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vendredi, 01 novembre 2024

Nerval et la fin de la France druidique

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Nerval et la fin de la France druidique

Nicolas Bonnal

Sylvie a émerveillé des générations de lectrices et de lecteurs de sensibilité médiévale et romantique. C’est que ce bref roman conte la fin de la France initiatique et irréelle. Ce qui avait pu rester va être détruit (cf. Balzac qui décrit le processus dans toute son œuvre, du passage de cette France des druides et des chevaliers à celle des Macron) ou réduit à l’état de spectacle ou d’illusion (cf. cette fascination pour le théâtre ou les actrices qui caractérise Nerval).

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L’arrivée du chemin de fer, machine apocalyptique dont Dostoïevski a si bien parlé dans l’Idiot (voyez mon livre) va tout modifier ; c’est la fin des distances, c’est la fin du mystère et du pèlerinage de la vie :

« Senlis est une ville isolée de ce grand mouvement du chemin de fer du Nord qui entraîne les populations vers l’Allemagne.

– Je n’ai jamais su pourquoi le chemin de fer du Nord ne passait pas par nos pays, – et faisait un coude énorme qui encadre en partie Montmorency, Luzarches, Gonesse et autres localités, privées du privilège qui leur aurait assuré un trajet direct. Il est probable que les personnes qui ont institué ce chemin auront tenu à le faire passer par leurs propriétés. – Il suffit de consulter la carte pour apprécier la justesse de cette observation. »

Citons cet extrait de Gautier que nous avions repris déjà :

« C'est un spectacle douloureux pour le poète, l'artiste et le philosophe, de voir les formes et les couleurs disparaître du monde, les lignes se troubler, les teintes se confondre et l'uniformité la plus désespérante envahir l'univers sous je ne sais quel prétexte de progrès. Quand tout sera pareil, les voyages deviendront complètement inutiles, et c'est précisément alors, heureuse coïncidence, que les chemins de fer seront en pleine activité. »

Chez Nerval le rêve est comme dans film Brazil (tourné à Marne-la-Vallée…) le seul moyen (avec le théâtre, et on aurait invoqué encore la cinéphilie dans les années soixante) de fuir la réalité et de retourner vers les lieux de la Source :

« Je me représentais un château du temps de Henri IV avec ses toits pointus couverts d’ardoises et sa face rougeâtre aux encoignures dentelées de pierres jaunies, une grande place verte encadrée d’ormes et de tilleuls, dont le soleil couchant perçait le feuillage de ses traits enflammés. Des jeunes filles dansaient en rond sur la pelouse en chantant de vieux airs transmis par leurs mères, et d’un français si naturellement pur, que l’on se sentait bien exister dans ce vieux pays du Valois, où, pendant plus de mille ans, a battu le cœur de la France… ».

Puis vient l’apparition mi-théâtrale mi religieuse d’Adrienne :

« Tout d’un coup, suivant les règles de la danse, Adrienne se trouva placée seule avec moi au milieu du cercle. Nos tailles étaient pareilles. On nous dit de nous embrasser, et la danse et le chœur tournaient plus vivement que jamais. En lui donnant ce baiser, je ne pus m’empêcher de lui presser la main. Les longs anneaux roulés de ses cheveux d’or effleuraient mes joues. De ce moment, un trouble inconnu s’empara de moi. – La belle devait chanter pour avoir le droit de rentrer dans la danse. On s’assit autour d’elle, et aussitôt, d’une voix fraîche et pénétrante, légèrement voilée, comme celles des filles de ce pays brumeux, elle chanta une de ces anciennes romances pleines de mélancolie et d’amour, qui racontent toujours les malheurs d’une princesse enfermée dans sa tour par la volonté d’un père qui la punit d’avoir aimé. La mélodie se terminait à chaque stance par ces trilles chevrotants que font valoir si bien les voix jeunes, quand elles imitent par un frisson modulé la voix tremblante des aïeules. »

On a toute la symbolique des récits du Graal que j’ai décryptée dans mon livre (anneau, blondeur, danse, baiser, brumes, tour…) grâce à des auteurs consacrés comme Guénon, Fulcanelli ou Coomaraswamy (oh, cet essai sur le fier baiser…) ; on a la référence à Dante et à l’origine avec le chant : 

« À mesure qu’elle chantait, l’ombre descendait des grands arbres, et le clair de lune naissant tombait sur elle seule, isolée de notre cercle attentif. Elle se tut, et personne n’osa rompre le silence. La pelouse était couverte de faibles vapeurs condensées, qui déroulaient leurs blancs flocons sur les pointes des herbes. Nous pensions être en paradis. – Je me levai enfin, courant au parterre du château, où se trouvaient des lauriers, plantés dans de grands vases de faïence peints en camaïeu. Je rapportai deux branches, qui furent tressées en couronne et nouées d’un ruban. Je posai sur la tête d’Adrienne cet ornement, dont les feuilles lustrées éclataient sur ses cheveux blonds aux rayons pâles de la lune. Elle ressemblait à la Béatrice de Dante qui sourit au poète errant sur la lisière des saintes demeures. »

L’apparition est brève et promise au couvent (que de merveilles perdues ou sacrifiées dans ces couvents – Michelet en a bien parlé) :

« Adrienne se leva. Développant sa taille élancée, elle nous fit un salut gracieux, et rentra en courant dans le château. – C’était, nous dit-on, la petite-fille de l’un des descendants d’une famille alliée aux anciens rois de France ; le sang des Valois coulait dans ses veines. Pour ce jour de fête, on lui avait permis de se mêler à nos jeux ; nous ne devions plus la revoir, car le lendemain elle repartit pour un couvent où elle était pensionnaire… »

Sylvie la brune (ou la grecque, l’autre étant blonde et nordique) est de ce monde et souffre de l’égoïsme poétique du narrateur :

« Quand je revins près de Sylvie, je m’aperçus qu’elle pleurait. La couronne donnée par mes mains à la belle chanteuse était le sujet de ses larmes. Je lui offris d’en aller cueillir une autre, mais elle dit qu’elle n’y tenait nullement, ne la méritant pas. Je voulus en vain me défendre, elle ne me dit plus un seul mot pendant que je la reconduisais chez ses parents… »

Mais les bons parents vont nous priver d’Adrienne :

« La figure d’Adrienne resta seule triomphante, – mirage de la gloire et de la beauté, adoucissant ou partageant les heures des sévères études. Aux vacances de l’année suivante, j’appris que cette belle à peine entrevue était consacrée par sa famille à la vie religieuse. »

Il n’en reste qu’une figure.

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Remontons le temps. On est sans doute dans les années 1820, sous Charles X, roi dont Stendhal pensa le plus grand bien. La France aristocrate et traditionnelle a de beaux restes :

« Quelques années s’étaient écoulées : l’époque où j’avais rencontré Adrienne devant le château n’était plus déjà qu’un souvenir d’enfance. Je me retrouvai à Loisy au moment de la fête patronale. J’allai de nouveau me joindre aux chevaliers de l’arc, prenant place dans la compagnie dont j’avais fait partie déjà. Des jeunes gens appartenant aux vieilles familles qui possèdent encore là plusieurs de ces châteaux perdus dans les forêts, qui ont plus souffert du temps que des révolutions, avaient organisé la fête. De Chantilly, de Compiègne et de Senlis accouraient de joyeuses cavalcades qui prenaient place dans le cortège rustique des compagnies de l’arc… ».

Le narrateur ne pouvait rien avec Adrienne, mais il a perdu l’amour de Sylvie (promise à l’industrie et au grand frisé) :

« Je m’excusai sur mes études, qui me retenaient à Paris, et l’assurai que j’étais venu dans cette intention. « Non, c’est moi qu’il a oubliée, dit Sylvie. Nous sommes des gens de village, et Paris est si au-dessus ! ». Je voulus l’embrasser pour lui fermer la bouche ; mais elle me boudait encore, et il fallut que son frère intervînt pour qu’elle m’offrît sa joue d’un air indifférent. Je n’eus aucune joie de ce baiser dont bien d’autres obtenaient la faveur, car dans ce pays patriarcal où l’on salue tout homme qui passe, un baiser n’est autre chose qu’une politesse entre bonnes gens… »

Pourtant la belle grecque a mûri :

« Je l’admirai cette fois sans partage, elle était devenue si belle ! Ce n’était plus cette petite fille de village que j’avais dédaignée pour une plus grande et plus faite aux grâces du monde. Tout en elle avait gagné : le charme de ses yeux noirs, si séduisants dès son enfance, était devenu irrésistible ; sous l’orbite arquée de ses sourcils, son sourire, éclairant tout à coup des traits réguliers et placides, avait quelque chose d’athénien. J’admirais cette physionomie digne de l’art antique au milieu des minois chiffonnés de ses compagnes… »

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C’est Nietzsche qui évoque cette observation du voyageur Cicéron sur la beauté athénienne…

Vient la grande scène : on rend visite à la tante et on va remonter dans le Temps, dans le vrai Temps, celui d’avant 89 (époque sur laquelle il ne faut pas trop se faire d’illusions, voir Taine) :

« Je la suivis, montant rapidement l’escalier de bois qui conduisait à la chambre. – Ô jeunesse, ô vieillesse saintes ! – qui donc eût songé à ternir la pureté d’un premier amour dans ce sanctuaire des souvenirs fidèles ? Le portrait d’un jeune homme du bon vieux temps souriait avec ses yeux noirs et sa bouche rose, dans un ovale au cadre doré, suspendu à la tête du lit rustique. Il portait l’uniforme des gardes-chasse de la maison de Condé ; son attitude à demi martiale, sa figure rose et bienveillante, son front pur sous ses cheveux poudrés, relevaient ce pastel, médiocre peut-être, des grâces de la jeunesse et de la simplicité. »

La vieille tante s’émeut et nous aussi car on atteint le sommet de la prose française (comme disait Jean Richer, père de mon ami et préfacier Nicolas, l’œuvre de Nerval ne compte pas par sa quantité mais par sa magie) :

« La tante poussa un cri en se retournant : « Ô mes enfants ! » dit-elle, et elle se mit à pleurer, puis sourit à travers ses larmes. – C’était l’image de sa jeunesse, – cruelle et charmante apparition ! Nous nous assîmes auprès d’elle, attendris et presque graves, puis la gaieté nous revint bientôt, car, le premier moment passé, la bonne vieille ne songea plus qu’à se rappeler les fêtes pompeuses de sa noce. Elle retrouva même dans sa mémoire les chants alternés, d’usage alors, qui se répondaient d’un bout à l’autre de la table nuptiale, et le naïf épithalame qui accompagnait les mariés rentrant après la danse. Nous répétions ces strophes si simplement rythmées, avec les hiatus et les assonances du temps ; amoureuses et fleuries comme le cantique de l’Ecclésiaste ; – nous étions l’époux et l’épouse pour tout un beau matin d’été. »

La fin du livre est plus sombre et Nerval compte ses ruines avec une émouvante référence à Byzance, qui accueillit les Saxons en fuite après 1066 :

« Cette vieille retraite des empereurs n’offre plus à l’admiration que les ruines de son cloître aux arcades byzantines, dont la dernière rangée se découpe encore sur les étangs, – reste oublié des fondations pieuses comprises parmi ces domaines qu’on appelait autrefois les métairies de Charlemagne… »

Le narrateur revoit Adrienne, mais comme actrice :

« La scène se passait entre les anges, sur les débris du monde détruit. Chaque voix chantait une des splendeurs de ce globe éteint, et l’ange de la mort définissait les causes de sa destruction. Un esprit montait de l’abîme, tenant en main l’épée flamboyante, et convoquait les autres à venir admirer la gloire du Christ vainqueur des enfers. Cet esprit, c’était Adrienne transfigurée par son costume, comme elle l’était déjà par sa vocation. »

Il revoit Sylvie qui va se jeter dans les bras du « grand frisé » (un suspect, ce Nerval ?) et s’adonne à l’industrie des gants :

« Elle soupirait et pleurait, si bien que je ne pus lui demander par quelle circonstance elle était allée à un bal masqué ; mais, grâce à ses talents d’ouvrière, je comprenais assez que Sylvie n’était plus une paysanne. Ses parents seuls étaient restés dans leur condition, et elle vivait au milieu d’eux comme une fée industrieuse, répandant l’abondance autour d’elle. »

On est loin de la Fiancée du Cantique des cantiques :

« Mon frère de lait parut embarrassé. J’avais tout compris. – C’est une fatalité qui m’était réservée d’avoir un frère de lait dans un pays illustré par Rousseau, – qui voulait supprimer les nourrices ! – Le père Dodu m’apprit qu’il était fort question du mariage de Sylvie avec le grand frisé, qui voulait aller former un établissement de pâtisserie à Dammartin. Je n’en demandai pas plus. La voiture de Nanteuil-le-Haudoin me ramena le lendemain à Paris. »

Balzac a parlé très prosaïquement des illusions perdues ; et ici :

« Telles sont les chimères qui charment et égarent au matin de la vie. J’ai essayé de les fixer sans beaucoup d’ordre, mais bien des cœurs me comprendront. Les illusions tombent l’une après l’autre, comme les écorces d’un fruit, et le fruit, c’est l’expérience. Sa saveur est amère ; elle a pourtant quelque chose d’âcre qui fortifie, – qu’on me pardonne ce style vieilli. »

La fin arrive sur un ricanement :

« J’oubliais de dire que le jour où la troupe dont faisait partie Aurélie a donné une représentation à Dammartin, j’ai conduit Sylvie au spectacle, et je lui ai demandé si elle ne trouvait pas que l’actrice ressemblait à une personne qu’elle avait connue déjà. – À qui donc ? – Vous souvenez-vous d’Adrienne ? Elle partit d’un grand éclat de rire en disant : « Quelle idée ! » Puis, comme se le reprochant, elle reprit en soupirant : « Pauvre Adrienne ! elle est morte au couvent de Saint-S…, vers 1832. »

La France des origines c’est terminé. La suite est chez Flaubert ou chez Céline.

Sources:

https://www.sos-grannygeek.com/wp-content/uploads/2020/03...

https://www.vousnousils.fr/casden/pdf/id00180.pdf

https://www.amazon.fr/Perceval-reine-%C3%A9tudes-litt%C3%...

samedi, 19 octobre 2024

Parution du numéro 477 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 477 du Bulletin célinien

2024-10-BC-Cover.jpgSommaire :

Entretien avec Émile Brami 

Céline vu par un oxfordien. Une lecture de Guerre 

Un poème de Charles Bukowski sur Céline 

Dans la bibliothèque de Céline. Ouverture 

Philippe Sollers, un an déjà…

 

Voyage au cinéma ?

En février dernier, François Gibault confia, lors d’une conférence sur Céline à la Médiathèque d’Enghien-les-Bains qu’une adaptation cinématographique de Voyage au bout de la nuit allait peut-être apparaître sur le grand écran¹. Il n’en dit pas davantage (le contrat n’était pas encore signé), mais indiqua néanmoins qu’il avait été approché par une importante société cinématographique ayant les moyens de concrétiser le projet. Un site américain² a récemment révélé de quoi il retourne, le contrat ayant été versé au registre des options du C.N.C. (Centre national du cinéma)³. Le jour même, l’info a été relayée en France où la nouvelle s’est répandue comme une trainée de poudre.
 

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Cela fait des décennies qu’un projet d’adaptation de Voyage est dans l’air. “…Projet mirifique, éternel film fantôme qui, sorte de monstre du Loch Ness en celluloïd, resurgit périodiquement” 4. Dès 1934, Céline lui-même s’employa vainement à le faire aboutir. Tous les projets firent long feu, le dernier en date étant celui de François Dupeyron (1950-2011). La singularité de la nouvelle tentative est qu’elle émane de Joann Sfar (photo, ci-dessous), issu d’une famille juive sépharade du côté paternel, et d’une famille ashkénaze du côté maternel. 

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Lorsqu’il était adolescent,  ce dessinateur et réalisateur lut Voyage au bout de la nuit avec ferveur avant de connaître la biographie de l’auteur. « Vous pouvez imaginer à quel point ma vie a été compliquée plus tard. J’ai un rapport passionnel et conflictuel à Céline pour des raisons évidentes », a-t-il confié. D’autant qu’il fait de sa judéité l’un des thèmes de son œuvre. Il définit Voyage comme « un ouvrage où se produit un glissement inéluctable de la lucidité au nihilisme. Toboggan vers l’indifférence au massacre [sic] »
 

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Les producteurs seront, d’une part, son associé Aton Soumache (The Magical Society) et, d’autre part, Alain Attal (Trésor Films). Cela fait plus de quinze ans que Joann Sfar nourrit ce projet mais c’est sa récente rencontre avec Thomas Bidegain, scénariste des films de Jacques Audiard, qui a été décisive. Les droits d’adaptation sont naturellement limités dans le temps : Sfar a trois ans pour achever le scénario et commencer le tournage. Comme on s’en doute, ce ne sera pas chose aisée : le scénariste souligne la complexité de l’adaptation due notamment à la structure particulière du roman ainsi qu’à sa langue.
 

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Tous deux entendent donner “une approche personnelle et fascinante restituant toute l’intensité et la complexité d’un roman qui explore les affres de l’âme humaine sous le prisme de la guerre  et  de la misère sociale”. Dans un message posté sur les réseaux sociaux, l’auteur du Chat du rabbin précise : « J’ignore encore si nous parviendrons à sauter tous les obstacles vers l’aboutissement de ce film. Merci par avance à ceux qui me souhaitent le pire, ça fait partie du jeu. Attendez que ce film sorte pour le haïr, ce sera plus agréable pour vous comme pour moi. » Michel Audiard, lui, estimait que, finalement, il était heureux que son projet d’adaptation n’ait pas abouti : « La littérature à ce niveau-là, on ne peut que saloper le coup. »
  1. 1) M.L., « Année faste », Le Bulletin célinien, n° 460, mars 2023, p. 3.
  2. 2) Elsa Keslassy, « Joann Sfar, Thomas Bidegain to Adapt Journey to the End of the Night for the Big Screen With Aton Soumache, Alain Attal Producing », Variety.com, 9 septembre 2024.
  3. 3) https://rca.cnc.fr/rca.frontoffice/consultation/oeuvre/367b0eaa-bea1-440d-aef2-08dc91fcfc53
  4. 4) Émile Brami, Louis-Ferdinand Céline et le cinéma (Voyage au bout de l’écran), Écriture, 2020.

mercredi, 02 octobre 2024

Actualité de Corneille

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Actualité de Corneille
 
par Claude Bourrinet (2008)
 
L’aube des origines et le crépuscule des destins révèlent souvent la vérité des essences. Ainsi la Grèce manifeste-t-elle l’esprit de l’Europe, le dévoilement de son Être en sa pleine lumière, tandis que le nihilisme contemporain figure l’aboutissement nocturne et fatal de l’entreprise chrétienne. De même, les principes, c’est-à-dire les raisons premières, qui avaient soutenu les valeurs, les habitudes, les perceptions de toute une époque, de tout un monde, sont les derniers à périr quand le reste a sombré, et en disparaissant, laissent à la postérité, souvent inapte à en comprendre la grandeur, des lueurs fulgurantes susceptibles d’atteindre, par delà les siècles, les quelques happy few dont le cœur bat encore.
 
