baudelaire a été de désarticuler, au milieu du 19ème siècle, dans le temps court de leur vie (Lautréamont est mort à 24 ans, Rimbaud poète à 22 ans, Baudelaire à 46 ans) les structures sociales, psychologiques et économiques de leur époque, c'est-à-dire les structures de la bourgeoisie.

Le plus puissant dans cette œuvre est Lautréamont, avec son écriture extraordinaire, toute nouvelle, avec ses poèmes en prose, lisez l'Ode à l'Océan dans le premier chant de Maldoror. Bref, après avoir lu Lautréamont, on ne peut plus être comme avant.

 

***

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Vieil océan

Extrait du Chant I

Vieil océan, aux vagues de cristal, tu ressembles proportionnellement à ces marques azurées que l’on voit sur le dos meurtri des mousses ; tu es un immense bleu, appliqué sur le corps de la terre : j’aime cette comparaison. Ainsi, à ton premier aspect, un souffle prolongé de tristesse, qu’on croirait être le murmure de ta brise suave, passe, en laissant des ineffaçables traces, sur l’âme profondément ébranlée, et tu rappelles au souvenir de tes amants, sans qu’on s’en rende toujours compte, les rudes commencements de l’homme, où il fait connaissance avec la douleur, qui ne le quitte plus. Je te salue, vieil océan !


Vieil océan, ta forme harmonieusement sphérique, qui réjouit la face grave de la géométrie, ne me rappelle que trop les petits yeux de l’homme, pareils à ceux du sanglier pour la petitesse, et à ceux des oiseaux de nuit pour la perfection circulaire du contour. Cependant, l’homme s’est cru beau dans tous les siècles. Moi, je suppose plutôt que l’homme ne croit à sa beauté que par amour-propre ; mais, qu’il n’est pas beau réellement et qu’il s’en doute ; car, pourquoi regarde-t-il la figure de son semblable avec tant de mépris ? Je te salue, vieil océan !

samedi, 06 janvier 2024

Quand Dostoïevski dénonce la Babylone mondialiste et l’homoncule occidental…

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Quand Dostoïevski dénonce la Babylone mondialiste et l’homoncule occidental…

Nicolas Bonnal

Notes d’hiver sur des impressions d’été…

Ce voyage connu et oublié est essentiel pour compléter mon livre et mes réflexions sur Dostoïevski et la modernité occidentale (je vais rajouter ce texte à mon recueil traduit en roumain du reste). Ici il ne s’agit pas comme dans Crocodile d’un conte fantastique et comique, mais d’un ensemble de réflexions échevelées et épouvantées face à la grande modernité infernale occidentale et son troupeau bourgeois et consommant. Les cibles de ce voyage pas comme les autres sont surtout Londres et Paris, les deux capitales les plus folles alors de cet Occident qui fonctionne en mode turbo maintenant, contre le monde (toujours…) et contre sa population toujours plus hébétée et « hallucinée » (Guénon).

Ce qui est clair c’est que la civilisation (l’anti-civilisation de Guénon) est déjà là: elle est marchande, technique, mondialiste, fascinante, effrayante, babylonienne, apocalyptique. Et elle veut déjà refaire son homme à zéro façon Schwab:

« Mais, en revanche, quelle assurance avons-nous dans notre Vocation civilisatrice, de quelle façon hautaine résolvons-nous les questions, et quelles questions: le sol n'existe pas, le peuple non plus, la nationalité est un certain système de contributions, I'âme, - tabula rasa, c'est une cire que l'on peut modeler pour en faire I'homme véritable, l'homme universel en général, I'homonculus; il suffit de se servir des produits de la civilisation européenne et de lire deux ou trois livres. »

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Le ton est sarcastique mais résume ce que nous vivons depuis deux siècles : le refus de l’homme, des peuples et des nationalités qui survivent tant bien que mal. Rappelons cette observation de Debord :

« Non seulement on fait croire aux assujettis qu’ils sont encore, pour l’essentiel, dans un monde que l’on a fait disparaître, mais les gouvernants eux-mêmes souffrent parfois de l’inconséquence de s’y croire encore par quelques côtés. Il leur arrive de penser à une part de ce qu’ils ont supprimé, comme si c’était demeuré une réalité, et qui devrait rester présente dans leurs calculs. Ce retard ne se prolongera pas beaucoup. Qui a pu en faire tant sans peine ira forcément plus loin… »

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Donnons la note des éditeurs pour les moins érudits de nos lecteurs (s’il en reste) :

« 1. Tabula rasa, expression de Locke (Essai sur l'entendement humain) et des philosophes empiristes: elle compare l'esprit humain avant l'expérience à une « tablette rase », sur laquelle rien n'est écrit. Les choses viennent s'y imprimer de l’Extérieur et ne sont pas innées, comme chez Descartes. 2. L'homonculus : dans la tradition folklorique, homme de taille réduite auquel alchimistes et sorciers prétendaient pouvoir donner vie... »

Sur Locke relire De Maistre et Fukuyama qui, malgré les sarcasmes dont il fait inutilement l’objet, en a très bien parlé. La philo anglaise de l’époque est un social engineering destiné à fabriquer du bourgeois, explique tel quel notre petit maître sous-estimé et très mal lu (la différence entre des bourgeois US, euro, russe ou chinois, Alexandre Kojève – voyez mes textes – annonce qu’elle sera ténue aussi…).

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Comme Nietzsche ou Diderot, Dostoïevski comprend que notre civilisation déteste le petit peuple :

« Non, à présent je veux dire seulement ceci : l'article ne blâmait pas et ne maudissait pas uniquement les voiles légers, ne disait pas seulement que c'était un vestige de mœurs barbares, mais il critiquait la barbarie du peuple, la barbarie élémentaire, nationale, en l'opposant à la civilisation européenne de notre société de la plus haute noblesse. »

Idem chez Guénon dans ses aperçus : le peuple est un support plastique et initiatique, il garde toujours quelque chose du passé traditionnel, la classe moyenne fabriquée par l’Etat moderne jamais. Raison de cette rage à détruire partout et toujours les paysans.

La guerre des préjugés commence, et la caste occidentale veut toujours et partout imposer les siens:

« L'article raillait, l'article avait l'air d'ignorer que les accusateurs étaient peut-être mille fois pires et plus vils, que nous n'avons fait qu’échanger nos préjugés et nos des vilenies pour préjugés et des vilenies plus grandes. L'article faisait mine de ne pas s'apercevoir de nos propres préjugés et vilenies. »

Dostoïevski tape très fort sur le bourgeois. C’est l’homme uniforme de Fukuyama, la classe moyenne de Guénon, le philistin de Nietzsche, l’être moderne de Taine (pour qui le bourgeois a fleuri plus en France qu’ailleurs, à cause de l’Etat – on y revient) :

« Pourquoi regarde-t-il ayant l'air de dire: « Voilà, je ferai un peu de commerce dans ma boutique, aujourd'hui. Et si le Seigneur le permet, demain aussi, peut-être aussi après-demain, si le Seigneur veut bien m'accorder cette grâce... Eh bien, alors, alors, que je puisse mettre de côté quelque petite chose, et après moi le déluge. »

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Le bourgeois cache les pauvres, ajoute notre voyageur  :

« Pourquoi a-t-il fourré tous les pauvres dans un endroit quelconque et pourquoi assure-t-il qu'il n'y en a pas du tout? »

Surtout, il adore la presse et il croit tout ce que dit la presse et les journaux, les radios et les télés et les réseaux sociaux. Ecoutez bien :

« Pourquoi la littérature gouvernementale lui suffit-elle?

Pourquoi a-t-il une envie furieuse de se persuader que ses journaux sont incorruptibles?

Pourquoi consent-il à dépenser tant d'argent pour payer des espions? »

Oublions les espions, une vieille habitude anglo-saxonne ! Sur cette manie de la presse et cette intoxication, les grands esprits ont tout dit : Fichte, Thoreau, Balzac bien sûr, Léon Bloy, Drumont, Bernanos, Nietzsche encore. Mais je citerai le début d’Anna Karénine p. 15) :

« Le journal que recevait Stépane Arcadiévitch était libéral sans être trop avancé, et d’une tendance qui convenait à la majorité du public. Quoique Oblonsky ne s’intéressât guère ni à la science, ni aux arts, ni à la politique, il ne s’en tenait pas moins très fermement aux opinions de son journal sur toutes ces questions, et ne changeait de manière de voir que lorsque la majorité du public en changeait. Pour mieux dire, ses opinions le quittaient d’elles-mêmes après lui être venues sans qu’il prît la peine de les choisir ; il les adoptait comme les formes de ses chapeaux et de ses redingotes, parce que tout le monde les portait, et, vivant dans une société où une certaine activité intellectuelle devient obligatoire avec l’âge, les opinions lui étaient aussi nécessaires que les chapeaux. »

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On ajoute une dernière note tordante sur le bourgeois froncé décrit par notre auteur :

« Pourquoi n'ose-t-il souffler mot sur l'expédition du Mexique ? »

Oui, les expéditions punitives (Palestine, Yémen, Russie, Chine, Vietnam, Corée, Mali, Soudan, Cuba, Japon…), le bourgeois euro-américain ne s’en lasse et ne s’en lassera JAMAIS.

Mais continuons de voyager au gré des notes du plus rebelle et « flippant » des maîtres (un des rares écrivains de génie condamné à mort tout de même) ; nous arrivons à la fameuse et babylonienne exposition universelle:

« A Londres la même chose arrive, mais quelles larges images vous oppressent! Cette ville immense comme la mer qui s'agite jour et nuit, le bruit et le hurlement des machines, ces chemins de fer qui passent par-dessus les maisons (bientôt aussi en dessous), cette hardiesse d'entreprise, qui n'est en réalité que le degré le plus élevé de l'ordre bourgeois, cette Tamise empoisonnée, cet air saturé de charbon de terre, ces splendides Squares et ces parcs, ces terribles coins de la ville, tels que Whitechapel, avec sa population sauvage, à demi nue et affamée ; la cité avec ses millions et son commerce universel, le palais de cristal, l’Exposition, Oui, l’Exposition est étonnante. »

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On ne retrouvera cette cruauté des traits que chez Jack London (Les bas-fonds de Londres) et bien sûr chez Wilde (Dorian Gray est une parabole sur le Londres méphitique de Victoria-Rothschild et de l’aristocratie gay d’alors, parabole qui lui coûtera très cher).

Triomphe du capital mondialisé pétaradant et paradant :

« Vous sentez une force terrible, qui a réuni cette foule innombrable, venue de tous les points du monde en un seul troupeau ; vous sentez qu’ici il y a la victoire, le triomphe… »

Un mystérieux troupeau apparaît, celui de l’homme sans qualités qu’on réduit à l’état de bétail (voyez cette foule alignée avec ses smartphones devant l’Arc-de-Triomphe le soir du réveillon) devant la Babylone moderne enfin réalisée dans l’Angleterre biblique et puritaine de Milton, Cromwell et Rothschild :

« Vous paraissez même commencer à craindre quelque chose. Oui, si indépendant que vous soyez, vous commencez à craindre. Ceci ne serait-il pas l'idéal atteint? pensez-vous; n'est-ce pas la fin? Ne serait-ce pas « I'unique troupeau »? Ne faudrait-il pas I'accepter en effet comme vérité parfaite et se taire définitivement? Tout cela est si triomphant, si victorieux et si fier, que vous commencez à respirer avec peine. Vous regardez ces centaines de mille, ces millions d'hommes, qui y viennent humblement de toute la surface terrestre - des hommes venus avec une seule pensée, qui se tiennent silencieux et avec un calme entêtement, dans ce palais colossal, et vous sentez, que quelque chose de définitif s'est accompli, accompli et terminé. C’est comme une image biblique, quelque chose de Babylone, une prophétie de I'Apocalypse, qui s'accomplit devant vos yeux. »

Le maître ajoute même :

« Vous sentez qu'il faudrait énormément de résistance pour ne pas adorer Baal... »

Tiens, un peu d’Isaïe pour nous aider à comprendre (Isaïe, 60) :

« 9 Car les îles s’attendront à moi, et les navires de Tarsis [viennent] les premiers, pour apporter tes fils de loin, leur argent et leur or avec eux, au nom de l’Éternel, ton Dieu, et au Saint d’Israël, car il t’a glorifiée. 10 Et les fils de l’étranger bâtiront tes murs, et leurs rois te serviront. Car dans ma colère je t’ai frappée, mais dans ma faveur j’ai eu compassion de toi. 11 Et tes portes seront continuellement ouvertes (elles ne seront fermées ni de jour ni de nuit), pour que te soient apportées les richesses des nations, et pour que leurs rois te soient amenés. 12 Car la nation et le royaume qui ne te serviront pas périront, et ces nations seront entièrement désolées. »

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Et comme on est français et qu’on a parlé de Louis XIV et de Taine, on ajoutera ces lignes de Dostoïevski sur notre moliéresque bourgeois qui accouche depuis quatre siècles, devant des Sganarelle contrits et confits, de femmes savantes, précieuses ridicules, Orgon, pédants, Trissotin, Tartufe, dévots blindés, avares, médecins malgré eux, George Dandins cocus électeurs et éternels contents, malades imaginaires et bourgeois gentilshommes mondialisés et islamisés :

« D'ailleurs, il ne sait que très peu de l'univers en dehors de Paris. De plus, il ne tient pas savoir. C'est un trait commun à toute la nation et très caractéristique. Mais la particularité la plus caractéristique, - c'est l'éloquence. L'amour de l'éloquence vit toujours et augmente de plus en plus. J'aurais bien voulu savoir à quelle époque a commencé cet amour de l'éloquence en France. Certainement, le début principal date de Louis XIV. Il est remarquable qu'en France tout date de Louis XIV. Comment a-t-il fait pour prévaloir ainsi - je ne saurais le comprendre! Car il n'est pas de beaucoup supérieur aux rois précédents. Peut-être, parce qu’il a été le premier à dire: l'Etat, c'est moi. Cela a énormément plu, cela a fait tout le tour de l'Europe. Je pense que c'est par ce mot seul qu’il s'est rendu célèbre. »

Louis XIV comme date-charnière de la Fin de l’Histoire ? Baudrillard et Debord non plus ne sont pas loin de le penser. On y reviendra. Une dernière remarque : sur ce milieu si effrayant du dix-neuvième siècle, on redécouvrira deux auteurs chrétiens et français essentiels, Gougenot des Mousseaux et Mgr Gaume, dont nous avons maintes fois parlé. En tout cas personne mieux que Dostoïevski, sauf Marx et Guénon peut-être, n’aura dénoncé le monstrueux et si périlleux mirage occidental.

Sources et notes :

Notes d’hiver sur des impressions d’été, éditions Entente.

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vendredi, 05 janvier 2024

Ernst Jünger et le «Merveilleux Retour»

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Ernst Jünger et le «Merveilleux Retour»

par Frédéric Andreu

L’indifférenciation contemporaine à l'endroit de la poésie en général et envers le Magnum Opus de Ernst Jünger en particulier, est emblématique de notre relation au "Merveilleux Retour". Ne laissons pas des controverses revanchardes à l'endroit du soldat au «quatorze blessures» jeter le trouble voile de la suspicion sur le pionnier de l'écologie, le poète, l'homme de paix et surtout, l'homme à la fois simple et profondément spirituel qu'était Ernst Jünger.

Qu'est-ce que des termites de faux-plafond peuvent comprendre au vol souverain d'un faucon ? Peut-être de puissants cris dont ils ne comprennent pas le sens. Ce qui intéressent un certain nombre de critiques dans une œuvre - qu'ils n'ont d'ailleurs généralement pas lu - c'est la possibilité de l'utiliser comme bannière de ralliement ou d'éventail idéologique. Bref, ils passent à côté de la littérature.

Certes, un poète comme Jünger a pu s'enflammer pour un passé glorieux, mais l'aurait-il vécu lui-même qu'il ne s'y serait jamais aligné. Jünger (perquisitionné deux fois à son domicile par le régime nazi) ne fut pas plus dupe du National-Socialisme de «festival» dont il vécut l'inexorable ascension, que du miroir inversé de celui-ci, l'International-Libéralisme qui règne sur tout l'Occident depuis la chute du Troisième Reich.

Témoin direct de cette chute tout aussi inexorable, il décrit dès septembre 1945, avec une prescience qui force le respect, le type macronoïde d'homme parvenu de nos jours au pouvoir : 

 «Ils ne connaissent ni les mythes grecs ni l'éthique chrétienne. Ce sont des titans et des cyclopes, esprits de l'obscurité, négateurs et ennemis de toutes forces créatrices […].

Ils sont loin des poèmes, du vin, du rêve, des jeux, empêtrés sans espoir dans des doctrines fallacieuses, énoncées à la façon des instituteurs prétentieux».

Imbu de sa personne, cet «ennemi des forces créatrices» n'a aucun pressentiment du Merveilleux Retour ni a fortiori de la Chute. Il ne connaît de fascination que pour les doubles parodiques de ce monde dans lesquels la littérature se réduit au rôle de marqueur mondain. Plein de griserie puérile à l'endroit de la technique, il n'entend pas dans le bruit du moteur de sa grosse cylindrée le ricanement victorieux des titans et des cyclopes contre les dieux.

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Cependant, il peut arriver qu'une page de cette œuvre jünguérienne - si phréatiquement poétique - vienne fissurer la surface asphaltée de leurs croyances athées. Lors, quelque chose qui est dans le lecteur et dans la société tout entière, se met à voir le monde comme à travers l'aile d'une libellule... La pensée symbolique de Jünger est en effet de celles qui peuvent ajouter au réel quelque chose comme l'auréole couronnée du songe, la transparence diaprée, propices à transformer nos attentes inquiètes en insatiables appels intérieurs. La littérature se découvre alors sous le jour qu'elle n'a jamais cesser d'être, une liturgie, voire une théologie du dévoilement. Pourquoi la chute de l'âme ? pourquoi cette existence temporaire, sinon pour remonter, avec les beaux textes qui nous y aident, les échelons merveilleux et transfigurateurs vers le royaume qui n'est pas ce monde. Dans les recoins les plus sombres de son œuvre, Jünger se fait le témoin du «voile d'Isis de ce monde» que la beauté soulève mystérieusement.

Si la littérature éclaire les ruines de nos vies, elle montre aussi que ces ruines sont celle d'un temple. «Dans aucune de ces marches, cependant, nous ne négligions les fleurs. Elles nous indiquaient la direction, comme la boussole montre le chemin à travers des mers inconnues».

Si les poètes ont donc assurément «mission» d'hâter ce dévoilement «sacré», les «ennemis des forces créatrices» dont parle Jünger ont assurément la leur. Drapés dans le vernis démocratique, leur but est aujourd'hui de s’affairer par les moyens légaux - aspersion de glyphosate, pilules abortives, immigration massive – à la destruction des jardins, champs, nappes phréatiques, cellules familiales, bref, tout ce qui constituent les membranes protectrices de la vie. 

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Ernst Jünger mais aussi Dominique de Roux, Luc-Olivier d'Algange entre autres veilleurs, répondent, chacun à sa manière propre, à l'appel du Merveilleux Retour bordé de fleurs, mythique et impérial. Dès lors que l'insatiable nostalgie en l'Homme s'oriente non vers le regret et le ressentiment, mais vers les spirales rédemptrices de l'âme, le règne de la machine est déjà vaincu ! L'aigle a terrassé le drone !

On se croyait perdus, consommateurs interchangeables au milieu de la tranchée du monde ; on se découvre pèlerins sur la terre ferme ! Comme dans le chant ancien des Lansquenets :

Vi gå över daggstänkta berg, «Nous allons par la montagne couverte de rosée»...

Dès lors, nous avons le pressentiment que «quelqu'un» nous attend à Ithaque !

lundi, 01 janvier 2024

L'européanisme de Drieu entre philosophie, littérature et politique

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L'européanisme de Drieu entre philosophie, littérature et politique

Les éditions "Passaggio al Bosco" rééditent en Italie l'essai "Drieu La Rochelle : le mythe de l'Europe" avec des textes d'Adriano Romualdi

par Andrea Scarano

Source: https://www.barbadillo.it/95823-leuropeismo-di-drieu-tra-filosofia-letteratura-e-politica/

Le mythe de l'Europe par Drieu La Rochelle

Quelle vision du monde caractérise l'un des principaux littérateurs français du 20ème siècle, à la personnalité complexe et solitaire, incompris, mal à l'aise et dépassé, longtemps ignoré même par la droite, y compris la droite italienne? La maison d'édition "Passaggio al bosco" propose la réédition de l'essai "Drieu La Rochelle : le mythe de l'Europe", publié pour la première fois en 1965 avec des contributions d'Adriano Romualdi, Mario Prisco et Guido Giannettini.

drieu-la-rochelle-il-mito-dell-europa.pngLes auteurs retracent les vicissitudes d'un écrivain "déchiré" entre spéculation philosophique et pensée politique, littérature et problèmes sociaux, religion et militantisme plus ou moins actif, tourmenté surtout par l'idée, clairement nietzschéenne, de la décadence, cause de la disparition de l'individualité dans l'anonymat et de la lente dissolution des classes et des hiérarchies, menace imminente tant pour la France que pour l'Occident tout entier, plongé dans le "bourbier putride" des sociétés modernes, bourgeoises et capitalistes.

Aristocrate et attaché à ses origines normandes, Drieu participe activement à la Première Guerre mondiale, qu'il salue comme une véritable libération, dont il souligne à la fois les aspects mystiques et héroïques et l'ivresse d'un rêve de puissance capable de lui révéler l'unité absolue des binômes vie/mort et douleur/joie, lui faisant espérer des possibilités de renaissance, contrariées ensuite par le recul des Français, envers lesquels il ne cache pas son vif ressentiment; leur médiocrité face aux puissances émergentes était le signe que l'expérience républicaine commencée en 1789 pouvait être considérée comme irrémédiablement terminée.

L'objectif de détruire les mythes de la civilisation décadente, y compris les mythes éculés du conservatisme, l'amène à adhérer au mouvement Dada; la confluence de ses principaux animateurs dans le surréalisme et le communisme - dont l'écrivain a toujours reconnu les militants comme ayant une prédisposition au sacrifice et à la lutte - décrète bientôt son éloignement de ses anciens amis et le début de son engagement dans la construction de la patrie et de l'idée européenne. L'unité politique, le dépassement des nationalismes dans une forme de fédération d'États, alternative au capitalisme comme au communisme, auraient également évité le spectre de la subordination coloniale à la Russie ou aux États-Unis.

Sa prise de conscience progressive que seul le fascisme compris comme un phénomène européen pouvait s'imposer comme une révolution intégrale, une synthèse des intérêts politiques et spirituels, des valeurs de la liberté et de l'autorité, du travail et du capital, a commencé avec les émeutes parisiennes de février 1934; la chronique de ces événements, reprise dans le roman "Gilles", lui a fait croire pendant un court laps de temps que l'insurrection des fascistes et des communistes pourrait renverser le gouvernement radical-socialiste.

L'analyse de l'échec de l'action rénovatrice des partis de droite et de gauche contenue dans "Le socialisme fasciste" incite Drieu à appeler à la constitution d'un nouveau parti, plaçant l'espoir éphémère de l'instauration du socialisme - "pas celui des négateurs de l'esprit, un socialisme non fondé sur l'envie", précise Romualdi - et du fascisme dans le militantisme au sein des rangs du Parti populaire français, formation d'anciens communistes (dont son fondateur, Jacques Doriot), de radicaux et de fascistes.

socialismo-fascismo-europa-la-rochelle.jpgDans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, où l'Allemagne nationale-socialiste - symbole du fascisme européen le plus "abouti" - affirme progressivement son hégémonie comme un fait incontestable, Drieu justifie son adhésion au collaborationnisme non seulement comme le choix de l'intellectuel qui, n'ayant pas peur des choix impopulaires, prend ses responsabilités. L'attitude douce des Allemands à l'égard de la population et des militaires français, ainsi que la renonciation - après l'armistice et au moins jusqu'à la mi-1941 - aux revendications territoriales concernant les possessions coloniales et les régions (comme l'Alsace et la Lorraine) qui avaient appartenu à l'Allemagne jusqu'en 1919, lui ont fait croire qu'ils accepteraient la coopération loyale d'autres pays en position de "primi inter pares", satisfaisant ainsi les exigences de l'inclusion de la France dans le processus de formation du nouvel ordre européen, du retour aux mythiques âges d'or et à l'ancienne grandeur.

Une fois disparus les nationalismes traditionnels et les anciennes patries, l'échiquier international se composerait de trois empires: l'Amérique, la Russie et l'Europe unie - malgré la malheureuse guerre fratricide anglo-allemande - contre les francs-maçons et les jésuites, les progressistes et les radicaux, la bourgeoisie et le prolétariat. Partant d'une critique du concept de progrès et de civilisation qui impliquait également le catholicisme moderne et décadent, Drieu développa une éthique fasciste qui, poursuivant l'objectif de la "civilisation du héros", des mythes du sang et de l'homme nouveau, disciplinait l'âme - conçue comme éternelle - et le corps, en recourant à la fois aux vertus guerrières et monastiques; il attribue donc à la spiritualité non pas le sens respectable et sentimental de l'amour du prochain, mais celui de la force intérieure qui se traduit par la sévérité et l'âpreté de l'essentiel.

Sa conception religieuse tente de concilier le christianisme héroïque de la vision médiévale du Christ royal et viril et le paganisme, conçu comme une reprise des orientations métaphysiques préchrétiennes - qui admettent l'existence d'autres divinités en dessous de Dieu ("profondeurs du monde") - et comme la négation qu'un Dieu "personnel" exprime le sentiment authentique de la divinité.

Sens du sacrifice, sens de la résurrection, guerre perdue, rêve brisé de l'Europe sont des thèmes récurrents dans sa production littéraire, ainsi que celui de la mort. À la veille de l'invasion et des bombardements alliés, Constant - le protagoniste du roman "Chien de paille" - est le spectateur amer et détaché des événements, prêt à faire le geste extrême comme l'alter ego de Drieu qui - trahi par le choix des Allemands de répudier son rôle révolutionnaire pour poursuivre des politiques d'annexion déstabilisant l'unité du vieux continent - a planifié et consommé, en pleine cohérence et conscience, son suicide.

Andrea Scarano.

dimanche, 17 décembre 2023

Propos d'avant-hier pour après-demain, les inédits de Gustave Thibon par Luc-Olivier d'Algange

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Propos d'avant-hier pour après-demain, les inédits de Gustave Thibon

par Luc-Olivier d'Algange

Le livre d'inédits de Gustave Thibon, qui vient de paraître aux éditions Mame, est un événement. L'ouvrage rassemble des notes, des conférences, « feuilles volantes et pages hors champs », lesquelles, pour les lecteurs non encore familiers constitueront une introduction du meilleur aloi, et pour les autres, une vision panoramique des plus instructives. Presque tous les thèmes connus de l'oeuvre sont abordés, et d'autres encore, où l'on découvre un philosophe dont la vertu première est l'attention. Il y est question de la France, des « liens libérateurs », formule qui n'est paradoxale qu'en apparence, des « corps intermédiaires », de Nietzsche et de Simone Weil, du mystère du vin, de l'âme du Midi, du Portugal, de la vie et de la mort. Ces « pensées pour soi-même », nous donnent la chance de remonter vers l'amont, vers la source d'une pensée qui ne se contente pas d'être édifiante et sauvegarde l'inquiétude, ce corollaire de la Foi, qui est au principe de toute aventure intellectuelle digne d'être vécue.

gthinédits.jpgEncore qu'il eût, depuis plus d'un demi-siècle, des lecteurs fidèles, et, mieux encore, de ceux qui surent entrer en conversation avec lui et prolonger sa pensée et son œuvre, - tel Philippe Barthelet auteur d'un livre d'entretiens avec Gustave Thibon, et d'un magistral Dossier H consacré à l'auteur de L'Ignorance étoilée, aux éditions de L'Age d'Homme - il est à craindre que Gustave Thibon ne soit pas encore reconnu à sa juste valeur, et surtout, à sa juste audace. Une image s'interpose : celle du « philosophe-paysan » qui se contenterait de dispenser une sagesse traditionnelle appuyée sur le catholicisme et l'amour de la terre.

Forts de cette vision réductrice, sinon fausse, on se dispense de le lire, de confronter son œuvre à celles des philosophes, plus universitaires, de son temps, et l'on méconnaît ce qu'il y a de singulièrement affûté, et sans concession d'aucune sorte, dans sa pensée érudite, mais de ligne claire et précise, sans jargon. Gustave Thibon, dans ces pages « hors champs », adresse au lecteur, une mise-en-demeure radicale, non certes au sens actuel de radicalisme, mais, à l'inverse, par un recours aux profondeurs du temps, aux palimpsestes de la pensée, à cette archéologie, voire à cette géologie de l'âme, à cette géographie sacrée, celle de la France, qui est, par nature, la diversité même, qui se décline de la Bretagne à l'Occitanie, et n'en nécessite point d'autre, abstraite, importée ou forcée.

Certes, la terre est présente, et Gustave Thibon rejoint Simone Weil dans ses réflexions sur l'enracinement ; certes, il est catholique, sans avoir à passer son temps à le proclamer, - mais ces deux évidences sont, avant tout, l'expérience d'une transcendance véritable, qui ne cède jamais à la facilité revendicatrice, à ces représentations secondes qui nous poussent, sur une pente fatale parfois, à parler « en tant que ». Gardons-nous, dit Gustave Thibon, de nous reposer dans l'image que nous nous faisons de nous-mêmes ou dans le sentiment, d'être, par nos opinions et nos convictions, une incarnation du « Bien ».

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Il existe bien un narcissisme religieux, une satisfaction indue, une façon de s'y croire, au lieu de croire vraiment, une pseudo-morale de dévots, une « charité profanée » (selon l'expression de Jean Borella) que Gustave Thibon, dans ces inédits, n'épargne pas de ses flèches. On se souviendra, en ces temps hâtifs et planificateurs que nous vivons, de sa formule qui ne cesse de gagner en pertinence : «  Il ne faut pas faire l'Un trop vite ». Contre la fiction d'un universalisme abstrait, Gustave Thibon propose un retour au réel , celui du monde, avec ses limites et ses frontières heureuses ; celui de l'homme qui défaille et parfois se dépasse. Il suivra Nietzsche, pas à pas, dans son « humain, trop humain », dénonçant les leurres, la morale comme masque du ressentiment et de la faiblesse, non pour « déconstruire », et se livrer au désastre dans « un vacarme silencieux comme la mort » ainsi que l'écrivait Nietzsche, - noble naufragé qui en fit la tragique expérience, -  mais pour  comprendre que le vide qui se dissimule derrière nos vanités est appel à une plénitude infiniment proche et lointaine.

La faiblesse exagère tout. Son mode est l'outrance. Elle conspue, elle maudit, elle excommunie avec la rage de ceux dont la Foi est incertaine. Ces Propos d'avant-hier pour après-demain, le sont aussi pour notre pauvre aujourd'hui. Nous avons nos Robespierre, nos Précieuses ridicules, nos propagandistes du chaos, sous l'habit policé des technocrates, perfusés d'argent public, et tous ont pour dessein de faire table rase de notre héritage pour y établir leurs fatras, leurs encombrements de laideurs, de fictions lamentables, autant d'écrans entre nous et le monde ; écrans entre nous et un « au-delà de nous-mêmes », vaste mais autrefois familier, comme le furent les Rameaux, Pâques, Noël. - ces temporalités qualifiées où les hommes se retrouvaient entre eux et en eux-mêmes à la recherche de « la juste balance de l'âme » : «  Existence simultané des incompatibles, balance qui penche des deux côtés à la fois : c'est la sainteté » écrivait Simone Weil, citée, dans ces pages, par Gustave Thibon.

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Philosophe-paysan, Gustave Thibon le serait alors au sens où il nous intime de nous désembourgeoiser, de cesser, par exemple, de considérer l'argent comme le socle des valeurs et de retrouver le « dépôt  à transmettre » : le fief, la terre, la religion. «  Le socle dévore la statue (…), avarice bourgeoise, aucune magnificence, pas de générosité ; abaissement des valeurs : pour le marchand tout se chiffre – et mépris des valeurs artistiques ; mentalité étriquée (…) ; règne du Quantitatif. Les « gros » ont replacé les « grands ».

Où demeurer alors ? Gustave Thibon nous le dit, en forme de devise héraldique : «  Contre l'espoir dans l'espoir ».

Luc-Olivier d'Algange

samedi, 16 décembre 2023

Strindberg et la division du travail

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Strindberg et la division du travail

par Joakim Andersen 

Source: https://motpol.nu/oskorei/2023/12/12/strindberg-och-arbetsdelningen/

August Strindberg est toujours un auteur intéressant à connaître, à bien des égards un révolutionnaire conservateur suédois et un bon Européen. Il a contribué à l'introduction dans notre pays de plusieurs tendances continentales, notamment le socialisme utopique et l'occultisme français. Ses points de vue et l'exactitude de son jugement ont changé au fil du temps, mais ils ont toujours été présentés avec vigueur. Le Strindberg que nous rencontrons dans Likt och olikt (Like and Unlike) en est un exemple: il s'attaque à la division du travail, se révèle physiocrate, préfigure la gynécocratie et décrit les Suédois comme les Français du Nord.

Strindberg et la division du travail

Dans Likt och olikt (Like and Unlike), Strindberg cherche les racines du malaise européen et livre une critique culturelle lapidaire, bien qu'unidimensionnelle. L'une des causes essentielles du malaise est la division du travail. La spécialisation croissante et l'émergence de classes ne sont pas des phénomènes entièrement positifs pour Strindberg ; au contraire, sans nécessairement s'en rendre compte, il finit par se rapprocher du raisonnement conservateur sur les Stände, soit sur la relation entre la partie et le tout. Mais il se rapproche aussi des arguments marxiens sur le thème "la marchandise sociale détermine la conscience" et des théories de Bourdieu sur l'habitus. Strindberg écrit ici que "par la spécialisation, nous sommes tellement affligés de maladies professionnelles et spirituelles que nous ne nous comprenons pas les uns les autres bien que nous parlions la même langue" et qu' "en formant des classes sociales, l'homme a perdu la capacité d'observer le tout".

Il est intéressant de noter, à la lumière du raisonnement de Marx, qu'il développe également la distinction entre travail productif et improductif pour en faire une critique de la civilisation. Alors que Marx parlait de travailleurs improductifs, destructeurs et idéologiques, Strindberg revient à Quesnay et divise le travail en deux catégories : le travail indispensable et le travail non indispensable. L'indispensable, c'est "la nourriture, l'habillement, le logement et le combustible", en grande partie produits par la paysannerie. Mais l'histoire voit l'émergence d'intermédiaires, "une classe marchande qui ne produit rien, et avec la classe marchande naissent les villes", et à un moment donné, leur relation se transforme en son contraire. Le paysan est considéré comme un frère serviteur et son travail est méprisé.

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Pour Strindberg, le paysan est le moins affecté par la division du travail, il a "en règle générale un corps robuste, une bonne santé et du bon sens, et dépasse ainsi l'homme de culture comme l'homme moyen". Les différentes figures culturelles de la ville sont décrites comme des existences beaucoup plus tragiques. Strindberg fait le lien avec les discours sur la dégénérescence et l'anxiété liée au statut. Il parle de "nerfs en ruine, d'anémie cérébrale, d'anxiété perpétuelle, de mauvais sommeil, de la peur d'une mauvaise situation financière et donc d'une réputation sociale ternie, de la course à la promotion et de la peur dévorante d'être ignoré". Il existe également des similitudes avec les descriptions d'Evola, qui décrit l'homme moderne comme étant sur-socialisé : "l'homme de culture semble être hanté par une mauvaise conscience, qui lui fait désirer une compagnie constante, et à partir de laquelle il a construit la doctrine selon laquelle "l'homme est un animal sociable"".

L'aliénation est un fil conducteur dans l'analyse des différentes professions. Le contremaître, par exemple, devient "une double nature, une créature brisée, une abstraction" ; quant au fonctionnaire, Strindberg écrit qu'"un travail aussi inintelligent que la transcription l'humilierait s'il n'utilisait pas son sens du pouvoir pour se défendre". Il anticipe en partie les arguments sur les métiers à la con ; il considère plusieurs professions comme nuisibles et inutiles dans une société saine.

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Un tableau peint par Strindberg: "La ville".

Strindberg et la grande ville

Parfois, il se montre amusant en tant que primitiviste rousseauiste ; à propos des chemins de fer, on nous dit que "qui n'a pas entendu les acclamations qui accompagnent l'ouverture d'un chemin de fer, et comment oserai-je élever mon faible cri contre ce wagon flamboyant de Jaggernaut, sous lequel tant de croyants se couchent pour mourir. J'essaierai, même si c'est sans autre sanction que l'aggravation de mon malaise". Il se concentre principalement sur la grande ville, qui s'est développée parallèlement à la société de classes. Strindberg se rapproche des descriptions marxiennes de "l'accumulation originelle" lorsqu'il explique les origines historiques de la ville : "Les guerriers et les prêtres ont été les premiers à fuir le travail ; d'autres ont donc dû travailler pour eux et, dans la protection de leurs forteresses, ils sont devenus la bourgeoisie ; c'est pourquoi on a également trouvé des traces de forteresses dans toutes nos plus vieilles villes". Lorsque les villes étaient sur le point de tomber en décrépitude, l'Etat intervenait par la force pour interdire l'achat de terres en dehors d'elles.

La ville et le citadin apparaissent à Strindberg comme des aberrations, "la grande ville, telle qu'elle apparaît aujourd'hui, est une absurdité dont l'existence ne peut manquer d'étonner, et le citadin est une personne complètement différente du campagnard". Dans son attitude hostile à l'égard de l'homme cultivé en tant que tel, on sent le Strindberg unidimensionnel, mais sa critique du luxe est pertinente dans la société de consommation. Il écrit notamment que "le luxe est un maître inconstant, qui aujourd'hui donne du pain et demain rien. Il produit une population artificielle qui vit à la merci des autres et peut être plongée dans la misère à tout moment". La ville affaiblit les gens dans la lutte pour la survie ; elle les rend aussi faux et sur-socialisés. C'est probablement ici que l'on trouve certaines des observations les plus justes de Strindberg pour comprendre notre époque et des phénomènes tels que le politiquement correct. Freud affirmait que nous sommes malheureux dans la culture ; Strindberg suggère qu'il y est lui-même assez malheureux, écrivant que "en vivant ensemble, on a dû imposer des liens qui ne demandent qu'à être rompus ; les conventions, la politesse, l'étiquette, tout cela est nécessaire, mais c'est une terrible nécessité, car c'est de la fausseté".

Les solutions de Strindberg sont très réactionnaires. Il veut donner aux ouvriers des terres à cultiver et démanteler ce qu'il appelle la centralisation. Au lieu de cela, le pays devrait être gouverné comme une union de ses parties historiques, "que le Riksdag soit un congrès des provinces et des villes, qui ne décide que du royaume en tant qu'union d'États, décide de la guerre et de la paix, frappe la monnaie, etc. Dans le même temps, la royauté doit être abolie, de même que la religion d'État. Strindberg écrit que "l'État idéal serait celui où chaque individu accoucherait de lui-même, s'habillerait par lui-même, sans troc ni échange: où rien ne serait exporté du pays, surtout pas les denrées alimentaires, qui seraient échangées contre des produits de luxe, et où rien n'aurait besoin d'être importé. Ce serait de l'auto-assistance au sens le plus large du terme". Le degré de réalisme de cette vision est discutable, mais il s'agit de l'une des visions les plus radicales. L'accent mis par Strindberg sur l'autarcie est tiré par les cheveux.

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Strindberg et les Suédois

Dans Likt och olikt, Strindberg, caractérisé par Jan Myrdal comme "un Suédois", explore également les Suédois. Il s'oppose au "patriotisme pernicieux" qui sépare la Suède des autres peuples germaniques et empêche une union nécessaire (c'est-à-dire un patriotisme que Yockey et d'autres ont décrit comme un "nationalisme mesquin"). En même temps, il n'est pas convaincu des bienfaits de la diversité et mentionne à propos de la Finlande, entre autres, "les terribles déchirements causés par les différences de nationalité". L'idéal de Strindberg est que "l'empire du peuple" se transforme en "union du peuple", ce qui n'est pas sans rappeler l'idée marxienne selon laquelle les peuples européens doivent être "maîtres chez eux" comme condition préalable à la coopération. Ou des idées similaires dans la droite européenne la plus authentique.

En ce qui concerne le caractère national, Strindberg affirme, peut-être pas tout à fait correctement, que le Suédois est "un mélange de Celtes, de Frisons et de Goths", ce qui n'est pas surprenant étant donné sa propre vie spirituelle conflictuelle, et que le tempérament celte et germanique du Suédois est toujours en conflit l'un avec l'autre. En ce qui concerne le Suédois, il cite Egon Zöller, selon lequel le Suédois se caractérise par "un sens aigu de l'indépendance, un sens profondément enraciné de la personnalité, associé à un solide sens pratique, qui apprend à garder la juste mesure". Le Suédois et l'Allemand partagent dans une certaine mesure ces caractéristiques, mais selon Zöller, le Suédois est plus objectif et pratique. À cet égard, il ressemble au Français, mais avec plus de profondeur et sans la superficialité française. Zöller parle ici de "l'union harmonieuse d'un sens éthique élevé et d'une compréhension pratique".

En ce qui concerne la culture suédoise, Strindberg, comme beaucoup d'autres, identifie "une étrange combinaison d'amour pour les siens et de sous-estimation des siens". Le Suédois a quelque chose de provincial et d'incertain dans l'image qu'il a de lui-même, "il veut tellement être suédois, mais en même temps il n'aime pas reconnaître quoi que ce soit de suédois tant que les étrangers ne l'ont pas déjà fait". Strindberg parle également ici de "son énorme aversion pour les étrangers". Il est également intéressant de noter qu'il considère l'histoire suédoise comme universellement européenne. La description de l'histoire suédoise par Strindberg n'est pas aussi profonde que celle d'Almqvist ou de Rydberg, mais elle contient plusieurs observations originales et précises.

A propos de l'auteur : Joakim Andersen

Joakim Andersen tient le blog Oskorei depuis 2005. Il a une formation universitaire en sciences sociales et une formation idéologique marxiste. Au fil des ans, l'influence de Marx a été complétée par Julius Evola, Alain de Benoist et Georges Dumézil, entre autres, car le marxisme manque à la fois d'une théorie durable de la politique et d'une anthropologie. Aujourd'hui, Joakim ne s'identifie à aucune étiquette, mais considère que la fixation, entre autres, sur le conflit imaginaire entre la "droite" et la "gauche" occulte les véritables enjeux de notre époque. Son blog s'intéresse également à l'histoire des idées et aime présenter des mouvements étrangers à un public suédois.

Qu'est-ce que Motpol ?

Motpol est un groupe de réflexion identitaire et conservateur qui poursuit deux objectifs principaux : 1) mettre en lumière un spectre culturel qui est essentiellement exclu d'un espace public suédois de plus en plus étroit et monotone, et 2) servir de forum pour la présentation et le débat d'idéologies, de théories et de pratiques politiques. Les auteurs de Motpol viennent d'horizons différents et écrivent à partir de perspectives différentes.
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mercredi, 13 décembre 2023

Pourquoi vous devriez lire (ou relire) Moby Dick

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Pourquoi vous devriez lire (ou relire) Moby Dick

par Enrico (Blocco Studentesco)

Source: https://www.bloccostudentesco.org/2023/11/21/bs-leggere-moby-dick/

Non, Moby Dick n'est pas un gros pavé déguisé en livre pour enfants.

Levez la main si vous n'avez jamais entendu de telles affirmations au moins une fois. Il est très difficile de classer le roman d'Herman Melville dans les genres classiques de la littérature. Peut-être est-ce dû à l'extrême complexité de ce texte du milieu du 19ème siècle : s'agit-il d'un roman d'aventures, d'un roman sur la religion ou d'un récit "journalistique" très détaillé de la vie des baleiniers au 19ème siècle ? Il s'agit probablement de tout cela à la fois ou de rien du tout.

Le chef-d'œuvre de Melville est souvent considéré comme le point de départ de la période culturelle connue sous le nom de "Renaissance américaine", qui compte parmi ses représentants des poètes de la trempe de Walt Whitman. Mais au-delà, les influences qu'apporte ce roman sont beaucoup plus complexes et variées.

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Tout d'abord, de nombreux thèmes directement hérités du romantisme sont évidents, à commencer par l'une des deux figures principales du récit: le capitaine Achab, dérangé et assoiffé de vengeance. En effet, il est d'une part un "héros romantique" à part entière qui défie la force de la nature et la puissance divine (incarnée par la baleine blanche), tel un titan moderne, mais il est d'autre part l'archétype de l'infatigable desperado: tellement aveuglé par sa soif de vengeance contre l'animal qui lui a mutilé la jambe quelque temps auparavant, qu'il ne se rend pas compte qu'il s'agit d'un exploit impossible à réaliser. Comme Icare qui, enivré par l'expérience du vol, s'approche trop du soleil et tombe dans la mer.

9782081506121.jpgL'autre aspect profondément romantique du livre est bien sûr la représentation de la nature, considérée comme l'exemple même du sublime : quelque chose qui peut vous tuer et qui est en même temps extrêmement fascinant, comme le sentiment qu'éprouvent les marins lorsqu'ils voient l'embrun de la baleine. Un sentiment de terreur mêlé de plaisir.

Ce n'est pas un hasard si le symbole de la nature, la baleine, est décrite comme d'une blancheur inhabituelle et effrayante : la blancheur de la baleine, sa couleur neutre, symbolise l'indifférence de la nature à l'égard de l'homme.

Cette dimension romanesque et titanesque trouve ensuite son débouché dans l'aspect biblico-religieux de ce livre. Pensez au protagoniste, à son nom et à l'incipit emblématique du roman : Call me Ishmael. Dans le récit biblique, Ismaël est un fils illégitime d'Abraham qui est exilé ; par conséquent, en disant "Appelez-moi Ismaël", Melville nous dit "appelez-moi exilé", "appelez-moi vagabond" ou "appelez-moi aventurier" si vous préférez.

D'autres références religieuses sont visibles, par exemple, dans une scène des premiers chapitres : lorsque Ismaël, accompagné de son ami le harponneur Queequeg, va écouter le prédicateur quaker s'adresser aux chasseurs en partance: comme il s'agit d'un sermon adressé aux baleiniers, Melville fait astucieusement raconter au prédicateur l'histoire biblique de Jonas, puni par Dieu au moyen d'une baleine.

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Dans le symbolisme de Moby Dick, c'est un thème récurrent : l'association de la baleine à la force divine qui peut anéantir les êtres humains comme et quand elle le veut, un Léviathan. Mais si, dans le récit biblique, Jonas, après avoir demandé pardon à Dieu pendant trois jours et trois nuits, est recraché par la baleine, dans Moby Dick, il n'y a pas de repentir. Le capitaine Achab veut mourir en chassant l'impitoyable baleine : Achab est en fait en train de chasser Dieu.

Ce même Dieu qui, des années plus tôt, ne lui a même pas fait la "courtoisie" de le tuer directement, mais l'a forcé à marcher avec une jambe qui n'était même pas en bois mais en os de baleine : à ce stade, le vieux capitaine n'a plus rien à perdre et se jette désespérément corps et âme dans la recherche de la vengeance pour le mal qu'il a subi.

Le mal, dans ce sens, est peut-être le véritable protagoniste du roman : en fait, Melville lui-même a appelé son Moby Dick "le livre du mal". Le mal représenté ici est à la fois celui commis par les hommes et celui commis par la nature. Un mal, cependant, que l'auteur prend soin de ne pas connoter émotionnellement, de ne pas juger du point de vue des valeurs.

Bref, à la lumière de ce que nous venons de dire, sommes-nous vraiment sûrs que ce chef-d'œuvre doive encore être qualifié de manière réductrice de "livre d'aventures pour enfants" ?

 

mardi, 12 décembre 2023

Bernanos et la destinée totalitaire de la république

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Bernanos et la destinée totalitaire de la république

Nicolas Bonnal

C’est dans son livre sur Drumont, le plus important du point de vue de l’analyse mondaine de la modernité républicaine et donc de la Fin de l’Histoire – et des chrétiens qui allaient avec. On y voit le gogo (c’est le chapitre sur Panama, effarant avec ce cortège de sacrifices humains pour creuser leur canal – des milliers d’ouvriers et d’ingénieurs morts tués par les conditions... climatiques), le requin, le chéquard, la crapule (Oh, Clemenceau…) et avec cet Etat qui se mêle mal de tout (on n’a pas attendu Macron, je ne cesse de le répéter, ce gars n’est qu’une cerise –sic- sur le catho) l’avènement d’un certain communisme de la fin, qui prendra tout, liberté et propriétés, les économies de mille ans, comme dit Bernanos.

La parole est au Mélenchon :

« Trois millions de petits bourgeois rouges, sans Dieu ni maître, de cœur avec les plus abjects révoltés de l’histoire, baptisant volontiers Spartacus ou Marat la rare géniture échappée par miracle à leur fureur malthusienne, et pourtant citoyens dociles,  contribuables ingénus, souscripteurs à tous les  emprunts, tels enfin que je les voudrais voir sculptés  dans le marbre, leur bonne face rondouillarde levée  vers le ciel, y bravant du regard la foudre, mais attentifs à ne pas heurter de la jambe le seau de l'employé du fisc occupé à les traire — oh ! l'incomparable, la magnifique gageure ! Protégée par cette épaisse matelassure, la République peut gouverner, c'est-à-dire poursuivre le cycle de ses expériences démagogiques, au moins jusqu’à ce que la dure loi de l’argent ait  rejeté au creuset — au cœur même du prolétariat — une classe moyenne appauvrie. »

Classe moyenne appauvrie, on y est déjà (remarquez, c’est ce que voulait Guénon qui la conchie, cette classe moyenne).

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Règne de la quantité et abolition de la dernière classe bourgeoise (revoyez un Guitry pour la comprendre et l’apprécier) :

« Car c’est par ce biais  que finira par l'emporter sans doute l'inflexible nature  des choses: à la longue les promesses elles-mêmes coûtent cher. Et c’est à la bourgeoisie devenue républicaine que la démocratie prétend faire supporter la plus grosse part de ses frais de publicité. Ainsi risque- t-elle de détruire, ainsi détruit-elle sûrement l’unique gage qui lui reste, pour se trouver bientôt les mains vides, entre le capital et le travail également voraces, entre la double anarchie de l'or et du nombre. »

Plus grave ce qui suit : la liquidation du capital intellectuel et moral du pays, qui nous mène à une tyrannie inconnue dans l’Histoire :

« Nul doute qu’un Gambetta vieillissant, par exemple, n’ait prévu le jour, où démunie de tout objet de troc ou d'échange, ne disposant plus que de thèmes épuisés, désormais sans vertu, elle devrait enfin laisser échapper son secret, avouer qu’elle n’a servi qu’à masquer, sous des noms divers adroitement choisis, la liquidation du capital intellectuel et moral du pays entreprise par la classe moyenne menacée, dans le fol espoir, sinon  d'empêcher, du moins de retarder indéfiniment une  autre liquidation, celle des fortunes privées, le triomphe du socialisme d’État, l'avènement d’un maître  mille fois plus impitoyable qu'aucun des tyrans débonnaires quelle avait sacrifiés jadis d’un cœur léger, à ses intérêts, à ses rancunes, ou seulement à sa vanité. »

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Avènement du communisme donc, pas par les idéalistes roquets du socialisme mais par les inconséquences de nos opportunistes étatistes radicaux.

« Mais aux environs de 1880, qui donc eut  imaginé avec Drumont, que le radicalisme serait si tôt vidé de sa substance, qu’il suffirait de quelques  années de gaspillage pour compromettre jusqu'au principe même de la vie nationale, l’idée de patrie, et que l’ombre d’un Babeuf, du précurseur jadis écrasé par la bourgeoisie victorieuse, allait réapparaître, un siècle plus tard, gigantesque, sur l'immense écran  de milliers de lieues carrées, de la Volga aux frontières de l’Inde? »

Sur les incompétents du midi (oh, si le midi n’avait pas voulu…) qui ont vendu la France aux banquiers ?

« On comprend l’illusion de ces politiciens du Midi, de ces gros garçons optimistes auxquels le hasard met tout à coup dans la main l’épargne de dix siècles. Comme la France est riche ! Et sans doute ils souhaitent la servir de leur mieux, mais il faut s’installer d’abord, il faut durer. Que réaliser de l'énorme héritage, comment couvrir les premiers frais ? Ainsi le nouveau régime à peine né tourne déjà timidement la tête vers les banques, éprouve la puissance et la férocité de l'argent. »

imgbfcrages.jpgLes banquiers ? Lesquels ?

Un bon mot met radicaux et cathos en place, qui restent les piliers de ce pouvoir bancaire et de la modernité :

« Un Gambetta, un Constans, un Rouvier, qui se proclament devant l'électeur les fils légitimes de la Révolution, le sont en effet, mais au même titre que les marchands d’ex-voto de Lourdes, les héritiers de la Sainte Vierge. »

Et que le pouvoir des banquiers allât de pair avec le cantique du communisme mondialiste, c’est ce que certains crétins ne veulent toujours pas comprendre. Ah, comprendre…

Références et documents:

https://archive.org/details/BernanosGeorgesLaGrandePeurDe...

https://www.amazon.fr/GUENON-BERNANOS-GILETS-JAUNES-Nicol...

https://www.amazon.fr/Louis-Ferdinand-C%C3%A9line-pacifis...

https://www.amazon.fr/DESTRUCTION-FRANCE-AU-CINEMA/dp/B0C...

 

 

mercredi, 06 décembre 2023

Yukio Mishima - samouraï, monarchiste, révolutionnaire conservateur

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Yukio Mishima - samouraï, monarchiste, révolutionnaire conservateur

Ronald Lasecki

Source: https://ronald-lasecki.blogspot.com/2023/10/yukio-mishima-samuraj-monarchista.html

L'écrivain et militant nationaliste japonais Yukio Mishima (1925-1970) est populaire, y compris dans les milieux de droite (1), principalement pour son extraordinaire acte de suicide rituel de samouraï (seppuku), commis le 25 novembre 1970, après que lui-même et quatre autres membres de l'Association nationaliste du bouclier (Tate no Kai), qu'il avait fondée deux ans plus tôt, se soient emparés du bureau du général Kanetoshi Mashita, commandant du commandement oriental des forces d'autodéfense japonaises (Jieitai), qui avait été capturé et avait été tué par des soldats. Kanetoshi Mashita avait été le chef du commandement oriental des forces japonaises d'autodéfense (Jieitai) à Tokyo (2).