Un théâtre héroïque
 
Après un siècle de re-christianisation de l’Europe (Réforme et Contre-Réforme), d’idéologisation des conflits politiques, d’administration de l’État de plus en plus centralisée, d’embourgeoisement de la société, la France connaît une période de Révolte aristocratique que l’on peut considérer comme l’effort dernier pour sauver la liberté face au triomphe des robins et du pouvoir machiavélien des Bourbons. C’est la dernière rébellion de type féodal avant l’avènement du « monde moderne » (au sens que lui donnent Guénon et Evola). Révolte désespérée, qui culminera dans l’épisode de la Fronde (1648 – 1653), sursaut certes parfois trop romanesque pour être efficace (inévitablement, le jeu de l’imaginaire appartient à la Weltanschauung aristocratique, tandis que le « réalisme » et le naturalisme des moralistes découlent du bon sens bourgeois, lequel fera le lit de l’absolutisme louis-quatorzien).
 

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Le théâtre de Corneille en saisit merveilleusement l’esprit, la morale héroïque. Homme de paradoxe, bourgeois, avocat sans état d’âme, bon gestionnaire, bon père de famille, sans éclat autre que ses pièces, mais terriblement susceptible, glorieux, défiant ses ennemis, refusant de coucher le Cid devant le terrible Richelieu et ses laquais de l’Académie, fulminant jusqu’à 78 ans contre l’abaissement de la cour, loyal quand bien même, fidèle à la royauté jusqu’au bout de la plume, mais détestant les tyrans, sans doute bon chrétien, traducteur en vers admirables de L’imitation de Jésus-Christ…, Corneille fut le créateur du théâtre le plus anti-chrétien du répertoire français et européen (1), le concepteur le plus éclatant d’un univers féroce, archaïque, de rapaces fiers et « superbes », dont l’honneur était la traduction de la plus extrême fidélité aux ancêtres, à la race, à la gens (famille large, lignée, sang, d’où « gentilhomme » et « généreux » [2]), au rang (le premier).
 
Le héros cornélien pousse la nature (mais ne la contraint pas) jusqu’à son point solaire, jusqu’à s’élever à la surnature, tranchant comme un nœud gordien ce qui rattache à la conservation bio affective pour sauver ce que tout homme a de plus précieux, le sens de l’existence, son côté lumineux (symbolisé par le halo de la gloire).
 

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Ainsi en va-t-il souvent dans ce théâtre (qui est ostentation, panache, bravade peut-être – Matamore n’est jamais loin de Rodrigue) dit « baroque » (mais que signifie ce terme ? la beauté baroque est tout simplement l’expansion spectaculaire de la geste héroïque, déjà elle-même mise en spectacle du geste). Voyez Shakespeare. Mais le génie élisabéthain est pessimiste, il croit trop dans l’étoile qui guide ses héros dans une course éperdue vers le « château de l’araignée ». Le héros cornélien, par une volonté qui dépasse dans l’exaltation la vertu cartésienne, trop équilibrée et bien-pensante, ainsi que la conciliation improbable (dans une anthropologie chrétienne) que ménageait l’entreprise dévote, à la suite de François de Sales, entre une nature pécheresse et une surnature divine, aboutit à la consécration du moi dans l’absolu de la liberté, dans le sentiment aigu d’une supériorité radicale. Il se veut Maître de l’affectivité féminine trop niveleuse et trop attachée à la vie (3), dont le sacrifice est le signe, la preuve, la source d’une appartenance à l’univers des cimes, où l’air se raréfie, à la limite extrême de la souffrance et de la respiration, mais sommet d’où l’on peut appréhender l’immensité des plaines grouillantes d’humains, et où le regard se fait soudain aussi savant et initié que celui des dieux. Il devient tot el, comme dit Chrétien de Troyes dans La Quête du Graal, c’est-à-dire tout autre. Nul ne peut comprendre que celui qui a fait l’ascension. Le moi est condamné à la solitude, mais reçoit la Beauté en récompense (4), ou plutôt la Joie, qu’il ne faut pas confondre avec l’épanchement de la volupté, et qui rappelle plutôt le joy des troubadours, cette ivresse qu’inspire le vol de la grive, si bien chantée par Bernard de Ventadour (Quan vey la lauzeta mover / De joy sas alas …).
 

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Un duel désespéré avec un siècle moraliste
 
Le théâtre de Corneille est une suite haletante de défis passionnés comme des joutes ou des duels (rituels sanglants d’affirmation aristocratique, que la monarchie avait interdits sous peine de mort), une quête des limites, une mise à l’épreuve permanente d’une victoire qui est toujours conquise, jamais acquise définitivement, que le temps, la vieillesse, la récréantise (5) fragilisent, et qu’un acte, un mot, une réaction mal maîtrisée risquent de détruire et d’anéantir. Le soleil de la gloire n’est jamais à l’abri d’un nuage ou du trou noir, ce gouffre obscur et sans fond qui fut la hantise du Grand Siècle. Comment par ailleurs stabiliser cette acmé quand au dessus la figure sacrée du Roi se transmue en figure profane et prosaïque d’un État qui administre le déclin du monde noble ? Ne reste alors au héros, pour affirmer sa différence, que la monstruosité, la fuite paroxystique vers le « crime », l’affirmation provocatrice et désespérée d’une situation hors du Bien et du Mal, jusqu’à achever son orbite lumineuse dans l’Océan noir du sadisme. À moins qu’il ne devienne ce pécheur racinien lucide et impuissant, ou cet honnête homme, concilié avec la nature, souvenir encore vivace d’un idéal de civilité courtoise cultivé à la cour, ornement d’un régime sur son déclin adonné aux plaisirs galants, dont l’image dégradée, scandale pour le bourgeois ou le dévot, est le libertin cynique, roué, fascinant, comme dom Juan, ou pire, dégénérant finalement jusqu’au noble grotesque, irascible, possessif et jaloux, en un mot embourgeoisé, du vaudeville à la Beaumarchais. Avant de laisser place libre au cuistre et à l’avocat.
 

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Un théâtre intempestif
 
La gangrène janséniste allait pourrir le corps social français durant tout le XVIIe siècle et au-delà (d’aucuns voient dans sa rage destructrice, plus que dans les Lumières, la genèse de 89), à commencer par les élites intellectuelles, pour toucher finalement le bas clergé. Saint-Cyran, Nicole, Arnauld, les religieuses de Port-Royal, Pascal lui-même – hélas ! – inscrivent dans l’imaginaire idéologique et politique le modèle du militant, parfois clandestin, persécuté donc juste, martyr de l’Idée, fanatique parce que sûr de son bon droit de raisonneur et de zélé, vindicatif, convulsif, convulsionnaire. C’est Yahvé tout entier à sa proie attaché, prophétisant, prosélyte et fulminant, sévère vis-à-vis des jeux mondains, condamnant toutes formes de plaisirs, notamment le théâtre, instillant dans les âmes la tentation glauque du mépris pour toute supériorité, la délectation des alcôves humides, la fascination hystérique de miracles grossiers, et promouvant la silhouette noire et austère de l’homme médiocre, humilié, haineux, dont la grandeur consiste dans sa ténacité à fuir toute la « vaine » grandeur, la gloire, la lumière des héros.
 
On comprend pourquoi, à part la parenthèse romantique, et la tentative de la bourgeoisie d’intégrer Corneille dans la perspective moraliste d’une entreprise de contrôle raisonné des passions, le théâtre cornélien ait subi une certaine occultation au profit d’un Racine dont le puritanisme et le mépris du surhomme contentaient aussi bien les rationalistes kantiens et spinozistes de l’université et de l’École normale que les esthètes du style épuré, sans oublier les amateurs de sensibilité biblique. En revanche, un romancier comme Stendhal ou un penseur comme Nietzsche l’ont salué comme l’un des leurs. Les réticences du pouvoir actuel à célébrer, en 2006, le quatre centième anniversaire de la naissance du Grand Corneille finalement ont quelque chose de réjouissant : elles prouvent que le poète n’est pas récupérable par les nains.
 
Notes:
 
1 : Polyeucte travaille pour sa propre gloire, non pour celle de Dieu. Jésus-Christ n’est pratiquement jamais évoqué dans une pièce qui a suscité l’ire de la Compagnie du Saint-Sacrement.
 
2 : Qui donne sans calculer, sans barguigner, tout ce qu’il a dans le cœur (mais Rodrigue, comme jadis Lancelot et Perceval, n’a-t-il pas trop balancé avant de prendre – fatalement – la bonne décision ?) .
 
3 : Si Corneille mêle dans son théâtre, sans difficulté, l’univers féodal et celui des Grecs et des Romains, c’est que, au-delà des apparences, ce sont des univers qui se ressemblent. L’éthique des maîtres (qu’ils se fussent appelés comtes ou quirites) consistait à placer la liberté aristocratique au-dessus de la conservation de la vie, dont l’amour excessif ne pouvait aboutir qu’à la condition d’esclave.
 
4 : L’Europe a très tôt vu dans la symbiose de la Beauté et de l’Éros la voie ascendante vers le divin. La femme, dans le théâtre cornélien, peut paraître un repoussoir, ce qu’il faut extirper de soi pour être soi ; mais elle est aussi non seulement, dans la tradition du fin amor, l’aide précieuse du héros pour qu’il se transcende, mais parfois aussi son égale. Chimène, cet œil de la conscience qui enjoint à Rodrigue son devoir, n’est-elle pas aussi sa concurrente dans la voie de l’héroïsme, et Camille en poussant son frère à la tuer n’accède-t-elle pas au même plan sacrificiel qu’Horace ? Il est vrai que l’une ne va pas jusqu’au bout de l’autosacrifice, et que l’autre sacralise par le sien ce qui nie l’héroïsme aristocratique, à savoir l’attachement passionnel.
 
5 : Relâchement, abandon des vertus viriles (voir Érec et Énide de Chrétien de Troyes).

lundi, 30 septembre 2024

Parution du numéro 476 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 476 du Bulletin célinien

2024-09-BC-Cover.jpgSommaire:

Entretien avec Dominique Abalain 

Guerre atlantique [sur les traductions américaine et anglaise] 

Entretien avec Pascal Fouché 

Céline et La Fontaine.

 

 

Inénarrable Nabe

Inénarrable Marc-Édouard Nabe, sommairement qualifié de “pamphlétaire célinolâtre” par Taguieff dans son pavé anti-Céline. Ils ont un point commun: un mépris insondable à l’égard des céliniens. Nabe a récemment mis en ligne une vidéo de deux minutes sur le square Boucicaut évoqué par Céline dans Nord ¹. « …Ce lieu célinien négligé par les fameux spécialistes », ajoute-t-il, perfide. Évidemment il ne connaît pas l’admirable Dictionnaire des lieux de Paris cités par  Céline  qui lui consacre une notice détaillée². Ce n’est pas la première fois (ni la dernière) que Nabe tranche sans savoir. Sur son site internet, il s’est exclamé : « Où est donc passée cette putain de préface à ce Précis d’onomastique judaïque par Bernardini ? ». Il ignorait aussi que les épreuves de ce livre furent retrouvées dans une bibliothèque new-yorkaise et que cette préface a été  publiée il y a vingt ans dans une réédition des Cahiers Céline 7 ³. 
 

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Si le directeur du Bulletin célinien tenait tant  que  ça à ce  que  cet  inédit  soit lu, il n’avait  qu’à le  republier  dans  son BC ! ” [sic], fait-il dire à son factotum, Ludovic Mergen.  Nabe s’est aussi demandé ce qu’on attendait pour publier la transcription du manuscrit de Voyage au bout de la nuit afin  que  l’on puisse établir une comparaison avec la version originale de 1932.  C’est qu’il ignorait également que cette transcription est disponible depuis que Rémi Ferland l’a éditée en 2016 grâce au travail réalisé par Régis Tettamanzi4. Mais Nabe n’a que sarcasmes pour ce célinien auquel nous devons (entre autres) une édition critique des pamphlets. Cerise sur le gâteau, il admoneste Gallimard, coupable à ses yeux d’avoir caviardé une partie du titre de la version intermédiaire de Féerie parue en 1985.
 
Il aurait aimé qu’on imprimât sur la couverture : “Au vent des maudits soupirs pour une autre fois” (!) :  “On sait que Godard n’a pas voulu écrire en entier le titre prévu Au vent des maudits soupirs…, trop long pour la couverture blanche de Gallimuche… Déjà, ce souci de petit prof de merde de vouloir rendre les “foutoirs” céliniens présentables, digestes, attractifs librairistiquement parlant !…”. Grossière erreur : Henri Godard sait, lui, pertinemment que le titre imprimé est fautif, celui qui l’a choisi ayant amalgamé deux titres envisagés par Céline : “Au vent des maudits” et “Soupirs pour une autre fois”. Le fait de vouloir les réunir constitue une bourde qu’il n’aurait certainement pas commise. Le comble étant évidemment de prétendre obstinément, comme il le fait, que Céline quitta Saint-Malo à l’été 43 pour s’entretenir du massacre de Katyn avec Brasillach! Et que c’est donc bien lui qu’on voit sur la photo d’officiels attendant Brinon à la gare de l’Est5. Ceux qui prétendent le contraire ont droit aux épithètes les plus triviales. Toute controverse peut certes s’avérer fructueuse. Encore faut-il connaître ce dont on parle…
  1. 1) https://www.tiktok.com/@marcedouardnabe/video/7397770956325834016
  2. 2) Laurent Simon, À la ronde du Grand Paris. Dictionnaire des lieux de Paris et de sa banlieue cités par Louis-Ferdinand Céline dans son œuvre et sa correspondance, ou fréquentés par l’écrivain, Du Lérot, 2016, 3 vol.
  3. 3) Jean-Pierre Dauphin et Pascal Fouché (éd.), Céline et l’actualité, 1933-1961, Gallimard, coll. “Les cahiers de la Nrf” (Cahiers Céline 7), 2003.
  4. 4) Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit « seul manuscrit », Éditions 8, coll. “Anciens”, 2016. Édition établie, présentée et annotée par Régis Tettamanzi.
  5. 5) Voir Marc Laudelout, « Gare de l’Est. L’expert n’est plus aussi catégorique », Le Bulletin célinien, n° 466, octobre 2023.

lundi, 16 septembre 2024

Gros plan sur... Luc-Olivier d'Algange

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Gros plan sur... Luc-Olivier d'Algange

propos recueillis par Frédéric Andreu

Écrivain à la fois solitaire et solidaire, discret et disponible, Luc-Olivier d'Algange semble préférer les plateaux montagneux où planent les aigles royaux, aux plateaux de télévision ! Afin d'essayer d'entrer, sur la pointe des pieds, dans son œuvre protéiforme faite de poésie et d'essai, nous lui avons adressé sept questions.

Pourquoi sept ? Parce que tel est le nombre sacré des légendes qu'il affectionne par dessus tout. Le but de notre démarche ? Tenter de mieux situer un auteur rare. Guetteur du bel apparaître dans un temps disgracieux du paraître, Luc-Olivier d'Algange, qui êtes-vous ?

I : Votre page «wikipédia», consultable sur la toile, indique que vous êtes né à Göttingen. Quel souvenir personnel gardez-vous de cette cité allemande célébrée notamment par la chanteuse Barbara ?

Je n'ai aucun souvenir de Göttingen, je n'ai fais qu'y naître, mais en revanche je me souviens bien de Cassel, où je vécu jusqu'à l'âge de six ans, et surtout de Einbeck où vivait ma grand-mère du côté maternel. J'y passais de nombreuses vacances, surtout en hiver. Je me souviens, en particulier, des têtes de sangliers qui ornaient les murs et de la petite véranda où régnait un fatras fantastique, et qui servait aussi de frigidaire, voire de congélateur, les températures en hiver descendant communément au moins vingt. Je me souviens du poêle à charbon et de la cave, un peu effrayante, où il fallait aller chercher le noir combustible. Je me souviens de ma luge, avec laquelle, rétrospectivement, je suis heureux de ne m'être pas tué. Je me souviens des amis de ma grand-mère, joviaux et nostalgiques ; de la ferme de mes cousins et des animaux que, petit citadin, je découvrais. Je me souviens surtout des forêts alentours, - et le sentiment m'en reviens chaque fois que je relis Heidegger, dont la prose est parfois rugueuse comme celle d'un vieil arbre. Les interrogations fondamentales, depuis les présocratiques, sont liées à l'enfance : «  Pourquoi y a t-il quelque chose plutôt que rien ?  »

II : A quel âge avez-vous commencé à écrire ? Gardez-vous souvenir de ces textes initiaux?