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Dans un discours prononcé depuis le balcon du bâtiment de la garnison devant les soldats rassemblés sur la place en contrebas (qui avaient été convoqués là sous la menace d'une exécution par les assassins du commandant), Y. Mishima demande une révision de l'article 9 de la constitution imposée sous l'occupation par les Yankees le 3 novembre 1946, qui stipule que le Japon renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ainsi qu'à l'usage ou à la menace de la force comme moyen de règlement des différends internationaux. Dans le paragraphe suivant du même article, le Japon déclare qu'il ne se reconnaît pas le droit de faire la guerre et qu'il ne maintiendra jamais de forces armées terrestres, maritimes ou aériennes, ni aucun autre moyen capable de faire la guerre (3).

Le discours de Y. Mishima est moqué par les soldats rassemblés et, après l'avoir terminé au bout de quelques minutes en criant trois fois "Vive l'empereur !", il retourne dans son bureau et se fait seppuku. Si le discours de Tate no Kai a pu bénéficier du soutien tacite de certains cercles de commandement du Jieitai qui envisageaient de réviser la constitution et de reconstruire l'armée japonaise, le soutien de l'action de Y. Mishima a été, en fait, un soutien tacite de l'armée japonaise. L'action de Mishima a cependant été entravée par le changement de politique américaine à l'égard de la Chine initié en 1969 par Henry Kissinger, à la suite duquel la remilitarisation du Japon n'a pas eu les faveurs de Washington à l'époque et l'éventuel retrait des militaires japonais aurait eu lieu sans les sanctions de l'USFJ (United States Forces Japan). Un facteur destiné à favoriser le groupe de Y. Mishima et à radicaliser le discours de Jieitai furent également les émeutes déclenchées dans les universités par le Comité de grève combiné des étudiants (Zenkyoto), qui furent toutefois traitées de manière indépendante par des unités de la police d'assaut.

Les problèmes de militarisation du Japon

La question de la militarisation du Japon et de son droit à mener des opérations militaires était en fait déjà devenue un sujet de controverse politique récurrent à Tokyo depuis la capitulation signée le 2 septembre 1945 à bord du navire yankee "Missouri" amarré dans la baie de Tokyo. Le déclenchement de la guerre dans la péninsule coréenne a incité les Yankees à créer une force de police de réserve japonaise autochtone de 75.000 fonctionnaires en 1950, à renforcer la force de défense côtière, laquelle devait également être japonaise et autochtone, et à révoquer l'interdiction de la production de matériels militaires au Japon. Le traité de paix avec le Japon, signé à San Francisco le 8 septembre 1951, stipule que le pays a le droit de se défendre individuellement et collectivement, conformément à l'article 51 de la Charte des Nations unies (4).

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Soldats japonais en 1955.

Le traité de sécurité entre les États-Unis et le Japon, signé le même jour, sanctionnait le stationnement indéfini de troupes américaines dans l'archipel, avec la possibilité qu'elles soient utilisées à la fois pour défendre le Japon contre une attaque extérieure, pour réprimer les troubles internes dans le pays et pour des opérations dans la région élargie de l'Extrême-Orient. En 1952, les troupes de police de réserve ont été transformées en troupes de sécurité et, en 1954, les troupes d'autodéfense (Jieitai) ont été créées avec un effectif de 152.000 hommes. Cependant, les Jieitai ne peuvent être utilisées qu'à l'intérieur du Japon. Le 19 janvier 1960, une nouvelle version du traité de sécurité avec les États-Unis a été signée, qui comprenait une disposition selon laquelle le Japon devait fournir une assistance armée aux forces yankees en cas de combats sur son territoire (5).

Ni le Premier ministre "faucon" Nakasone Yasuhiro (1982-1986), ni Shinzo Abe, le plus ancien Premier ministre japonais de l'après-guerre (2006-2007, 2012-2020), n'ont réussi à réviser le malheureux article 9 de la Constitution. "(...) le Premier ministre n'a pas réussi à réaliser son projet le plus important, qui était de réviser la Constitution du Japon et de donner des pouvoirs légaux à la Force japonaise d'autodéfense. Cependant, sous le gouvernement Abe, un certain nombre de changements ont été apportés concernant la sécurité intérieure du Japon et les réglementations qui permettent aux troupes japonaises d'être déployées à l'extérieur du pays. Sous le gouvernement du Premier ministre Abe, le Japon a considérablement augmenté ses dépenses d'armement, ce qui devait aboutir à l'installation d'un système de bouclier terrestre de défense antimissile". Un expert polonais du Japon a écrit un essai intéressant à propos de la démission du Premier ministre japonais, annoncée le 16 septembre 2020 (6).

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Le nouveau Premier ministre Suga Yoshihide est considéré comme moins expérimenté que son prédécesseur en matière de politique étrangère et de sécurité et moins intéressé par ces questions. Le Parti libéral démocrate (PLD), parti conservateur du Japon, actuellement au pouvoir, envisage d'équiper les forces d'autodéfense de missiles à longue portée capables de dissuader une attaque de missiles balistiques alors qu'ils se trouvent encore en territoire ennemi et d'habiliter le Jieitai à lancer des attaques préventives (la Corée du Nord et la Chine sont considérées comme des adversaires, en raison du conflit croissant avec cette dernière au sujet de l'archipel des Senkaku, en mer de Chine orientale). En juillet 2020, le ministère japonais de la défense présente à son tour un projet visant à remplacer le chasseur F-2 produit par Mitsubishi Heavy Industries par un nouveau modèle de chasseur japonais. En septembre 2020, un nouveau budget militaire est adopté, qui atteint le montant record de 51,8 milliards d'USD. Les plans de dépenses comprennent la construction d'un nouveau système de défense antimissile installé sur les navires de guerre. Cependant, l'opposant à la révision de l'article 9 de la constitution reste le parti Komeito, qui est en coalition avec le PLD, et sans nouvelles élections générales, le Premier ministre S. Yoshihide n'obtiendra pas de majorité parlementaire pour un tel projet (7).

Selon Y. Mishima, le plus important pour le peuple japonais est de sortir de la pensée pacifiste en adoptant une nouvelle constitution à l'image d'un Etat souverain. Tel est le message de Y. Mishima devant la garnison Jieitai de la capitale en novembre 1970, et c'est à cette idée que le nationaliste japonais a consacré ses activités politiques et formatrices, qui ont abouti à son suicide ce jour-là. Selon Y. Mishima, la constitution d'occupation du Japon a conduit le pays à effacer l'esprit national, l'a abruti par un pacifisme outrancier, l'a transformé en une puissance purement économique et financière sans cervelle et sans âme, ce qui doit finalement conduire à l'autodestruction du Japon. Il convient de noter ici que la bulle de croissance économique du Japon a effectivement éclaté dans les années 80, aggravée par l'effondrement démographique du pays, ce qui a entraîné le déclin de l'importance du Japon face à une Chine en pleine ascension géopolitique. Comme le conclut le major Katsumi Terao, "lorsque la réforme constitutionnelle sera réalisée, les douleurs et les désirs de Mishima seront apaisés et il deviendra un bouddha. En attendant, son âme est dans un état d'inconsolabilité" (8).

Contexte familial

Il est indéniable que le parcours de vie et la personnalité de l'écrivain ont été fortement influencés par son milieu familial. Son grand-père paternel, Sadato Hiraoka, grâce au patronage du ministre de l'Intérieur et du Premier ministre de l'époque, Takashi Hara, est devenu gouverneur de Karabuto, une province couvrant le sud de l'île de Sakhaline, que le Japon avait gagné aux dépens de la Russie après la victoire de la guerre de 1905 et qu'il a perdue au profit de l'URSS après la défaite de la guerre de 1945. Une série de mésaventures, d'opérations financières douteuses et de luttes de factions pendant la présidence de T. Hara et après son assassinat, tandis que S. Hiraoka était au poste de gouverneur, ce qui a entraîné une dégradation rapide de la position de la famille du futur écrivain.

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Cette dégradation se retrouve dans le caractère bourru et apodictique de Natsuko, la grand-mère de Kimitake Hiraoka, amatrice de kabuki et de théâtre nō. Son caractère est marqué par la fierté d'être issue de la famille Tokugawa et d'avoir hérité d'une riche tradition culturelle, ainsi que par un sentiment d'impuissance, dû à la conscience des conséquences de la privation de pouvoir et de prestige de la famille après la restauration Meji. Un motif qui revient souvent dans les œuvres de Mishima. Le motif de la beauté nostalgique et de la résignation tranquille chez Mishima fait écho au souvenir de la doyenne de la famille.

Le grand-père paternel de Natsuko, Naoyuki Nagai, était un descendant de la famille féodale Mikawa-han (daimyō) et occupait une position élevée dans l'administration Tokugawa, responsable, entre autres, des négociations avec les pays occidentaux et de la construction de la marine japonaise et de la première aciérie du Japon. Son grand-père maternel, Yoritaka Matsudaira, était quant à lui le dernier daimyō de la famille Sisido-han, un prêtre important de la religion shintoïste. La famille de Natsuko, tant du côté paternel que maternel, était étroitement liée au clan Tokugawa. Grâce à l'appartenance de sa grand-mère à l'aristocratie (Kazoku), le jeune K. Hiraoka a pu entrer à Gakushuin, l'équivalent japonais du collège britannique d'Eton.

Le futur écrivain, compte tenu de la soumission et de la maladresse de son père Azusa Hiraoka, a été principalement élevé par sa grand-mère surprotectrice, ce qui s'est déroulé dans des conditions assez particulières et dans une atmosphère familiale malsaine, et a probablement été décisif pour l'émergence de motifs pathologiques dans ses déclarations sur la sexualité. Ces thèmes, ainsi que la prétendue bisexualité de K. Hiraoki, suscitent généralement une fascination malsaine chez ceux qui s'intéressent à sa personne, mais nous ne les développerons pas ici car, à notre avis, ils n'ont rien à voir avec l'héritage idéologique et politique du "dernier samouraï" et sont, de surcroît, de formidables ragots.

C'est également grâce aux efforts de son père, qui avait des relations dans les sphères gouvernementales, que le jeune K. Hiraoka a pu éviter le service militaire pendant la période de déclin de la guerre, à l'initiative de son père et non de lui-même. Le futur écrivain éprouvera toute sa vie des remords pour son absence au front et, au vu de la mort héroïque de nombre de ses pairs, une sorte de "traumatisme du survivant". Cela l'amènera, après la guerre, à entreprendre un programme d'exercices physiques intenses pour devenir une personne physiquement et spirituellement meilleure. C'est ainsi que Y. Mishima est entré dans l'espace culturel et spirituel du Bushidō.

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Diagnostic de la crise

La première phase du parcours intellectuel de Y. Mishima culmine dans l'œuvre "Kinkaku-ji" ("Le Pavillon d'or", 1956) (9). Le leitmotiv des écrits de Y. Mishima au cours de cette période est une description méticuleuse de la vie intérieure des hommes japonais dans l'après-guerre (Sengo minshushugi) - une époque où la nation des guerriers, autrefois fière, s'est retrouvée plongée dans le nihilisme libéral. Il est caractéristique ici que, bien que l'art littéraire de Y. Mishima atteint son apogée dans cette œuvre de jeunesse, son identité japonaise et sa conscience nationaliste centrée sur l'idée monarchique commencent à peine à s'éveiller. Dans le Kinkaku-ji, l'étage le plus élevé, non conquis, du pavillon d'or (évoqué dans le titre du roman) peut être considéré comme une métaphore de l'idéal spirituel japonais. Y. Mishima mène à cette époque une vie de play-boy dégénéré, passant son temps dans des clubs luxueux, fréquentant des femmes tout aussi luxueuses et buvant des alcools tout aussi luxueux.

Son monde est celui d'une jeune génération d'hommes japonais dont l'âge mûr se situe dans les années d'après-guerre. Le pays est traversé par des flots d'argent étranger, les gens se sourient, cachant derrière un masque de pseudo-humanisme les conflits d'intérêts individuels qui brisent l'ensemble social organique, dans le maquis duquel il n'est plus possible de distinguer les amis des ennemis. Le mensonge et la duplicité ont détruit l'honneur et la vérité. La force physique et le travail de ses propres mains sont méprisés, tandis que la société se noie dans l'hypocrisie. Les jeunes générations étouffent dans l'apathie, la paresse, la drogue, la pornographie, la compétition dénuée de sens, mais suivent, comme un troupeau de moutons, le même chemin du matérialisme qui leur a été préparé. Les gens se dégradent en courant après l'argent. Il y a de plus en plus de voitures dont la vitesse illustre l'insensibilité de ceux qui sont derrière leur volant. De nouveaux gratte-ciel voient le jour, tandis que les principes moraux et la droiture morale sont en déclin. Les vitres brillantes des vitrines sont comme une invite à des convoitises auxquelles nous ne pouvons échapper et à travers lesquelles nous pouvons apercevoir notre vide spirituel. Lorsque les ailes des aigles kamikazes s'élançant vers le ciel se brisent, ils sont moqués et ridiculisés par les termites en costume-cravate qui rampent entre les gratte-ciel de verre (10).

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Les sources de la crise

C'est face à cette époque que "l'Empereur est devenu simplement humain". Les années 1960 ont été une décennie d'activité hideuse pour des gens spirituellement vidés de leur substance autour d'une chose aussi plate que la croissance économique. Dans la nouvelle "Eirei no Koe" ("Voix des héros déchus", 1966) de Y. Mishima, par la bouche de ceux qui sont tombés lors du coup d'État nationaliste manqué du 26 février 1936, crée un double portrait de l'empereur Hirohito: d'une part, il est la personnification sacrée du mythe national japonais; d'autre part, ayant renoncé à son statut de "dieu ayant pris la forme d'un homme" (Arahitogami), il n'est plus qu'un grand-père souriant et bon enfant, présidant à la rationalité économique du capitalisme d'après-guerre, légitimant la routine quotidienne du Japon d'après-guerre.

Le règne de Shōwa est marqué par les couleurs rouge et gris cendré. Le rouge sang s'achève avec le dernier jour de la guerre, le gris cendré commence avec la déclaration de l'empereur "Je ne suis qu'un être humain". Le rouge est la sincérité suprême des esprits fraternellement unis de ceux qui ont sacrifié leur vie sur l'autel de la patrie lors de "l'incident du 26 février" (c'est ainsi que la tentative de coup d'Etat manquée de 1936 a été désignée dans le récit officiel japonais) et lors des attaques kamikazes de Tokkottai à la fin de la Seconde Guerre mondiale. La mort des héros tombés pour la patrie devient insignifiante et inutile face à l'abdication de la divinité par Hirohito, perdant ainsi son caractère sacré. La période "grise" de Shōwa est pour Y. Mishima inacceptable, les esprits des héros s'exprimant à travers sa plume accusent Hirohito de trahir leur patriotisme et leurs cœurs purs.

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Lors de la célébration du septième anniversaire de la mort de Y. Mishima, sa mère Shizue a révélé que "Eirei no Kobe" a dû être écrit en une nuit. Lorsqu'elle a demandé à son fils comment il était parvenu à écrire une œuvre aussi subtile en si peu de temps, il a répondu: "J'ai senti ma main bouger d'elle-même et le stylo se déplacer de lui-même sur le papier. Je ne pouvais pas arrêter ma main, même si je le voulais. Des voix discrètes, comme des chuchotements, ont retenti dans ma chambre à minuit. Ces voix semblaient provenir d'un groupe d'hommes. En retenant mon souffle et en écoutant attentivement, j'ai compris qu'il s'agissait des voix des soldats tombés au combat lors de l'incident du 26 février" (11).

Révolution conservatrice

Mishima éprouvait une grande sympathie pour les jeunes officiers et soldats qui avaient déclenché la mutinerie du 26 février, partageant leur agrarisme rustique et leur aversion radicale pour la modernité, le capitalisme et la civilisation urbaine. L'auteur d'"Eirei no Kobe" ne considérait pas les participants à l'"incident du 26 février" comme des rebelles déloyaux, mais comme de nobles patriotes-guerriers, prêts à se sacrifier pour défendre la justice, la tradition et le bien commun du peuple japonais. Il a été profondément attristé, déçu et déchiré par le fait que l'empereur Shōwa ait choisi de ne pas écouter les voix sincères des auteurs de la conspiration, ordonnant au contraire qu'ils soient exécutés à l'issue d'un simulacre de procès. Y. Mishima se range du côté des soldats qui ont prêté serment d'allégeance à l'empereur, mais qui ont été lésés par lui, abandonnés et condamnés à l'oubli.

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La tentative d'assassinat du 26 février 1936 est l'une des plus importantes du Japon de l'entre-deux-guerres. Ce jour-là, à 8h15, des barricades s'élèvent dans plusieurs quartiers de Tokyo et la confusion la plus totale règne. Au cours de la nuit, les conspirateurs ont réussi à assassiner l'amiral Saitō Makoto, le ministre Takashi Korekiyo, le général Jōtarō Watanabe et le beau-frère du Premier ministre Okada Keisuki. L'amiral Suzuki Kantaro est également gravement blessé. Regroupés au sein de l'organisation nationaliste Kōdō-ha (Imperial Way Faction), les assassins détruisent également l'imprimerie du journal libéral Asahi et occupent pendant trois jours le siège du ministère de la Guerre, l'état-major, le quartier général de la police de la capitale et le nouveau bâtiment du parlement, avant de déposer les armes sur ordre de l'empereur. La rébellion a impliqué environ 1400 soldats des 1er et 3e régiments d'infanterie, du 7e régiment d'artillerie lourde, de la garde impériale et des milieux civils. Le chef de la conspiration était Teruzō Andō du 3e régiment d'infanterie, et les participants civils comprenaient Kita Ikki et Nishida Zei. La conspiration a été personnellement condamnée par l'empereur, et ses participants militaires et civils ont été jugés et exécutés par des pelotons d'exécution quelques mois plus tard (12).

Le monarchisme

Asaichi_Isobe.jpgLe monarchisme de l'auteur de "Voices of the Ghosts of Fallen Heroes" se référait donc au Dentō, le système monarchique japonais unique formé au cours d'un développement historique organique, et au Kōtō, la dynastie régnante. Son sujet, en revanche, n'était pas l'individu Tennō, distinction qu'a faite Y. Mishima, qui a vivement critiqué les actions de Hirohito avant et après la guerre. Il condamnait en particulier la dissociation de Hirohito avec les dirigeants du soulèvement du 26 février 1936, le capitaine Asaichi Isobe (photo) et le capitaine principal Hisashi Kōno. C'est sur les archives pénitentiaires du premier que Y. Mishima a basé le contenu de la nouvelle "Yūkoku" ("Patriotisme", 1961) (13).

L'empereur, furieux de l'assassinat de ses ministres par de jeunes commandants militaires rebelles, refuse d'écouter leurs raisons, ne prend pas parti, ordonne la répression de la rébellion et le jugement et la condamnation des participants. Son rejet des auteurs de la révolte nationaliste et anticapitaliste du 26 février rappelle la renonciation au statut divin après la guerre, qui était de facto un geste de coopération, voire une tentative d'intégration politique avec les envahisseurs et occupants yankees. Pour Y. Mishima, le règne de Shōwa chancelle pour ainsi entre 1936 et 1945.

La formation monarchiste de l'auteur de "Yūkoku" est bien illustrée par sa conversation avec Tsukasa Kōno, le frère aîné de Hisashi Kōno, qui fut l'une des figures les plus importantes de la révolte du 26 février et se suicida après sa défaite. Y. Mishima cite dans l'interview les propos de l'empereur Hirohito, qui s'était exprimé de manière désobligeante sur les révoltes du 26 février: "Qu'ils se suicident s'ils le souhaitent. Je n'ai pas l'intention d'honorer ces illégaux en leur envoyant mon représentant". L'auteur de "Eirei no Koe" commente: "Ce n'est pas un comportement digne d'un empereur japonais. C'est très triste". Cependant, lorsque Tsukasa demande "Si ces jeunes officiers avaient su ce que l'Empereur avait dit, auraient-ils crié devant le peloton d'exécution "Tennō Heika Banzai !" ("Longue vie à Sa Majesté l'Empereur")?", Y. Mishima lui répond : "Même lorsque l'empereur ne se comporte pas comme un empereur, les sujets doivent se comporter comme des sujets. Les assassins savaient qu'ils devaient remplir leur devoir de sujets en poussant le cri "Vive l'Empereur !" et en croyant en la justice du Ciel. Mais quelle tragédie pour le Japon !" (14).

L'empereur doit unifier la société japonaise en étant une figure symbolique et en se plaçant au-dessus du domaine politique. Si la monarchie était le centre de l'unité nationale et culturelle, elle créerait un espace pour le débat politique et la créativité culturelle sans affaiblir la cohésion de la société. La monarchie doit être enracinée dans la tradition japonaise, mais aussi créer un espace pour l'intégration d'éléments importants de la modernité, y compris le pluralisme politique et la liberté culturelle. Le monarque, en tant que symbole de l'unité nationale et culturelle du peuple japonais, devait garantir la préservation et l'inviolabilité de l'essence de l'histoire et de la tradition nationales japonaises. Sur le plan politique, le monarchisme de Y. Mishima est donc très décevant, étant pratiquement incompatible avec le démolibéralisme et avec la présence du Japon dans la sphère d'influence yankee et le cercle civilisationnel de l'Occident.

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L'harmonie du sabre et de la plume

bb9da29ddf3340cb83cf7342a8b660080ce6c0511622a3d71d3d56e28f88dba4.jpgSur le plan culturel, en revanche, sa pensée conserve une valeur d'inspiration idéologique et ses essais tels que "Pour les jeunes samouraïs", "Introduction à Hagakure" (1967), "Soleil et acier" (1965-1968) et "Défense de la culture" (1968) sont très populaires, y compris en Europe, notamment parmi les nationalistes français et italiens. Y. Mishima défend dans ces textes les traditions politiques, culturelles et militaires japonaises, y compris le code Bushidō, mais aussi l'héritage plus large des classiques japonais et chinois de la fiction, de la poésie, du théâtre, de la philosophie, etc. Comme le note le critique littéraire Koichiro Tamioka, on trouve notamment dans le recueil Le Soleil et l'acier, les idées philosophiques et historiosophiques de Y. Mishima.

Dans l'après-guerre, le système de valeurs japonais s'est désintégré, avec la disparition de l'art traditionnel du sabre (Bu) et la dégradation de l'art de la plume (Bun). Le code traditionnel "Bu-Bun-Ryodo" doit donc être ravivé, car c'est dans la tension créative créée par le contraste entre "Bu" et "Bun" que la sensibilité japonaise traditionnelle peut être retrouvée. Comme l'a dit Y. Mishima lui-même, "Pratiquer les arts martiaux signifie se battre et tomber comme une fleur qui s'épanouit, pratiquer l'art de la plume signifie cultiver des fleurs qui ne cesseront jamais de s'épanouir".

Lors d'un débat avec les étudiants communistes qui occupaient l'université de Tokyo en 1969, Y. Mishima a présenté des points de vue conservateurs, tandis que les étudiants se sont rangés du côté de l'avenir, prônant de transcender les limites du temps et proposant une révolution conceptuelle réalisée dans de nouveaux espaces conceptuels. L'auteur de "La défense de la culture" plaidait plutôt pour une vision organique du temps et de la continuité historique en relation avec des idées telles que l'empereur, la morale de la violence, la personnalité et le corps, l'art et l'esthétique, l'espace et le temps, la politique et la littérature, la beauté en tant que concept et en tant que réalité, etc. Le débat s'est déroulé à un niveau intellectuel très élevé, oscillant entre des questions politiques d'actualité et des sujets philosophiques et historiosophiques plus abstraits. Ce faisant, Mishima rejoignait ses opposants de gauche dans leur rejet du capitalisme et des grandes entreprises, déclarant: "Si vous reconnaissiez la sainteté et l'onction de l'empereur, alors je me joindrais à vous" (15).

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Le traditionalisme

En 1966, Y. Mishima se rend dans la préfecture de Kumamoto, sur l'île de Kiusiu, où un groupe de samouraïs connu sous le nom de Shinpūren (Ligue du vent divin) s'était formé en 1876. Quelque 170 guerriers opposés à la politique modernisatrice de Meji, armés d'armes traditionnelles japonaises telles que le sabre (katana), la lance (jari) et la machette (naginata), attaquent la garnison locale. Les soldats, surpris, ont d'abord paniqué. Cependant, ils se sont rapidement regroupés et ont commencé à tirer des salves successives sur les guerriers Shinpūren qui avançaient, vêtus d'armures et armés de sabres. 123 samouraïs perdirent la vie au combat ou se firent seppuku, gravement blessés. Parmi les morts, on compte également une douzaine de jeunes âgés de 16 à 17 ans. La rébellion fut ridiculisée par la presse tokyoïte de l'époque, qui y voyait l'expression d'un anachronisme et d'un primitivisme.

La rébellion de Shinpūren s'inscrit dans une série de soulèvements similaires entre 1873 et 1877, dont le plus important fut celui du duché de Satsuma en 1877, mené par Takamori Saigō. Leur cause était l'abolition, en août 1871, de l'autonomie des domaines féodaux des daimyō qui soutenaient les samouraïs. Les salaires précédemment versés aux samouraïs par les daimyō furent réduits de moitié et convertis en obligations d'État, ce qui entraîna rapidement la ruine de nombreux chevaliers, principalement parmi les plus pauvres. La dégradation économique s'accompagne également d'une dégradation symbolique: en 1871, l'aristocratie perd le monopole de l'utilisation des noms de famille (les paysans obtiennent également le droit d'en avoir) et l'obligation pour les samouraïs de porter des sabres en public est abolie, avec une interdiction totale de leur utilisation par les non-officiers de l'armée gouvernementale en 1876. En 1871 également, les paysans ont été dispensés de se prosterner devant les samouraïs, et les paysans ont été autorisés à monter à cheval et à épouser des ressortissants d'autres castes. Cependant, le coup le plus dur porté aux samouraïs et la cause immédiate de leurs révoltes fut la création d'une armée régulière, pour laquelle les premiers enrôlements eurent lieu en 1873 (16).

Les raisons de la fascination de Y. Mishima pour la rébellion des Shinpūren nous permettent de mieux comprendre ses vues historiosophiques et civilisationnelles. Les Shinpūren se sont opposés à la restauration Meji, commencée en 1868, dont l'idée originale était de "restaurer la dignité de l'empereur et d'expulser les barbares d'outre-mer" (Sonnojoi). Le pouvoir devait appartenir à l'empereur, et non plus aux shoguns Tokugawa, et les "navires noirs" yankees, détestés, devaient être définitivement chassés du pays. Après le renversement du shogunat Tokugawa, le régime de Meiji a toutefois commencé à mettre en œuvre une politique d'occidentalisation drastique dans le Japon du XIXe siècle, que l'on peut comparer aux actions analogues du tsar Pierre Ier dans la Russie du XVIIIe siècle et du shah Reza Pahlavi dans l'Iran du XXe siècle.

Le Japon s'est ouvert aux influences occidentales et a commencé à imiter les recettes civilisationnelles occidentales, tout en limitant et en éliminant les coutumes traditionnelles de la société japonaise, stigmatisées par le nouveau régime comme non civilisées et non occidentales. L'aristocratie des samouraïs (Shizoku), surclassée, a été contrainte de couper ses chignons traditionnellement portés à l'arrière de la tête et ses membres se sont vu interdire de porter des épées en public - ce qui, à leurs yeux, avait une signification sacrée et constituait un droit inaliénable, distinguant les chevaliers des autres états sociaux.

Le rejet de la restauration Meiji par les Shinpūren était extrême et s'exprimait par des actions de nature strictement primitiviste. Les Shinpūren n'acceptaient pas le papier-monnaie, et lorsque celui-ci fut mis en circulation à la place des pièces de monnaie, ils refusaient de le toucher avec leurs mains et ne le ramassaient qu'à l'aide de bâtons de riz. Lorsqu'ils rencontraient quelqu'un habillé à l'occidentale, ils jetaient du sel sur le sol à l'endroit où il se tenait. Ils refusaient d'utiliser les "armes sales des barbares occidentaux", ne reconnaissant que les armes traditionnelles japonaises. Ils contournaient les lignes à haute tension à distance et, lorsque cela n'était pas possible, ils se couvraient la tête de feuilles de papier et couraient rapidement sous les fils. Leur rejet de la civilisation occidentale moderne était total, leur xénophobie identitaire et leur traditionalisme intégraux.

Pour comprendre Y. Mishima, donnons-lui la parole: "Quand on parle de fidélité à sa propre pensée, on parle d'une pensée exprimée par l'action, en marge de laquelle apparaissent cependant des impuretés, des tactiques, des crispations humaines. Il en est ainsi des idéologies, où la fin semble toujours justifier les moyens. Les Shinpūren, cependant, étaient une exception au mode où la fin justifie les moyens, la fin équilibrait les moyens dans leur cas et les moyens équilibraient les fins, l'un et l'autre se conformant à la direction indiquée par les dieux, étant libres de la contradiction et de la déviation de la fin par rapport aux moyens, présentes dans tous les autres mouvements politiques. C'est l'équivalent du rapport entre le contenu et le style d'expression dans l'art. Je suis convaincu que c'est aussi en cela que réside l'essence de l'esprit japonais, dans le sens de son action la plus pure (Yamatodamashii)" (17).

Un écho de l'épopée de Shinpūren peut également être entendu dans l'œuvre littéraire la plus aboutie de Y. Mishima. La tétralogie de Mishima 'Hōjō no Umi' ('Mer de fertilité', 1965-1971) l'atteste, plus précisément dans son deuxième tome 'Honba' ('Chevaux au galop', 1967-1968). L'un des protagonistes de l'histoire, Isao Liniuma, s'inspire de l'œuvre "Histoire des Shinpūren", souhaitant créer les "Shinpūren de l'ère Shōwa". La pièce, lue par Isao, 19 ans, a été placée dans son intégralité dans la nouvelle "Galloping Horses", ce qui lui confère le caractère d'une histoire funèbre. Située dans les années 1930, l'intrigue de "Galloping Horses" suit un groupe de jeunes conspirateurs militaires qui planifient l'assassinat d'un financier et bureaucrate du gouvernement nommé Kurahara. Ce dernier incarne à son tour les tendances technocratiques et mécanistes du régime Shōwa, qui considère la "stabilité de la monnaie" comme le facteur déterminant le bonheur de la société. "L'économie n'est pas de la philanthropie ; soit vous acceptez des pertes représentant 10% de la société pour sauver les 90% restants, soit les 100% restants devront mourir", déclare Kurahara.

2388ef5c16d226c606cb0a59494cd320.jpgIl s'agit d'une attitude radicalement opposée à l'idéal patriarcal d'avant-guerre de l'empereur en tant que "bon dirigeant", prenant soin de son peuple, défendant l'identité, l'histoire et le destin du peuple japonais. Y. Mishima lui-même adhérait à cet idéal traditionnel de l'empereur. C'est cette vision de l'empereur qu'il prêchait, qu'il vénérait, et pour laquelle les protagonistes de ses œuvres se sont sacrifiés. Pour défendre l'Empereur ainsi compris, le "dernier samouraï" a également sacrifié sa propre vie, en commettant le seppuku le 25 novembre 1970, après l'échec du coup d'État, qui était guidé par l'idée de retrouver pour l'Empereur le statut divin, et pour les Jieitai (Forces d'autodéfense) le statut de forces armées légitimes de l'État. Par son action, Y. Mishima a prouvé l'unité de la pensée et de l'action, l'unité de l'épée et de la plume, ressuscitant l'idéal traditionnel de la civilisation japonaise, dont il est devenu l'incarnation et le symbole pour les générations suivantes de patriotes japonais.

L'héritage

La mémoire du "dernier samouraï" est célébrée lors des anniversaires de la mort des patriotes (Yukokuki), qui ont lieu chaque année depuis 1971 et rassemblent des centaines de nationalistes de toutes les régions du Japon et de toutes les tranches d'âge, ainsi que des militaires, à la date du discours de Y. Mishima prononcé lors de la cérémonie de remise des prix. Mishima depuis le balcon de la garnison Jieitai de Tokyo a eu un effet formateur - même si, ayant été témoins directs, les soldats l'ont d'abord reçu avec dérision. Jusqu'à présent, le Yukokuki a également été organisé deux fois en Europe - par l'écrivain japonais nationaliste Tadao Takemoto à Paris et par l'universitaire italien conservateur Romano Vulpitta à Rome. L'officier le plus célèbre, formé par l'idée de Y. Misima est le major Katsumi Terao, qui faisait partie du groupe d'officiers militaires qui s'est introduit dans la salle contrôlée par Y. Mishima en 1970 pour tenter de sauver le général K. Mashita, qui avait été séquestré par ce dernier et ses partisans. K. Terao est alors blessé à deux reprises par Y. Mishima. Mishima, deux fois blessé d'un coup d'épée dans le dos et une fois coupé à l'épaule. Même après la mort de l'écrivain, il s'est rallié à lui sur le plan politique et a consacré les années suivantes de sa vie à promouvoir ses idées et à œuvrer en faveur d'une réforme constitutionnelle qui légaliserait l'existence de l'armée japonaise.

En 2015, un certain nombre de livres consacrés à Y. Mishima, rédigés par d'anciens membres du Tate no kai ou des officiers du Jieitai : "The Young Officers Who Last Met Yukio Mishima" (2019) par Shigeki Nishimura ; "Army of Shadows ; The Truth About Mishima's Death" (2001) par Kyokatsu Jamamoto ; "Yukio Mishima and the Japanese Self-Defence Forces" (1997) par Yusuke Sugihara ; "Traces of Fire : Confessions des 30 anciens membres du Tatenokai" (2005) par Aemi Suzuki et Tsukasa Tamura ; "Réforme constitutionnelle dédiée à l'empereur" (2013) par Kjoshi Honda ; "Promesse non tenue" (2006) par Toyoo Inoue ; "Après Yukio Mishima" (1999) par Masahiro Mijazaki ; "C'est ce que Yukio Misima a dit" (2017) par Jutaki Sinohara ; "L'époque à laquelle Yukio Misima a vécu" (2015) par Haruki Murata.

La mémoire du nationaliste japonais mérite d'être entretenue en Pologne également, et ses idées et ses réalisations devraient être rapprochées des identitaires polonais.

Ronald Lasecki

Littérature utilisée :

Benedict R., Chrysanthème et épée. Patterns of Japanese culture, Państwowy Instytut Wydawniczy, Varsovie 2003.

Gordon A., Nowożytna historia Japonii, Państwowy Instytut Wydawniczy, Varsovie 2010.

Hall J. W., Japan. From the earliest times to today, Państwowy Instytut Wydawniczy, Varsovie 1979.

Flanagan. D., Mishima, Reaktion Books Ltd. 2014.

Inose N., Persona : A Biography of Yukio Mishima, Bungei Shunshu Press, Tokyo 1995.

Mishima Y, Flamme froide, trad. H. Lipszyc, Świat Książki, Varsovie 2008.

Mishima Y., La pagode d'or, trad. A. Zielińska-Elliott, Wilga, Varsovie 1997.

La politique. Un auxiliaire de l'histoire. Histoire du Japon', n° 4/2019.

Rei R., In Defence of Yukio Mishima, https://counter-currents.com/2020/01/in-defense-of-mishima/ (03.10.2020).

Stokes H. S., The Life and Death of Yukio Mishima, Cooper Square Press 2000.

Śpiewakowski A., Samuraje, Państwowy Instytut Wydawniczy, Varsovie 1989.

Tubulewicz J., Histoire du Japon, Zakład Narodowy Imienia Ossolińskich-Wydawnictwo, Wrocław-Warszawa-Kraków-Gdańsk-Łódź 1984.

Vulpitta R., Yukio Mishima, Yojuro Yasuda, & Fascism, part 1. https://counter-currents.com/2013/01/yukio-mishima-yojuro-yasuda-and-fascism-part-1/ (02.10.2020), part 2. https://counter-currents.com/2013/01/yukio-mishima-yojuro-yasuda-and-fascism-part-2/ (02.10.2020).

Notes:

1) R. Vulpitta, Yukio Mishima, Yojuro Yasuda, & Fascism, part 1. https://counter-currents.com/2013/01/yukio-mishima-yojuro-yasuda-and-fascism-part-1/ (02.10.2020), part 2. https://counter-currents.com/2013/01/yukio-mishima-yojuro-yasuda-and-fascism-part-2/ (02.10.2020).

2) A. Śpiewakowski, Samouraï, Państwowy Instytut Wydawniczy, Varsovie 1989, p. 110.

3) Constitution du Japon du 3 novembre 1946 (traduite par le professeur Teruji Suzuki), https://www.pl.emb-japan.go.jp/relations/konstytucja.htm (02.10.2020).

4) K. Starecka, Occupation et démocratie, "Politique. Aide historique. Histoire du Japon', no. 4/2019, pp. 98-101.

5) Idem, Le fardeau du neuvième article, 'Politique. Une aide historique. Histoire du Japon ", n° 4/2019, p. 104.

6) M. Socha, La démission du Premier ministre Abe Shinzō : un résumé, http://osa.uni.lodz.pl/?p=11076 (02.10.2020).

7) Idem, Annonce de changements dans la stratégie de défense du Japon, http://osa.uni.lodz.pl/?p=11112 (02.10.2020).

8) R. Rei, In Defence of Mishima, commentaire sous 31 janvier 2020, https://counter-currents.com/2020/01/in-defense-of-mishima/ (02.10.2020).

9) Édition polonaise : Y. Mishima, Zlota pagoda , trad. A. Zielińska-Eliott, Wilga, Varsovie 1997.

10) Cf. N. Inose, Persona : A Biography of Yukio Mishima, Bungei Shunshu Press, Tokyo 1995, p. 323.

11) Ibid. p. 324.

12) J. Tubulewicz, Histoire du Japon, Zakład Narodowy Imienia Ossolińskich-Wydawnictwo, Wrocław-Warszawa-Kraków-Gdańsk-Łódź 1984, p. 413 ; J. W. Hall, Japon. Od czasów najdawniejszych do dziś, Państwowy Instytut Wydawniczy, Varsovie 1979, pp. 278-279 ; A. Gordon, Nowożytna historia Japonii, Państwowy Instytut Wydawniczy, Varsovie 2010, pp. 273-274.

13) L'adaptation cinématographique de l'histoire est un court métrage, également réalisé par Y. Mishima, un film de 28 minutes portant le même titre (il fonctionne également sous le titre anglais "Patriotism or the Rite of Love and Death") datant de 1966.

14) R. Rei, In Defence of Mishima, https://counter-currents.com/2020/01/in-defense-of-mishima/#_ftn1 (01.10.2020).

15) Cite pour : ibid.

16) J. Tubulewicz, Ibid. pp. 350-351 ; J. W. Hall, Ibid. pp. 232-235 ; A. Gordon, Ibid. pp. 100-103 ; A. Śpiewakowski, Ibid. pp. 100-101, 138.

17) Cité pour : N. Inose, Ibid, pp. 327,328.

Publié à l'origine dans Templum Novum, 2020.

mardi, 28 novembre 2023

Anthony Burgess et son « orange mécanique »

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Anthony Burgess et son « orange mécanique »

par Joakim Andersen

Source: https://motpol.nu/oskorei/2023/10/26/en-apelsin-med-urverk/

Anthony Burgess (1917-1993), tout comme D.H. Lawrence, se distingue facilement comme l'un des écrivains les plus incompris du 20ème siècle. Burgess était à bien des égards un homme de droite. Il a collaboré avec le GRECE, le Groupement de Recherche et d'Études pour la Civilisation Européenne de la Nouvelle Droite, et s'est décrit comme un jacobite plutôt qu'un jacobin. Burgess a écrit des dystopies gratifiantes comme The Wanting Seed et des histoires apocalyptiques comme The End of the World News. Réactionnaire plutôt que conservateur, bien qu'anarchique, il pouvait dire du divorce qu'"un mariage, disons qui dure vingt ans ou plus, est une sorte de civilisation, une sorte de microcosme - il développe son propre langage, sa propre sémiotique, son propre argot, sa propre sténographie ... le sexe en fait partie, il fait partie de la sémiotique. Détruire, sans raison, une telle relation, c'est comme détruire toute une civilisation". Alors que le psychologue perspicace Lawrence est aujourd'hui souvent considéré comme un pornographe à cause de Lady Chatterley, Burgess est plutôt associé au controversé Orange mécanique, habilement adapté au cinéma par Kubrick.

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À première vue, Orange mécanique est une description de la vie quotidienne d'un jeune homme, faite de sexe, de drogue et de violence. Écrit en 1962, il préfigure à la fois la désintégration sociale et les sous-cultures des années 1960. Moins superficiellement, il s'agit de l'une des dystopies les plus intéressantes d'un point de vue philosophique et anthropologique, en ce sens qu'elle rappelle American Psycho. Elle se déroule dans un futur proche, un peu plus anarchique que celui de Burgess et avec un argot d'influence russe. L'argot, le nadsat, ajoute à l'expérience ; le flux de conscience par lequel le protagoniste décrit l'événement est rempli de mots tels que "chelloveck", "horrorshow" et "malenky". La tendance "sub-littéraire" de Burgess n'est pas non plus aussi marquée que dans Les nouvelles de la fin du monde ; certaines descriptions de l'environnement échappent aux dialogues.

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Le protagoniste et ses "droogs" commencent l'histoire de manière plutôt symbolique en déchirant des livres et en rossant un ancien combattant. Ils volent des gens, agressent des mineurs et se battent avec d'autres gangs. Le personnage principal, Alex, n'est pas tout à fait unidimensionnel, comme le suggèrent son langage parfois éduqué et son amour de Beethoven et de l'opéra. C'est d'ailleurs ce qui le dessert : c'est lorsqu'il réprimande l'un de ses acolytes pour son inculture que la chance d'Alex tourne au malheur. Certaines qualités plus profondes restent difficiles à identifier, par exemple, Alex est profondément étranger au code d'honneur qui entoure la trahison et la réprimande suggère une déficience de leadership autant qu'un amour de la culture supérieure. Lorsque la chance d'Alex s'arrête, l'État commence à le soumettre physiquement à l'ingénierie sociale pour en faire un citoyen fonctionnel. Il est impossible d'en dire trop à ce sujet.

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Ce que l'on peut noter, cependant, c'est qu'Orange mécanique est une dystopie ultime dans la mesure où presque tout le monde est antipathique. La décadence ne se limite pas à l'État, elle imprègne également l'opposition et le protagoniste. Burgess a identifié ici un défi pour tous les traditionalistes : et si le matériel humain était devenu tel qu'il n'y a plus de leaders ni de suiveurs? C'est par ailleurs une société anarcho-tyrannique qu'il esquisse, où l'État ferme les yeux sur la violence contre les gens ordinaires et recrute même de nombreux anciens camarades d'Alex dans son bras répressif.

Burgess est également proche de la vision chrétienne de l'humanité dans A Clockwork Orange. Alex n'est pas mauvais parce qu'il est opprimé ou marginalisé, il commet des actes mauvais parce qu'il y trouve du plaisir. Aucun centre de loisirs au monde ne peut y remédier. Mais la vision plus complexe que Burgess a de l'humanité va plus loin, il se demande également si la bonté sans la capacité de choisir le mal est la bonté. Un prêtre dit de la "reprogrammation" d'Alex que "vous passez maintenant dans une région où vous serez hors de portée du pouvoir de la prière". C'est une chose terrible à envisager. Et pourtant, dans un sens, en choisissant d'être privé de la capacité de faire un choix éthique, vous avez vraiment choisi le bien". Fondamentalement, il s'agit ici de la perspective chrétienne contre la perspective managériale.

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Dans l'ensemble, il s'agit d'un classique moderne et bien mérité. La narration de Burgess est concentrée, avec juste ce qu'il faut de description de l'environnement et une intrigue claire. C'est un roman passionnant, mais c'est aussi un roman d'idées. En ce qui concerne la société anarchique que Burgess pouvait prédire, la réalité a largement dépassé le poème aujourd'hui; la tendance à l'anarcho-tyrannie et le contraste entre deux visions de l'humanité restent néanmoins d'actualité. Le livre et l'adaptation cinématographique de Kubrick méritent tous deux un examen approfondi.

lundi, 27 novembre 2023

Stefan Zweig et l’autodissolution du monde dans l’américanisation

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Stefan Zweig et l’autodissolution du monde dans l’américanisation

Nicolas Bonnal

On dit Hollywood en liquidation à cause du LGBTQ, on dit l’Empire US en voie de disparition, on dit Trump en voie de réélection, on dit le dollar en voie de disparition, on dit tant de choses…

La réalité c’est que le triomphe US sur les esprits (la démocratie s’attaque aux esprits, pas aux corps, combien de fois me faudra-t-il te répéter, Tocqueville ?) est total et universel. 1.5 milliard de dollars pour le lamentable navet LGBTQ Barbie, un milliard ou plus pour le triquard Top Gun. La surpuissance de la machine américaine sur le monde est totale – et immatérielle. Oublions les productions Marvel – qui sont d’ailleurs israéliennes.

La marche à l’homogénéisation est devenue un galop ?

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Relisons alors Stefan Zweig qui finit au Brésil avant de se suicider aux barbituriques à Petrópolis (très bel et noble endroit hors du temps et des tropiques). Il écrit vingt ans auparavant dans son opuscule sur l’uniformisation du monde (traduit aux éditions Allia).

Il note cette surpuissance US dont tout le monde antisystème se targue d’assister à la fin aujourd’hui (rappelez-vous de Mao et de son tigre de papier qui est toujours là) :

« D’où provient cette terrible vague qui menace d'emporter tout ce qui est particulier dans nos vies? Quiconque y est allé le sait: d'Amérique. Sur la page qui suit la Grande Guerre, les historiens du futur inscriront notre époque, qui marque le début de la conquête de l’Europe par l'Amérique. Ou pis encore, cette conquête bat déjà son plein, et on ne le remarque même pas. Chaque pays, avec tous ses journaux et ses hommes d'Etat, jubile lorsqu'il obtient un prêt en dollars américains. Nous nous berçons encore d'illusions quant aux objectifs philanthropiques et économiques de l'Amérique: en réalité, nous devenons les colonies de sa vie, de son mode de vie, les esclaves d'une idée qui nous est, à nous Européens, profondément étrangère: la mécanisation de l'existence. Mais cet asservissement économique me semble encore peu de chose en comparaison du danger qu'encourt l'esprit. »

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Voici comment commence le texte, comme un diagnostic triste : on est dans les années vingt et triomphe déjà la culture mondiale qui désole Duhamel et Hermann Hesse (le Loup des steppes est un pamphlet antiaméricain) :

41icPEOy6xL._SX210_.jpg« Malgré tout le bonheur que m’a procuré, titre personnel, chaque voyage entre pris ces dernières années, une impression tenace s'est une imprimée dans mon esprit: horreur silencieuse devant la monotonie du monde. Les modes de vie finissent par se ressembler, à tous se conformer à un schéma culturel homogène. Les coutumes propres à chaque peuple les disparaissent, costumes s'uniformisent, les mœurs  prennent un caractère de plus en plus international. Les pays semblent, pour ainsi dire, ne plus se distinguer les uns des autres, les hommes s'activent et vivent selon un modèle unique, tandis que les villes paraissent toutes identiques. Paris est aux trois quarts américanisée, Vienne est budapestisée : l'arôme délicat de ce que les cultures ont de singulier se volatilise de plus en plus, les couleurs s'estompent avec une rapidité sans précédent et, sous la couche de vernis craquelé, affleure le piston couleur acier de l'activité mécanique, la machine du monde moderne. »

Mais Zweig ajoute comme s’il avait lu Théophile Gautier qui en parle déjà très bien de cette unification mondiale dans son Journal de voyage en Espagne :

« Ce processus est en marche depuis fort longtemps déjà: avant la guerre, Rathenau avait annoncé de manière prophétique cette mécanisation de l'existence, la prépondérance de la technique, comme étant le phénomène le plus important de notre époque. Or, jamais cette déchéance dans l’uniformité des modes de vie n'a été aussi précipitée, aussi versatile, que ces dernières années. »

https://www.amazon.fr/DESTRUCTION-FRANCE-AU-CINEMA/dp/B0C9S8NWXX/ref=sr_1_5?qid=1700136026&refinements=p_27%3ANicolas+Bonnal&s=books&sr=1-5

C’est comme une religion ce monde moderne (cf. le Covid) avec les mêmes rituels imposés partout en même temps :

« Ils commencent à la même heure: tels les muezzins dans les pays orientaux, appelant chaque jour, au coucher du soleil, des dizaines de milliers de fidèles à la prière, toujours identique, comme s'il n'existait là-bas que vingt mots, vingt mesures invitent désormais quotidiennement, à cinq heures de l'après-midi, tous les Occidentaux à poursuivre le même rituel. Jamais, sauf dans certaines formules et formes musicales pratiquées au sein de l'Eglise, deux cents millions de personnes n'ont connu une telle simultanéité et une telle uniformité d'expression comme la race blanche d'Amérique, d'Europe et de toutes les colonies dans la danse moderne. Un deuxième exemple: la mode. Il n'y a jamais eu dans tous les pays une similitude aussi flagrante qu'à notre époque. Jadis, on comptait en années le temps nécessaire pour qu'une mode parisienne gagne les autres grandes villes, et plusieurs années encore pour qu'elle se propage dans les campagnes. Mais les peuples respectaient certaines limites et leurs coutumes, Ce qui leur permettait de résister aux exigences tyranniques de la mode. »

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Les caprices de la mode ? Zweig, qui malgré son érudition a oublié Montesquieu, écrit :

 « Aujourd'hui, sa dictature devient universelle le temps d'un battement de cil. New York dicte les cheveux courts aux femmes: en un mois, 50 ou 100 millions de crinières féminines tombent, comme fauchées par une seule faux. Aucun empereur, aucun khan dans l'histoire du monde n'avait connu une telle puissance, aucune doctrine morale ne s'était répandue à une telle vitesse. »

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Dans mon livre sur la comédie musicale j’ai noté l’importance de Potter la grande farandole (1941). Dans ce film Ginger Rogers impose sa coupe de cheveux  à des millions de femmes en un claquement de doigts (Story of Vernon and Irène Castel en anglais).

Mgr Gaume redoutait l’ubiquité et la simultanéité, marque de la Bête selon lui. Zweig écrit :

« II a fallu des siècles et des décennies au christianisme et au socialisme pour convertir des adeptes et rendre leurs commandements efficaces sur autant de personnes qu'un tailleur parisien ne les soumet à son influence en huit jours aujourd'hui. Le troisième exemple est le cinéma, où là encore sévit cette simultanéité sans commune mesure, dans tous les pays et toutes les langues, à travers lequel les mêmes représentations façonnent des centaines de millions de personnes et où les mêmes goûts (ou mauvais goûts) se forment. On célèbre l'abolition complète de toute touche personnelle, même si les producteurs vantent triomphalement leurs films comme étant nationaux: l’Italie acclame les Nibelungen tandis que les districts les plus allemands et populaires ovationnent Max Linder de Paris. »

Zweig voit cette culture de la masse qui va triompher avec le nazisme, le fascisme ou le communisme (mais pas seulement bien sûr, le libéralisme américain ayant balayé tout cela sans forcer) :

« Ici aussi, l'instinct de masse est plus fort et plus souverain que la libre pensée. La venue triomphale de Jackie Coogan a été une expérience plus forte pour notre époque que la mort de Tolstoï il y a vingt ans. Un quatrième exemple: la radio. Toutes ces inventions n'ont qu'un seul but: la simultanéité. Le Londonien, le Parisien et le Viennois entendent la même chose dans la même seconde, et cette simultanéité, cette uniformité enivre par son gigantisme. C'est une ivresse, un stimulant mais toutes ces merveilles techniques nouvelles entretiennent en même temps une énorme désillusion pour l'âme et flattent dangereusement la passivité de l'individu. Ici aussi, comme dans la danse, la mode et le cinéma, l'individu se soumet aux mêmes goûts moutonniers; il ne choisit plus à partir de son être intérieur, mais en se rangeant à l'opinion de tous. »

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Tout cela est lié à la jouissance et à l’illusion individualiste (il est dommage que Zweig n’ait pas débattu avec Bernays – pour tout un tas de raisons du reste) qui liquide les individus par cela même qu’elle les invite à être « nature » ou « eux-mêmes » ; c’est l’époque du Flapper, de la Jeune Fille:

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« On pourrait énumérer ces symptômes à l'infini, tant ils prolifèrent de jour en jour. Le sentiment de liberté individuelle dans la jouissance submerge l'époque. Citer les particularités des nations et des cultures est désormais plus difficile qu'égrener leurs similitudes. Conséquences: la disparition de toute individualité, jusque dans l'apparence extérieure. Le fait que les gens portent tous les mêmes vêtements, que les femmes revêtent toutes la même robe et le même maquillage n'est pas sans danger : la monotonie doit nécessairement pénétrer à l'intérieur. Les visages finissent par tous se ressembler, parce que soumis aux mêmes désirs, de même que les corps, qui s'exercent aux mêmes pratiques sportives, et les esprits, qui partagent les mêmes centres d'intérêt. »

On crée l’homme-masse dont a parlé Bernanos mais aussi un autre grand esprit juif (toujours cette Autriche-Hongrie dont le dépeçage fut la vraie fin de la civilisation européenne) de l’époque, Elias Canetti (voyez Masse et puissance) :

« Inconsciemment, une âme unique se crée, une âme de masse, mue par le désir accru d'uniformité, qui célèbre la dégénérescence des nerfs en faveur des muscles et la mort de l'individu en faveur d'un type générique. La conversation, cet art de la parole, s'use dans la danse et s'y disperse, le théâtre se galvaude au profit du cinéma, les usages de la mode, marquée par la rapidité, le "succès saisonnier", imprègnent la littérature. Déjà, comme en Angleterre, la littérature populaire disparait devant le phénomène qui va s'amplifiant du "livre de la saison", de même que la forme éclair du succès se propage à la radio, diffusée simultanément sur toutes les stations européennes avant de s'évaporer dans la seconde qui suit. Et comme tout est orienté vers le court terme, la consommation augmente: ainsi, l’éducation, qui se pour suivait de manière patiente et rationnelle, et prédominait tout au long d'une vie, devient un phénomène très rare à notre époque, comme tout ce qui s'acquiert grâce à un effort personnel. »

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Lettres-d-Amerique.jpgMais Zweig, qui aurait pu faire fortune à Hollywood comme l’élite culturelle juive autrichienne, préfère accuser ou plutôt désigner l’Amérique.