Curieux des livres, des lettres, des crayons, j'ai commencé à écrire, avant d'aller à l'école, des histoires de chevaux dans un allemand phonétique. Un camarade plus âgé m'avait appris l'alphabet:il n'en faut pas plus. Je pensais alors que les chevaux, bien que nous leur commandions, étaient plus intelligents que les humains, et je serais presque enclin à le penser toujours... Mais je n'ai commencé à écrire véritablement, et en français, qu'au collège, avec les encouragements d'un professeur d'exception qui avait le don de nous faire entrer dans le monde d'un poème simplement en le lisant à voix haute, sans le déclamer, mais sur le souffle, le rythme profond. Ses « explications de texte » étaient de véritables herméneutiques et les sujets de rédaction qu'il nous proposait de prodigieuses provocations à l'imagination. «  Imaginez le monde des Hommes-Oiseaux » ou encore «  Imaginez un dialogue entre l'Ondine de Giraudoux et l'Ophélie de Shakespeare ». Ce professeur, au demeurant, me défendit avec fougue contre la direction du collège qui voulait me mettre en « fin d'étude » nonobstant mon inclination à l'école buissonnière et, peut-être, quelques juvéniles insolences. Je lui dois d'avoir découvert ces auteurs qui m'accompagnent encore aujourd'hui :  Rimbaud, Mallarmé, Saint-John Perse, Edgar Poe, Lovecraft, Giraudoux, Stéphan George, Ernst Jünger,... Enfin nommons le : Jacques Delort, - rien à voir avec le Ministre – et auteur d'un beau livre sur la poésie et le sacré. Ce fut lui, aussi, qui me fit publier mon premier article, sur Saint-Pol-Roux, dans la revue Etudes et Récherches.

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III : Les écrivains observent souvent des «rites» propitiatoires à l'écriture. Certains ne peuvent écrire qu'en écoutant de la musique ; d'autres, a contrario, ne le peuvent que dans le silence d'une thébaïde retirée du monde? Qu'en est-il de Luc-Olivier d'Algange?

Le rite serait, par quelque prière, d'être, avant même de commencer à écrire, en accord avec un paysage intérieur, venu du souvenir ou de l'imagination, si tant est qu'il faille distinguer l'un de l'autre. Mieux encore est d'installer son scriptorium dans un tel lieu, chose aisée puisque j'écris à la main et que suffisent un carnet et un stylo. Nul besoin de ces machines, toujours un peu encombrantes et qui exigent une prise électrique. Il m'a toujours semblé lecteur ou écrivain, que les phrases naissaient des paysages, qu'elles en prolongeaient les couleurs et les rumeurs. Pour écrire, il me faut, de préférence, un ciel au-dessus de la tête. Quand bien même les phrases que nous écrivons n'en disent rien directement, ne le décrivent aucunement, le paysage s'infuse dans les mots qui en gardent les essences et les secrets. Les propos, même les plus abstraits à première vue, se chargent de l'esprit des lieux où ils furent conçus. J'évoquais, à propos de Heidegger, la Forêt, et pareillement et de toute évidence, nous percevons, lisant Nietzsche, la lumière de l'Engadine.

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IV : Pouvez-vous citer un ou deux ouvrages qui ont bouleversé votre vision du monde?

Venons aux tout premiers, dans l'ordre d'apparition, même, bien sûr, il y en eut d'autres. Le Zarathoustra de Nietzsche, tout d'abord, qu'un jeune homme ne peut lire sans le cœur ne batte la chamade. ; Hyperion d'Hölderlin, qui ouvre à la poésie absolue, véritable foudre d'Apollon ; et Les Contes cruels de Villiers de l'Isle-Adam qui firent que, face à notre temps, soudain nous nous sentions moins seuls dans nos refus et dans nos songes.

V : Les mots "légende", "songe", "orée tremblante", "chant du merle" blasonnent souvent vos textes. On se demande : quelles sont les contes, les fées – voire, les contes de fée - qui vous inspirent ces jolis mots?

La « vraie vie » commence toujours dans le conte et la légende, sitôt nous quittons la fiction sinistre que le monde abstrait, le monde planifié, nous impose . Seul un écran nous sépare du monde légendaire. Tout ce dont parlent les contes existe bel et bien. Bel et bien, - dans la beauté et dans la bonté que nous retrouvons lorsque les écailles nous tombent des yeux. Bel et bien, et partout, même dans les lieux les plus déshérités et les plus sinistres. Chaque heure est le blason d'une réalité visible-invisible : tremblantes orées. Ce n'est que par soumission, aveuglement, surdité spirituelle que nous cessons de les percevoir, par crainte aussi, - car le monde légendaire, en ses périls et merveilles menace à chaque instant ce que nous pensons être nos certitudes. Les forêts sont profondes, les océans, incertains, et l'on risque fort de s'y métamorphoser.

VI : Dans d'autres textes, on entend tinter les maillons d'une "chaîne d'or". C'est ce que vous désignez, je crois bien, par la «cadena aurea de la tradition». Que signifie pour vous cette locution latine plus guère usitée de nos jours? 

La chaine d'or, la catena aurea existe en dehors de nous. Elle est un influx, une tradition qu'un concours de chances nous permets parfois de reconnaître. Entre les Ennéades de Plotin et le vaste poème de Schelley, Epispsychidion, - ce qui veut dire l'Ame de l'âme, - il y a bien plus qu'un simple jeu d'influences littéraires. Un tradere s'est perpétué dont on trouve des signes de tous temps et je me suis efforcé, dans certains de mes livres, d'en interpréter d'une façon qui n'est pas seulement historique ou chronologique. Certains auteurs retrouvent ces ressources sans presque rien savoir de leurs prédécesseurs. Une même expérience leur fut donnée : celle de la multiplicité chromatique des états de la conscience et de l'être.. L'érudition, certes, est belle, mais elle n'est que le satellite de cette expérience intérieure, de cet ensoleillement de l'être.

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VII : L'action de votre prochain roman se déroule, paraît-il, au Portugal? Voulez-vous tirer pour nos curieux lecteurs, un coin de voile sur ce projet en cours?

Ce roman, pour lors, est à mi-chemin, et au point où j'en suis, il me faudrait pouvoir séjourner quelque temps sur les rives du Tage, et en attendre la suite comme le sébastianiste attend, un soir de brume, le retour du Roi Caché. En d'autres temps, un mécène eût pourvu à mes frugalités... Le songe demeure cependant d'un roman comme un « feu de roue » alchimique, d'une temporalité sphérique recréée, en tonalités et a-tonalités, dans une forme où le « résolument moderne » rimbaldien ne contredit pas mais accomplit la Tradition.

Il existe des "livres fenêtre", il existe des "livres chemin". Il existe aussi des "livres pour faire réfléchir nos têtes" et des "livres qui nous prennent par la main". Propos réfractaires est un peu tout cela à la fois, fenêtre et chemin. Tout dépend, bien sûr, des attentes du lecteur... Lu et approuvé pendant l'hiver, j'attendais, pour ma part, un "livre chaleur" qui m'aide à lutter contre le froid. Contre le froid hivernal qui commence en décembre et contre le froid civilisationnel qui a commencé un peu plus tôt. Le jour où les Bourgeois ont remplacé les Aristocrates et les machines ont remplacé les dieux.

À la fois ennemie du ressentiment et amie des légendes, la pensée de Luc-Olivier d'Algange est sans concession contre les apories de cette époque sans rivage que nous avons la disgrâce de vivre. Son titre Propos Réfractaires, « est venu de lui-même et presque malgré nous » prévient l'auteur dès la première ligne. Un titre qui en effet ne dit peut-être pas le tout du livre, mais en dit beaucoup. On reconnaît un livre à son titre comme on reconnaît un arbre à ses fruits. « Livre fenêtre » de nos étés trop chauds, Propos Réfractaires est aussi un « livre brique réfractaire » pour nos hivers trop froids. Au-delà des analogies joueuses de votre serviteur, cher Luc-Olivier, l'auteur de ces pauvres lignes veut vous dire encore ceci : l'important est que votre « livre brique » diffuse la chaleur lente et sereine des légendes qui, comme nous le rappelle Patrice de la Tour du Pin, « empêchent les peuples de mourir de froid ».

Propos Réfractaires, 21 euros, Editions L'Harmattan, collection Théôria.

https://www.editions-harmattan.fr

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OUVRE TES YEUX...

Ouvre tes yeux éclusés de lumière,

pour que la lointaine chaleur des étoiles

redescende sur Terre ;

pour que le parfum des rares fleurs,

défroissent les ailes de l'âme !

Et pour que les mots fassent de tes jardins rayés, des ambassades du ciel ! 

Toutes les paroles ne s'envolent pas.

Certaines s'impriment sur la roche tendre

des nuages. Sur les pages des jours heureux se dépose la signature des rencontres.

On ne se souviendra de ce pays d'enfance 

que des mouches joueuses, 

des alluvions d'Éternité aux sourires des passantes.

De ces dames, un je ne sais quoi de guindé et d'attirant à la fois...

À cette fierté à briser les lampes des au-revoirs...

Je préfère les petites bougies d'églises. 

Je ne prie pas pour elles, 

je prie pour leurs âmes

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VA-T-ELLE SUCCOMBER À MON POÈME ? 

On croit avoir déjà tout dit,

Et puis, on trouve cet espace entre les roches lisses du langage...

Ta seule présence faisait trembler tous les mots de mon corps. Ta froide poitrine déposait sa goutte de lait dans le creux de mes mains.

Les amis de toujours se demandaient pourquoi tes étoiles cherchaient à passer par les serrures de mon âme ?

Ils n'ont pas séjourné sous ton rosier sauvage. Ils n'ont pas trouvé le diamant perdu de notre rencontre. 

Ils voient tout cela comme un événement lointain. 

L'amour réside entre le fruit et l'absence.

Ces fruits de ta bouche que je mange, tes dents blanches qui vont chercher en moi le rouge des mots tendres... en mordillant un peu mon cœur.

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UN PROJET  POÉTIQUE (en hommage à Luc-Olivier d'Algange)

Je reviens de cette lecture les poches pleines de rêves,

Le talent de dire le pays. La chaleur des mots dans les yeux. L'accent qui fait toute la différence ! Voilà plus d'une heure que la bougie attend la fin de la nuit. Ma lecture vacillante s'achève sur un début qui ne fait que "commencer" par un nouveau pas de danse...

A mon tour, je partirai récolter les couleurs de l'eau.
Je toucherai une à une les gouttes du silence,
pour que la chaîne des mots ne tombe pas entre de mauvaises nuits,

je voisinerai les champs de blé travaillés de bonne heure,

les maisons mitoyennes qui baillent dans la forêt,

au balcon les filles bardées d'aventure !

Je parle peut-être en esthète de l'inutile. Incompris de la plupart ? - Pour me faire comprendre, je me déferai de tout sauf de la bague d'allégeance avec la poésie.

Enfin ! J'ai trouvé l'accent qui manquait à la fleur cueillie ! Une aile d'encre envolée dans le poème ! Je la tiens pincée entre deux doigts. Comme pour la montrer à l'invisible ; pour voir dans la fleur, le sceptre ; et dans le pays, le royaume !  

- La légende disait donc vrai !

la reine d'Islande est plus belle que la neige,

ses pas éclairés de joliesse

ne reflètent que des pieds innocents

- Mon poème pour sa Majesté

est une rose de sang...

Dans son pays, les enfants parlent aux animaux ;

il n'y a pas une fleur qui ne connaissent son nom ;

Pourtant, des batailles éclatent avec tout ce qui nuit à la lumière.

Mais, même tenus dans le silence, les mots qui suivent diront tout de mon amour.

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LA BELLE ENTRAÎNEUSE

L'été s'achève dans le cycle du rire, les grands chemins blancs de neige, toutes ces histoires déjà écrites dans l'avenir.

Le livre des Amours est resté grand ouvert,
et nos doigts essaient de l'ouvrir avec la force du rêve...
n'ôtant que le vernis de nos incrédulités.

Celle qui se dévoile ce matin est trop belle pour se suffire à un monde ! Sa démarche la multiplie en autant de nuits qu'il nous reste à vivre. Il existe une échelle pour la mesurer à l'aune des étoiles. - Oserais-je lui donner le nom d'une constellation ?

Un seul coup d'œil en sa direction, et voici que les filtres de mon regard se mettent à brûler,
ne laissant qu'une silhouette de mot accrochée aux cimaises du vent.

Bérénice aux cheveux servant de luge à mes désirs ! - la neige tombera et me donnera raison !

En attendant, les poissons nagent dans mon sang. Seul le silence est témoin de cet amour intérieur qu'il faut pour écrire !

dimanche, 15 septembre 2024

Céline et la grosse dépression américaine

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Céline et la grosse dépression américaine

Nicolas Bonnal

« Toujours j’avais redouté d’être à peu près vide, de n’avoir en somme aucune sérieuse raison pour exister. À présent j’étais devant les faits bien assuré de mon néant individuel. Dans ce milieu trop différent de celui où j’avais de mesquines habitudes, je m’étais à l’instant comme dissous. »

Tous les ploucs rêvent d’aller à New York, et tous les crève-misère rêvent de se rendre en Amérique. Et voici comment le génie du siècle passé décrit son expérience new-yorkaise.

La peur de la ville debout (vision d’horreur en fait que celle de ce New York imposé depuis au monde entier avec ses tours de force) :

« Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite. New York c’est une ville debout. On en avait déjà vu nous des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux même. Mais chez nous, n’est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s’allongent sur le paysage, elles attendent le Voyageur, tandis que celle-là l’Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur. »

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Le froid qui va avec, et qui frappait Tocqueville :

« Ça fait drôle forcément, une ville bâtie en raideur. Mais on n’en pouvait rigoler nous, du spectacle qu’à partir du cou, à cause du froid qui venait du large pendant ce temps-là à travers une grosse brume grise et rose, et rapide et piquante à l’assaut de nos pantalons et des crevasses de cette muraille, les rues de la ville, où les nuages s’engouffraient aussi à la charge du vent. Notre galère tenait son mince sillon juste au ras des jetées, là où venait finir une eau caca, toute barbotante d’une kyrielle de petits bachots et remorqueurs avides et cornards. »

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La trouille à l’immigration surtout pour un fauché (il sera aussi mis en quarantaine) :

« Pour un miteux, il n’est jamais bien commode de débarquer nulle part mais pour un galérien c’est encore bien pire, surtout que les gens d’Amérique n’aiment pas du tout les galériens qui viennent d’Europe. « C’est tous des anarchistes » qu’ils disent. Ils ne veulent recevoir chez eux en somme que les curieux qui leur apportent du pognon, parce que tous les argents d’Europe, c’est des fils à Dollar.

J’aurais peut-être pu essayer comme d’autres l’avaient déjà réussi, de traverser le port à la nage et puis une fois au quai de me mettre à crier : « Vive Dollar ! Vive Dollar !

C’est un truc. »

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Broadway :

« Nous on avançait dans la lueur d’en bas, malade comme celle de la forêt et si grise que la rue en était pleine comme un gros mélange de coton sale.

C’était comme une plaie triste la rue qui n’en finissait plus, avec nous au fond, nous autres, d’un bord à l’autre, d’une peine à l’autre, vers le bout qu’on ne voit jamais, le bout de toutes les rues du monde.

Les voitures ne passaient pas, rien que des gens et des gens encore. »

Manhattan et Mammon, le manque de pognon, la cité tentaculaire qui nous réduit à l’état de toutes petites fourmis :

« C’était le quartier précieux, qu’on m’a expliqué plus tard, le quartier pour l’or : Manhattan. On n’y entre qu’à pied, comme à l’église. C’est le beau coeur en Banque du monde d’aujourd’hui. Il y en a pourtant qui crachent par terre en passant. Faut être osé. »

« C’est un quartier qu’en est rempli d’or, un vrai miracle, et même qu’on peut l’entendre le miracle à travers les portes avec son bruit de dollars qu’on froisse, lui toujours trop léger le Dollar, un vrai Saint-Esprit, plus précieux que du sang.

Quand les fidèles entrent dans leur Banque, faut pas croire qu’ils peuvent se servir comme ça selon leur caprice.

Pas du tout. Ils parlent à Dollar en lui murmurant des choses à travers un petit grillage, ils se confessent quoi. »

Et ils n’ont pas fini de lui parler à D-Dollar avec la parité et les indices à 20000 !

La fameuse saleté, la piscine à caca puritaine :

« À droite de mon banc s’ouvrait précisément un trou, large, à même le trottoir dans le genre du métro de chez nous. Ce trou me parut propice, vaste qu’il était, avec un escalier dedans tout en marbre rose. J’avais déjà vu bien des gens de la rue y disparaître et puis en ressortir. C’était dans ce souterrain qu’ils allaient faire leurs besoins. Je fus immédiatement fixé. En marbre aussi la salle où se passait la chose. Une espèce de piscine, mais alors vidée de toute son eau, une piscine infecte, remplie seulement d’un jour filtré, mourant, qui venait finir là sur les hommes déboutonnés au milieu de leurs odeurs et bien cramoisis à pousser leurs sales affaires devant tout le monde, avec des bruits barbares ».

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La pauvreté dans la métropole babélienne :

« Contre l’abomination d’être pauvre, il faut, avouons-le, c’est un devoir, tout essayer, se soûler avec n’importe quoi, du vin, du pas cher, de la masturbation, du cinéma. »

La cinéphilie comme culture de mort on connaît ça nous aussi. C’est la petite mort dit le maître.

Premier gros accès de déprime :

« Ce qui est pire c’est qu’on se demande comment le lendemain on trouvera assez de force pour continuer à faire ce qu’on a fait la veille et depuis déjà tellement trop longtemps, où on trouvera la force pour ces démarches imbéciles, ces mille projets qui n’aboutissent à rien, ces tentatives pour sortir de l’accablante nécessité, tentatives qui toujours avortent, et toutes pour aller se convaincre une fois de plus que le destin est insurmontable, qu’il faut retomber au bas de la muraille, chaque soir, sous l’angoisse de ce lendemain, toujours plus précaire, plus sordide ».