La colonisation de l’esprit arrive – on pense à ces personnages friqués et ennuyés d’Agatha Christie, qui entre deux croisières, deux bridges ou deux saouleries, écoutent le Poirot :

« Mais cet asservissement économique me semble encore peu de chose en comparaison du danger qu'encourt l'esprit. Une colonisation de l'Europe ne serait pas le plus à craindre sur le plan politique; pour les âmes serviles, tout asservissement paraît doux, et l’homme libre sait préserver sa liberté en tous lieux. Le vrai danger pour l'Europe me semble résider dans le spirituel, dans la pénétration de l’ennui américain, cet ennui horrible, très spécifique, qui se dégage là-bas de chaque pierre et de chaque maison des rues numérotées, cet ennui qui n'est pas, comme jadis l'ennui européen, celui du repos, celui qui consiste à s'asseoir sur un banc de taverne, à jouer aux dominos et à fumer la pipe, soit une perte de temps paresseuse mais inoffensive: l'ennui américain, lui, est instable, nerveux et agressif, on s'y surmène dans une excitation fiévreuse et on cherche à s'étourdir dans le sport et les sensations. »

Ennui et fuite (on croirait lire la France contre les robots ou bien Terre des hommes) :

9782070453726_1_75.jpg« L'ennui n'a plus rien de ludique, mais court avec une obsession enragée, dans une fuite perpétuelle du temps: il invente des médiums artistiques toujours nouveaux, comme le cinéma et la radio, nourriture de masse dont il appâte les sens affamés et transforme ce faisant la communauté des amateurs de plaisirs en corporations gigantesques, à l'image de ses banques et de ses trusts. De l'Amérique vient cette terrible vague d'uniformité qui donne à tous les hommes la même chose, qui leur met le même costume sur le dos, le même livre entre les mains, le même stylo plume entre les doigts, la même conversation sur les lèvres et la même automobile en place des pieds. Fatalement, de l'autre côté de notre monde, en Russie, sévit la même volonté de monotonie, mais sous une forme différente: la volonté de morceler l'homme et d'uniformiser la vision du monde, elle-même terrible volonté de monotonie. »

L’Europe resterait un rempart mais elle est condamnée :

« L'Europe est encore le dernier rempart de l’individualisme, et peut-être que les soubresauts survoltés des peuples, ce nationalisme exacerbé, malgré toute sa violence, est une sorte de rébellion inconsciente et fiévreuse, une dernière tentative désespérée de résister à l'égalitarisme. Mais c'est de précisément cette forme défense convulsive qui trahit notre faiblesse. Déjà le génie de la sobriété est à l’œuvre pour effacer l’Europe des livres d'histoire, la dernière Grèce de l'histoire. Résistance: que faire désormais? Prenant d'assaut le Capitole, le peuple s'écrie: en haut des redoutes, les barbares sont là, ils détruisent notre monde". Il profère encore une fois les paroles de César mais, dorénavant, dans un sens plus sérieux: Peuples d'Europe, préservez vos biens les plus sacrés !". Non, nous ne sommes plus aussi crédules et aveugles au point de croire qu'on puisse encore inventer des associations, des livres et des proclamations contre ce monstrueux mouvement mondial et mettre fin à cet appétit pour la monotonie. Tout ce que l'on écrivait restait un bout de papier, lancé contre un ouragan. »

Vers la fin du texte Zweig pousse à la résistance individuelle contre ce «monstrueux mouvement mondial». J’y reviendrai. Echapper à la technologie, à la radio, au cinéma (Albert Speer en a parlé à Nuremberg puis dans ses Mémoires), au web et aux réseaux aujourd’hui, est chose bien compliquée. C’est Daniel Estulin qui évoquait dans son livre sur la culture (Tavistock Institute) ces chansons de Gaga, Beyonce, Rihanna qui rassemblent et envoûtent des milliards de fans…

https://www.amazon.fr/CULTURE-COMME-ARME-DESTRUCTION-MASSIVE/dp/152123132X/ref=sr_1_1?__mk_fr_FR=%C3%85M%C3%85%C5%BD%C3%95%C3%91&crid=D2857JZL17BV&keywords=bonnal+culture&qid=1700136062&s=books&sprefix=bonnal+culture%2Cstripbooks%2C102&sr=1-1

https://www.youtube.com/watch?v=zuh2dIaLAYo

https://www.youtube.com/watch?v=Lm4wdmeRhzQ&t=1182s

https://xn--lerveildesmoutons-dtb.fr/nicolas-bonnal-pense...

samedi, 18 novembre 2023

Entre désespoir et décadence : Pierre Drieu La Rochelle et la démission française

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Entre désespoir et décadence : Pierre Drieu La Rochelle et la démission française

Nicolas Bonnal

41Z2hG1PUYL._AC_UF894,1000_QL80_.jpgLe Journal de Drieu publié courageusement par Gallimard avait fait scandale il y a trente ans lors de sa parution. C’est Jean Parvulesco qui me l’avait alors recommandé. Je l’ai relu récemment avec un intense intérêt tant les préoccupations de Drieu recoupent les nôtres : sensation de décadence terminale, désespoir (au sens strict) historique, incapacité de trouver des sauveurs (Hitler ? Staline ? Les Chinois ?), et sinistre impression causée par la torpeur française – la même que ressent alors Bernanos, un de rares écrivains qu’estime alors Drieu  (il admire aussi son départ pour l’Amérique du Sud, et avec quelle raison !).

Même en pleine guerre Drieu observe cette torpeur (si vous voulez de l’émotion, revoyez Casablanca) :

« Cette torpeur qui règne à Paris, qui s'est manifestée à l'occasion du bombardement n° 1. J'avais raison de dire il y a quelques années que les Français étaient devenus un peuple triste, qui n'aimait plus la vie. Ils aiment la pêche à la ligne, l'auto en famille, la cuisine, Ce n'est pas la vie. Ils ne sont pas lâches, mais pires; ils sont ternes, mornes, indifférents. Ils souhaitent obscurément d'en finir, mais ne feront rien pour que ça aille plus vite. Cette 9ème armée qui s'en va les mains dans les poches, sans fusils, sans officiers. »

Une génération avant Debord, Drieu observe :

« Où aimerais-je aller? Nulle part! Le monde entier est en décadence. Le « Moderne» est une catastrophe planétaire. »

Debord dira lui : « dans un monde unifié on ne peut s’exiler » (son seul alexandrin !).

Il tape comme Céline sur la peu glorieuse patrie des années trente, celles des joueurs de boule et du front popu (j’oubliais : et des conspirateurs de la cagoule) :

« La France meurt d'avarice dans tous les de sentiments et de pensées. Pays de petite ironie, de petit dénigrement, de petite critique, de petit ricanement, pays de petitesse...  Tout y a été abaissé : les institutions et même leurs pauvres contraires. Si on a abattu la monarchie on n'a pas élevé le peuple avili à l'aristocratie, on n'a pas décanté la bourgeoisie, si on a ravalé le clergé on n'a pas défendu les professeurs contre l'insipide vanité et on les a loués dans leur inénarrable vacuité !»

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Il observe sur cette fameuse devise républicaine :

« La fraternité n'a pas remplacé la charité, l'égalité n'a profité qu'à l'argent, quant à la liberté ce ne fut que la basse licence de dire tout de façon que rien ne tirât plus à conséquence. »

Se reconnaissant lui-même catastrophiste,  Drieu ajoute :

« N'importe comment, je sais que ma vie est perdue. La littérature française est finie, de même que toute littérature en général dans le monde, tout art, toute création. L'humanité est vieille et a hâte d'organiser son sommeil dans un système de fourmilière ou de ruche. D'autre part, ma vie individuelle est finie. Finis les femmes, les plaisirs sensuels. »

Le fascisme auquel on ne le rattache ne trouve pas grâce à ses yeux. Il l’expédie beaucoup mieux que Julius Evola, Savitri Devi ou Hans Günther (qui en dénoncera le caractère « ochlocratique » quand la bise sera venue) :

Socialisme_fasciste___Drieu_la_[...]Drieu_La_bpt6k1512379p.JPEG« J'ai écrit dans Socialisme Fasciste que le fascisme était l’expression de la décadence européenne. Ce n’est pas une restauration. Il n'y a pas de restauration. Consolidation, replâtrage des débris. »

En réalité Drieu voit comme dans son livre sur la France préfacé par Halévy après la Grande Guerre (guerre qu’il n’admire pas plus) que le Français ne veut plus être français. François Furet fera la même observation dans son Passé d’une illusion : le froncé adore « internationaliser » sa vie politique pour compenser son vide. Voyez aujourd’hui avec la Russie, l’Europe, l’Amérique ou Israël.

A l’époque on a déjà le bloc bourgeois : c’est le camp anglais (De Gaulle parle dans ses Mémoires du vertige qui nous saisit quand l’Angleterre ne décide pas à notre place – depuis 1815 ou 1870 ?) ; on aussi un camp fasciste (Allemagne-Italie même si l’Italie devient ce désastre bien décrit par AJP Taylor) et bien sûr un camp russe (déjà ! déjà !). Sous sa plume peu enjouée cela donne :

« Cet abandon de tout le peuple à la superstition russe est le signe le plus certain de notre abâtardissement à tous. Quand un peuple n'a plus de maîtres, il en demande à l'étranger".

Cependant que d'autres Français s'abandonnent à l'attente clandestine de l'Allemand. Quant à la masse, elle est vouée aux Anglais.

Il n'est plus de Français pour ainsi dire qui pense et qui veuille français. La velléité française est entièrement partagée entre le parti du centre ou anglais, le parti allemand d'extrême droite et le parti russe d'extrême gauche. »

Enfin il a déjà ceux qui se foutent de tout comme aujourd’hui (Gaza, vaccin, reset, guerres, identité numérique, connais pas !) :

« Il y a aussi tous ceux qui veulent qu'on leur foute la paix, c'est à dire qu'on les en recouvre comme d'une déjection. »

Rappelons que Mbappé compte vingt-fois plus d’abonnés Twitter que Philippot ou Asselineau....

Drieu insiste sur la grande déception mussolinienne (Benito aurait dû prendre sa retraite bien avant, avant l’Ethiopie peut-être ?) :

« Je  croyais aussi que Mussolini avait vendu son âme à Hitler, qu'il était résigné à jouer le brillant second. Mais en tous cas on peut voir qu'à la longue l'Italie use Mussolini. »

9782867145193.jpgEt de conclure en rêvant à des orgies de sang romaines :

« Comme tout cela est terne et crépusculaire. C'est bien la décadence de l'Europe. Les grandes tueries du temps de Galba et Othon!  Les fils d'ouvriers Mussolini, Hitler, Staline ne sont pas bien éblouissants. »

Je reprends sa si juste marotte : il n’y a plus de parti français (idem aujourd’hui : on est européen donc, ou russe, ou palestinien ou israélien, ou américain), et ceux qui se réclament du souverainisme font 1% des voix (le RN alias "reniement national" s’est brillamment rangé des voitures) :

« Il y a toujours un parti russe et un parti allemand et un parti anglais, voire un parti italien.

Le parti anglais est si nombreux et maître des choses depuis si longtemps qu'il ne se voit pas et qu’on ne le voit guère. On a abandonné à Londres notre politique étrangère, toutes nos initiatives et toutes nos volontés et tous nos espoirs.

Le parti russe est fait de bourgeois qui joignent la chimère de Moscou à la branlante réalité de Londres, et d'ouvriers qui, incapables de faire la révolution, s'en remettent à Staline pour la leur offrir ou imposer. Le parti allemand masque d'anticommunisme sa lâcheté. »

Belle observation :

« Tous s'en remettent sur les étrangers pour les décharger de leurs devoirs et de la fatigue de penser, d'imaginer, de vouloir. »

Et la conclusion logique de tout cela :

« Ce parti que nous avons pris de ne pas nous battre au début est la conséquence de ces diverses démissions. »  

De Gaulle parti (n’en faites pas un héros référentiel non plus, Giscard et Pompidou étaient ses ministres) nous avons fait qu’aller de démission en démission.

Lire aussi :

https://www.dedefensa.org/article/drieu-la-rochelle-et-le...

 

mardi, 14 novembre 2023

La sagesse traditionnelle de Marguerite Yourcenar contre nos folies modernes

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La sagesse traditionnelle de Marguerite Yourcenar contre nos folies modernes

Nicolas Bonnal

Dernier écrivaine néo-classique nourrie de lait ancien, Yourcenar méprise le monde moderne occidental alors qu’elle avait tout pour plaire pourtant : homosexuelle, païenne, écrivaine, écologiste, végétarienne, rebelle ayant fui le monde, etc. Pourtant son Hadrien qui tapait si bien sur le judaïsme n’allait pas dans le bon sens (d’ailleurs je la trouve bien oubliée)  montrait déjà que quelque chose se tramait dans sa tête contre le monde moderne, comme le Coup de grâce ou les splendides Contes orientaux, recueil de jeunesse ou presque. Mise à la mode un temps par Giscard et d’Ormesson pour de méprisables motifs politiques, cette grande figure discrète allait tirer à boulets rouges contre notre moderne Occident dans ses Entretiens avec Mathieu Galey intitulé les Yeux ouverts. Le journaliste froncé y fait preuve d’une inintelligence à toute épreuve : on dirait qu’il y a des siècles que le froncé est bête et intolérant comme ça, les yeux grand fermés. La faute à Molière et à ses Trissotin, à Montesquieu et à ses persans ?

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J’ai glané les citations qui suivent sur plusieurs sites ; voilà ce que ça donne :

« Je condamne l'ignorance qui règne en ce moment dans les démocraties aussi bien que dans les régimes totalitaires. Cette ignorance est si forte, souvent si totale, qu'on la dirait voulue par le système, sinon par le régime. »

Le régime comme elle dit a fortement progressé depuis, et son troupeau de victimes aussi. Elle ajoute comme si elle était un dissident soviétique, un Soljenitsyne à Harvard ou un Zinoviev :

« Chaque fois que je vais dans un super-market, ce qui du reste m'arrive rarement, je me crois en Russie. C'est la même nourriture imposée d'en haut, pareille où qu'on aille, imposée par des trusts au lieu de l'être par des organismes d’État. Les États-Unis, en un sens, sont aussi totalitaires que l'URSS, et dans l'un comme dans l'autre pays, et comme partout d'ailleurs, le progrès (c'est-à-dire l'accroissement de l'immédiat bien-être humain) ou même le maintien du présent état de choses dépend de structures de plus en plus complexes et de plus en plus fragiles. »

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On est entrés dans un système de frénésie global lié au culte du progrès :

« Comme l'humanisme un peu béat du bourgeois de 1900, le progrès à jet continu est un rêve d'hier. Il faut réapprendre à aimer la condition humaine telle qu'elle est, accepter ses limitations et ses dangers, se remettre de plain-pied avec les choses, renoncer à nos dogmes de partis, de pays, de classes, de religions, tous intransigeants et donc tous mortels. Quand je pétris la pâte, je pense aux gens qui ont fait pousser le blé, je pense aux profiteurs qui en font monter artificiellement le prix, aux technocrates qui en ont ruiné la qualité - non que les techniques récentes soient nécessairement un mal, mais parce qu'elles se sont mises au service de l'avidité qui en est un, et parce que la plupart ne peuvent s'exercer qu'à l'aide de grandes concentrations de forces, toujours pleines de potentiels périls. »

Elle ajoute très justement :

« Je pense aux gens qui n'ont pas de pain, et à ceux qui en ont trop, je pense à la terre et au soleil qui font pousser les plantes. Je me sens à la fois idéaliste et matérialiste. Le prétendu idéaliste ne voit pas le pain, ni le prix du pain, et le matérialiste, par un curieux paradoxe, ignore ce que signifie cette chose immense et divine que nous appelons "la matière". (p. 242)

Yourcenar n’aime pas le monde occidental mais elle refuse encore plus ses solutions de sortie (celles qu’on applique aujourd’hui). Très antiféministe, Yourcenar offre aux unes et aux autres de bonnes raisons de se faire oublier (il vaut mieux d’ailleurs, car si c’est pour se faire insulter…) :

« Enfin, les femmes qui disent "les hommes" et les hommes qui disent "les femmes", généralement pour s’en plaindre dans un groupe comme dans l’autre, m’inspirent un immense ennui, comme tous ceux qui ânonnent toutes les formules conventionnelles. »

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Et de rappeler cette évidence machiste ou autre :

« Il y a des vertus spécifiquement "féminines" que les féministes font mine de dédaigner, ce qui ne signifie pas qu’elles aient été jamais l’apanage de toutes les femmes : la douceur, la bonté, la finesse, la délicatesse, vertus si importantes qu’un homme qui n’en possèderait pas au moins une petite part serait une brute et non un homme.

Il y a des vertus dites masculines, ce qui ne signifie pas plus que tous les hommes les possèdent: le courage, l’endurance, l’énergie physique, la maîtrise de soi, et la femme qui n’en détient pas au moins une partie n’est qu’un chiffon, pour ne pas dire une chiffe. »

La société hyper-féministe ne produit plus d’écrivaines, tout au plus des bécasses fanatiques à l’image des « crétins mâles » dont parle déjà Nietzche dans Par-delà le bien et le mal. De la même manière Yourcenar aime et traduit les poètes noirs américains mais elle se méfie déjà de ceux qui qui veulent aimer les noirs parce qu’ils sont noirs. Mais on dirait que depuis les Lumières toute la culture occidentale est orientée vers le totalitarisme idéologique, totalitarisme qui éclate aujourd’hui sur n’importe quel sujet !

L’idéal selon Yourcenar :

« J’aimerais que ces vertus complémentaires servent également au bien de tous. Mais supprimer les différences qui existent entre les sexes, si variables et si fluides que ces différences sociales et psychologiques puissent être, me paraît déplorable, comme tout ce qui pousse le genre humain, de notre temps, vers une morne uniformité. »

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Sur l’animal elle dit joliment (passons du coq à l’âne) – et noblement :

« Et puis il y a toujours pour moi cet aspect bouleversant de l'animal qui ne possède rien, sauf sa vie, que si souvent nous lui prenons. Il y a cette immense liberté de l'animal, vivant sans plus, sa réalité d'être, sans tout le faux que nous ajoutons à la sensation d'exister. C'est pourquoi la souffrance des animaux me touche à ce point, tout comme la souffrance des enfants (p 318). »

La souffrance animale obsédait Savitri Devi (qui ressemble un peu à Yourcenar, fanatisme idéologique dérisoire en plus) ; ici :

« Je me dis souvent que si nous n'avions pas accepté, depuis des générations, de voir étouffer les animaux dans des wagons à bestiaux, ou s'y briser les pattes comme il arrive à tant de vaches et de chevaux, envoyés à l'abattoir dans des conditions absolument inhumaines, personne, pas même les soldats chargés de les convoyer, n'aurait supporté les wagons plombés de 39/45. »

Cette insensibilité (Novalis en parle très bien et je l’ai repris dans mon livre sur Tolkien) est caractéristique des hommes modernes eux-mêmes élevés en batterie :

« Si nous étions capables d'entendre le hurlement des bêtes prises à la trappe (pour leur fourrure), nous ferions sans doute plus attention à l'immense détresse de certains prisonniers, dérisoire parce qu'elle va à l'encontre du but : les améliorer, les rééduquer, faire d'eux des êtres humains (p. 313). »

Sur l’éducation, elle propose ce modèle solidaire et païen (Céline fait de même dans ses Beaux draps où il propose un modèle radicalement nouveau de société, artiste et païen aussi) :

« Je condamne l’ignorance qui règne en ce moment dans les démocraties aussi bien que dans les régimes totalitaires. Cette ignorance est si forte, souvent si totale, qu’on la dirait voulue par le système, sinon par le régime. J’ai souvent réfléchi à ce que pourrait être l’éducation de l’enfant.Je pense qu’il faudrait des études de base, très simples, où l’enfant apprendrait qu’il existe au sein de l’univers, sur une planète dont il devra plus tard ménager les ressources, qu’il dépend de l’air, de l’eau, de tous les êtres vivants, et que la moindre erreur ou la moindre violence risque de tout détruire. »

imagmyes.jpgYourcenar remet comme Valéry l’enseignement de l’histoire à sa place, et elle propose un enseignement nouveau, pratique et non théorique (tous l’ont dit et fait pour rien, de Rousseau à Gustave Le Bon en passant par Illich) :

« Il apprendrait que les hommes se sont entretués dans des guerres qui n’ont jamais fait que produire d’autres guerres, et que chaque pays arrange son histoire, mensongèrement, de façon à flatter son orgueil. On lui apprendrait assez du passé pour qu’il se sente relié aux hommes qui l’ont précédé, pour qu’il les admire là où ils méritent de l’être, sans s’en faire des idoles, non plus que du présent ou d’un hypothétique avenir. On essaierait de le familiariser à la fois avec les livres et les choses ; il saurait le nom des plantes, il connaîtrait les animaux sans se livrer aux hideuses vivisections imposées aux enfants et aux très jeunes adolescents sous prétexte de biologie. ; il apprendrait à donner les premiers soins aux blessés ; son éducation sexuelle comprendrait la présence à un accouchement, son éducation mentale la vue des grands malades et des morts. »

Elle propose la construction d’un homme libre et tolérant (c’est le contraire de ce que veut Greta, même si Greta adore la planète et les animaux, cherchez l’erreur) :

« On lui donnerait aussi les simples notions de morale sans laquelle la vie en société est impossible, instruction que les écoles élémentaires et moyennes n’osent plus donner dans ce pays.
En matière de religion, on ne lui imposerait aucune pratique ou aucun dogme, mais on lui dirait quelque chose de toutes les grandes religions du monde, et surtout de celle du pays où il se trouve, pour éveiller en lui le respect et détruire d’avance certains odieux préjugés. »

Il faut aussi éviter la publicité marchande (Yourcenar vit aux USA, je suppose qu’elle avait une télé…) :

On lui apprendrait à aimer le travail quand le travail est utile, et à ne pas se laisser prendre à l’imposture publicitaire, en commençant par celle qui lui vante des friandises plus ou moins frelatées, en lui préparant des caries et des diabètes futurs. »

Et, alors qu’on masque les enfants et qu’on les fanatise-formate sur le plan écologique ou sexuel :

« Il y a certainement un moyen de parler aux enfants de choses véritablement importantes plus tôt qu’on ne le fait. »

Tout cela est fini, maintenant on les masque, on les vaccine et on les encadre comme jamais. C’est Julius Evola qui compare constamment l’homme capitaliste à l’homme socialiste ; et notre dissident Zinoviev qui dit que le premier est pire que le second : comme il a raison !

Comme tout esprit censé elle refuse les actus alitées (le premier moderne à en avoir bien parlé fut Thoreau, voyez mon texte sur Platon et CNN…) :

« Je me suis toujours beaucoup méfiée de l'actualité, en littérature, en art, dans la vie. Du moins, de ce que l'on considère comme l'actualité, et qui n'est souvent que la couche la plus superficielle des choses. »

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Elle ajoute sur ce merveilleux instrument (que plus personne ne critique, que tout le monde commente) nommé télévision :

«... l'homme manque de loisirs ?
Le fermier assis l'hiver près de son feu, se fabriquant au couteau une cuiller de bois en crachant de temps en temps dans les cendres, lui en avait. Il était plus libre que l'homme d'aujourd'hui, incapable de résister aux slogans de la télévision p 305 ».

Heidegger en parle quelque part de ce paysan, de sa pipe, du modèle de Van Gogh… Tout cela est loin maintenant, c’est pourquoi je dis et répète qu’il ne faut plus entretenir aucune nostalgie.

Suddenly it’s too late.

Après à l’heure où les religions abrahamiques continuent de faire parler d’elles si intelligemment, au Moyen-Orient et ailleurs, Yourcenar déclare :

« En matière de religion, on ne lui imposerait (toujours au pauvre enfant) aucune pratique ou aucun dogme, mais on lui dirait quelque chose de toutes les grandes religions du monde, et surtout de celle du pays où il se trouve, pour éveiller en lui le respect et détruire d’avance certains odieux préjugés. »

« On lui apprendrait à aimer le travail quand le travail est utile, et à ne pas se laisser prendre à l’imposture publicitaire, en commençant par celle qui lui vante des friandises plus ou moins frelatées, en lui préparant des caries et des diabètes futurs. »

Ici elle se rapproche de Jünger (voyez mes textes sur Jünger et la santé) et de sa vision solaire et anti-médicale du corps physique.

Végétarienne (enfin, pas tout à fait), Yourcenar évoque son menu (ici elle fait penser à un des autres esprits libres de cette époque, l’indianiste Daniélou) :

« En ce qui me concerne, je suis végétarienne à quatre-vingt-quinze pour cent. L'exception principale serait le poisson, que je mange peut-être deux fois par semaine pour varier un peu mon régime et en n'ignorant pas, d'ailleurs, que dans la mer telle que nous l'avons faite le poisson est lui aussi contaminé. »

Elle évoque l’agonie des bêtes (qui ne frappe personne dans les Evangiles pourtant) :

« Mais je n'oublie surtout pas l'agonie du poisson tiré par la ligne ou tressautant sur le pont d'une barque. Tout comme Zénon, il me déplaît de "digérer des agonies". En tout cas, le moins de volaille possible, et presque uniquement les jours où l'on offre un repas à quelqu'un ; pas de veau, pas d'agneau, pas de porc, sauf en de rares occasions un sandwich au jambon mangé au bord d'une route ; et naturellement pas de gibier, ni de bœuf, bien entendu.
- Pourquoi, bien entendu ?
- Parce que j'ai un profond sentiment d'attachement et de respect pour l'animal dont la femelle nous donne le lait et représente la fertilité de la terre. Curieusement, dès ma petite enfance, j'ai refusé de manger de la viande et on a eu la grande sagesse de ne pas m'obliger à le faire. Plus tard, vers la quinzième année, à l'âge où l'on veut "être comme tout le monde", j'ai changé d'avis ; puis, vers quarante ans, je suis revenue à mon point de vue de la sixième année (p. 288). »

Repensons à la manière dont Tony Blair traita un jour les vaches en Angleterre, pays de John Bull pourtant. Aujourd’hui de Davos il veut appliquer sa marotte et ses méthodes aux humains.

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Yourcenar termine avec une citation bouddhiste :

« les QUATRE VOEUX bouddhiques que je me suis souvent récités au cours de ma vie :
lutter contre ses mauvais penchants ;
s'adonner jusqu'au bout à l'étude ;
se perfectionner dans la mesure du possible ;
si nombreuses soient les créatures errantes dans l'étendue
des trois mondes, travailler à les sauver.Tout est là, dans ce texte vieux de quelques vingt-six siècles… »

Esprit libre et original, dernière aristocrate élevée par un père dilettante et artiste, Yourcenar ne faisait déjà pas partie de ce monde. Et maintenant...

lundi, 13 novembre 2023

Georges Bernanos et « la masse affreusement disponible » des hommes trop modernes

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Georges Bernanos et « la masse affreusement disponible » des hommes trop modernes

Nicolas Bonnal

Bernanos fait rêver dans la France contre les robots, son essai le plus connu. Il rêve encore, on est en 44-45, la France est libérée et va renaître et montrer le droit chemin aux hommes, etc. Mais c’est dans La Liberté, pour quoi faire ? qu’il donne son vrai message. Le livre, ensemble de quatre conférences et non essais, est écrit (bravo à la préface courageuse de Pierre Gilles dans l’édition Folio) entre décembre 46 et avril 47 ; et le grand homme (« votre place est parmi nous ! » lui dit le Général qui quitte très vite le pouvoir lui aussi) a compris à qui il avait affaire.

1507-1.jpgLe constat est désespéré et désespérant. Sommes-nous tombés plus bas depuis, à coups de Gaza, de Reset, de Covid, de vaccins, de Biden-Macron-Leyen et consorts ? C’est possible mais je n’en suis pas sûr avec mon présent permanent ou ma Fin de l’Histoire: voyez mes textes sur Drumont, Céline ou Bernanos sans oublier ceux sur Bloy. Le froncé républicain issu de la débâcle de 1870-1871 mit fin à la certaine idée de la France. C’est un bourgeois ou un micro-consommateur débile, ringard et soumis que la télé mène à l’abattoir. Il ira twitter sur vos tombes. Même Péguy avec ce destin de retraité qu’il dénonce dans un texte sur Descartes avait compris. C’est dire.