Après ces lignes sublimes sur l’âge qui vient :

« C’est l’âge aussi qui vient peut-être, le traître, et nous menace du pire. On n’a plus beaucoup de musique en soi pour faire danser la vie, voilà. Toute la jeunesse est allée mourir déjà au bout du monde dans le silence de vérité. Et où aller dehors, je vous le demande, dès qu’on a plus en soi la somme suffisante de délire ? La vérité, c’est une agonie qui n’en finit pas. La vérité de ce monde c’est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir. Je n’ai jamais pu me tuer moi. »

Après la résignation du peuple bien bestial et soumis :

« Au lit ils enlevaient leurs lunettes d’abord et leurs râteliers ensuite dans un verre et plaçaient le tout en évidence. Ils n’avaient pas l’air de se parler entre eux, entre sexes, tout à fait comme dans la rue. On aurait dit des grosses bêtes bien dociles, bien habituées à s’ennuyer. »

Après la petite mort du cinéphile (on connaît comme on disait) :

« Il faisait dans ce cinéma, bon, doux et chaud. De volumineuses orgues tout à fait tendres comme dans une basilique, mais alors qui serait chauffée, des orgues comme des cuisses. Pas un moment de perdu. On plonge en plein dans le pardon tiède. On aurait eu qu’à se laisser aller pour penser que le monde peut-être, venait enfin de se convertir à indulgence. On y était soi presque déjà.

Alors les rêves montent dans la nuit pour aller s’embraser au mirage de la lumière qui bouge. Ce n’est pas tout à fait vivant ce qui se passe sur les écrans, il reste dedans une grande place trouble, pour les pauvres, pour les rêves et pour les morts. »

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Deuxième attaque de spleen américain :

« En Afrique, j’avais certes connu un genre de solitude assez brutale, mais l’isolement dans cette fourmilière américaine prenait une tournure plus accablante encore.

Toujours j’avais redouté d’être à peu près vide, de n’avoir en somme aucune sérieuse raison pour exister. À présent j’étais devant les faits bien assuré de mon néant individuel. Dans ce milieu trop différent de celui où j’avais de mesquines habitudes, je m’étais à l’instant comme dissous. Je me sentais bien près de ne plus exister, tout simplement. Ainsi, je le découvrais, dès qu’on avait cessé de me parler des choses familières, plus rien ne m’empêchait de sombrer dans une sorte d’irrésistible ennui, dans une manière de doucereuse, d’effroyable catastrophe d’âme. Une dégoûtation.

Ce commerce qui fatigue et qui vous prend la tête car il est non-stop. Il aurait pu être scénariste de Koyaanisqatsi Céline ! D’ailleurs Debord et Ellul sont cités au générique de cette oeuvre fabuleuse.

« En sortant des ténèbres délirantes de mon hôtel je tentais encore quelques excursions parmi les hautes rues d’alentour, carnaval insipide de maisons en vertige. Ma lassitude s’aggravait devant ces étendues de façades, cette monotonie gonflée de pavés, de briques et de travées à l’infini et de commerce et de commerce encore, ce chancre du monde, éclatant en réclames prometteuses et pustulentes. Cent mille mensonges radoteux. »

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Et les rites du transport déjà compliqués en Amérique :

« Un tramway longeait le bord de l’Hudson allant vers le centre de la ville, un vieux véhicule qui tremblait de toutes ses roues et de sa carcasse craintive. Il mettait une bonne heure pour accomplir son trajet. Ses Voyageurs se soumettaient sans impatience à un rite compliqué de paiement par une sorte de moulin à café à monnaie placé tout à l’entrée du wagon. Le contrôleur les regardait s’exécuter, vêtu comme l’un des nôtres, en uniforme de milicien balkanique prisonnier. »

Troisième crise de déprime liée au manque de pognon :

« Alors tout devient simple à l’instant, divinement, sans doute, tout ce qui était si compliqué un moment auparavant... Tout se transforme et le monde formidablement hostile s’en vient à l’instant rouler à vos pieds en boule sournoise, docile et veloutée. On la perd alors peut-être du même coup, l’habitude épuisante de rêvasser aux êtres réussis, aux fortunes heureuses puisqu’on peut toucher avec ses doigts à tout cela. La vie des gens sans moyens n’est qu’un long refus dans un long délire et on ne connaît vraiment bien, on ne se délivre aussi que de ce qu’on possède. J’en avais pour mon compte, à force d’en prendre et d’en laisser des rêves, la conscience en courants d’air, toute fissurée de mille lézardes et détraquée de façon répugnante. »

Tout cela repose sur une culture de la frustration qui s’apprend après l’enfance abrutie de cinéma.

Lola ne rassure pas, mais ses copines non plus :

« Je n’arrivais pas démêler tout à fait le vraisemblable, dans cette trame compliquée de dollars, de fiançailles, de divorces, d’achats de robes et de bijoux dont son existence me paraissait comblée. »

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Comment s’en sortir ? Par la menace du revolver (on est en Amérique !) :

« Elle a sorti alors un revolver d’un tiroir et pas pour rire. L’escalier m’a suffi, j’ai même pas appelé l’ascenseur.

Ça m’a redonné quand même le goût du travail et plein de courage cette solide engueulade. Dès le lendemain j’ai pris le train pour Detroit où m’assurait-on l’embauche était facile dans maints petits boulots pas trop prenants et bien payés. »

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Heureusement il y a les beautés helléniques (Stoddard, idole de Fitzgerald, parle de ce caractère hellénique de la race première américaine) :

« Quelles gracieuses souplesses cependant ! Quelles délicatesses incroyables ! Quelles trouvailles d’harmonie !

Périlleuses nuances ! Réussites de tous les dangers ! De toutes les promesses possibles de la figure et du corps parmi tant de blondes ! Ces brunes ! Et ces Titiennes ! Et qu’il y en avait plus qu’il en venait encore ! C’est peut-être, pensais-je, la Grèce qui recommence ? J’arrive au bon moment ! »

On en reparle tantôt. Car ce sera la fête des fesses à Détroit, ville du Roy.

Plus tard il oublie les bonnes sensations. Et il écrit dans sa correspondance ces lignes qui reflètent son basculement politique. La révolution bolchévique américaine à la Roosevelt ne lui plaît pas, pas plus qu’aux écrivains de droite américaine (Stoddard, Grant, Fitzgerald, Yockey bien sûr, etc.) :

« Ceci est je le sais tout à fait américain qui est aussi le pays non seulement des parfaits peppys mais aussi des tout à fait crétins et ivrognes 100 pr 100. Vous parlez de gaîté, je ne connais rien de plus déchirant de plus sinistre que l'Amérique ce pays absolument dépourvu de vie profonde dès qu'on cesse de s'y exciter et qu'on commence à y réfléchir. (Lettre à Darling Karen, p. 218).

Il sombre dans l’antiaméricanisme primaire comme on dit, mais il s’exprime comme un René Guénon ou presque :

« Une impuissance spirituelle inouïe. Un lyrisme de Galeries Lafayette – des enthousiasmes d'ascenseur. L'âme pour eux c'est un trombone à coulisse et qui brille. Plus on a de projecteurs dessus et plus on est amoureux – une totale inversion, perversion, dépravation de toutes les mystiques. Une nation de garagistes ivres, hurleurs et bientôt complètement Juifs. »

Heureusement il leur reste encore le corps aux américains, aujourd’hui frappés de surpoids ou bien d’obésité.

« La nature qui veut sans doute qu'il reste des compensations divines en tout leur a donné ce corps admirable, ce miracle de grâce et de forme, une certaine ivresse musicale aussi, une poésie qui trompe, pénètre, comme celle de l'eau, souple, infiniment souple, tout à fait étouffante et meurtrière en très peu de temps. »

jeudi, 05 septembre 2024

Léon Bloy et la « sentimentalité démoniaque »

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Léon Bloy et la «sentimentalité démoniaque»

Nicolas Bonnal

L’Occident toujours plus toqué choisit ses bonnes causes et délaisse les autres ; comme dit le peu estimé Chomsky, il y a les victimes qui ne comptent pas et celles qui comptent beaucoup. Ce qui compte aussi, disait un jour mon lecteur David, c’est d’orienter la bonne volonté humanitaire vers des causes débiles (ou carrément criminelles): et là cela marche comme sur des roulettes, surtout en France.

C’est ce que Bloy appelle dans sa fameuse Lettre à André R. la « sentimentalité démoniaque ».

Chesterton parlera à la même époque des idées chrétiennes devenues folles. Mais sans vouloir faire de l’antichristianisme primaire, on se demande à quelle époque la sentimentalité chrétienne n’a pas été folle (car on n’a pas attendu Bergoglio…): quand elle laissait rentrer les barbares dans les cités romaines (Cf. Augustin à Hippone) ? Quand elle persécutait juifs et hérétiques (Jacques Ellul remercie l’Inquisition d’avoir limité les génocides…), quand on s’entretuait entre cathos et protestants, ou qu’on lançait des croisades qui s’achevaient par l’extermination des populations de cités entières (50.000 morts à Jérusalem en 1099, c’était longtemps avant Gaza…) ?  Le bloc bourgeois de Frédéric Lordon ayant béni de son soutien le massacre de Gaza, il me semble en effet que la sentimentalité humanitaire des uns (ou des Huns) a toujours été fâcheusement mal orientée et… de mauvaise foi.

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Venons-en à Bloy et au fameux incendie du bazar de la charité.  C’est la lettre où il écrit que le « petit nombre des victimes tempérait sa joie », pour ‘exaspérer les imbéciles’. Il écrit à son ami André R. donc :  

« Vous me demandez « quelques mots » sur la récente catastrophe. J'y consens d'autant plus volontiers que je souffre de ne pouvoir crier ce que je pense.

J'espère, mon cher André, ne pas vous scandaliser en vous disant qu'à la lecture des premières nouvelles de cet événement épouvantable, j'ai eu la sensation nette et délicieuse, d'un poids immense dont on aurait délivré mon cœur. Le petit nombre des victimes, il est vrai, limitait ma joie.

Enfin, me disais-je tout de même, enfin ! ENFIN ! voilà donc un commencement de justice. »

Voyons la cause très chrétienne de cette ire :

« Ce mot de Bazar accolé à celui de CHARITE ! Le Nom terrible et brûlant de Dieu réduit à la condition de génitif de cet immonde vocable ! ! !

Dans ce bazar donc, des enseignes empruntées à des caboulots, à des bordels, A la Truie qui file, par exemple ; des prêtres, des religieuses circulant dans ce pince-cul aristocratique et y traînant de pauvres êtres innocents !

Et le Nonce du Pape venant bénir tout ça ! »

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On est déjà dans la religion de la philanthropie, la religion de bourgeois riche qui veut se donner bonne conscience. C’est tout ce que veut dire Bloy, longtemps avant Vatican II et Bergoglio flanqué de ses copains Soros et Zuckerberg. Pas besoin d’accuser le complot américain comme Delassus, la grande transformation (ou déformation) s’est faite toute seule.  Bloy ajoute tout écumant de rage et fumant d’un fanatisme d’un autre tonneau que celui des sponsors et donateurs :

« Tant que le Nonce du Pape n'avait pas donné sa bénédiction aux belles toilettes, les délicates et voluptueuses carcasses que couvraient ces belles toilettes ne pouvaient pas prendre la forme noire et horrible de leurs âmes. Jusqu'à ce moment, il n'y avait aucun danger.

Mais la bénédiction, la Bénédiction, indiciblement sacrilège de celui qui représentait le Vicaire de Jésus-Christ et par conséquent Jésus-Christ lui-même, a été où elle va toujours, c'est-à-dire au FEU, qui est l'habitacle rugissant et vagabond de l'Esprit-Saint.

Alors, immédiatement, le Feu a été déchaîné, et TOUT EST RENTRE DANS L'ORDRE. »

 Après il ajoute très justement :

« Ce qu'il y a d'affolant, de détraquant, de désespérant, ce n'est pas la catastrophe elle-même, qui est en réalité peu de chose auprès de la catastrophe arménienne, par exemple, dont nul, parmi ce beau monde, ne songeait à s'affliger. Non, c'est le spectacle véritablement monstrueux de l'hypocrisie universelle. C'est de voir tout ce qui tient une plume mentir effrontément aux autres et à soi-même. Enfin, et surtout, c'est le mépris immense et tranquille de tous à peu près sans exception, pour ce que Dieu dit et ce que Dieu fait. »

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Il voit un châtiment divin :

 « Le caractère spécial et les circonstances de cet événement, sa promptitude foudroyante, presque inconcevable, qui a rendu impossible tout secours et dont il y a peu d'exemples depuis de Feu du Ciel, l'aspect uniforme des cadavres sur qui le Symbole de la Charité s'est acharné avec une sorte de rage divine, comme s'il s'agissait de venger une prévarication sans nom, tout cela pourtant était assez clair.

Tout cela avait la marque bien indéniable d'un châtiment et d'autant plus que des innocents étaient frappés avec des coupables, ce qui est l'empreinte biblique des Cinq Doigts de la Main Divine. »

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Rappel : le journal La Croix pour Bloy est « une feuille du démon ». C’est possible, je n’ai jamais pu le lire, pas même une page. Ici aussi il ne se gêne pas :  

« De son autorité plénière, le journal La Croix a canonisé les victimes. Rappelant Jeanne d'Arc (!!!) dont c'était à peu près l'anniversaire, l'excellent eunuque des antichambres désirables, le P. Bailly, a parlé de ce « bûcher où les lys de la pureté ont été mêlés aux roses de la charité ».

J'imagine que les chastes lys et les tendres roses auraient bien voulu pouvoir ficher le camp, fût-ce au prix de n'importe quel genre de prostitution ou de cruauté, et je me suis laissé dire que les plus vigoureuses d'entre ces fleurs ne dédaignèrent pas d'assommer les plus faibles qui faisaient obstacle à leur fuite. »

 Il l’évoque ensuite cette sentimentalité démoniaque :

 « Pour revenir à La Croix, ne vous semble-t-il pas, André, que ce genre de blasphème, cette sentimentalité démoniaque appelle une nouvelle catastrophe, comme certaines substances attirent la foudre ? On ne fait pas joujou avec les formes saintes, et c'est à faire peur de galvauder ainsi le nom de Charité, qui est le Nom même de la Troisième Personne Divine. »

Et il conclue presque comiquement :

 « Voilà, cher ami, tout ce que je peux vous dire de cet incendie. Je vous remercie de m'avoir donné ainsi l'occasion de me dégonfler un peu. J'en avais besoin.

 « Attendez-vous, d'ailleurs, et préparez-vous à de bien autres catastrophes auprès desquelles celle du Bazar infâme semblera bénigne. La fin du siècle est proche, et je sais que le monde est menacé comme jamais il ne le fut. Je dois vous l'avoir déjà dit, puisque je le dis à qui veut l'entendre ; mais, en ce moment, je vous le dis avec plus de force et vous prie de vous en souvenir. »

Comme on sait on a eu nos deux guerres mondiales, et on attend tous impatients la troisième. Lui qui espérait les cosaques et le Saint-Esprit mourut, et on eut à la place les bolchéviques et le feint-esprit. On ne la refera pas, l’humanité occidentale chrétienne. Elle a toujours eu un comportement abominable parce qu’elle a toujours été prêcheuse. On ne la changera pas.

La sentimentalité démoniaque c’est le film Apocalypse now qui me l’a fait comprendre il y a un presque un demi-siècle : « on les bombardait et puis on leur amenait des pansements ».

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jeudi, 15 août 2024

Parution du numéro 475 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 475 du Bulletin célinien

Sommaire :

2024-07-08-BC-Cover.jpgCéline dans le journal de Dominique de Roux 

Opérateur de présence

Vengeresses Bagatelles

Philip K. Dick, lecteur de Céline

Souvenir d’Albert Paraz

Paraz et ses paradoxes

 

Céline l’abominable

Quand un membre du Barreau se mue en procureur…  Le 11 juin, le ”Palais littéraire et musical” organisait à Paris une conférence de Me Georges Teboul, “Céline, l’abominable homme des lettres”¹.  S’il  se dit admirateur de l’œuvre, sa  franche détestation de l’homme est bien dans l’air du temps. Les qualificatifs auxquels il a recours sont tous du même registre : “abject”, “salaud”, “immonde”, “ignoble”,… la liste n’est pas exhaustive. À ses yeux, Céline est méprisable d’un bout à l’autre de son existence. Le but déclaré de cette conférence était pourtant “de donner envie de le lire”. Pas sûr que cet ancien membre du Conseil de l’Ordre y soit parvenu. Bien de griefs peuvent être portés au débit du pamphlétaire racialiste et partisan de l’Axe. Mais l’erreur de Me Teboul consiste à se fier sans réserve à la série “Louis-Ferdinand Céline, le voyage sans retour” diffusée récemment sur France Inter.
 

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Laquelle constitue un procès à charge sans nuances, parfois insidieux. Un exemple entre tous : après avoir rappelé qu’aux yeux des nazis, il y avait, d’un côté, les constructeurs de la culture (les Aryens) et, de l’autre, les destructeurs de cette culture (les Juifs),   on donna à écouter ce dialogue entre Louis Pauwels et Céline (1959)  :  « – Quel est le genre d’hommes que vous aimez le plus ? – Le constructeur. – Et que vous haïssez le plus ? – Le destructeur. » Et l’auteur de cette série d’ajouter : “Troublant, n’est-ce pas ?” [sic]. En réalité, lorsque Céline loue les constructeurs, il fait référence, non pas aux nazis, mais à Henri IV qui mit en place une politique d’urbanisme moderne. En témoigne cette lettre à Maurice Lemaître datant de la même époque : « Du moment qu’il s’agit de violence et de ragots destructeurs, je vois rouge. Je suis de la lignée d’Henri IV, n’importe quoi, n’importe qui, mais construire ! jamais détruire ! jamais ! ».
 
L’autre erreur consiste à avaliser la thèse de Laurent Joly (qui ne fait d’ailleurs que reprendre l’affabulation d’Annick Duraffour) selon laquelle Céline était au courant de la solution finale et, pire, a milité pour elle. Comme rien ne vient corroborer cette assertion, l’historien en est réduit à dire qu’il en est “intimement persuadé”. Cela va à l’encontre de ce que tous les biographes de Céline disent, y compris le dernier en date : “Les mesures qu’il préconise contre les juifs se suffisent à elles-mêmes, sans qu’on aille jusqu’à lui prêter une idée ou un désir d’extermination. » (Henri Godard). Plus surprenant encore pour un légiste : évoquant  la thèse d’Anne Simonin relative à l’amnistie de Céline, Me Teboul affirme qu’elle “raconte n’importe quoi ” car “le document existe bien”. S’il est légitime de contester cette thèse², pourquoi la dénaturer ? Cette directrice de recherche au CNRS ne nie pas que ce document existe mais estime qu’il s’agit d’un faux en écriture publique puisque l’amnistie n’aurait jamais été évoquée lors des débats. Elle se base sur un courrier du Commissaire du gouvernement du tribunal militaire de Paris (au ministre de la Défense nationale, Jules Moch) attestant qu’à l’audience, l’application de la loi d’amnistie ne fut pas requise. On ne sait si cette déclaration est fondée mais copie de cette lettre figure en effet dans le dossier de la Cour de Justice³.  Moralité : il n’est pas requis d’être un docte céliniste pour traiter de ce dossier mais préférable de bien le connaître.
  1. (1) Conférence disponible sur Internet : https://www.youtube.com/watch?v=hfh1c8dxVeI
  2. (2) Anne Simonin, « À distance : Céline et ses juges (1949-1951) » : https://shs.hal.science/halshs-03658011
  3. (3) Lettre datée du 11 mai 1951 reproduite par Gaël Richard in L’Année Céline 2023, pp. 147-148.

jeudi, 08 août 2024

Paris et sa banlieue dans l'œil de Blaise Cendrars et Robert Doisneau

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Les Pionniers du Monde Moderne:

Paris et sa banlieue dans l'œil de Blaise Cendrars et Robert Doisneau

Frédéric Andreu

Il s'y connaît un rayon, le Blaise, en terme de bourlingue ! Le rayon banlieusard arpenté à bicyclette « par les yeux et les jambes ». En cinquante ans, « entre deux promenades dans le monde », il explore tous les quartiers décrépis, les usines interlopes, mais aussi le « Bateau-Lavoir » de Montmartre qui servit de phalanstère à toute une génération d'artistes ; un jour, le père de Modigliani (son complice de toujours) pénètre, ivre, au milieu de cette grappe d'artistes, en molestant leurs œuvres ;  c'en est fini du phalanstère !..

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Cendrars, né Frédéric Sausser, n'était pas français, mais suisse ; il n'a pas la même curiosité, le même regard que le Parisien de souche qui n'irait pas spontanément visiter la "zone" recluse. Le 13ème arrondissement, au départ attribué à ce qui est aujourd'hui le 16ème, est relégué à un quartier de banlieue jugé interlope.

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Cendrars et Apollinaire sont deux numéros gagnants de la modernité en art, même si le premier est resté dans l'ombre du second. C'est pourtant bien Cendrars qui invente le vers secoué de mouvements et de vitesse qui scande sa célèbre "Prose du Transsibérien". Il n'est pas assuré que Cendrars ait réellement pris le train à Moscou. Lorsqu'il a répondu au journaliste Pierre Lazareff, au sujet de la réalité de ce voyage, il répond : « Qu'est-ce ça peut faire puisque je l'ai fait prendre à tous » ! En revanche, ces virées à bicyclette dans la banlieue parisienne sont garanties sans ogm, tant il décrit notamment Meudon et Versailles, avec force détails. Et Viroflay dont la traversée n'était guère aisée pour les "vélocypédistomanes". Le Paris de Cendrars est un pied-à-terre et un atelier ; la banlieue, un autre monde. "Ici, il n'y a pas d'illusion, il n'y a pas d'exotisme, pas de chiqué littéraire possible [...]. Ici, en un mot, c'est la misère".

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La messe est dite. C'est à Paris que Cendrars envoie ces "instantanés verbaux" à Sonia et Robert Delaunay. Ensemble, le poète suisse et Sonia, d'origine ukrainienne, inventent le "simultanéisme", où le chromatisme orphique répond à l'introspection du poète et au rythme du train. Non seulement Sonia inclut la tour Eiffel dans sa frise, mais celle-ci devient l'"étalon" de l'oeuvre commune. En effet, une fois dépliée, la fresque mesure deux mètres, multipliés par cent cinquante exemplaires, cela donne trois cents mètres, hauteur de la tour ! Cendrars admire la tour comme symbole de la Modernité, non sans évoquer les affres de l'industrie, bien au contraire.

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C'est en 1945, que Cendrars revisite, avec Robert Doisneau, cette banlieue d'avant-guerre, déjà transformées, et aujourd'hui remplacés par des quartiers tribaux. Mais alors que le photographe se dit « faux témoin » soulignant la « tendresse » des petites gens, le poète met en exergue la misère noire de la banlieue. Il décrit sans ambages le "bagne" de Renault à Billancourt, fustige cette "zone voiture-avion qui empoisonne les agglomérations surpeuplées, coincées entre Paris et la banlieue" en épinglant au passage le profil "avaricieux, rasé de prêt", du directeur de l'usine. Dans un style qui rappelle parfois celui de Céline, Cendrars se fait l'avocat des ouvriers, chiffonniers, et autres petites gens.

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Pour autant, il ne confond pas, comme un vulgaire propagandiste, le Bourgeois et l'Aristocrate. Louis XIV est même promu, dans le ton fantasque et burlesque qu'on lui connaît, "premier banlieusard de l'Histoire" ! "En bâtissant Versailles et en priant ses bons sujets de venir le regarder manger et de faire un tour dans les jardins avant de s'en aller, Louis XIV a donné aux Parisiens le goût de la campagne" !

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Cendrars n'est pas, comme Louis Aragon, un carriériste ; il ne goutte guère les mondanités célébrant l'"écrivain". « Ecrire, c'est brûler vif, mais aussi renaître de ses cendres » s'écrit-il dans « L'homme foudroyé ». Sa poésie elle aussi est une braise et non un bijou littéraire. En fait, c'est un brouillon de l'âme. Ses voyages sont des bourlingues et du bricolage, à l'opposé du tourisme organisé. Sismographe solitaire, comme Jünger, Cendrars est un de ces précurseurs dont la signature n'est reconnue qu'un siècle après sa mort. On découvrira un jour que les Picasso, Breton et bien d'autres petits chefs de fil, qui occupent aujourd'hui le haut de l'affiche, ont été, à bien des égards, ses épigones.

Les textes de Blaise Cendrars sont accompagnés par les photographies de Robert Doisneau. Ils dépeignent la vie quotidienne dans la banlieue parisienne entre 1947 et 1949. L'ouvrage est réédité aux Éditions Denoël, Collection album et beau livre. www.denoel.fr  - 49,00 €.

 

Georges Duhamel et le triomphe de la matrice US

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Georges Duhamel et le triomphe de la matrice US

Nicolas Bonnal

CVT_Scenes-de-la-vie-future_6606.jpgLivre légendaire, que je n’avais jamais lu. Mon lecteur Paul qui est ukrainien, admirateur de Parvulesco, ingénieur qui vit en Amérique, spécialiste de la recherche des livres sur le web, n’a rien trouvé. Je l’ai acheté car un éditeur a cru bon de le publier, avec d’ailleurs une très bonne préface de Catherine Cusset. On cite cette plume courageuse (qui vit aussi en Amérique, car qui n’y vit pas ?) :

« La première fois que je suis entrée dans un magasin Gap et que j'ai vu les rangées de tee-shirts sans forme aux couleurs criardes, je n'aurais pu imaginer que trente ans plus tard Gap débarquerait en France. Ni Starbucks, ni les fast-foods, ni les chocolate cookies et les cupcakes. Nous avions l'élégance française, les cafés français, la pâtisserie française, quel besoin y avait-il de ces gâteaux insipides et de ces chaînes où le café n'avait d'autre goût que celui du sucre? Nous qui avions les plus jolis vêtements d'enfants, pourquoi suivons-nous maintenant la mode américaine ? Le confort américain s'est imposé. Comme se sont imposés les rituels de Halloween et de la Saint-Valentin qui ont pris la place de nos propres carnavals. Et le club de gym au coin de la rue, remplaçant la promenade matinale ou dominicale… »

a9ee9663a610c05fb1204b6f591e31a0900b3039e8b3cd0689e36fcf1eed6117.jpgC’est cela qu’il faut comprendre. Le livre de Duhamel (auteur cent fois inférieur à Céline, Evola ou  Bernanos, mais qu’importe ?) n’est pas un opus sur l’antiaméricanisme (voyez Philippe Roger pour ça), c’est le livre sur le monde futur déjà en place depuis un siècle alors (voyez mes textes sur Poe et surtout Baudelaire), monde futur américain qui va bouffer l’humanité et contre lequel personne ne pourra rien, ni Dieu ni saint ni héros. L’Amérique est une malédiction cosmique. C’est le pays de la vingt-cinquième heure. Trop tard pour Dieu, les machins sont là.

On commence par le cinéma, car ce sont les pages les plus célèbres de ce livre qui fut un succès extraordinaire de librairie (150 éditions) avant d’être maudit par Satan.

« Et, déjà, les images. Elles passent, c'est le mot. Alors que toute œuvre digne de ce nom cherche à demeurer, elles passent, ces images qui ne représentent pas la vie, mais un monde à part, le monde-cinéma, où tout est faux, arbitraire, absurde. Les images dont une quelconque, isolée, immobile, apparaît, par son échelle, ses dimensions, sa mise en page, ses trucs, ses conventions, ses poncifs, ses accessoires, ses costumes, sa gesticulation, apparaît, dis-je, comme prodigieusement étrangère à ce que nous savons de la vie véritable et vivante. »

Lui-même prend peur alors :

« Cette fois, parfaitement ressaisi, maître de moi comme de ce misérable univers, sûr de mon jugement, je ferme les yeux et, dans mon esprit bien étanche, impénétrable, incorruptible, j'instruis paisiblement le procès. »

Les insultes célèbres :

« C'est un divertissement d'ilotes, un passe-temps d'illettrés, de créatures misérables, ahuries par leur besogne et leurs soucis. C'est, savamment empoisonnée, la nourriture d'une multitude que les puissances de Moloch ont jugée, condamnée et qu'elles achèvent d'avilir. »

Et dire que je revois mille films par an et que j’ai publié douze livres de cinéma…

Mais continuons :

« Un spectacle qui ne demande aucun effort, qui ne suppose aucune suite dans les idées, ne soulève aucune question, n'aborde sérieusement aucun problème, n’allume aucune passion, n'éveille au fond des cœurs aucune lumière, n'excite aucune espérance, sinon celle, ridicule, d'être un jour « star » à Los Angeles. »

1dc028728f63e2b5f652ebbdacde392731282b1370221b3dc5dd6ec3e89bb59b.jpgNous devenons des machines (Bernanos) et nous succombons à la vitesse (Virilio) :

« Le dynamisme même du cinéma nous arrache les images sur lesquelles notre songerie aimerait de s'arrêter. Comme les pires caresses mercenaires, les plaisirs sont offerts au public sans qu’il ait besoin d'y participer autrement que par une molle et vague adhésion. Ces plaisirs se succèdent avec une rapidité fébrile, si fébrile même que le public n'a presque jamais le temps de comprendre ce qu'on lui glisse sous le nez. Tout est disposé pour que l'homme n'ait pas lieu de s'ennuyer, surtout! Pas lieu de faire acte d'intelligence, pas lieu de discuter, de réagir, de participer d'une manière quelconque. Et cette machine terrible, compliquée d'éblouissements, de luxe, de musique, de voix humaines, cette machine d'abêtissement et de dissolution compte aujourd'hui parmi les plus étonnantes forces du monde. »

Dissolution est un terme éminemment guénonien. Duhamel souvent très inspiré use du terme « simulacre » trente ans avant Baudrillard aussi :

«Si je quitte les images une seconde, si je lève les yeux au plafond, j'aperçois un ciel où clignotent des étoiles et que parcourent des nuées légères. Bien entendu, c'est un faux ciel, avec des fausses étoiles, de faux nuages. Il nous verse une fausse impression de fraîcheur. Car, ici, tout est faux. Fausse, la vie des ombres sur l'écran, fausse, I’espèce de musique répandue sur nous par je ne sais quels appareils torrentueux et mécaniques. Et qui sait? fausse, aussi, cette multitude humaine qui semble rêver ce qu'elle voit et s'agite parfois, sourdement, avec des gestes de dormeur. Tout est faux. Le monde est faux. Je ne suis peut-être plus, moi-même, qu'un simulacre d'homme, une imitation de Duhamel... »

Et il annonce la Société du Spectacle et il constate déjà le grand abrutissement général. Que n’aurait-il dit devant une télé ou un smartphone ou un ordinateur ? Mais il a tout compris quand même, à l’heure de Trump, Macron, Kamala et Ursula :

41123yllLKL.jpg« J'affirme qu'un peuple soumis pendant un demi-siècle au régime actuel des cinémas américains s'achemine vers la pire décadence. J'affirme qu'un peuple hébété par des plaisirs fugitifs, épidermiques, obtenus sans le moindre effort intellectuel, j'affirme qu'un tel peuple se trouvera, quelque jour, incapable de mener à bien une œuvre de longue haleine et de s'élever, si peu que ce soit, par l'énergie de la pensée. J'entends bien que l'on m'objectera les grandes entreprises de l'Amérique,  les gros bateaux, les grands buildings. Non! Un building s'élève de deux ou trois étages par semaine. II a fallu vingt ans à Wagner pour construire la Tétralogie une vie à Littré pour édifier son dictionnaire… »

C’est la fin du Temps décrite par Guénon. Mais il y aura aussi la Fin de l’espace que Guénon refuse de voir (Règne de la Quantité toujours)  - et cette fin, elle est liée à la bagnole :

« Qu'est la difficulté de l'automobile, aujourd'hui, au prix de celle que l'on trouve à jouer, même modestement, de la flûte ou du violon ?

L'auto n'a pas conquis l'espace. Elle l’a perdu, gâté. Il n'y a plus de solitude, plus de silence, plus de refuges. Qui fuit la ville en auto retrouve tout de suite la ville. »

RO40023817.jpgSur le cheval soudain libéré mais aussi inutile Duhamel écrit ces lignes flippantes (sic) et prodigieuses :

« Mais heureux, heureux le cheval ! II ne souffrira plus. C'est lui le héros de la fête. Il ne tombera plus entre les brancards brisés. II ne tremblera plus sur ses pattes roidies. Il ne sera plus relevé à coups de pied et à coups de fouet. L'auto va le dispenser de souffrir et surtout de vivre. Le meilleur service que l'on puisse rendre à cette bonne bête, c'est de le soulager de l'existence. Le non-être n'est pas terrible. C'est le ne-plus être qui nous fait horreur. »

Dispenser de souffrir et de vivre : c’est du Tocqueville cette fois (« le trouble de penser et la peine de vivre »). Ce qui arrive au troupeau arrivera au troupeau humain du spectaculaire, à coups de Reset et de vaccins ou autres. Il est déjà anesthésié le troupeau (Drumont), et déjà prêt à ne plus être.

les_espions.jpgComme Fritz Lang (revoir Metropolis et surtout les Espions, cent fois supérieurs), Duhamel prend peur en Allemagne :

« Les plus étranges américaneries, je les ai vues en Allemagne, dans ce pays dont les jeunes hommes, au retour de leur premier voyage transatlantique, trouvent que New York n'est pas mal, mais plus assez américain. Derrière ses architectes, j'ai visité la nouvelle ville de Francfort, la cité des blocks pareils, en leur monotonie, à des falaises de craie blanches habitées par des bestioles disciplinées.

Il y a, sur notre continent, en France comme partout, de larges places que l'esprit de la vieille Europe a dès maintenant désertées. Le génie américain colonise, petit à petit, telle province, telle cité, telle maison, telle âme. »

On rejoint Catherine Cusset citée plus haut : ils reviennent toujours et ils bouffent tout, nos ricains. Chaque moment et chaque mètre carré seront bouffés. Car on n’est jamais assez américanisés et eux n’ont jamais fini d’inventer ou de réinventer une salauderie-friandise.

Il n’y aura aucune résistance politique ou autre (si, contre Trump !):

« La civilisation des fourmis s'étend sur la face des continents émergés, depuis le froid du Nord jusqu'au froid du Sud. Peut-être y a-t-il, çà et là, quelque révolte de palais. Mais la civilisation des fourmis dure depuis des siècles de siècles. Pas de révolution chez les insectes. Pas de révolution imaginable dans la fourmilière américaine. »

a21c7b862a2b1f02824a354d60e161c905ac41b4575c33fe0d5087eb533a5452.jpgVoyez mon texte sur Davos, Sunak et les termites inspiré par le livre de Maeterlinck sur ces êtes étranges et si américains.

Et comme on est en plein jeux olympiques :

« Le sport, entre les mains de traitants ingénieux, est devenu la plus avantageuse des entreprises de spectacles. Il est - corollaire obligé - devenu la plus étonnante école de vanité. L'habitude, allègrement acquise, d'accomplir les moindres actes du jeu devant une nombreuse assistance a développé, dans une jeunesse mal défendue contre les chimères, tous les défauts que l'on reprochait naguère encore, aux plus arrogants des cabotins. Il s'est fait un bien étrange déplacement de la curiosité populaire. Quel ténor d'opérette, quel romancier pour gens du monde et du demi-monde, quel virtuose de l'éloquence politique peut se vanter, aujourd'hui, d'être aussi copieusement adulé, célébré, caricaturé que les chevaliers du «ring», du stade ou de la piste? Et je ne parle pas des pinces, des spécialistes exceptionnels, des inventeurs, de ceux qui ont des traits d'inspiration, créent un genre, une tradition, se montrent, en quelque mesure, grands par la patience, le courage, la grâce ou la fantaisie… »

On répète car le modèle a triomphé partout y compris chez ceux qui font mine de s’opposer aux ricains (Baudrillard parle bien de ce simulacre) :

« Pas de révolution chez les insectes. Pas de révolution imaginable dans la fourmilière américaine. »

4 Juillet 1776, date du début de la Fin (pardon, de la « Grande Transformation ») de l’Humanité.

Sources:

https://lesakerfrancophone.fr/de-notre-devenir-termite-vi...

https://www.amazon.fr/puissance-apocalyptique-Essais-foli...

http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2023/09/20/j...

https://www.amazon.fr/Sc%C3%A8nes-vie-future-Georges-Duha...

https://www.dedefensa.org/article/poe-et-baudelaire-face-...

https://www.dedefensa.org/article/lamericanisation-et-not...

https://lesakerfrancophone.fr/de-notre-devenir-termite-vi...

jeudi, 01 août 2024

Molière et la création des bourgeois.es modernes

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Molière et la création des bourgeois.es modernes

Nicolas Bonnal

Dans mes deux livres Littérature et conspiration et Chroniques sur la Fin de l’Histoire j’ai essayé de dater les débuts du monde moderne. Je suis tombé d’accord avec René Guénon (Crise du Monde moderne) pour jeter la coulpe au siècle de Louis XIV. Bien avant le bourgeois louis-philippard d’Audiard on a le bourgeois moliéresque, celui qui fait dire à George Dandin : – Tu l’as voulu, George Dandin, tu l’as voulu…

Le bourgeois de Molière est un idiot malmené par sa femme. Sa femme savante est déjà woke et hostile à la chair sous toutes ses formes : elle ne se rêve que gnostique et spirituelle. Elle est déjà en mode Reset. Elle hait l’homme qui la craint.