Quand les carottes sont cuites il faut le dire. Bernanos écrit ainsi dans sa Liberté :

« Le drame de l'Europe, le voilà. Ce n'est pas l'esprit européen qui s'affaiblit ou s’obscurcit depuis cinquante plus, c'est l'homme européen qui se dégrade, c'est I ‘humanité européenne qui dégénère. Elle dégénère en s'endurcissant. Elle risque de s'endurcir au point d'être capable de résister à 'importe quelle expérience des techniques d'asservissement, c'est-à-dire non pas seulement de les subir, mais de s'y conformer sans dommage. Car cette décomposition dont je parlais tout à l'heure aura évidemment une fin. »

La dégradation et la dégénérescence sont le fruit de l’étatisme et du socialisme, denrées très chéries en France. Bernanos se rapproche des libertariens (je parle des grands historiens comme mes regrettés amis Butler ou Raico, pas des politiciens) mais aussi de Tocqueville (que ne peut-il – le Souverain – nous ôter la peine de penser et de vivre ?) ou de Jouvenel, qui publie son phénoménal du Pouvoir au lendemain de la Guerre. Avec l’admirable Stefan Zweig Bernanos évoque ces temps d’avant 1914 où l’on voyageait sans passeport : une carte de visite et des lettres d’introduction suffisaient (c’était l’époque où l’on voyageait pour voir des gens, pas pour visiter des expos).

Bernanos a compris que la France est une masse, ce n’est plus un peuple. Il sort ces phrases formidables alors sur cette « masse affreusement disponible ».

« Il y a des millions et des millions d'hommes dans le monde qui n'ont pas attendu notre permission pour soupçonner que la France de 1940 - formée d'une immense majorité de pétainistes et d'une poignée de gaullistes - et celle de 1944 - formée d'une immense majorité de gaullistes et d'une poignée de pétainistes - ne forment réellement qu'une seule masse affreusement disponible, dont l'événement de Munich avait déjà permis de mesurer le volume et le poids, qui s'est retrouvée presque tout entière à l'Armistice pour rouler dans le pétainisme par le seul effet de la pesanteur, jusqu'à ce que l'invasion de l'Afrique du Nord, rompant l'équilibre, l'ait fait choir sur l'autre pente. »

Munich, Pétain, de Gaulle, en attendant mai 68 et la coupe du monde de football ! Un qui a bien compris cela aussi c’est Audiard. Voyez son film sur la France pour rire.

Certains ici trouvent que Bernanos exagère. Mais pensez aux vaccins, présents et à venir, vaccins qui seront obligatoire sinon vous n’aurez plus droit de manger ou d’éclairer votre maison.

« Supposez que demain - puisque nous sommes dans les suppositions, restons-y - les radiations émises sur tous les points du globe par les usines de désintégration modifient assez profondément leur équilibre vital et les sécrétions de leurs glandes pour en faire des monstres, ils s'arrangeront très bien de leur condition de monstres, ils se résigneront à naitre bossus, tordus, ou couverts d'un poil épais comme les cochons de Bikini, en se disant une fois de plus qu'on ne s'oppose pas au progrès. Le mot de progrès sera le dernier qui s'échappera de leurs lèvres à la minute où la planète volera en éclats dans l'espace. Leur soumission au progrès n’a égale que leur soumission à l’Etat. »

La-grande-peur-des-bien-pensants.jpgDes distraits nous parlent du néolibéralisme alors que l’on assiste au triomphe de l’Etat central universel qui accompagne le Trust des Trusts dont Bernanos parlait déjà dans sa Grande peur des bien-pensants.

C’est ma mère qui parlant de sa plage à Biarritz me disait qu’elle ne voulait plus s’y rendre, écœurée par le « dirigisme français » qui s’y manifestait : CRS, coups de sifflet, flipper, barboter entre des piquets, surfeurs industriels partout, etc.

Ce dirigisme Bernanos le voit à l’œuvre :

« La menace qui pèse sur le monde est celle d'une organisation totalitaire et concentrationnaire universelle qui ferait, tôt ou tard, sous un nom ou sous un autre, qu'importe ! de l'homme libre une espèce de monstre réputé dangereux pour la collectivité tout entière, et dont l'existence dans la société future serait aussi insolite que la présence actuelle d'un mammouth sur les bords du Lac Léman. Ne croyez pas qu'en parlant ainsi je fasse seulement allusion au communisme. Le communisme disparaîtrait demain, comme a disparu l'hitlérisme, que le monde moderne n'en poursuivrait pas moins son évolution vers ce régime de dirigisme universel auquel semble aspirer les démocraties elles-mêmes. »

Oh, mais comme il est pessimiste ce Bernanos ! Comme il est prophète de malheur ce Bernanos ! Comme il devrait se soigner (ou se vacciner) ce Bernanos, ai-je lu ici ou là.

Il envoie dinguer les optimistes dans une belle et célèbre formule :

« L'optimisme est un ersatz de l'espérance, dont la propagande officielle se réserve le monopole. Il approuve tout, il subit tout, il croit tout, c'est par excellence la vertu du contribuable. Lorsque le fisc l'a dépouillé même de sa chemise, le contribuable optimiste s'abonne à une revue nudiste et déclare qu'il se promène ainsi par hygiène, qu'il ne s'est jamais mieux porté. »

Claude Janvier expliquait à Bercoff qu’il connaissait un jeune content de ne pas voyager, content de ne pas posséder de bagnole, content de ne pas prendre l’avion, content de disposer à vie de neuf mètres carrés et content surtout de ne pas polluer. Ils sont quelques milliards comme ça.

Bernanos voit très bien qu’il va être trop tard (le chant du « signe » comme on sait c’est Debord et ses Commentaires) :

« Il faut se hâter de sauver l'homme, parce que demain il ne sera plus susceptible de l'être, pour la raison qu’il ne voudra plus être sauvé. Car si cette civilisation est folle, elle fait aussi des fous. »

Loin de l’hypocrisie de tous nos commentateurs cathos qui auront tout gobé avec ce pape (Gaza, le vaccin, l’Europe, le Reset, les migrants, le truc LGBTQ) Bernanos écrit :

« ... l'opinion cléricale qui a justifié et glorifié la farce sanglante du franquisme n'était nullement exaltée. Elle était lâche et servile. Engagés dans une aventure abominable, ces évêques, ces prêtres, ces millions d'imbéciles n'auraient eu, pour en sortir, qu'à rendre hommage à la vérité. Mais la vérité leur faisait plus peur que le crime. »

Le catholique était déjà une conscience disponible, affreusement disponible.

mercredi, 08 novembre 2023

Le "mystère" Yukio Mishima continue de fasciner et de diviser

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Le "mystère" Yukio Mishima continue de fasciner et de diviser

par Carlo Alberto Zaccheo

Source: https://www.destra.it/home/il-mistero-yukio-mishima-continua-ad-affascinare-e-dividere/

Le 14 janvier 1925 naissait à Tokyo Kimitake Hiraoka, le vrai nom de Yukio Mishima, un pseudonyme qu'il adopta pour la première fois avec la publication de son premier livre en 1941. Mishima s'est suicidé à l'âge de 45 ans seulement, selon l'ancien rite du seppuku, que les samouraïs pratiquaient pour sauver leur honneur, bien que cette pratique du suicide ait été abolie depuis 1889.  

Le seppuku se pratiquait en se coupant l'estomac de gauche à droite, puis de bas en haut, à partir d'une position typiquement japonaise appelée seiza, c'est-à-dire à genoux, les orteils pointant vers l'arrière pour éviter que le corps ne tombe à la renverse. Tomber en arrière était considéré comme un déshonneur selon le code moral des samouraïs.

Yukio Mishima était certes un personnage controversé, mais il était certainement doté de grandes compétences intellectuelles et culturelles, comme la critique internationale l'a toujours, unanimement, reconnu, avec toutefois quelques distinctions. Le 25 août 2019 est paru dans Il Manifesto un article d'un chroniqueur littéraire sur Yukio Mishima qui m'a laissé pour le moins perplexe. Une série d'inexactitudes que, en les relisant aujourd'hui, grâce aussi à l'appui d'une plus grande connaissance de "la vie et la mort de Yukio Mishima" et en particulier de ses œuvres littéraires et théâtrales, je n'hésite pas à qualifier de non-sens et je suis en droit de me demander comment un chroniqueur littéraire peut écrire autant de non-sens en les concentrant dans un seul article. Dans cet article, on peut lire, par exemple, que "...c'est donc après la mise en scène sensationnelle du suicide que Mishima est soudain devenu autre chose qu'un mince mythe. Cet événement a incité de nombreuses personnes à lire ou à relire les romans et la fascination - appelons-la ainsi - pour l'auteur s'est accrue de manière disproportionnée".                                                                   

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Yukio Mishima est considéré comme l'un des plus grands écrivains japonais du 20ème siècle. Yukio Mishima est l'écrivain le plus traduit et le romancier et dramaturge japonais qui a connu le plus de succès. En 1970, le magazine américain Esquire l'a cité parmi les cent écrivains les plus influents du monde, le qualifiant de "Hemingway japonais". En 22 ans de carrière, il a écrit quarante romans, des dizaines d'essais et vingt volumes de nouvelles. En outre, il a composé dix-huit drames majeurs, tous mis en scène, et d'autres drames mineurs. Yukio Mishima a été nommé trois fois pour le prix Nobel de littérature, la dernière fois en 1968.  Écrire que "...ce n'est qu'après ses mises en scène retentissantes..." qu'il a été découvert en tant qu'écrivain n'est pas seulement un gros bobard, mais une insulte à la culture et à la littérature japonaises, même avant le grand écrivain et essayiste Yukio Mishima. 

En 1954, Yukio Mishima a reçu le prix littéraire Shinchosha à seulement 29 ans, puis le prix artistique Mainichi, et en 1956 le prix Yomiuti. Le 17 novembre 1970, Yukio Mishima, pratiquement à la veille de sa mort, a reçu le prix Tanizaki et le prix Yoshino. En 1968, le prix Nobel a été décerné à son ami et mentor Kawabata Yasunari, qui a décrit Mishima comme "un talent qui n'apparaît qu'une fois tous les deux cents ou trois cents ans, non seulement au Japon mais dans le monde entier".  Dix-huit mois après la mort de Mishima, Yasunari s'est suicidé en s'asphyxiant avec du gaz domestique. 

Certains critiques affirment que le prix Nobel de littérature n'a jamais été décerné à Yukio Mishima en raison de son jeune âge. D'autres affirment que le prix Nobel de littérature n'a jamais été décerné à Yukio Mishima en raison de ses opinions conservatrices et que, par conséquent, il était considéré comme un écrivain inconfortable par les élites internationales.  Ou, si vous préférez, il était considéré par ces mêmes élites comme "un mauvais exemple à donner à ses lecteurs à travers le succès".  L'article se poursuit par une description de la raison pour laquelle Mishima et Morita se seraient suicidés, qui ne correspond pas à la vérité : "... le matin du 25 novembre (1970) à Tokyo, lorsque - après avoir harangué un millier de soldats... - il s'est donné la mort en se faisant harakiri avec son camarade et amant Morita". La manière dont le suicide est rapporté laisse peut-être entendre de manière voilée que le seppuko des deux camarades et amants était un acte accompli pour des raisons "sentimentales", alors que le rituel a été accompli exclusivement pour des raisons d'honneur.

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Une brève parenthèse permet peut-être de mieux comprendre la culture japonaise en matière de préservation de l'honneur. Les femmes japonaises pratiquaient également l'ancien rite du suicide avec le Jigai, l'équivalent du seppuku. Le Jigai consistait à couper la carotide et la veine jugulaire avec un couteau d'une lame de 15 à 30 centimètres. Le Jigai, contrairement au seppuku, se déroulait sans aucune assistance. L'ancien rituel du Jigai était pratiqué par les femmes, presque toujours, pour préserver l'honneur.  

Msakatsu Morita ne s'est pas suicidé en même temps que Yukio Mishima. Morita, qui avait été choisi comme Kaishakuni, a échoué trois fois à accomplir le Kaishaku, qui consistait à l'assister en lui coupant la tête après qu'il ait accompli l'ancien rite du seppuku. C'est le vieux Koga qui, quelques instants plus tard, se chargea de lui couper la tête. Comme on le sait, trancher la tête a pour but d'empêcher l'exécutant du seppuku de continuer à trop souffrir, car les organes vitaux, malgré le rite du seppuku, restent intacts. Certains pensent que l'ablation de la tête était pratiquée pour éviter que la douleur ne défigure le visage. 

Pour un Japonais, quelles que soient les causes qui l'ont conduit à se suicider par le rite ancien du seppuku, c'est la mort la plus honorable qu'un homme puisse trouver. La vie de Mishima a été, dès sa jeunesse, accompagnée par l'idée de la mort par le rituel du Seppuku comme la forme suprême du service de la patrie. Il est mort, après avoir commis l'erreur de l'acte de Kaishaku, pour éviter de continuer à vivre dans le déshonneur, il a fait Seppuku et c'est son ami, le vieux Koga, qui lui a coupé la tête.     

En 1970, nombreux étaient encore les Japonais qui rejetaient l'occidentalisation, la modernisation "américanomorphe" telle que Niccolò Mochi-Poltri la définissait dans Il Pensiero Storico. Parmi eux, Yukio Mishima et les membres de sa petite armée sans armes, née officiellement le 5 octobre 1968, appelée en japonais Tate-no-Kai, c'est-à-dire "l'Association des boucliers".

lundi, 06 novembre 2023

Le voyage du chevalier Jean Cau dans la forêt

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Le voyage du chevalier Jean Cau dans la forêt

Non pas la farce des positions du monde, mais la posture droite dans le voyage d'une vie

par Donato Novellini

Source: https://www.barbadillo.it/111631-artefatti-il-percorso-del-cavaliere-jean-cau-verso-il-bosco/

Le parcours de l'écrivain français Jean Cau est curieux : il est passé du militantisme intellectuel de gauche - il a été le secrétaire de Jean-Paul Sartre pendant dix ans - à la droite radicale et à la Nouvelle Droite dans l'après-guerre, apparemment à la suite de certains de ses rapports sur l'épineuse question algérienne ; un choix sans doute anticonformiste et courageux, bien qu'en toute honnêteté placé dans un contexte culturel comme celui de nos voisins transalpins, beaucoup plus vivant que l'homologation intellectuelle presque totale de l'après-guerre qui s'est produite dans nos contrées italiques. Il a reçu le prix Goncourt pour son excellent roman La pitié  de Dieu, qu'il faudra récupérer, et il s'est battu surtout dans le monde du journalisme. 

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Attention, Jean Cau n'est pas le réactionnaire typique, bien qu'il en ait progressivement pris toutes les caractéristiques, puisque Che Guevara était l'un de ses héros et qu'il a passionnément fait l'apologie du révolutionnaire argentin (Une passion pour Che Guevara, 1979), contribuant ainsi à introduire sa figure dans les circuits flétris de la droite, dans une tonalité anti-impérialiste et existentialiste.

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Cau, originaire de Gascogne, portait secrètement dans son cœur, même dans la mondanité parisienne de ses années progressistes, un lien intime et atavique avec sa terre d'origine, une destination à la frontière de l'Espagne chargée d'histoire : sa passion pour la corrida, par exemple, une corrida réactionnaire à son époque, inavouable aujourd'hui sans déclencher un tollé animaliste. Occitanie, lenga d'òc, langue romane et vignobles, christianisme et paganisme se rejoignent ou se superposent pour le maintien des rites ancestraux, plus importants que la politique, plus importants que l'État et la religion en vogue. Là encore, il s'agit d'Europe, de racines.

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C'est précisément de cette conscience d'appartenance à l'Occident, chargée de symboles, de traditions et de retour à la terre, qu'est né un livre de chevet très étrange, visionnaire, romantique et utopique, comme on dit dans ces cas-là : Le Chevalier, la mort et le Diable (1977), avec une double préface de Pietrangelo Buttafuoco et Sigfrido Bartolini. Un livre en quelque sorte formateur, si "passé" qu'il a transcendé le temps et les modes, si obsolète aujourd'hui qu'il est même prophétique dans certains passages. Le texte, examen artistique mais surtout symbolique de la célèbre gravure du même nom d'Albrecht Dürer, devient un prétexte pour esquisser la physionomie et la conduite d'un héros intemporel, donc accidentellement toujours contemporain. L'écrivain français fait sortir l'œuvre du musée, en animant sa fixité austère sans négliger aucun des éléments, même les plus microscopiques et allégoriques de la composition, pour tisser une intrigue qui touche à l'épuisement de la contemporanéité européenne.

La forêt, donc, une scénographie active et une destination nécessaire, ici certainement liée au traitement jungien, ainsi que référée par suggestion à l'épopée du Seigneur des Anneaux, précisément à la forêt de Fangorn, à la fois lieu de danger et de salut, et cela dépend de l'âme de la personne qui y entre. D'autre part, le chevalier d'acier va consciemment de droite à gauche, de la ville sur la colline au danger, de la vie à la mort, et Tolkien lève le doute avec la question de Frodon: "Mordor, Gandalf, est-ce à gauche ou à droite ? À gauche".

La mort ceinturée à la tête par des serpents avec un sablier à la main et le diable, un sanglier cornu armé d'une hallebarde, deux figures monstrueuses et bestiales semblent entourer désespérément le chevalier, un crâne au sol reposant sur le tronc d'arbre coupé devient un avertissement, vanitas memento mori, et pourtant il y a aussi la salamandre propice, symbole médiéval et transsubstantiel du Christ, puis le chien fidèle, à son tour protégé par l'allure puissante du destrier. Malgré le danger imminent et l'atmosphère hostile, le chevalier solitaire avance impassiblement, sans soucis matériels, sans illusions déformantes sur le passé et l'avenir, sans se soucier des contingences et des conséquences ; il se tient, inébranlable et serein, dans son passage boisé ; l'interprétation de Cau se fonde précisément sur l'archétype du soldat chrétien médiéval, un homme d'ascendance païenne, converti à la "nouvelle" foi plus par la possibilité de pouvoir se battre sous une bannière que par les principes fondateurs de la religion elle-même. C'est finalement - comme dans le film d'Ingmar Bergman Le Septième Sceau - une ultime bataille décisive qu'il doit affronter seul. Ici, à la fin, en l'absence du signe de l'ordre chevaleresque, l'influence existentialiste de Sartre et de son "Dieu absent" revient, ainsi que la définition particulière de l'anarchie développée par Jünger dans Le traité du rebelle.

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Le Chevalier, la Mort et le Diable de Dürer

Le jeu des renvois à l'actualité clivante (celle, politisée, de la fin des années 1970) fonctionne jusqu'à un certain point, notamment en évoquant - quoique dans le pessimisme crépusculaire conscient de la civilisation européenne - une forme d'individualisme héroïque d'origine évolienne, plus concrètement l'indépendance active de l'individu à la manière de L'Unique et sa propriété de Stirner ; le livre n'indique en effet pas une voie, mais suggère plutôt la conduite à tenir. L'auteur prévoit, à tort comme d'autres dystopies à la Orwell, que le danger totalitaire viendra de l'Est, et pourtant au fond de lui il l'espère, au moment où les communistes de salon français et européens cessent d'y croire : le communisme russe est un masque destiné à tomber tôt ou tard, une peinture rouge sous laquelle résiste la dernière cavalerie européenne.

Les pages consacrées à la Russie, comme celles, impitoyablement réalistes, sur la décadence de l'homme européen, la purulence démocratique et la sécularisation catholique, ont tout le goût amer d'une prophétie adverse réalisée. S'éloignant radicalement du flou intellectuel, des arguties spéculatives et de l'existentialisme impuissant, Jean Cau nous laisse un précieux témoignage éthique et esthétique, dans une moindre mesure politique, car Le Chevalier, la Mort et le Diable n'est pas un essai sur la position possible à prendre dans les farces du monde démocratique libre, fait totalement négligeable, mais au contraire il pourrait encore nous apprendre à nous tenir droit sur un cheval, peut-être en direction de la forêt et de ses réponses.

Donato Novellini

 

Maurice Barrès et la France décérébrée vers 1890…

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Maurice Barrès et la France décérébrée vers 1890…

Nicolas Bonnal

Barrès n’est pas du tout ma tasse de thé (ô ces nationalistes bellicistes revanchards…), mais en retombant grâce à Wikisource.org sur ses médiocres Déracinés, je suis tombé sur ces pépites. Il semble que le destin de la France se soit joué les vingt premières années de la IIIème république, comme l’ont alors vu Cochin, Maupassant, Bloy, Drumont ou Bernanos. Un pays vieillissant bureaucratique, conditionné (programmation patriotique), humanitaire (lumière du monde, droits de l’homme, etc.) mais sanglant et conquérant, mais immoral aussi et nihiliste – en voie rapide de déchristianisation (voyez mes textes sur Mgr Gaume ou sur Mgr Delassus). Le reste est chez Zola, quand on aura appris à le lire (voyez mon texte sur le Bonheur des dames).

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Barrès part en tout cas de prémices justes :

« Les forces vivantes de notre pays, ses groupes d’activité, ses principaux points d’union et d’énergie, dans l’ordre matériel ou spirituel, c’est aujourd’hui :

1° Les bureaux, c’est-à-dire l’ensemble de l’administration, où il faut bien faire rentrer l’armée. — Qu’on aime ou blâme leur fonctionnement, c’est eux qui supportent tout le pays, et, s’ils ont contribué pour une part principale à détruire l’initiative, la vie en France, il n’en est pas moins exact qu’aujourd’hui ils sont la France même. Il faut bien les respecter et les appuyer, quoi qu’on en ait : car, après avoir diminué la patrie par des actes qui n’ont plus de remèdes, ils demeurent seuls capables de la maintenir. »

On se demande ce que cela veut dire : « après avoir diminué la patrie par des actes qui n’ont plus de remèdes, ils demeurent seuls capables de la maintenir ».

La bureucratie républicaine a tué la patrie mais elle seule sait la faire marcher ? C’est Léautaud qui se déchaînait contre Barrès – et comme il avait raison ! Dans Wikipédia on lit donc :

Le-Jardin-de-Berenice.jpg« Maurice Barrès a été élu hier à l’Académie. Cela me laisse extrêmement froid. Il y a longtemps que Barrès ne m’intéresse plus. Dire que j’ai lu vers 1894 Le Jardin de Bérénice avec dévotion, et que l’ayant repris tantôt, pour voir, les phrases qui me troublaient tant me sont insipides aujourd’hui. Encore un mauvais maître, pour ceux qui ont besoin de maîtres. Cela se voit à ce que font tous les jeunes gens qui l’imitent, témoin cet article signé Eugène Marsan, dans une petite revue, Les Essais, de décembre 1905, que je lisais hier. C’est énorme de ridicule et de prétention. Je l’ai souvent pensé et dit. […] De plus, il n’y a pas de maîtres pour les idées, il n’y en a pas pour la forme et Barrès a été un maître détestable pour la forme, avec ses phrases heurtées, nuageuses. Quant à ses idées ! Aucune à lui. On ne peut guère l’aimer quand on aime la netteté, le style qui court vite. »

Il est intéressant de rappeler que Barrès n’a pas été du tout un écrivain maudit (vil antisémite, fasciste, etc.) mais consacré par la république. Des dizaines de rues et autres portent son nom dans toute la France. Ah, ces lieux de culte de la mémoire…

Mais restons avec Barrès :

« …la France est divisée entre deux religions qui se contredisent violemment, et chacune impose à ses adeptes de ruiner l’autre. L’ancienne est fondée sur la révélation ; la nouvelle s’accorde avec la méthode scientifique et nous promet par elle, sous le nom de progrès nécessaire et indéfini, cet avenir de paix et d’amour dont tous les prophètes ont l’esprit halluciné… »

C’est évidemment la deuxième religion (ce scientisme si froncé) qui a le vent en poupée et qui va emporter une double victoire : le catholicisme va reculer – et il va se transformer. Retour à un de nos textes sur  Bernanos :

Bernanos enfonce un clou cruel dans notre inconscience confortée :

« Les puissantes démocraties capitalistes de demain, organisées pour l’exploitation rationnelle de l’homme au profit de l’espèce, avec leur étatisme Forcené, l’inextricable réseau des institutions de prévoyance et d’assurances, finiront par élever entre l’individu et l’Église une barrière administrative qu’aucun Vincent de Paul n’essaiera même plus de franchir. »

Et il annonce, notre Bernanos, Jean XXIII, Paul VI ou Bergoglio, le polonais d’Assise, qui l’on voudra :

« Dès lors, il pourra bien subsister quelque part un pape, une hiérarchie, ce qu’il faut enfin pour que la parole donnée par Dieu soit gardée jusqu’à la fin, on pourra même y joindre, à la rigueur, quelques Fonctionnaires ecclésiastiques tolérés ou même entretenus par l’Etat, au titre d’auxiliaires du médecin psychiatre, et qui n’ambitionneront rien tant que d’être traités un jour de « cher maître » par cet imposant confrère… Seulement, la chrétienté sera morte. Peut-être n’est-elle plus déjà qu’un rêve ? »

On comparer le style de d’un au non-style de l’autre au passage.

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En bon droitier républicain, Barrès envoie dinguer (ce n’était pas le moment) l’aristocratie :

« Quant à la noblesse, qui, avec les bureaux, la religion et la terre, encadrait et constituait l’ancienne société, c’est une morte: elle ne rend aucun service particulier, ne jouit d’aucun privilège, et, si l’on met à part quelques noms historiques qui gardent justement une force sur les imaginations, elle ne subsiste à l’état d’apparence mondaine que par les expédients du rastaquouérisme. »

Rastaquouère c’est peut-être un peu dur non ?

Enfin vient le juste mot :

« Quand de telles questions sont considérées comme essentielles par ceux qui discutent les affaires de ce pays et par ceux qui les mènent, on penche vraiment à conclure que la France est décérébrée, car le grave problème et, pour tout dire, le seul, est de refaire la substance nationale entamée, c’est-à-dire de restaurer les blocs du pays ou, si vous répugnez à la méthode rétrospective, d’organiser cette anarchie. »

Achever-Clausewitz.jpgDans son livre Barrès relève le mortifère culte napoléonien auquel on n’a pas assez rendu justice. René Girard s’y est essayé, mais trop mollement (et tardivement !) dans son beau livre sur Clausewitz. Si jamais il y eut un monstre moderne mimétique (dont ne profitèrent, comme dit Chateaubriand, qu’une poignée d’usuriers – voir Mémoires, 2 L20 Chapitre 5), ce fut bien Napoléon. Que de cimetières remplis grâce à lui...

Le culte du héros est vite balayé :

« Car les héros, s’ils ne tombent pas exactement à l’heure et dans le milieu convenables, voilà des fléaux. »

Le culte impérial (comme le pseudo-culte pseudo-gaulliste aujourd’hui, voyez mes textes sur Michel Debré pour vous en guérir) est décrit :

« Au tombeau de l’Empereur et tandis que des jeunes gens impatients de recevoir une direction s’agitaient sous nos yeux, nous avons cru reconnaître que la France est dissociée et décérébrée. »

Barrès voit des symptômes : 

« Des parties importantes du pays ne reçoivent plus d’impulsion, un cerveau leur manque qui remplisse près d’elles son rôle de protection, qui leur permette d’éviter un obstacle, d’écarter un danger. Il y a en France une non coordination des efforts. Chez les individus, c’est à de tels signes qu’on diagnostique les prodromes de la paralysie générale. »

Ses réponses (des réponses de mauvais politicien, comme le constate alors Gustave Le Bon) on les connaît – et celles de ses parèdres - : éducation ou matraquage patriotique, germanophobie (aisément remplacée par la russophobie quand la bise sera venue), guerres antiallemandes puis mondiales, guerres de colonisation puis de décolonisation, construction euro-napoléonienne, etc.