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Ce bourgeois semble un produit créé artificiellement ; Fukuyama parle d’un produit fabriqué à l’époque de Hobbes sans doute pour s’accommoder d’une société matérialiste, athée, et d’un pouvoir digne du Léviathan. Taine dans ses Fables de La Fontaine a parlé aussi d’un produit bourgeois qui se développe avec les monarchies fortes. Et Marx comprend dans son Dix-Huit Brumaire que le bourgeois s’accommode d’un Etat fort parce qu’il transforme ses enfants en fonctionnaires et en retraités, tout en tapant sur les ouvriers : de Louis-Napoléon à Macron cela n’a guère changé. Le même bourgeois est moqué par ses domestiques comme Scapin ou Martine dans les pièces : ce peuple de gilets jaunes n’a pas encore mauvaise presse, il incarne un bon sens rural près de chez vous qui échappe totalement à cette inquiétante caste urbaine qui accaparera le pouvoir (sans le peuple) en 1789.

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Molière a peut-être appartenu à des sociétés savantes ou semi-secrètes, libertines et matérialistes (pensez à Gassendi, Cyrano, Spinoza, à Descartes et ses animaux-machines), mais il est avant tout l’héritier des grands comiques grecs et romains qui dépeignent aussi une humanité tuméfiée par la vie en ville et l’Etat gréco-romain omniprésent (voyez mes textes sur Ibn Khaldoun ou Fustel de Coulanges) ; et il pressent une sous-humanité présente et à venir, petite, avare, médiocre, vieille, bigote, crédule, fan de gazettes, fascinée par les aristos, les riches ou les VIP (bourgeois gentilshommes) ; c’est un monde limité et médiocre qui s’impose depuis le crépuscule du Moyen Age (Michelet). Le pullulement des Tartufes et des hypocrites comme Don Juan – tous entourés d’Orgon ou de Sganarelle guettant leurs gages – donne une vision claire du monde dénoncé plus tard par les romantiques ou les surréalistes.

Vers le milieu du Siècle dit Grand, les Grands perdent leur guerre (la Fronde) ; le baroque décline et devient classicisme. La muse doit apprendre à marcher droit. Comme dit Hugo dans une merveilleuse préface : les autres peuples disent Dante, Goethe, Shakespeare : nous disons Boileau. A la même époque D’Artagnan vieillit (c’est dans Vingt ans après) et devient un fonctionnaire à rubans. Il s’adonne, dit Dumas dans une page incroyable, à une méditation « transfenestrale » – tant il s’ennuie.

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Mais le couple le plus génial de Molière c’est Géronte et c’est Harpagon, c’est nos vieillards génocidaires : Schwab, Biden, Soros ou Rothschild, ces vieux de la vieille qui veulent nous mettre à la portion congrue, et qui se sont adjoint les services des Dorante et Scapin. Les racailles unies aux vieillards argentés.

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Sur le bourgeois, Taine écrit donc ces lignes immortelles qui scellent notre Histoire de rance :

« Le bourgeois est un être de formation récente, inconnu à l'antiquité, produit des grandes monarchies bien administrées, et, parmi toutes les espèces d'hommes que la société façonne, la moins capable d'exciter quelque intérêt. Car il est exclu de toutes les idées et de toutes les passions qui sont grandes, en France du moins où il a fleuri mieux qu'ailleurs. Le gouvernement l'a déchargé des affaires politiques, et le clergé des affaires religieuses. La ville capitale a pris pour elle la pensée, et les gens de cour l'élégance. L'administration, par sa régularité, lui épargne les aiguillons du danger et du besoin. Il vivote ainsi, rapetissé et tranquille. »

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Taine enfonce le clou : «  Sa maison est l'image de son esprit et de sa vie, par ses disparates, sa mesquinerie et sa prétention. »

C’est dans La Fontaine et ses Fables.

Et comme on disait, en ces temps de wokisme et de féminisme fou, les Femmes savantes (vers 935-940) annoncent sans ambages l’épuration du langage :

« Pour la langue, on verra dans peu nos règlements,

Et nous y prétendons faire des remuements.

Par une antipathie ou juste, ou naturelle,

Nous avons pris chacune une haine mortelle

Pour un nombre de mots, soit ou verbes ou noms,

Que mutuellement nous nous abandonnons ;

Contre eux nous préparons de mortelles sentences,

Et nous devons ouvrir nos doctes conférences

Par les proscriptions de tous ces mots divers

Dont nous voulons purger et la prose et les vers. »

Que de vers rimés ont eût pu faire avec « code QR » ! 

Terminons avec ce fascisme de cabale si français, qui reprit un si bel élan depuis Mitterrand et a incroyablement rebondi avec le binôme Hollande-Macron :

« Je m'érigerai en censeur des actions d'autrui, jugerai mal de tout le monde, et n'aurai bonne opinion que de moi. Dès qu'une fois on m'aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je ferai le vengeur des intérêts du Ciel, et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d'impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui, sans connaissance de cause, crieront en public contre eux, qui les accableront d'injures, et les damneront hautement de leur autorité privée. »

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C’est dans Don Juan. Ici Molière annonça la Terreur sèche dont a parlé Cochin.

« La Terreur régnait sur la France en 1793, mais elle régnait déjà sur les lettres, au temps où le philosophisme jetait Fréron à Vincennes, Gilbert à l'hôpital et Rousseau hors de ses sens et fermait l'Académie aux « hérétiques ». Avant le Terreur sanglante de 1793, il y eut, de 1765 à 1780 dans la république des lettres une Terreur sèche dont l'Encyclopédie fut le Comité de Salut public et d'Alembert le Robespierre. »

A-t-on besoin de prophètes quand on a de tels écrivains ?

Molière a retourné l’observation de Marx : on est comique, puis tragique…

Sources :

https://www.revuemethode.org/sf011705.html

https://www.theatre-classique.fr/pages/pdf/MOLIERE_DOMJUA...

https://www.dedefensa.org/article/comment-fukuyama-expliq...

https://www.theatre-classique.fr/pages/pdf/MOLIERE_FEMMES...

https://www.dedefensa.org/article/guenon-et-linterminable...

vendredi, 19 juillet 2024

Bernanos et la "masse disponible" des temps totalitaires

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Bernanos et la "masse disponible" des temps totalitaires

Nicolas Bonnal

« Leur soumission au progrès n'a d'égale que leur soumission à l’Etat… »

Bernanos avait rêvé au début, juste après la Libération, et ça donne la France contre les robots, livre qui doit être oublié – même par les ignares et les distraits - car il est dépassé un an ou deux après. Le grand esprit déchante vite (« votre place est parmi nous ! » lui chantait de Gaulle qui part vite aussi) et cela donne ensuite les prodigieuses conférences de « La Liberté, pour quoi faire ? », où le grand esprit pragmatique et non visionnaire remet tout le monde à sa place : la démocratie vaut les dictatures et le christianisme est crevé, surtout celui qui veut se moderniser. On relira mon texte fondamental (je pèse mes mots, car on est en enfer, on y est vraiment) sur Bruckberger qui va plus loin que Bernanos quand il découvre que l’Inquisition est la source et le prototype des méthodes totalitaires modernes.

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Robert Steuckers m’a appris que j’étais publiquement insulté par certains pour citer Bernanos. C’est un immense plaisir et un intense hommage. Je vais citer au maximum sans commenter, en remerciant encore ma Tetyana qui m’a tout scanné ; on commence par « cette masse affreusement disponible » qui vote pour l’Europe, pour Macron-antifasciste-républicain-humaniste, pour la guerre, pour le vaccin, pour l’Europe, pour l’Otan, pour le mondialisme, pour le Grand Reset, pour le totalitarisme informatique, pour tout.

Or cette masse bascule de Pétain à de Gaulle comme cela, par mouvement mécanique, par mouvement de balancier :

« Il y a des millions et des millions d'hommes dans le monde qui n'ont pas attendu notre permission pour soupçonner que la France de 1940- formée d'une majorité de gaullistes et d'une poignée de pétainistes - ne forme réellement qu'UNE SEULE MASSE AFFREUSEMENT DISPONIBLE, dont l'événement de Munich avait déjà permis de mesurer le volume et le poids, qui s'est retrouvée presque tout entière à l'Armistice pour rouler dans le pétainisme par le seul effet de la pesanteur, jusqu'à ce que l'invasion de l'Afrique du Nord, rompant l'équilibre, l'ait fait choir sur l’autre pente… La masse française, cette masse électorale suicidaire, cherche aujourd'hui à tâtons un autre fait irréparable… Au terme de notre évolution, il ne subsistera de l’Etat qu’une police, une police pour le contrôle, la surveillance, l’exploitation et l’extermination du citoyen (la liberté pour quoi faire ?). »

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Et d’ajouter :

« Il y a des millions et des millions d'hommes dans le monde qui n'ignorent plus que la Résistance ayant été l’œuvre d'une poignée de citoyens résolus, qui électoralement ne pouvaient pas compter pour grand-chose, il était fatal que la réorganisation de la Démocratie parlementaire réduisît la Résistance à rien. »

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On connait mon admiration pour Stefan Zweig, citoyen du monde et apatride comme moi (les patries ayant toutes été exterminées par l’américanisme il ne reste qu’à se trouver un hôtel – et un bon), qui écrit sur cette masse affreusement disponible dans son inoubliable Monde d’hier : « la masse roule toujours immédiatement du côté où se trouve le centre de gravité de la puissance du moment ». Monde d’hier, Livre de Poche, p. 469 pour les curieux. On ajoute pour les gourmets : « Ceux qui criaient aujourd’hui « Heil Schuschnigg ! » hurleraient demain « Heil Hitler ! ». C’est la page suivante…

Heil Biden ! Heil Davos ! Heil Ursula ! Heil climat !...

On connaît le nombre exorbitant (mais toujours insuffisant) d’homosexuels dans nos élites françaises, européennes et mondialistes. Zweig ajoute cette note page 365 : 

« Déjà les sociétés secrètes fort mêlées d’homosexuels étaient plus puissantes que ne le soupçonnaient les chefs de la république… ».

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On relira mes textes sur Zweig et sur les eunuques de Balasz qui dans la Chine ancienne drivaient déjà une économie et une société totalitaires (on ne pouvait ni marcher ni se vêtir comme on voulait, comme au temps du Covid et du changement climatique…). Voir La bureaucratie céleste, Tel, Gallimard, pp. 36-37, 73-75., où Balasz décrit des guerres d’extermination eunuques de proportions… bibliques. La brave Chine des Brics est le modèle de Fink et de Davos.

Bernanos n’aime pas qu’on le dise pessimiste (le terme est insultant, c’est vrai) ; mais voici ce qu’il écrit sur l’optimiste :

« L'optimisme est un ersatz de l'espérance, dont la propagande officielle se réserve le monopole. Il approuve tout, il subit tout, il croit tout, c'est par excellence la vertu du contribuable. Lorsque le fisc l’a dépouillé même de sa chemise, le contribuable optimiste s'abonne à une revue nudiste et déclare qu’il se promène ainsi par hygiène, qu'il ne s'est jamais mieux porté. »

Sur le pessimisme :

« Le mot de pessimisme n'a pas plus de sens à mes yeux que le mot d'optimisme, qu'on lui oppose généralement. »

Le problème, le vrai problème c’est la dévaluation du matériel humain ; et là Bernanos surprend avec des arguments… en or massif (Zweig en parle aussi au début de ses mémoires) :

« Les événements n'ont pas plus de volume qu'avant, ce sont les hommes qui sont dévalués. La dévaluation de l’homme est un phénomène comparable à celui de la monnaie. N'attendez pourtant pas que les dévalués conviennent de leur dévaluation! Si le billet de mille francs pouvait parler, il dirait que le bifteck est devenu aussi précieux que l'or, il n'oserait jamais avouer que c'est lui qui ne vaut plus que cent sous. Ainsi les hommes dévalués préfèrent se venger sur l'histoire de leur dévaluation. Ils sont de plus en plus enclins à nier l’histoire, à ne voir en elle que l'ensemble des fatalités historiques... »

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La fin de l’étalon-or a signifié pendant la guerre la tuerie interminable : le citoyen ne valait plus rien et l’Etat pouvait imprimer et exterminer tout ce qu’il voulait.

La fin des hommes c’est la Révolution Française, et la conscription par la Convention :

« En décrétant la conscription obligatoire, la Convention nationale a trahi la civilisation et fondé le monde totalitaire. Dès qu'il suffit d'un décret pour que tous les citoyens appartiennent à l'Etat, pourquoi ne lui appartiendraient-ils pas toujours, de la naissance à la mort ? ».

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Le problème c’est qu’il en est tout content le citoyen : comme dit Tocqueville : il faut enlever et la peine de vivre et le trouble de penser ! C’était déjà fait longtemps avant la télé, notez. L’imprimerie, toujours…

Le combat contre l’homme et la liberté est le même partout, derrière les slogans (« tu es à la solde de Wall Street et du mikado ! ») :

« Tout homme qui pense a compris que l’Amérique et la Russie s'opposent plus économiquement qu'idéologiquement, une nation de trusts est toujours menacée de devenir brusquement totalitaire. La Russie s’emploie de plus en plus à créer un type d'ouvrier à grand rendement aussi semblable que possible à l'ouvrier… »

Les extrêmes (d’ailleurs jamais si éloignés que cela, on l’a vu au moment de notre « pandémie ») ont vite fait de se rejoindre :

« Car ce monde n'est pas nouveau. Capitaliste ou marxiste, libéral ou totalitaire, il n'a cessé d'évoluer vers la centralisation et la dictature. Le régime des trusts ne saurait nullement s'opposer au collectivisme d'Etat, puisqu'il n'est qu'une phase de l'évolution que je dénonce. »

On se demande si Bernanos aurait fini libertarien (Chesterton était considéré comme un chrétien-libertarien, mais vous imaginez un parti ?) : no state, no war, no taxes, comme disent nos amis de lewrockwell.com. Trop simple ou trop évident ?

La course au gigantisme :

« Les trusts ont concentré peu à peu la richesse et la puissance autrefois réparties entre un très grand nombre d'entreprises, pour que l'Etat moderne, le moment venu, distendant sa gueule énorme, puisse tout engloutir d'un seul coup, devenant ainsi le Trust des Trusts, le Trust-Roi, le Trust-Dieu... Non, ce monde n'est pas nouveau. »

Répétons qu’on est en enfer :

« Qui peut croire ce monde digne d'amour? A quoi bon aimer ce qui s'est voué soi-même à la haine ? Dieu n'y réussit même pas, il se résigne à laisser subsister l'enfer. Le Fils de Dieu est mort et on pourrait dire que l'enfer survit au Fils de Dieu. Oh! vous pouvez parfaite trouver scandaleux de m'entendre comparer le monde moderne à l'enfer. Mais c'est là une impression que n'ont pu manquer d'avoir les habitants de Nagasaki, à moins que le temps hélas ! ne leur ait fait défaut pour cela. »

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Car le lendemain de la guerre, rebelote avec déjà le plan Monnet :

« La France a des raisons de ne pas s'enthousiasmer pour le plan Monnet! On lui demande de construire des machines, encore plus de machines, de se sauver par la machinerie. Elle ne croit plus à la multiplication indéfinie des machines… »

Pierre Gille (d’ailleurs écarté depuis) remarque dans son excellente préface :

« Bernanos attendait de la Libération de la France une insurrection des forces de l’esprit… Et que voit-il, ce même monde recommencé comme si rien ne s’était passé… ».