Mais ce n’est pas notre sujet du jour…

Sources:

https://www.dedefensa.org/article/bernanos-et-la-fin-de-l...

https://www.dedefensa.org/article/zola-et-le-conditionnem...

https://fr.wikisource.org/wiki/Les_D%C3%A9racin%C3%A9s/IX

https://nicolasbonnal.wordpress.com/2023/09/17/general-de...

https://www.dedefensa.org/article/chateaubriand-et-la-con...

https://nicolasbonnal.wordpress.com/2023/04/18/monseigneu...

jeudi, 02 novembre 2023

Fiume : cette incroyable "révolution conservatrice"

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Fiume : cette incroyable "révolution conservatrice"

par Adriano Erriguel (2023)

Source: https://legio-victrix.blogspot.com/2023/10/adriano-errigu...

I

Il est difficile de l'admettre aujourd'hui, mais à ses débuts, le fascisme italien ne laissait pas présager le cours désastreux qu'il allait prendre pour l'histoire de l'Europe.

Émergeant du chaos comme une vague de jouvance, le fascisme appartenait à une époque révolutionnaire où, face à de vieux problèmes, de nouvelles solutions émergeaient. À sa naissance, le fascisme italien se présentait comme une attitude plutôt que comme une idéologie, comme une esthétique plutôt que comme une doctrine, comme une éthique plutôt que comme un dogme. Et c'est le poète, soldat et condottiere Gabriele D'Annunzio qui a esquissé, de la manière la plus catégorique, ce fascisme possible qui n'a jamais pu être, et qui a fini par céder la place à un fascisme réel, qui n'a pas tenu ses promesses initiales, de galoper, de la manière la plus obtuse, vers l'abîme.

Poète lauréat et héros de guerre, exhibitionniste et démagogue, mégalomane et histrionique, nationaliste et cosmopolite, mystique et amoral, ascétique et hédoniste, toxicomane et érotomane, révolutionnaire et réactionnaire, doué pour l'éclectisme, le recyclage et le pastiche, génie précurseur de la mise en scène et des relations publiques : D'Annunzio était un postmoderniste avant la lettre dont les obsessions semblent étonnamment contemporaines. L'incendie qu'il a contribué à allumer mettra longtemps à s'éteindre, mais rien ne sera plus jamais comme avant. Pourquoi se souvenir aujourd'hui de cet homme maudit ?

Peut-être parce que, dans une atmosphère monotone de politiquement correct, de transgressions domestiquées et d'esprit étriqué, des personnages comme lui agissent comme un contre-modèle et nous rappellent que l'imagination peut, après tout, prendre le pouvoir.

Des années incendiaires

C'est une époque d'une vitalité irrépressible qui, surchargée de tensions et d'idées à haute tension, a besoin d'une guerre mondiale pour faire éclater ses contradictions. Les quelques années qui s'écoulent entre 1900 et 1914 sont marquées par un extraordinaire embrasement des arts et des lettres, de la pensée et de l'idéologie, qui ne tarde pas à se propager dans le monde entier. L'un des épicentres de cet incendie est l'Italie, plus précisément l'axe Florence-Milan, où s'enflamme "le rêve d'un avenir radieux qui naîtrait après avoir purifié le passé et le présent par le fer et le feu". Cette pyromanie artistico-littéraire de l'art et de la littérature, de la pensée et de l'idéologie, s'est rapidement répandue dans le monde entier.

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Cette pyromanie artistico-littéraire s'est nourrie, dans ses strates les plus profondes, d'une révolution philosophique et culturelle, soigneusement couvée au cours de la seconde moitié du 19ème siècle - une bourrasque idéologique qui s'est attaquée au positivisme rationaliste de la civilisation bourgeoise triomphante. Contre le décompte de l'existence par l'économie et la raison, ce nouveau vitalisme revendique la puissance de l'irrationnel, de l'instinct et de l'inconscient, et contre l'optimisme libéral, il oppose à un monde pacifié par le progrès une conception tragique et héroïque de l'existence. C'est dans ce climat intellectuel qu'est né un défi qui, par sa radicalité, pourrait bien être qualifié de nouveau mythe. Un mythe destiné à couper l'histoire en deux.

Il y a plus de trois décennies, l'essayiste italien Giorgio Locchi a donné le nom de "surhumanisme" à un courant d'idées qui a trouvé sa formulation la plus complète dans l'œuvre de Friedrich Nietzsche - sur le plan philosophique - et dans l'œuvre de Richard Wagner - sur le plan artistique et mytho-poétique. En substance, selon Locchi, le surhumanisme consiste en "une conscience historiquement nouvelle, la conscience de l'avènement fatal du nihilisme, c'est-à-dire - pour le dire dans une terminologie plus moderne - de l'imminence de la fin de l'histoire".

Essentiellement anti-égalitaire, le surhumanisme s'oppose aux courants idéologiques qui ont façonné deux millénaires d'histoire : "le christianisme comme projet mondain, la démocratie, le libéralisme, le socialisme : tous les courants qui appartenaient au camp égalitaire". L'aspiration profonde du surhumanisme - qui pour Locchi n'est rien d'autre que l'émergence de l'inconscient européen préchrétien dans le domaine de la conscience - consiste à refonder l'histoire par l'avènement d'un homme nouveau. Avec une méthode d'action, le nihilisme comme seule issue au nihilisme, un nihilisme positif qui boit la coupe jusqu'à la lie et fait table rase pour construire, sur les ruines et avec les ruines, le monde nouveau.

Plus qu'un courant organisé, le surhumanisme a pris la forme d'un climat intellectuel européen qui a imprégné, à des degrés divers, la pensée, la littérature et l'art du début du 20ème siècle, avec la France comme laboratoire idéologique et l'Italie comme théâtre de toutes les expérimentations. Dans le bouillonnement italien de ces années-là, syndicalistes révolutionnaires, avant-gardistes, anarchistes et nationalistes s'agitent et portent tous, à des degrés divers, l'empreinte supra-humaniste. Mais le protagoniste incontesté de tous les incendiaires possibles était le mouvement futuriste.

Le futurisme a été la première avant-garde véritablement mondiale, non seulement au sens géographique, mais aussi en ce qu'il véhiculait une aspiration à la totalité. Le futurisme est présent en Russie (Maïakovski), au Portugal (Pessoa), en Belgique, en Argentine et dans le monde anglo-saxon avec la fondation du mouvement vorticiste à Londres par Ezra Pound et Wyndham Lewis. Loin de se limiter à une proposition artistique, le futurisme s'est étendu à la pensée, à la littérature, à la musique, au cinéma, à l'urbanisme, à l'architecture, au design, à la mode, à la publicité et à la politique. Le futurisme porte en lui "l'euphorie du monde de la technologie, des machines et de la vitesse" et utilise "un nouveau langage synthétique, métallique et syncopé". Il ne dédaigne pas "l'apologie de la violence et de la guerre ; il exalte la race comprise comme une lignée - et non comme un vulgaire racisme - et, surtout, comme la promesse d'une surhumanité future". Ses ennemis sont la bourgeoisie, le romantisme, la tradition, le clergé, les familles, bref, tout ce qui est vieux. Le futurisme, c'est l'avant-garde par excellence, la théorisation radicale d'une volonté pyromane. Quelque chose qui semblait, en principe, en désaccord avec D'Annunzio.

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À l'apogée de l'avant-garde et au début de la Première Guerre mondiale, Gabriele D'Annunzio - célébré dans toute l'Italie sous le nom de Il Vate - était l'écrivain le plus célèbre de la péninsule et, pour beaucoup, son principal poète après Dante. Mais pour les futuristes, son style - plein de maniérismes modernistes, décadents et symbolistes, d'ornements et de rhétorique du 18ème siècle - pouvait être considéré comme le langage du mausolée qu'ils voulaient brûler.

Mais entre les futuristes et D'Annunzio, c'était plutôt une question d'amour et de haine. Dans la lignée de Byron, Il Vate pense qu'un poète peut aussi être un héros. Au début de la guerre mondiale, faisant preuve de la polyvalence dont il avait déjà fait preuve dans sa carrière littéraire, il passe du statut de poète décadent à celui de poète combattant. Il se donne une nouvelle mission, celle d'incarner l'idéal surhumaniste et son aspiration ultime: le dépassement du monde bourgeois et l'avènement d'un "homme nouveau", porteur d'une nouvelle éthique de l'action. Le style, c'est l'homme. Peu de personnages étaient aussi prêts que lui à symboliser les temps nouveaux.

Cueillir des fleurs pour un massacre

    "La mort est là... aussi belle que la vie, enivrante, pleine de promesses, transfigurante" (Gabriele D'Annunzio).

Aujourd'hui, il est difficile de comprendre la pulsion suicidaire d'une civilisation qui, au sommet de sa puissance, a organisé son propre holocauste. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale a été célébré comme une explosion de vitalité, une catharsis et une régénération morale. L'enthousiasme belliciste ne connaît pas de frontières idéologiques ou sociales, et les artistes et intellectuels de toute l'Europe sont prêts à devenir la voix de la nation. Aucune autre voix n'a chanté la guerre avec autant d'enthousiasme que D'Annunzio. Aucun autre orateur n'a préparé autant de compatriotes, par la gloire et la séduction des mots, à tuer et à mourir. Aucun autre apôtre de la guerre n'était aussi désireux d'assumer, dans sa propre chair, les effets de ce qu'il prêchait.

Lorsque l'Italie annonce son entrée en guerre, Il Vate est au sommet de sa gloire. Célébré dans toute l'Europe, entouré de luxe et comblé de femmes, tout l'invite à contempler la guerre avec une distance confortable. Mais à l'âge de 52 ans, il s'engage dans les Lanciers de Novare, une unité avec laquelle il participera à des dizaines d'actions. L'armée, consciente du potentiel de propagande de son personnage, lui permet de servir d'une manière qui aura le plus grand impact sur l'opinion publique. Elle lui permet aussi d'utiliser ce qui sera son arme la plus meurtrière : les mots.

Pendant les quatre années de guerre, D'Annunzio a parlé et encore parlé. Il a parlé dans les tranchées et dans les zones d'arrière-garde, sur les aérodromes et les bases navales, lors de funérailles collectives et au moment de l'attaque. Ses discours étaient évocateurs et magnétiques, conçus pour conquérir non pas l'intellect mais les émotions. Les combattants étaient des héros et des martyrs, aussi nobles que les héros de l'Antiquité classique ou les légions de Rome, et la guerre était une symphonie héroïque dans laquelle ses mots résonnaient comme des "ondes hypnotiques du langage : sang, mort, amour, douleur, victoire, martyre, feu, Italie, sang, mort".

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Bien qu'il connaisse directement l'horreur du carnage, il continue à prêcher sa foi dans les "vertus purificatrices de la guerre et à dire aux troupes qu'elles sont surhumaines". Il parle de drapeaux flottant dans le ciel italien, de rivières pleines de cadavres, d'une terre assoiffée de sang. Il n'a pas passé sous silence l'atrocité de la guerre - qu'il a décrite comme des tortures que Dante n'aurait jamais imaginées pour son Enfer - mais il a dit aux soldats que leur sacrifice avait un sens et les a loués d'une manière qu'ils n'auraient jamais reconnue eux-mêmes ; et il a répété que le sang des martyrs appelait d'autres sangs et que ce n'était que par le sang que la Grande Italie serait rachetée. Il a dit aux soldats que leur sacrifice avait un sens et les a loués d'une manière qu'ils n'auraient jamais reconnue eux-mêmes, et il a répété que le sang des martyrs réclamait plus de sang et que seul le sang permettrait de racheter la Grande Italie. Il dit aux soldats que leur sacrifice a un sens.

Une apologie du massacre, en d'autres termes, qui, cent ans plus tard, est difficile à digérer. Y croyait-il ?

Là n'est pas la question. Et il semble insuffisant de se contenter ici d'une lecture "non anachronique", ou de se limiter à souligner que "c'était le langage de l'époque". Peut-être conviendrait-il plutôt d'inverser la perspective. Ou une autre lecture, à tonalité supra-humaniste.

La guerre comme expérience intérieure

La réputation que D'Annunzio a acquise pendant la guerre est due davantage à ses actes qu'à ses paroles. Loin d'être un "soldat de papier", il ne perd pas une occasion de mettre sa vie en danger et, pendant trois ans, combat sur terre, sur mer et dans les airs. Très tôt doué pour la publicité, il sait que les petits actes de terrorisme ont plus de force psychologique que les attaques massives et se spécialise dans les actions suicidaires - aériennes et navales, selon les canons futuristes - à valeur symbolique et à impact médiatique. Il survole plusieurs fois les Alpes - à une époque où c'est extraordinaire - pour bombarder l'ennemi, parfois avec des feuilles de propagande. Et lorsque sa tête est mise à prix par les Autrichiens, il mène une attaque suicide, dans un torpilleur avec une poignée d'hommes, contre le port ennemi de Buccari (dans le bombardement, il inclut des cartouches creuses en caoutchouc avec des messages lyriques). Il commémorera plus tard ce fait, connu sous le nom de "La beffa di Buccari", dans une célèbre ballade : "La Canzone del Carnaro" ["La chanson de Carnaro", "Les trente de Buccari"] : "Nous sommes trente hommes à bord/ trente et un à compter la mort").

Au cours d'une de ses missions aériennes, il perd la vue d'un œil et partiellement de l'autre, qu'il cache pendant un mois pour pouvoir continuer à voler. Finalement, il doit être immobilisé pendant plusieurs mois pour sauver sa vue.

Allongé sur le dos, dans la douleur et les cauchemars, il compose son poème "Notturno" ("Nuit"). La perspective de la cécité est pour lui l'occasion de vaincre, de ne pas se décourager. Il se dit heureux de l'ampleur de sa perte - les aveugles au combat étaient considérés comme l'aristocratie des blessés - et apprécie l'affinement de ses sens de l'ouïe et de l'odorat. À l'en croire, ce sentiment de bonheur ne l'aurait jamais quitté pendant la guerre. Le vrai D'Annunzio.

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Le vrai D'Annunzio se révèle, plus que dans sa trompette patriotique, dans sa correspondance et ses journaux intimes. Ils révèlent son attitude surhumaniste face à la guerre. S'il y a une chose qui ressort de ses notes, c'est la "fluctuation constante entre le terrible et le pastoral". Pour lui, tout devient objet de fête, même les détails les plus insignifiants - des explosions et des attaques à la baïonnette au scintillement d'une libellule dans la boue ou à l'apparition fugace d'un pivert parmi les arbres brûlés. Si nous le croyons, D'Annunzio était heureux au milieu de la faim, de la soif, du froid extrême, des blessures et des bombardements, parce que son enthousiasme omnivore pour la vie pouvait tout supporter, parce que tout cela n'était qu'une seule et même chose - la manifestation de la vie qu'il consommait avec un enthousiasme voluptueux. Qu'est-ce que la guerre, sinon un trou dans la vie ordinaire par lequel se manifeste quelque chose de plus élevé ? La vie telle qu'elle devrait être et qui passe devant nous, la vie - pour reprendre les mots d'Ernst Jünger - comme effort suprême, volonté de combattre et de dominer".

Les parallèles entre D'Annunzio et Jünger ne sont pas fortuits ; tous deux manifestent une même attitude surhumaniste. Même soif d'expériences, même défi au hasard, même souci esthétique, même absence de moralisme. En revanche, dans le cas du Prussien - outre l'objectivité brutale de son style - l'absence pratique de toute note patriotique. Mais on peut aussi penser que chez D'Annunzio, la prosopopée nationaliste n'était pas le grain, mais l'ivraie. Une arme de guerre comme tant d'autres. On peut penser que ce qui était essentiel pour lui, c'était cette discipline de la souffrance dont parlait Nietzsche, cet Amor fati qui n'est rien d'autre qu'un grand Oui à la vie dans toute sa crudité.

Plus qu'une exaltation belliciste, c'est un choix philosophique, très différent de la position moralisatrice et pitoyable d'autres écrivains. Lorsque Wilfred Owen, Erich Maria Remarque ou Ernest Hemingway dénoncent et condamnent la guerre, ils ont sans doute raison, mais ils ne manquent pas de souligner un truisme. Le fait est qu'ils vivent la guerre du point de vue de la sensibilité horrifiée de l'homme moderne. Mais quand Ernst Jünger écrit : "Ceux qui n'ont ressenti et retenu que l'amertume de leur propre souffrance, au lieu de reconnaître en elle [la guerre] le signe d'une haute affirmation, ont vécu comme des esclaves, n'ont pas eu de Vie intérieure, mais seulement une existence matérielle pure et triste", il ne fait qu'exprimer cette sensibilité immémoriale qui considère que l'esprit est tout. "Tout est vanité en ce monde, poursuit Jünger, seule l'émotion est éternelle. Seul un très petit nombre d'hommes est capable de sombrer dans sa sublime futilité". Amor fati. Le langage "moral" n'a pas sa place ici. Au mieux, le langage de l'Iliade.

Un autre élément intéressant est l'utilisation que fait D'Annunzio du temps historique. La dichotomie nouveau/ancien, thème récurrent de sa pensée, s'exprimera pleinement dans ses notes de guerre. Toujours à la recherche d'analogies historiques, "chaque fantassin lui rappelait quelque épisode d'un passé glorieux, chaque paysan épuisé un intrépide marin vénitien, un légionnaire romain, un chevalier médiéval, un saint martial recréé dans un tableau de la Renaissance". Sa vision du passé glorieux de l'Italie couvrait l'horrible conflit d'un voile théâtral et enveloppait de glamour les excréments, les ordures et les tas de morts". Pour le poète de Pescara, l'armement est moderne, mais les hommes qui le manient - les jeunes appelés qu'il compare à des héros ou à des archétypes mythiques - appartiennent à une tradition intemporelle.

Cette confusion entre passé et présent illustre à sa manière un élément que Giorgio Locchi associe à la mentalité surhumaniste : la conception "non linéaire" du temps, la présence constante du passé comme dimension à l'intérieur du présent, à côté de la dimension de l'avenir. C'est l'idée révolutionnaire - en opposition aux conceptions linéaires, qu'elles soient "progressives" ou "cycliques" - de la tridimensionnalité du temps historique: dans toute conscience humaine, "le passé n'est rien d'autre que le projet auquel l'homme conforme son action historique, projet qu'il tente de réaliser selon l'image qu'il se fait de lui-même et qu'il s'efforce d'incarner. Le passé apparaît alors non pas comme une chose morte, mais comme une préfiguration de l'avenir".

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Locchi associe cette "nostalgie de l'avenir" à l'image "sphérique" du temps esquissée dans Ainsi parlait Zarathoustra, ainsi qu'à l'une des significations canalisées par le mythe nietzschéen de l'Éternel retour. Confusion entre passé et futur, nostalgie des origines et utopie de l'avenir : la conception surhumaniste du temps - certainement ressentie inconsciemment par D'Annunzio et beaucoup d'autres - sous-tend la libération de l'homme de tout déterminisme, parce que le passé auquel on doit s'attacher est toujours un objet de choix dans le présent, ainsi qu'un objet d'interprétation changeant. L'instant présent "n'est jamais un point, mais un carrefour ; chaque instant présent actualise la totalité du passé et permet la totalité de l'avenir". Ainsi, le passé n'est jamais un donné inerte et, lorsqu'il se manifeste dans l'avenir, c'est sous une forme toujours nouvelle et toujours inconnue.

Hughes-Hallett observe que "la guerre a apporté la paix à D'Annunzio". Il avait trouvé une "troisième dimension" transcendantale de l'être, au-delà de la vie et de la mort. Partir en mission dangereuse, c'était pour lui atteindre une extase comparable à celle des grands mystiques. La guerre lui apporte "l'aventure, le but, un groupe de jeunes camarades courageux à aimer d'un amour qui dépasse celui voué aux femmes, une forme de gloire, nouvelle et virile, et l'ivresse de vivre en permanence dans un danger mortel". Il a terminé la guerre reconnu comme un héros et un homme héroïque.

Il a terminé la guerre reconnu comme un héros et couvert de décorations. Et puis, lui et tant d'autres comme lui, ces appelés qu'il comparait aux héros mythiques du passé, ont dû retourner à leurs maisons, à leurs ateliers, à leurs mariages de complaisance, à la monotonie de leurs villages.

Adieu aux armes ?

La révolution victorieuse viendra. Mais elle ne sera pas faite par de belles âmes comme la vôtre, elle sera faite par des sergents et des poètes (Margherita Sarfatti, dans le film Le jeune Mussolini, 1993).

Lorsque, le 23 mars 1919, un mélange de futuristes, d'ex-Arditi (troupes de choc de l'armée italienne), de syndicalistes révolutionnaires et d'ex-socialistes fonda la première Fasci di Combattimento sur la Piazza del Sant'Sepulcro à Milan, personne ne savait vraiment ce qui allait se passer. Son leader visible est l'ancien sergent Benito Mussolini, manœuvrier politique et possibiliste récemment expulsé du parti socialiste italien. Mussolini a déclaré que les fascistes éviteraient tout dogmatisme idéologique : "Nous avons le luxe d'être aristocratiques et démocratiques, conservateurs et progressistes, réactionnaires et révolutionnaires, d'accepter la loi et de la dépasser". Il a ajouté que "nous sommes avant tout des défenseurs de la liberté. Nous voulons la liberté pour tous, même pour nos ennemis". Le premier programme fasciste, visiblement orienté à gauche, reprend l'héritage intellectuel du syndicalisme révolutionnaire.

Avec le recul, il ne fait aucun doute aujourd'hui que le fascisme historique a été un phénomène idéologique complet. Mais à ses débuts, il semble être le fruit d'une grande improvisation. Mussolini le proclame alors : le fascisme est action et naît d'un besoin d'action. Tout d'abord, il reprend à son compte nombre des aspirations pressantes de la "génération perdue" qui a fait la guerre et qui considère que la situation de l'Italie - un pays pauvre et arriéré, avec des inégalités chroniques, sans sécurité sociale, avec une victoire "mutilée" par les Alliés et s'acheminant vers une guerre civile - rend impensable un retour à l'ère des partis bourgeois et de leurs danses électorales. Mais plus profondément, comme le souligne l'historien Zeev Sternhell, avant de devenir une force politique, le fascisme a été un phénomène culturel, une manifestation extrême - même si elle n'est pas la seule possible - d'un phénomène beaucoup plus large.

(Nous nous en tenons ici à une analyse stricte du fascisme italien, qui exclut le nazisme. L'historien israélien Sternhell souligne que "le fascisme ne peut en aucun cas être identifié au nazisme....". Les deux idéologies diffèrent sur un point fondamental : le déterminisme biologique, le racisme dans son sens le plus extrême... la guerre contre les Juifs.... Le racisme n'est pas une des conditions nécessaires à l'existence du fascisme. Une théorie générale qui voudrait englober le fascisme et le nazisme se heurterait toujours à cet aspect du problème. En fait, une telle théorie n'est pas possible").

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L'antécédent intellectuel le plus immédiat du fascisme a été la révision du marxisme par le syndicalisme révolutionnaire, une révision dans un sens anti-matérialiste. Ce que ces hérétiques du marxisme contestaient dans la doctrine, c'était sa prétention scientifique, sa sous-estimation des facteurs psychologiques et nationaux, sa vision du socialisme comme une simple forme rationnelle d'organisation économique. Une autre de leurs motivations était le désenchantement quant à la valeur du prolétariat en tant que force révolutionnaire ; les prolétaires étaient généralement réfractaires à tout ce qui n'affectait pas leurs intérêts matériels, en d'autres termes, leur aspiration à devenir des petits bourgeois. Les premiers fascistes l'ont compris, tout comme ils ont compris que la relation entre le socialisme et le prolétariat n'était que circonstancielle. Il en est ressorti que la révolution n'était plus l'affaire d'une seule classe sociale... ce qui, à son tour, a brisé le dogme de la lutte des classes. La révolution devient alors une tâche nationale, et le nationalisme son principe directeur.

Mais quelle révolution ? Une révolution aux motivations purement économiques était insuffisante pour la culture politique qui prenait forme - une culture politique communautaire, anti-individualiste et anti-rationaliste qui cherchait à remédier à la désintégration sociale causée par la modernité. En fait, en économie, le fascisme se manifeste comme possibiliste et déclare vouloir profiter du meilleur du capitalisme et du progrès industriel, l'essentiel étant que la sphère économique reste toujours subordonnée à la politique. La question de fond est différente.

L'essentiel, selon Zeev Sternhell, est "d'établir une civilisation héroïque sur les ruines d'une civilisation matérialiste effrayante, de façonner un homme nouveau, activiste et dynamique". Le fascisme originel affichait un caractère moderne, et son esthétique futuriste stimulait l'imagination des intellectuels - ce qui explique son attrait pour les jeunes - tout en prônant qu'une élite n'est pas une catégorie définie par sa place dans le processus de production, mais l'expression d'un état d'esprit - l'aristocratie forgée dans les tranchées en était la preuve. Et du marxisme, elle a retenu l'idée de la violence comme instrument de changement. Quelqu'un a un jour défini le fascisme comme notre mal du siècle : une expression qui évoque l'aspiration à dépasser le monde bourgeois. Plus qu'un corps de doctrine, le fascisme originel était une nébuleuse, une force de rupture sans précédent qui aspirait à construire une "solution de changement total".

Giorgio Locchi a distingué les phases mythique, idéologique et synthétique en tant qu'archétypes des tendances historiques. Ainsi, dans le cas de la pensée égalitaire, la phase "mythique" correspondrait à l'œcuménisme chrétien, la phase "idéologique" à la désintégration provoquée par la Réforme protestante et l'émergence de diverses philosophies et partis, et la phase "synthétique" aux doctrines à prétention scientifique et universelle (marxisme, idéologie des "droits de l'homme").

Ce qui se passe, pour le dire en termes lockiens, c'est que le principe surhumaniste passe rapidement de sa phase mythique à sa phase idéologique et politique. Sur le plan idéologique, la révolution conservatrice allemande en est l'une des manifestations. Sur le plan politique, le fascisme de Mussolini a été la branche qui a fait fortune. Mais ce n'était pas la seule.

Et c'est là que D'Annunzio intervient.

II

Lorsque D'Annunzio arrive à Fiume le 12 septembre 1919, le rêve platonicien du prince-poète se réalise deux millénaires trop tard. Un vent de libération dionysiaque se déchaîne dans la ville adriatique, une émeute nietzschéenne où politique et mysticisme, utopie et violence, révolution et Dada vont de pair. Un moment magique, une bacchanale de rêveurs, une symphonie surhumaine et héroïque.

La route vers le Rubicon

Au début de l'année 1919, Mussolini n'est qu'un leader politique en devenir, tandis que D'Annunzio est l'homme le plus célèbre d'Italie. La guerre s'étant soldée par une "victoire mutilée" - les Alliés n'ont pas tenu compte des promesses territoriales faites à l'Italie -, le pays est plongé dans une spirale de chaos politique et social. C'est ainsi que beaucoup de ceux qui avaient espéré qu'un "homme fort" prenne les rênes du pays se tournent vers D'Annunzio. De son côté, le soldat-poète découvre combien il lui est difficile de vivre sans la guerre et, comme beaucoup d'autres Italiens, rumine son amertume face à la trahison des Alliés.

"Votre victoire ne sera pas mutilée", écrit D'Annunzio en octobre 1918. Un slogan qui fit sa fortune (comme tant d'autres qu'il inventa) et qui fut la musique de tous ceux qui attendaient un nouvel appel aux armes. L'Italie regorge d'hommes habitués à la violence qui, au lieu d'être accueillis en héros, sont traités comme des hôtes indésirables, voire des animaux sauvages, condamnés au chômage et aux insultes des agitateurs d'une révolution bolchevique en gestation. Parmi ces hommes, les Arditi, soldats d'élite, farouchement indisciplinés, habitués aux combats au corps à corps, à la dague et à la grenade, vêtus d'uniformes noirs et portant des touffes de cheveux parfois aussi longues que la crinière d'un cheval, sont les dandys de la guerre. Leur drapeau est noir et leur hymne, "Giovinezza" (Jeunesse). Tous considèrent D'Annunzio comme un symbole et certains commencent à s'appeler "Dannunziens". Un héros de guerre et une armée qui rentre au pays : une conjonction fatale pour tout gouvernement civil. Les autorités commencent à craindre D'Annunzio. Le Rubicon n'a jamais vraiment été oublié en Italie.

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Le soldat-poète commence à multiplier les apparitions publiques, à se moquer du gouvernement qui a accepté l'humiliation de Versailles, à inciter les Italiens à rejeter leurs autorités. Très vite, il se retrouve au centre de toutes les conspirations et tous les groupes d'opposition commencent à utiliser son nom. Il se tient à l'écart des fascistes. D'Annunzio les considérait comme de "vulgaires imitateurs, potentiellement utiles, mais malheureusement brutaux et primitifs dans leur façon de penser". Les communautés italiennes de la côte adriatique, qui espéraient être "rachetées" par leur incorporation à la mère patrie, faisaient partie de ceux qui tournaient leur regard vers D'Annunzio. D'Annunzio, pour sa part, leur promet qu'il sera avec eux "jusqu'à la fin".

La ville de Fiume, principal port de l'Adriatique, compte une majorité d'Italiens qui, en octobre 1918, réclament son rattachement à l'Italie. Mais les Alliés, réunis à Versailles, placent la ville sous administration internationale. La ville devient alors un symbole pour tous les nationalistes italiens, et des groupes d'ex-Arditi, criant "Fiume ou la mort", commencent à former la "Légion de Fiume", prête à "libérer" la ville. Au milieu de cette spirale de violence, les Italiens de Fiume offrent à D'Annunzio la direction de la ville.

Le poète-soldat a trouvé son Rubicon. Et sa nouvelle incarnation, celle de condottiero.

Fiume était une fête

    "La contagion de la grandeur est le plus grand danger pour ceux qui vivent à Fiume, une folie contagieuse qui a envahi tout le monde" (L'évêque de Fiume, dans une interview).

Lorsque, le 12 septembre 1919, D'Annunzio arrive à Fiume dans une Fiat 501, il ne sait certainement pas qu'il entame l'une des expériences les plus extravagantes de l'histoire politique de l'Occident : le rêve platonicien du prince-poète est en train de se réaliser deux millénaires trop tard. Un vent de libération dionysiaque se déchaîne dans la ville adriatique, une émeute nietzschéenne dans laquelle politique et mysticisme, utopie et violence, révolution et Dada vont de pair. L'ère de la politique du spectacle a commencé, et D'Annunzio a levé le rideau.

L'époque de Fiume a été décrite comme un microcosme du monde politique moderne : tout y a été préfiguré, tout y a été vécu, nous en sommes tous, dans une large mesure, les héritiers. Un moment magique, une bacchanale de rêveurs, une symphonie surhumaniste et héroïque où une société assoiffée de merveilles - galvanisée par la guerre, fatiguée par l'insipidité d'un siècle de positivisme - a trouvé un leader à son apogée et a soutenu, au rythme de défilés multicolores et de foules extatiques, ses chimères visionnaires de César.

La trajectoire politique de la ville pendant ces seize mois est, sans surprise, erratique. Le premier programme - l'annexion à l'Italie - est simple et réaliste, mais il fait naufrage dans une mer d'indécision et de jeux diplomatiques. Le deuxième programme est de nature subversive : il s'agit de provoquer l'étincelle qui déclenchera une révolution en Italie. Mais il y avait un troisième programme, incontrôlable et radical : Fiume comme premier pas, non pas vers une Grande Italie, mais vers un nouvel ordre mondial.

Un programme qui se renforce au fur et à mesure que la perspective d'une incorporation à l'Italie se dissipe sous la pression des Alliés et l'indécision du gouvernement italien. Sous l'impulsion des syndicalistes révolutionnaires qui entouraient D'Annunzio, la "Constitution de Fiume" (la Charte de Carnaro) constitue l'aspect le plus intéressant de l'héritage de Fiume, en ce qu'elle représente une contribution originale à la théorie politique. La Charte de Carnaro contenait des éléments pionniers - la limitation du droit (jusqu'alors sacro-saint) à la propriété privée, l'égalité totale des femmes, la laïcité dans les écoles, la liberté absolue de culte, un système complet de sécurité sociale, des mesures de démocratie directe, un mécanisme de renouvellement continu des dirigeants et un système de guildes ou de représentation par secteurs de la communauté - une idée qui allait faire fortune. Selon son biographe Michael A. Ledeen, le gouvernement de D'Annunzio - composé d'éléments très hétérogènes - fut l'un des premiers à pratiquer une sorte de "politique du consensus", selon l'idée que les différents intérêts conflictuels pouvaient être "sublimés" au sein d'un mouvement novateur. L'essentiel était que le nouvel ordre soit fondé sur des qualités personnelles d'héroïsme et de génie, et non sur les critères traditionnels de richesse, d'héritage et de pouvoir. Le but ultime, fondamentalement surhumaniste, n'est autre que l'alliage d'un nouveau type d'homme.

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La Charte du Carnaro contient des touches surréalistes, comme la désignation de la "Musique" comme principe fondamental de l'Etat. Mais la plus originale, la plus spécifiquement dannunzienne, est l'inclusion d'un "système élaboré de célébrations et de rituels de masse, destiné à assurer un niveau élevé de conscience politique et d'enthousiasme parmi les citoyens". À Fiume, D'Annunzio (désormais appelé "le commandant") commence à expérimenter un nouveau moyen, en créant "des œuvres d'art dont les matériaux sont des colonnes d'hommes, des averses de fleurs, des feux d'artifice, de la musique électrisante - un genre qui sera ensuite développé et retravaillé pendant deux décennies à Rome, à Moscou et à Berlin". Le commandant inaugure une nouvelle forme de leadership basée sur la communication directe entre le chef et les masses, une sorte de plébiscite quotidien où la foule, rassemblée devant son balcon, répond à ses questions et soutient ses invectives. Tout le rituel du fascisme est déjà là : les uniformes, les bannières, le culte des martyrs, les défilés aux flambeaux, les chemises noires, la glorification de la virilité et de la jeunesse, la communion entre le chef et le peuple, le salut bras dessus bras dessous, le cri de guerre : Eia, Eia, Alalá ! Hughes-Hallett souligne que D'Annunzio n'a jamais été fasciste, mais que le fascisme était indubitablement dannunzien. Quelqu'un a écrit que, sous le fascisme, D'Annunzio a été victime du plus grand plagiat de l'histoire.

Un autre élément pionnier fut la création d'une Ligue des Nations anti-impérialiste: la "Ligue de Fiume", un projet d'alliance de toutes les nations opprimées qui développait le concept de révolution mondiale et de "nation prolétarienne" théorisé par Michels, et qui visait à rassembler aussi bien le Sinn Fein irlandais que les nationalistes arabes et indiens. Certains veulent voir dans le Comandante un prophète du tiers-monde, mais il serait plus juste d'y voir "la première apparition du thème du droit des peuples". Les puissances alliées commencent à s'inquiéter. L'entreprise de Fiume perd son caractère nationaliste et accentue son contenu révolutionnaire.

Faites l'amour et la guerre !

    "Jeunesse, jeunesse, printemps de la beauté" (Chant de l'Arditi)

Dans un État dirigé par un poète et où la créativité est devenue un devoir civique, il n'est pas étonnant que la vie culturelle prenne un virage anti-conventionnel. La Constitution était placée sous l'invocation de la "Dixième Muse", la Muse, selon D'Annunzio, "des communautés émergentes et des peuples en genèse... la Muse de l'énergie", qui, dans le nouveau siècle, amènerait l'imagination au pouvoir. Pour faire de la vie une œuvre d'art. Dans le Fiume de 1919, la vie publique devient un spectacle de vingt-quatre heures, où "la politique devient poésie et la poésie sensualité, et où une réunion politique peut se terminer par une danse et la danse par une orgie". Il fallait être jeune et amoureux". Une atmosphère de liberté sexuelle et d'amour libre, inhabituelle pour l'époque, se répand parmi la population locale et les nouveaux arrivants. La révolution sexuelle est en marche. C'est ce que voulait le nouveau "prince de la jeunesse", borgne et âgé de cinquante-six ans.

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Il n'est pas étonnant que la ville soit devenue un centre magnétique pour toute la confrérie d'idéalistes, de rebelles et de romantiques qui s'est répandue dans le monde entier. Un pays libre pour tous, où les proto-fascistes et les révolutionnaires internationalistes se rencontraient sans que personne ne pense à quelque chose d'aussi vulgaire que "dialoguer". Un laboratoire contre-culturel dans lequel émergent divers groupes, tels que le "Yoga" (inspiré de l'hindouisme et de la Bhagavad-Gita), les "Lotos Castaños" (proto-hippies favorables au retour à la nature), les "Lotos Rojos" (défenseurs du sexe dionysiaque), les écologistes, les nudistes, les dadaïstes et autres spécimens de toutes sortes. La composante psychédélique est garantie par une circulation généreuse de drogues sous l'œil tolérant du Comandante, consommateur plus ou moins occasionnel de poudre blanche. Les années 1960 commencent à Fiume. Mais à la différence des hippies californiens, les hippies du Comandante sont prêts non seulement à faire l'amour, mais aussi à faire la guerre.

Pendant ce temps, Rome regarde Fiume avec un mélange de consternation et d'effroi. Selon les socialistes italiens, "Fiume était en train de devenir un bordel, un refuge pour les criminels et les prostituées". En réalité, tout le monde allait à Fiume : soldats, aventuriers, révolutionnaires, intellectuels, espions alliés, artistes cosmopolites, poètes néo-païens, bohèmes à la tête dans les nuages, le futuriste Marinetti, l'inventeur Marconi, le chef d'orchestre Toscanini. L'éloquence et le dandysme prolifèrent, la personnalité du Commandant est contagieuse. Décorations, uniformes, titres, hymnes et cérémonies pour tous ! Le style ornemental est de rigueur. De leur côté, les nouveaux visiteurs sont de plus en plus marginalisés : mineurs fugueurs, déserteurs, criminels et autres personnes ayant des démêlés avec la justice. Beaucoup de ces éléments sont recrutés pour former la garde du corps du Commandant : la "Disperata Legion", avec ses uniformes éclatants. D'Annunzio observait ses Arditi mangeant de l'agneau sur les plages, leurs uniformes fantastiques brillant à la lumière des flammes, et les comparait à Achille et ses myrmidons dans leur camp devant Troie. C'est ce mélange électrisant d'archaïsme et de futurisme si caractéristique de la sensibilité surhumaniste. Cela semblait si vieux, mais c'était si nouveau.

Pressé par ses engagements internationaux, le gouvernement de Rome décrète un blocus contre Fiume, et la ville trouve un moyen d'assurer sa subsistance : la piraterie. Organisés par un as de l'aviation italienne, Guido Keller, les navires de Fiume se mettent à capturer tout navire transitant entre le détroit de Messine et Venise. Et chaque prise des Uscocchi - ainsi nommés par D'Annunzio en hommage aux pirates de l'Adriatique du 16ème siècle - est accueillie dans la ville comme une fête. Les activités illicites s'étendaient aux enlèvements - un commando de Fiume captura un général italien de passage à Trieste - et aux expéditions de réquisition dans les territoires voisins, ainsi qu'à l'occupation symbolique d'autres villes voisines. Le commandant faisait broder sa devise, Ne me frego (quelque chose comme "je m'en fous"), sur un drapeau qu'il suspendait au-dessus de son lit. Fiume était un État hors-la-loi, ce que nous appellerions aujourd'hui un État hooligan. Son biographe souligne que D'Annunzio, tel un nouveau Peter Pan, avait construit un "Neverland, un espace sans relations de cause à effet, où les enfants perdus pouvaient toujours profiter de leurs aventures dangereuses sans être dérangés par le bon sens".

Mais le problème de l'enfance, c'est qu'elle se termine, et que vient le temps des adultes. Le traité de Rapallo, signé en novembre 1920, fixe les frontières entre l'Italie et la Yougoslavie et aboutit à un accord sur Fiume. D'Annunzio est isolé et même les fascistes de Mussolini lui retirent leur soutien. Après une intervention de la marine italienne et la résistance d'une poignée d'Arditi - qui se solde par plusieurs dizaines de morts - D'Annunzio est contraint de quitter Fiume à la fin du mois de décembre 1920. Lors d'une cérémonie d'adieu, son dernier cri fut : "Vive l'amour !".

Le poète a achevé sa révolution. C'est au tour de l'ancien sergent.

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Le fascisme sans D'Annunzio

Au fil des ans, un Mussolini déjà au pouvoir célébrera Gabriele D'Annunzio comme le "Jean-Baptiste du fascisme". Devenu une légende, le poète passera ses deux dernières décennies reclus dans son manoir d'El Vittoriale, sur les rives du lac de Garde, où Mussolini se rendra de temps à autre pour prendre une photo avec lui.

Aujourd'hui, D'Annunzio est considéré comme une figure du régime, mais la vérité est qu'il n'a jamais été membre du parti fasciste et que ses relations avec le Duce étaient beaucoup plus ambivalentes qu'on ne pourrait l'imaginer. En particulier, Mussolini parlait de D'Annunzio comme d'une "cavité, à enlever ou à recouvrir d'or", et désignait le "fiumismo incompris" comme synonyme d'une attitude anarchiste et donc peu fiable. En fait, les deux hommes se méfiaient l'un de l'autre : Mussolini considérait D'Annunzio comme trop influent et imprévisible, et ce dernier s'abstenait de soutenir expressément le Duce. En fait, le poète recommandait à ses Arditi de se tenir à l'écart de toute formation politique, bien que nombre d'entre eux se soient retrouvés dans le fascisme et certains à l'extrême gauche ou même en Espagne dans les Brigades internationales. Les seules occasions où D'Annunzio tenta d'influencer politiquement Mussolini furent pour lui conseiller de se tenir loin d'Hitler ("ce clown féroce", "ce visage sale et ignoble").

Le poète-soldat meurt en 1938 dans sa demeure de Vittoriale, dans une atmosphère aussi baroque que claustrophobe, entouré d'espions italiens et allemands. Avec sa mort, c'est toute une époque qui disparaît, l'aube de ce fascisme qui ne pouvait pas exister. Le vrai fascisme s'est emparé de la mise en scène et de la liturgie de Fiume, mais il les a vidées de leur liberté et les a transformées en une chorégraphie bureaucratisée au service d'un projet qui a conduit l'Italie à la catastrophe. L'histoire est bien connue. Mais on oublie souvent certaines choses.

On oublie souvent que ce fascisme précoce s'inscrivait dans un climat culturel d'avant-garde, sophistiqué et pluraliste, très différent du provincialisme obtus qui caractérisait les nazis et leur kitsch völkisch. En fait, le pluralisme culturel de l'Italie fasciste - un pays où il n'y a pratiquement pas eu d'exode intellectuel - n'a rien à voir avec le dirigisme imposé à la culture à l'époque nazie. Des chercheurs comme Renzo de Felice ou Julien Freund ont opposé le caractère optimiste et "méditerranéen" du fascisme - avec sa tendance à exalter la vie dans un certain esprit de modération - au caractère sombre, tragique et catastrophique du nazisme, avec son penchant germanique pour le Ragnarök. On pourrait également souligner le caractère anti-dogmatique, voire artistique et bohème, de ce premier fascisme, en opposition aux prétentions "scientifiques" de la dogmatique nazie, basée sur le racisme biologique et le darwinisme social.

Il convient d'ajouter que le premier fascisme n'avait aucun soupçon d'antisémitisme, bien au contraire : de nombreux Juifs étaient au début du fascisme et occupaient même des postes importants, comme la publiciste Margaritta Sarfati, l'amante juive du Duce et la prima donna de la vie culturelle du régime. En fait, la politique étrangère du régime entretenait des contacts fréquents avec le mouvement sioniste. Et après l'arrivée d'Hitler au pouvoir, d'éminents exilés juifs ont été accueillis en Italie.

On oublie également qu'après la "marche sur Rome" de 1922, Mussolini s'est présenté au parlement et a obtenu un large vote de confiance de la part de la majorité non fasciste. On tend à oublier que la violence des escadrons fascistes, bien que très réelle, n'était pas l'apanage du fascisme - c'était le langage politique dans une grande partie de l'Europe. Et en Italie, c'est le fascisme, mieux organisé, qui l'a finalement emporté. On oublie également que le fascisme a collaboré avec les socialistes et d'autres forces d'opposition et qu'il a remporté la majorité des voix lors des élections de 1924. Ce n'est qu'après l'assassinat brutal du député socialiste Matteoti et le refus de l'opposition de rester au parlement que les hommes de main fascistes ont pris le contrôle et que la dictature a été institutionnalisée.

En réalité, 1924 marque le début du déclin. Les années suivantes sont marquées par les grandes réalisations du régime : construction d'un État-providence, grands travaux publics et modernisation du pays. Ces réalisations gagnent le soutien d'une grande partie de la population. Mais le fascisme est déjà mortellement blessé. En trahissant la promesse faite en 1919 sur la Piazza del Santo Sepulcro à Milan ("Nous voulons la liberté pour tous, même pour nos ennemis"), le fascisme s'est transformé en une bureaucratie autosatisfaite et complaisante, et Mussolini s'est progressivement éloigné de la réalité pour se livrer à une mégalomanie qui s'est révélée désastreuse.

Malgré cela, le fascisme a promu pendant quelques années une politique favorable à la paix et à la coopération internationale, comme en témoignent les accords du Latran en 1929 et les propositions de désarmement de la Société des Nations en 1932. En ce qui concerne l'Allemagne nazie, on oublie souvent que Mussolini est à l'origine du "Front de Stresa", une initiative diplomatique qui, en avril 1935, avec la France et la Grande-Bretagne, a tenté de garantir l'indépendance de l'Autriche et le respect du traité de Versailles, et donc d'arrêter Hitler quand c'était encore possible. Deux mois plus tard, en juin 1935, la Grande-Bretagne signe avec l'Allemagne nazie un accord naval qui constitue la première violation du traité. Mussolini est laissé seul.

L'isolement s'achève avec l'invasion de l'Abyssinie et les sanctions imposées à l'Italie, qui contraignent Mussolini à s'allier à Hitler. Dès lors, prisonnier d'un mélange de peur et de fascination pour le dictateur allemand, le Duce est entraîné dans l'abîme. En 1938, il va même jusqu'à importer la législation antisémite du Troisième Reich.

Aurait-il pu y avoir une autre voie, moins dictatoriale et plus "dannunzienne"? Mussolini, contrairement à Hitler, n'a jamais eu le contrôle absolu du parti et, au sein du fascisme, il y a toujours eu une ligne contre les nazis et en faveur d'une entente avec la France et la Grande-Bretagne. Sa principale figure était le ministre de l'aviation, Italo Balbo, héros de guerre et l'un des premiers squadristes, véritable prototype de "l'homme nouveau" exalté par le fascisme. Mais Mussolini, jaloux, le nomme gouverneur de Libye pour l'éloigner des centres de pouvoir. Il y meurt en 1940 dans un accident d'avion inexpliqué. Les derniers vestiges de l'opposition fasciste sont liquidés en 1944 lors des procès de Vérone, l'ancien ministre des affaires étrangères Galeazzo Ciano et d'autres hiérarques étant exécutés sur ordre des Allemands.

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Un fascisme démocratique ?

Près de cent ans plus tard, D'Annunzio et son aventure à Fiume soulèvent encore des questions. L'une d'entre elles est particulièrement provocante : un fascisme démocratique aurait-il été possible ?

Une question qui n'a de valeur que celle que l'on veut bien donner à l'histoire-fiction. Car l'histoire est ce qu'elle est, et on ne peut pas la changer. Parler aujourd'hui de "fascisme démocratique" est un oxymore, et cela semble indéniable. Cependant, nous nous réfugions souvent dans des positions intellectuellement confortables et moralement irréprochables, ce qui rend difficile la compréhension de certains phénomènes. En l'occurrence, la nature du fascisme. L'interprétation marxiste classique du fascisme comme instrument de défense du capital se condamne à ne rien comprendre et laisse inexpliqué le large soutien obtenu par un système qui n'a été extirpé que par la guerre, une guerre dans laquelle les marxistes se sont alliés au capitalisme. Cette interprétation est depuis longtemps dépassée, et aujourd'hui on tend à admettre que, comme le souligne Zeev Sternhell, le fascisme a été une manifestation extrême d'un phénomène beaucoup plus large et plus vaste - ce que Giorgio Locchi a appelé le supra-humanisme - et, en tant que tel, fait partie intégrante de l'histoire de la culture européenne.

D'Annunzio n'était pas un idéologue systématique, mais son effort prométhéen et nietzschéen symbolise le climat culturel supra-humaniste dont le fascisme est issu. Fiume a été un moment magique et nécessairement éphémère : on ne peut pas être sublime pendant vingt ans. Mais Fiume nous rappelle que l'histoire aurait pu être différente et que peut-être cette rébellion culturelle et politique - appelons-la "fascisme" - aurait pu être compatible avec un plus grand respect des libertés ou du moins évoluer en dehors des aberrations que nous connaissons déjà. Bien sûr, alors peut-être que ce ne serait plus du fascisme, mais quelque chose d'autre.

Si l'on ne tient pas compte du phénomène culturel du surhumanisme, on ne peut pas comprendre le fascisme. Mais ce n'est pas la seule évolution qu'il a connue. Historiquement, il y en a eu deux autres. La première a été un développement intellectuel majeur qui continue à parler aux gens aujourd'hui : la soi-disant "révolution conservatrice" allemande. Et la seconde était une plante vénéneuse : le nazisme. La question que l'on peut se poser aujourd'hui est de savoir si cet humus culturel surhumaniste est définitivement épuisé ou s'il peut encore donner naissance à des rejetons inédits. Après tout, et selon la conception "sphérique" du temps, l'histoire est toujours ouverte ; et lorsque l'histoire se régénère, elle le fait d'une manière toujours nouvelle et toujours imprévue.

L'anarchisme de droite

    "Nous dénonçons le manque de goût dans la représentation parlementaire. Nous nous recréons dans la beauté, l'élégance, la courtoisie et le style.... Nous voulons être dirigés par des hommes miraculeux et fantastiques" (Filippo Tommaso Marinetti).

    "L'art de commander consiste à ne pas commander" (Gabriele D'Annunzio).

Mais l'intérêt de réexaminer D'Annunzio va bien au-delà de la question de la nature du fascisme. Le poète-soldat préfigure une manière de faire de la politique qui est encore en vigueur aujourd'hui : la politique du spectacle, la fusion des éléments sacrés et profanes, l'intuition que, en fin de compte, tout est politique. La Charte du Carnaro est un document visionnaire, dans la mesure où elle aborde des préoccupations, des libertés et des droits qui avaient jusqu'alors été relégués en dehors de la sphère politique et qui, au cours des décennies suivantes, allaient devenir partie intégrante du constitutionnalisme moderne. D'une certaine manière, D'Annunzio semblait détenir la clé de tout ce qui allait suivre. Nous sommes tous, dans une large mesure, ses héritiers, pour le meilleur et pour le pire.

C'est pourquoi il serait erroné de considérer D'Annunzio comme un esthète dilettante devenu révolutionnaire. Ou de le dépolitiser et de considérer - comme semble le souligner son perspicace biographe Michael A. Ledeen semble souligner - que ce qui est important dans Fiume n'est pas le contenu, mais le style, et qu'aucune position idéologique concrète n'émerge de Fiume. Carlos Caballero Jurado est beaucoup plus correct lorsqu'il affirme que : "Fiume n'était pas un terrain. Fiume était un symbole, un mythe, quelque chose qui ne peut peut-être pas être compris aujourd'hui, à une époque si réfractaire aux mythes et aux rites. L'entreprise de Fiume relève plus de la rébellion culturelle que de l'annexion politique". Quels messages l'homme d'aujourd'hui peut-il tirer, non seulement de Fiume, mais de l'ensemble de la carrière de D'Annunzio ?

Tout d'abord, l'idée que la seule véritable révolution est celle qui vise à une transformation intégrale de l'homme. En d'autres termes, une révolution qui se présente avant tout comme une révolution culturelle. Ce que les révolutionnaires de mai 1968 semblaient avoir bien compris. Mais ce qu'ils ne savaient pas, c'est qu'en réalité, presque tout ce qu'ils proposaient avait déjà été inventé - l'imagination avait déjà pris le pouvoir cinquante ans plus tôt sur la côte adriatique. La grande surprise, c'est que le décideur - et c'est la deuxième grande leçon de Fiume - n'était pas un utopiste progressiste, libertaire et mondialiste, mais un patriote, un élitiste pratiquant une éthique héroïque. Fiume est la démonstration que des idées telles que la libération sexuelle, l'écologie, la démocratie directe, l'égalité entre hommes et femmes, la liberté de conscience et l'esprit de fête peuvent être présentées non seulement à partir de positions égalitaires, pacifistes, hédonistes et féministes, mais aussi à partir de valeurs aristocratiques et différentialistes, identitaires et héroïques.

Le geste de D'Annunzio implique aussi quelque chose de très actuel : c'est le premier cri de rébellion contre un système américano-morphe qui, dans ces années-là, commençait à étendre ses tentacules ; c'est le cri de défense de la beauté et de l'esprit contre le règne de la vulgarité et l'empire du dollar.

Le geste de D'Annunzio est aussi la revendication surréaliste et héroïque d'une régénération politique fondée sur la libération de la personnalité humaine et un cri de protestation contre le monde de bureaucrates anonymes qui s'approche de nous.

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Fiume, c'est aussi la démonstration qu'il est possible de dépasser le clivage droite-gauche, que la transversalité est possible. Des valeurs de droite et des idées de gauche. La première synthèse véritablement postmoderne. Fiume est la seule expérience connue à ce jour de ce qui pourrait être un anarchisme de droite poussé jusqu'à ses ultimes conséquences.

Il reste une dernière question, qui concerne l'activité de D'Annunzio en tant que prédicateur et exalteur de la guerre. C'est quelque chose qui nous semble indéfendable aujourd'hui - même si ce n'était pas le cas à l'époque où la guerre pouvait encore être vécue comme une aventure épique. Mais nous savons aujourd'hui que, derrière cette rhétorique enflammée, aucune cause réelle ne justifiait un tel sacrifice. Et pourtant...

Mais il est possible que ces hommes à la rhétorique enflammée, au fond d'eux-mêmes, le savaient aussi. Il est tout à fait possible que D'Annunzio et d'autres comme lui, distillant un nihilisme positif, aient su qu'en fin de compte, le patriotisme valait bien mieux que le néant. Aujourd'hui, nous avons le Néant, et nous avons certainement moins de morts. Mais il convient de se demander si, par rapport à ces hommes, nous ne sommes pas aussi plus vivants grâce à lui.

L'époque des années incendiaires a sombré dans le passé. L'époque où les sergents et les poètes faisaient des révolutions est révolue. Et, comme on dit, les corps ont été dévorés par le temps, les rêves ont été dévorés par l'histoire et l'histoire a été engloutie par l'oubli. On dit aussi que les vieux guerriers ne meurent jamais, ils disparaissent physiquement. Après la catastrophe, il nous reste le souvenir de la grandeur et des hommes qui l'ont rêvée.

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