C’est qu’il a ses adeptes ce monde religieusement adoré de l’américanisme. Céline parle dans des pages immortelles des Français parfaitement enthousiastes, Bernanos des amateurs de radiations (elles les rendent radieux !) :

« Supposez que demain - puisque nous sommes dans les suppositions, restons-y - les radiations émises sur tous les points du globe par les usines de désintégration modifient assez profondément leur équilibre vital et les sécrétions de leurs glandes pour en faire des monstres, ils s'arrangeront très bien de leur condition de monstres, ils se résigneront à naître bossus, tordus, ou couverts d'un poil épais comme les cochons de Bikini, en se disant une fois de plus qu'on ne s'oppose pas au progrès. Le mot de progrès sera le dernier qui s'échappera de leurs lèvres à la minute où la planète volera en éclats dans l'espace. »

Et dans ce monde, comme au moment du refus du vaccin nocif et inutile l’homme libre sera le monstre à abattre:

« La menace qui pèse sur le monde est celle d'une organisation totalitaire et concentrationnaire universelle qui ferait, tôt ou tard, sous un nom ou sous un autre, qu'importe ! de l'homme libre une espèce de monstre réputé dangereux pour la collectivité tout entière, et dont l’existence dans la société future serait aussi insolite que la présence actuelle d'un mammouth sur les bords du lac Léman. Ne croyez pas qu'en parlant ainsi je fasse seulement allusion au communisme. Le communisme disparaîtrait demain, comme a disparu l'hitlérisme, que le monde moderne n'en poursuivrait pas moins son évolution vers ce régime de dirigisme universel auquel semblent aspirer les démocraties elles-mêmes. »

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En 45, Hitler a gagné la guerre (voyez l’amusant livre homonyme de Graziano). Schwab et Ursula y mettront bon ordre :

« Il est clair qu'il reste partout des foyers d'infection totalitaire dans le monde. Le totalitarisme a été battu grâce à ses propres méthodes, par des méthodes totalitaires… Les dictatures ont été les symptômes d'un mal universel, dont souffre toute l'humanité. La civilisation des machines a considérablement amoindri dans l’homme le sens de la liberté. Les disciplines imposées par la technique ont peu à peu sinon ruiné, du moins considérablement affaibli les réflexes de défense de l’individu contre la collectivité. »

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On sait que tout passe par le contrôle de l’Etat, surtout aux USA, pays du simulacre libéral, et ce depuis Wilson et Roosevelt et leurs guerres totalitaires contre l’Allemagne:

« La plupart des démocraties, à commencer par la nôtre, exercent une véritable dictature économique. Elles sont de véritables dictatures économiques. La dictature économique survit presque partout aux nécessités de la guerre, par lesquelles on prétendait la justifier. Il serait difficile de nier que le cadre de l'activité économique… »

Ensuite Bernanos se rapproche du banc des accusés (ben oui…) :

« On voudrait nous faire croire que l'Etat nazi fut une sorte de monstre imprévu, imprévisible, un phénomène absolument fortuit, une espèce de chose tombée de la lune. Mais cet État hitlérien ne différait pas spécifiquement de certains Etats modernes prétendus démocratiques, en voie d'évolution vers la forme totalitaire et concentrationnaire. Démocratique ou non, l'Etat moderne a économiquement tous les droits. »

Je le disais libertarien ? Voyez là :

« Lorsqu'un État prétend disposer, en certains cas, de 83 % du revenu du citoyen, contre la promesse, d'ailleurs toujours révocable, de lui garantir ce qui lui reste, on a bien le droit de se demander où s'arrêteront ses prétentions. Qui dispose des biens finit toujours par disposer un jour des personnes. »

Confiscation de l’épargne, du corps (soumis à la tyrannie vaccinale, voyez Kennedy), des maisons, de la liberté de se déplacer, demandez le programme !

A la fin on comprend que l’Etat et les partis (presque tous libéraux ou socialos) qui le contrôlent ne rêvent que d’une chose: la grande et belle extermination du citoyen-électeur distrait.

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« Et cette bureaucratie, chez les plus atteints, se décomposait elle-même jusqu'à la forme la plus dégradée de la bureaucratie, qui est la bureaucratie policière. Au terme de cette évolution, il ne subsiste de l'État qu'une police, une police pour le contrôle, surveillance, l'exploitation et l'extermination du citoyen. »

Dans ce désastre il ne faut rien attendre des chrétiens (pour ceux qui auraient encore des doutes) ; ici aussi le matériel humain a été dégradé, édulcoré ou autre:

« Des chrétiens sans cervelles, de pauvres prêtres sans conscience, épouvantés à l'idée qu'on va les traiter de réactionnaires, vous invitent à christianiser un monde qui s'organise délibérément, ouvertement, avec toutes ses ressources, pour se passer du Christ, pour instaurer une justice sans Christ, une justice sans amour, -la même au nom de laquelle l’Amour fut fouetté de verges et mis en croix. »

Pour terminer une magnifique remarque : on dégénère en s’endurcissant.

« Le drame de l'Europe, le voilà. Ce n'est pas l'esprit européen qui s'affaiblit ou s'obscurcit depuis cinquante ans et plus, c'est l'homme européen qui se dégrade, c'est l’humanité européenne qui dégénère. Elle dégénère en s'endurcissant. Elle risque de s'endurcir au point d'être capable de résister à n'importe quelle expérience des techniques d'asservissement, c'est-à-dire non pas seulement de les subir, mais de s'y conformer sans dommage. »

Allez, cessons de déprimer : on a eu l’euro-foot, on a les JO et un gouvernement technocrate ; on a évité le fascisme et on va pouvoir construire une Europe plus juste, plus verte et encore plus remplacée. Ensuite on déclarera la guerre à Trump et (encore plus) à la Russie.

Sources:

https://www.amazon.fr/libert%C3%A9-pour-quoi-faire/dp/207...

https://strategika.fr/2020/09/08/observations-sur-le-deve...

https://strategika.fr/2021/06/12/a-la-lumiere-du-covid-st...

https://www.amazon.fr/grands-auteurs-traditionnels-Contre...

https://www.amazon.fr/Bureaucratie-c%C3%A9leste-Recherche...

https://www.dedefensa.org/article/bruckberger-et-labdicat...

https://www.dedefensa.org/article/stefan-zweig-contre-lam...

jeudi, 27 juin 2024

Parution du numéro 474 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 474 du Bulletin célinien

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Un Céline méconnu

Pour saluer Bernard Pivot

Écrire contre Céline

Montaigne dans Voyage au bout de la nuit.

Sollers / Céline

Le monde littéraire est féroce. Le perspicace Jérôme Dupuis a rappelé que pendant des années Philippe Sollers (1936-2023) s’est targué d’avoir été l’un des grands artisans de la réhabilitation de l’auteur de Voyage au bout de la nuit ¹. Voire… Il y a quinze ans est sorti un recueil de tous les textes qu’il a consacrés à Céline depuis le début de sa carrière. Après un bref texte paru en 1963 dans le légendaire Cahier de l’Herne, il faut attendre… 1991 pour lire un nouveau texte de lui sur le sujet. Or, précise malignement Dupuis, la grande période de traversée du désert, ce furent les années 60, 70 et 80, où Sollers jugeait plus urgent de célébrer Lacan, Mao ou Casanova. Semblant devancer cette critique, Sollers concède, dans ce recueil, que « [sa] lecture de Céline aura été permanente, avec des hauts et des bas, en fonction de ce vers quoi [l’]entraînaient [sa] curiosité et [ses] passions du moment. »² Si Sollers n’a effectivement rien écrit sur le sujet durant ces années, il ne manqua pas de défendre l’écrivain à chaque fois qu’il fut sollicité. Ce fut notamment le cas en 1965 lorsque Le Nouvel Observateur lança une enquête sur Céline.

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Sollers s’y exprimait aux côtés d’Aragon, Vailland, Nadeau, Barthes, Butor et d’autres : « Les livres qui m’intéressent sont les derniers qu’il ait écrits. Les plus importants sur le plan de la technique (…). Les points de suspension, cette confluence permanente entre la parole et l’écriture, tout cela est très moderne. » Ou en 1976 dans l’émission “Une légende, une vie” diffusée sur la deuxième chaîne de la télévision française. Je me souviens aussi de sa défense de l’écrivain, plus tardive, face à un hâbleur qui avait commis un consternant factum contre Céline. Souvenir moins plaisant :  dans sa revue Tel quel, au mitan des années soixante, il lâcha les chiens sur Dominique de Roux, pourtant auteur d’un livre inspiré sur le natif de Courbevoie³.

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Dix ans plus tard, Marc Hanrez, ami de l’un et de l’autre, fut sur le point de les réconcilier. La mort prématurée du fondateur de L’Herne empêcha cette rencontre. C’était l’époque où Sollers avait pris ses distances  avec ce  qu’il appelait ses « engagements extrémistes ». Comme on sait, ils trouvèrent leur acmé avec ce maoïsme aussi échevelé que fol. Sans doute serait-il malvenu à un admirateur de Céline de tancer ce genre de dérive. Lorsqu’on lui rappelait ses textes délirants sur Mao, il s’en sortait par une pirouette en disant qu’il s’agissait de « poèmes » (!).

Quant au racisme célinien, il le qualifiait de « biologisme » en totale contradiction avec le génie de l’écrivain. Et d’ajouter que, pour le maoïste qu’il était, « il y avait beaucoup de Chine dans Rigodon ». Si pendant trois décennies Sollers ne l’a guère défendu,  c’est sans doute parce qu’il ne voulait pas être associé à  cette droite qui défendait Céline mordicus alors même que lui s’activait à l’extrême gauche. Le temps où Libération lui consacrera un supplément d’une douzaine de pages n’était pas encore venu4. Aujourd’hui l’écrivain est indéboulonnable et il est incontestable que Sollers fut l’un de ses exégètes les plus sagaces.

• Ouvrage collectif, Hommage à Philippe Sollers, Gallimard, 2023 (12 €).

Signalons la création d’un groupe sur facebook, « La Closerie de Sollers », fondé par Yannick Gomez.

  1. (1) « Entretien avec Jérôme Dupuis », Histoires littéraires, vol. XII, n° 46, avril-mai-juin 2011, pp. [13]-25.
  2. (2) Philippe Sollers, Céline, Écriture, 2009.
  3. (3) Jean-Louis Baudry, « Céline, véhicule à de Roux », Tel quel, n° 28, hiver 1967, pp. 88-89.
  4. (4) Spécial Céline, supplément de Libération, n° 1379, 25 octobre 1985.

mercredi, 26 juin 2024

Bons à rien et prêts à tout: voici les modérés (qui ne sont pas les conservateurs)

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Bons à rien et prêts à tout: voici les modérés (qui ne sont pas les conservateurs)

Gennaro Malgieri

Source: https://electomagazine.it/buoni-a-nulla-e-disposti-a-tutto-ecco-i-moderati-che-non-sono-i-conservatori/

Nous sommes assiégés par les "modérés". Réels ou supposés. Mais indéfinissables dans l'absolu. Chacun se définit à sa manière et décline cette catégorie intangible comme il l'entend. C'est aussi une façon d'être "modéré": ne pas avoir de caractère établi et reconnu. Et au final, il n'est pas irréaliste de penser que les "modérés" sont les femelles de la politique: ils souhaitent être soumis à une violence agréable. "L'idée d'être sauvées par un adversaire est toujours dans leur cœur".

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Ainsi s'exprimait Abel Bonnard (1883-1960), universitaire, poète, romancier, essayiste et homme politique français qui publia en 1936 Les modérés, livre publié en Italie en 1967 par l'éditeur Volpe et ensuite oublié. Pourtant, à sa sortie, il suscita curiosité et discussion: pour la première fois, il diagnostiquait un "symptôme" (pour ne pas dire un "mal") du siècle qui allait se répandre surtout dans l'après-guerre dans toute l'Europe et en particulier dans les pays les plus fragiles, comme l'Italie, où elle allait connaître les fastes du pouvoir incarné par des partis politiques qui, comme l'écrit Stenio Solinas dans la brillante préface de la nouvelle édition italienne des Modérés (Oaks editrice, pp.178, 14,00 €), se sont référés à la catégorie des "modérés" pour représenter "cette bourgeoisie moyenne qui espère la révolution parce qu'elle n'ose plus croire à la conservation".

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Abel Bonnard.

Telle est la donnée culturellement et anthropologiquement décisive qui caractérise le modérantisme: son aversion pour le conservatisme, auquel il a aussi été assimilé à tort par les habituels benêts qui manipulent les idées comme s'il s'agissait d'eau et de farine, sans même imaginer que pour faire fructifier des éléments essentiels et primaires, il faut les faire lever.

Et les conservateurs ont été et sont le levain des sociétés ordonnées: quand on croit pouvoir s'en passer, voici que le modérantisme se substitue à eux et devient l'avocat d'une sauvagerie politique qui n'a rien à voir avec la tendance naturelle à soutenir l'organicité communautaire et, par conséquent, une agrégation civile et cohésive. Solinas note d'ailleurs que le "conservatisme impossible" en Italie provient précisément de l'incompréhension du fait que les modérés ne s'identifient pas aux conservateurs. Pour en venir à aujourd'hui, Solinas observe que "les modérés de Berlusconi se définissent comme des réformateurs et accusent la gauche de conservatisme, et les modérés de l'Ulivo puis du PDD se définissent comme tels contre l'extrémisme de leurs adversaires... Et, en somme, les conservateurs sont toujours les autres".

Mais alors, qui sont les modérés? Abel Bonnard les voit constitués en parti, un parti imaginaire ou idéal si l'on veut, "semblable à une ampoule d'eau pure, dans laquelle le profane ne voit qu'un objet insignifiant, mais où le devin intentionné voit mille scènes du passé et de l'avenir".

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Lors des campagnes électorales, se souvient Bonnard, parmi les maisons fouettées des petites villes, les affiches des candidats modérés étaient celles qui entraient le moins en conflit avec l'environnement, la douceur du contexte : "Tous les mots ronflants y apparaissaient, mais comme des cadavres jetés sur une pierre tombale ; aucun ne conservait sa propre vertu. On y parlait d'ordre, sans jamais indiquer de principes ni de conditions ; de progrès, avec une volonté évidente de ne pas bouger ; de liberté, mais pour éviter toute discipline ; le seul mot de patrie impliquait des obligations acceptées avec sincérité et parfois même avec courage". Et au Parlement ? "Les modérés, se souvient Bonnard, apparaissaient comme un ramassis d'indécis, et leurs têtes tournaient au vent des discours, comme des girouettes au sommet des cheminées, obéissant à tous les zéphyrs. Ils semblaient toujours avides d'un malentendu qui leur permettrait de rattraper leurs adversaires. A la moindre phrase d'un ministre, qui ne les traitait pas trop dédaigneusement, ils l'applaudissaient avec enthousiasme. Si, par contre, l'un d'entre eux parlait en leur nom avec une certaine vigueur, ils se détournaient rapidement de lui, l'abandonnaient par leur silence, avant de l'abandonner à l'ennemi avec les "lignes de couloir".

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L'attitude des modérés n'a pas beaucoup changé depuis 1936. Il faut avoir siégé au parlement au cours des dernières décennies pour confirmer l'expérience de Bonnard. Le portrait semble sortir de la plume d'un chroniqueur contemporain. Sans parler de l'esquisse morale dont l'écrivain français n'imaginait même pas qu'elle aurait pu traverser les époques et s'adapter au nouveau siècle où le modérantisme, loin de ne représenter rien de politiquement pertinent, est en réalité l'absence de sentiment politique auquel certains se raccrochent pour justifier leur présence dans la vie.

Bons à rien mais prêts à tout, les modérés que l'on voit pulluler dans les palais du pouvoir ont toujours l'air d'être sur le point de dire quelque chose de fondamental, d'incontournable, d'inévitablement intelligent. Ils sont devenus, sans le vouloir probablement, la colonne vertébrale du système politique qui, dans ses différentes composantes, est désormais modéré par habitude.

Regardez-les bien, ce sont des extrémistes prêts à tout et qui n'ont rien à voir avec la modération: "elle, dit Bonnard, est aux antipodes de ce qu'ils sont... la vraie modération est l'attribut du pouvoir : il faut y reconnaître la plus haute vertu de la politique". Elle marque le moment solennel où la force devient capable de scrupules et se tempère selon la conception de l'ensemble dans lequel elle intervient". On peut dire que ces mots sont sortis de la bouche d'Edmund Burke dans l'un de ses célèbres discours au Parlement de Dublin. Ce sont celles d'un universitaire modéré qui ne pensait pas offrir, il y a quatre-vingts ans, avec son traité politico-moral, des conseils pour reconnaître un type humain qui, hélas, sévit dans la vie publique, inondant malheureusement jusqu'à nos vies privées.

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Pour tempérer ce malheur, il ne serait peut-être pas inutile de relire - puisque tout le monde est essentiellement "modéré" - l'essai en or de Simone Weil, Contro i partiti (Piano B edizioni, pp.125, €12.00), qui vient d'être réédité, dans lequel la grande essayiste française qui eut une vie brève (1909-1943) et à la pensée longue et intense, analyse impitoyablement l'inadéquation des partis et leur tendance intrinsèque au conformisme pour conclure que "le parti ne pense pas", mais crée des consensus et des passions collectives. Rédigé quelques mois avant sa mort, Weil aurait ajouté, si elle avait eu le temps de voir comment ils se réorganisaient après la guerre, que les partis sont aussi des vecteurs de corruption ; pas toujours et pas tous, bien sûr. Leur tendance à s'immiscer dans l'administration publique, cependant, n'oublions pas qu'elle a été prévue et dénoncée par Marco Minghetti dans la seconde moitié du XIXe siècle, alors que le processus du Risorgimento était en train de s'achever politiquement.

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Weil affirme que le problème politique le plus urgent auquel sont confrontés les partis est double: comment offrir au peuple la possibilité d'exprimer une opinion sur les grandes questions collectives d'une part, et d'autre part, comment éviter que ce même peuple, une fois interrogé, ne soit imprégné et donc conditionné par une quelconque passion collective. Une réflexion très actuelle. Il suffit de lire les considérations sur le besoin de démocratie directe soulevé en France par l'écrivain Michel Houllebecq. L'élimination de la médiation des partis pourrait-elle favoriser le besoin exprimé par Simone Weil (et plus tôt encore en Italie par Giuseppe Rensi, pour ne citer qu'un intellectuel qui a posé très tôt le problème de la démocratie, en notant toutes les apories liées à la production du consensus) ? La réponse n'est pas simple. Mais que les partis traversent (comme le supposait l'écrivain français) une phase de crise profonde est incontestable.

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Certes, un parti est une machine à fabriquer de la passion collective ; c'est une organisation construite de manière à exercer une pression sur la pensée de chacun ; son but exclusif est sa propre croissance, "sans aucune limite". Et alors ?

Weil n'indique pas d'issue. Mais elle offre une plate-forme sur laquelle articuler une nouvelle pensée politique qui dépasse la médiation des partis. Méfions-nous de ceux qui rejettent tout avec l'anathème du "populisme". Cette lecture autorise également les pages de Weil. Elle conclut, non sans raison, que presque partout "l'opération de prise de parti, de prise de position pour ou contre, a remplacé l'obligation de penser. Cette lèpre a pris racine dans les milieux politiques et s'est étendue à la quasi-totalité du pays".

Comment en finir avec cette lèpre ? Qui sait, peut-être en battant en brèche le tabou du "modérantisme" qui, comme une subtile tentation totalitaire, voudrait que tous les partis s'alignent sur la pensée unique. A bien y regarder, Abel Bonnard et Simone Weil n'étaient pas si éloignés que leurs histoires le laissent entendre.

jeudi, 20 juin 2024

Maupassant et la politique moderne

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Maupassant et la politique moderne

Nicolas Bonnal

C’est dans Les Dimanches d’un Bourgeois, bref roman au ton Audiard. Déjà, nous dit le maître, il faut être fou pour aller voter (cf. Mirbeau à la même époque ou Bloy) :

9782072839986_1_75.jpg« En effet, livrer des millions d’hommes, des intelligences d’élite, des savants, des génies même, au caprice, au bon vouloir d’un être qui, dans un moment de gaieté, de folie, d’ivresse ou d’amour, n’hésitera pas à tout sacrifier pour sa fantaisie exaltée, dépensera l’opulence du pays péniblement amassée par tous, fera hacher des milliers d’hommes sur les champs de bataille, etc., etc., me paraît être, à moi, simple raisonneur, une monstrueuse aberration. Mais en admettant que le pays doive se gouverner lui-même, exclure sous un prétexte toujours discutable une partie des citoyens de l’administration des affaires est une injustice si flagrante, qu’il me semble inutile de la discuter davantage. »

Un des personnages (ce sont tous des fonctionnaires) de Maupassant se déclare anarchiste :

« Autrefois, quand on ne pouvait exercer aucune profession, on se faisait photographe ; aujourd’hui on se fait député. Un pouvoir ainsi composé sera toujours lamentablement incapable ; mais incapable de faire du mal autant qu’incapable de faire du bien. Un tyran, au contraire, s’il est bête, peut faire beaucoup de mal et, s’il se rencontre intelligent (ce qui est infiniment rare), beaucoup de bien.

Entre ces formes de gouvernement, je ne me prononce pas ; et je me déclare anarchiste, c’est-à-dire partisan du pouvoir le plus effacé, le plus insensible, le plus libéral au grand sens du mot, et révolutionnaire en même temps, c’est-à-dire l’ennemi éternel de ce même pouvoir, qui ne peut-être, de toute façon, qu’absolument défectueux. »

Puis Maupassant se moque de nos gauchistes immortels (son bourgeois assiste à une réunion politique) :

« Le bureau était au complet. La citoyenne Zoé Lamour, une jolie brune replète, portant des fleurs rouges dans ses cheveux noirs, partageait la présidence avec une petite blonde maigre, la citoyenne nihiliste russe Eva Schourine. 

Juste au-dessous d’elles, l’illustre citoyenne Césarine Brau, surnommée le « Tombeur des hommes », belle fille aussi, était assise à côté du citoyen Sapience Cornut, de retour d’exil. Celui-là, un vieux solide à tous crins, d’aspect féroce, regardait la salle comme un chat regarde une volière d’oiseaux, et ses poings fermés reposaient sur ses genoux. »

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Ce monde progressiste crée des vieilles filles :

« À droite, une délégation d’antiques citoyennes sevrées d’époux, séchées dans le célibat, et exaspérées dans l’attente, faisait vis-à-vis à un groupe de citoyens réformateurs de l’humanité, qui n’avaient jamais coupé ni leur barbe ni leurs cheveux, pour indiquer sans doute l’infini de leurs aspirations. »

Les grands discours sur la servitude féminine commencent :

« La citoyenne Zoé Lamour ouvrit la séance par un petit discours. Elle rappela la servitude de la femme depuis les origines du monde ; son rôle obscur, toujours héroïque, son dévouement constant à toutes les grandes idées. Elle la compara au peuple d’autrefois, au peuple des rois et de l’aristocratie, l’appelant : « l’éternelle martyre » pour qui tout homme est un maître ; et, dans un grand mouvement lyrique, elle s’écria : « Le peuple a eu son 89, ayons le nôtre ; l’homme opprimé a fait sa Révolution ; le captif a brisé sa chaîne ; l’esclave indigné s’est révolté. Femmes, imitons nos despotes. Révoltons-nous ; brisons l’antique chaîne du mariage et de la servitude ; marchons à la conquête de nos droits ; faisons aussi notre révolution. […] »

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Chose marrante, dans ce bataclan du verbe et des idées, tout le monde se croit déjà capable de réparer la France, même ceux qui ne sont pas capables de réparer leur montre :

« Pardon, Monsieur, je suis un libéral, moi. Voici seulement ce que je veux dire : Vous avez une montre, n’est-ce pas ? Eh bien, cassez un ressort, et allez la porter à ce citoyen Cornut en le priant de la raccommoder. Il vous répondra, en jurant, qu’il n’est pas horloger. Mais, si quelque chose se trouve détraqué dans cette machine infiniment compliquée qui s’appelle la France, il se croit le plus capable des hommes pour la réparer séance tenante. Et quarante mille braillards de son espèce en pensent autant et le proclament sans cesse. Je dis, Monsieur, que nous manquons jusqu’ici de classes dirigeantes nouvelles, c’est-à-dire d’hommes nés de pères ayant manié le pouvoir, élevés dans cette idée, instruits spécialement pour cela comme on instruit spécialement les jeunes gens qui se destinent à Polytechnique. »

Les classes dirigeantes nouvelles, énarques ou autres, on a donné depuis, merci !

Cerise sur le gâteau, le problème est dans la populace, pas dans les élites qu’elle élit – pis encore, dans la populace déformée par l’école et l’université:

« Des « chut ! » nombreux l’interrompirent encore une fois. Un jeune homme à l’air mélancolique occupait la tribune. Il commença :

Le vieux monsieur répondit :
– Non, Monsieur ; ils sont des millions comme ça. C’est un effet de l’instruction.

Patissot ne comprenait pas.
– De l’instruction ?
– Oui ; maintenant qu’ils savent lire et écrire, la bêtise latente se dégage. »

Il ne les avait pas entendus à la télé ou à la radio ! Dans les réseaux sociaux!

Nicolas Bonnal sur Amazon.fr

vendredi, 14 juin 2024

De Zemmour à Malraux (le crépuscule culturel)

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De Zemmour à Malraux (le crépuscule culturel)

Nicolas Bonnal

On va reparler de la liquidation de la France sous De Gaulle. Et c’est Zemmour qui nous a montré la voie dans sa très bonne Mélancolie française que l’on pourrait ainsi définir : une fois qu’on a dépassé le stade de l’inépuisable mythologie française (Vercingétorix-Clovis-Jeanne-Richelieu-Louis-Napoléon-Général-etc.), que reste-t-il de concret ? Dans le même genre curatif il faut redécouvrir le livre d’entretiens de René Girard sur Clausewitz, qui dénonce le désastre napoléonien sur le long terme (Marx n’avait pas suffi…).

On commence par un rappel des extraordinaires Entretiens de Michel Debré: « une impulsion a été donnée pour permettre à Malraux de créer des maisons de la culture, moyennant quoi toutes les maisons de la culture, ou à peu près, sont des foyers d’agitation révolutionnaire (Entretiens, p. 145) ».

Merci de rappeler les origines réelles de mai 68 : elles sont essentiellement culturelles et non conspiratives. Souvent la culture mène au chaos en France (1789-1830-1848…).

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Dans sa Mélancolie française, Éric Zemmour évoque courageusement le caractère méphitique de la politique culturelle de Malraux. Et cela donne, sur fond d’étatisme culturel-financier et de messianisme cheap (France, lumière du monde, terre de la liberté, etc.):

« En 1959, le général de Gaulle offrit à son « génial ami », André Malraux, un ministère de la Culture à sa mesure, sur les décombres du modeste secrétariat aux Beaux-Arts de la IVe République. Dans l’esprit de Malraux, la France devait renouer avec son rôle de phare révolutionnaire mondial, conquis en 1789 et perdu en 1917 ; devant en abandonner les aspects politiques et sociaux à l’Union soviétique et aux pays pauvres du tiers-monde, elle consacrerait toute son énergie et tout son talent à propager la révolution mondiale par l’art. »

France nouvelle URSS : un peu ironique, Éric ? Voyez donc :

«  Nouveau Monsieur Jourdain, Malraux faisait du « soft power » sans le savoir. »

Et de rappeler le rôle prestigieux de ce pays (l’ancienne France donc) jusqu’alors sans « ministère de la culture » :

« La France ne manquait pas d’atouts. Dans la première moitié du XXe siècle encore, Paris demeurait la capitale mondiale de la peinture moderne ; le cinéma français fut le seul (avec l’allemand) à résister au rouleau compresseur d’Hollywood, et les grands écrivains américains venaient en France humer l’air vivifiant de la première puissance littéraire. « Il n’y a qu’une seule littérature au monde, la française », plastronnait alors Céline. Dans les années 1960 encore, la chanson française – Aznavour, Brel, Brassens, Ferré, Barbara, Bécaud, etc. – s’avérait la seule à tenir la dragée haute à la déferlante anglo-saxonne partout irrésistible par l’alliage rare de talents exceptionnels et de puissance commerciale et financière. »

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J’en ai parlé de tout cela, notamment dans mon livre sur la comédie musicale américaine, genre qui vouait un culte à la ville-lumière : voyez deux chefs-d’œuvre comme Un américain à Paris ou Drôle de frimousse, sans oublier Jeune, riche et jolie, avec Danièle Darrieux. Tout cela disparait en…1958. Voyez aussi la Belle de Moscou de Mamoulian, qui se passe au Ritz. Paris meurt dans les sixties (voyez ici mon texte sur Mattelart).

Car les ennuis commencent sous De Gaulle :

« De Gaulle ne pouvait qu’être séduit ; il laissa la bride sur le cou à son glorieux ministre. Pourtant, le Général, par prudence de politique sans doute, sens du compromis avec les scories de l’époque, « car aucune politique ne se fait en dehors des réalités », amitié peut-être aussi, ne creusa jamais le malentendu qui s’instaura dès l’origine entre les deux hommes. »

Mais Zemmour souligne les différences :

« De Gaulle était, dans ses goûts artistiques, un « ancien » ; il écrivait comme Chateaubriand, goûtait la prose classique d’un Mauriac bien davantage que celle torrentielle de son ministre de la Culture ; il préférait Poussin à Picasso, Bach à Stockhausen. La France était pour lui l’héritière de l’Italie de la Renaissance, et de la conception grecque de la beauté. »

Malraux c’est autre chose :

« Malraux, lui, était un « moderne » ; hormis quelques génies exceptionnels (Vermeer, Goya, Rembrandt), il rejetait en vrac l’héritage classique de la Renaissance, et lui préférait ce qu’il appelait « le grand style de l’humanité », qu’il retrouvait en Afrique, en Asie, au Japon, en Amérique précolombienne. Il jetait pardessus bord la conception gréco-latine de la beauté et de la représentation, « l’irréel », disait-il avec condescendance, et remerciait le ciel, et Picasso et Braque, de nous avoir enfin ramenés au « style sévère » des grottes de Lascaux ou de l’île de Pâques. La révolution de l’art que porterait la France serait donc moderniste ou ne serait pas. »

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Malraux (que plus personne ne lit) saccage le jardin à la française et va jeter les froncés dans les bras musclés de la sous-culture US :

« Loin de créer un “contre-modèle” solide et convaincant au marché capitaliste de l’entertainment, comme les gaullistes et les marxistes français l’espérèrent de Malraux ministre et de ses successeurs socialistes, la politique culturelle inaugurée par l’auteur des Voix du silence parvenu au pouvoir, en d’autres termes la démocratisation du grand art du modernisme, s’est révélée, au cours de son demi-siècle d’exercice, un accélérateur de cela même qu’elle se proposait d’écarter des frontières françaises : l’afflux d’une culture de masse mondialisée et nivelée par le bas et le torrent des images publicitaires et commerciales déracinant tout ce qui pouvait subsister en France, dans l’après-guerre 1940-1945, de vraie culture commune enracinée comme une seconde nature par des siècles de civilisation. […] »

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On se rapproche de la phrase : « il n’y a pas de culture française » de Macron. Et Zemmour mélancolique  cite alors Marc Fumaroli, auteur de l’Etat culturel :

« Pour Fumaroli, l’Amérique ne pouvait pas perdre ce duel autour de l’« art moderne », qu’elle incarnait presque d’évidence, par sa puissance industrielle, ses gratte-ciel, son vitalisme économique et scientifique. La France de Malraux, au lieu de rester sur ses terres d’excellence de l’art classique, des mots et de la raison (héritées de Rome), vint jouer sur le terrain de l’adversaire, des images et des noces ambiguës de la modernité avec l’irrationnel primitif, même rebaptisé « premier ». L’échec était assuré. »

Entre cette culture déracinée, les villes nouvelles, la société de consommation (voir Baudrillard-Debord…), les autoroutes, le métro-boulot-dodo et la télé pour tous (voyez la vidéo de Coco Chanel…), on se demande ce qui pouvait rester de français à la fin de la décennie gaullienne : les barricades et les Shadocks ?

Lectures complémentaires:

https://www.amazon.fr/M%C3%A9lancolie-fran%C3%A7aise-Eric...

https://www.dedefensa.org/article/mattelart-les-jo-et-la-...

https://www.dedefensa.org/article/la-destruction-de-la-fr...

https://www.dedefensa.org/article/debre-et-le-general-fac...

https://www.amazon.fr/com%C3%A9die-musicale-am%C3%A9ricai...

samedi, 01 juin 2024

Parution du numéro 473 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 473 du Bulletin célinien

2024-05-BC-Cover.jpgSommaire:

Entretien avec Rémi Ferland

Bibliographie : la réception critique

Céline raciste, Ramuz racialiste ?

Robert Poulet, éditeur du Pont de Londres

 

 

Berlin, mars 1942

Relisant les souvenirs de Lucien Rebatet¹, je tombe sur ce passage où il évoque la conférence qu’il prononça à Berlin, le 20 janvier 1943, sur le thème “La France devant l’Europe”. Lieu : la salle des fêtes du “Foyer des ouvriers français” venus en Allemagne dans le cadre de la Relève¹. Coïncidence : quelques mois auparavant, en mars 1942, Céline l’avait précédé au même endroit. Dans son cas, il s’agissait d’un séjour privé (maquillé en voyage d’étude des réalisations médicales allemandes), destiné à remettre à Karen Marie Jensen la clé de son coffre à Copenhague. Mais les responsables locaux profitèrent de sa présence pour le prier de prononcer une allocution devant ces ouvriers. Aussi est-il intéressant de comparer ce qu’en rapporta le bulletin du Foyer (12 mars 1942)² avec ce qu’en dit Rebatet dans ses mémoires rédigés en prison, et aussi avec ce que relate Céline lui-même dans son mémoire en défense écrit en exil³.
 

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Selon Le Pont, l’“hebdomadaire de l’amicale des travailleurs français en Allemagne”, « Céline dressa un très sombre tableau de la situation et ne laissa entrevoir aucune issue. À un tel point, que les visages commençaient à montrer de l’étonnement, pour ne pas dire de l’indignation dans la salle comble. » Cinq ans après les faits, Rebatet se souvenait des propos de Céline tels qu’on les lui avait rapportés : « Quoi ! c’est simple. Tant qu’à faire, si on vous demande à choisir entre la chtouille ou la vérole, vous préférerez la chtouille. C’est du pareil au même : il vaut mieux encore les Fritz que les Popofs. » Et Rebatet de préciser qu’il tint à peu près le même langage que son confrère mais avec moins de verve, ce qui déçut son auditoire.
 
Quant à Céline, il restitua ainsi ces propres paroles : « Ouvriers français. Je vais vous dire une bonne chose (…), les Allemands disent qu’ils vont gagner la guerre, j’en sais rien. Les autres, les Russes, de l’autre côté, ne valent pas mieux. Ils sont peut-être pires. C’est une affaire de choix entre le choléra et la peste ! » Ce qui s’avère certain, c’est que dès le printemps 1942, Céline est réservé quant à l’issue du conflit : « Je pense à une guerre de quinze ans pour le moins, même d’évolution favorable ! ».
 

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Pour lui, les victoires éclair d’Hitler appartiennent alors au passé: on a désormais affaire à un combat d’usure entre deux camps, les Aryens et les autres. Est-ce alors ou plus tard qu’il confia à l’un de ses compagnons de voyage : « Ces gens-là sont foutus – ce sont les autres qui gagneront » ? Il observe en tout cas que « les bolchevistes sont beaucoup plus forts qu’on l’imagine. » 
 
La chute de Stalingrad confortera ce jugement. Bien plus tard il dira qu’après la défaite des armées allemandes en Russie, il y eut au sein du milieu collaborationniste «  des retournements byzantins ». Comme tous les Français de l’époque, il réagit en fonction des évènements. Il lit la presse et se tient au courant de tout, parfois aux meilleures sources. Du débarquement anglo-américain en Afrique du Nord à celui en Italie, l’actualité militaire ne fera que confirmer le mauvais pressentiment de Céline. Les dés sont jetés et l’exil inévitable.
 
Notes:
  1. (1) Lucien Rebatet, « L’inédit de Clairvaux” in Le dossier Rebatet, Éd. Robert Laffont, coll. “Bouquins”, édition établie et annotée par Bénédicte Vergez-Chaignon, 2015, p. 776.
  2. (2) Cet article, signé “Piche”, a été reproduit en juin 2009 dans Le Bulletin célinien. Repris par David Alliot (éd.), D’un Céline l’autre, Éd. Bouquins, 2021, pp. 498-501.
  3. (3) “Réponse à l’exposé du Parquet de la Cour de justice” in François Gibault, Céline, Éd. Bouquins, 2022, pp. 854-861.

mardi, 07 mai 2024

D'un auteur francophone à un autre auteur francophone et à une langue inconnue en Europe

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D'un auteur francophone à un autre auteur francophone et à une langue inconnue en Europe

Piet

Source : Nieuwbrief Knooppunt Delta, no 189, avril 2024

Christopher Gérard est un auteur belge de langue française (il préférerait sans doute entendre " un auteur thiois de langue française ") que je suis depuis un certain temps. Non seulement parce qu'il est un parfait contemporain (il est né en 1962 comme moi), mais aussi et surtout pour ses livres et ses publications. En fait, j'ai appris à bien l'apprécier à travers sa revue Antaios, qu'il a publiée entre 1992 et 2001 - je crois que j'en ai bien conservé tous les numéros. Une revue "spéciale", car consacrée aux traditions polythéistes (en Europe et au-delà). Son ambition était de poursuivre la revue du même nom, fondée en 1959 par Mircea Eliade et Ernst Jünger.

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Il écrit ensuite plusieurs romans et essais païens (Parcours païen, puis Le Songe d'Empédocle, et Maugis, mais aussi La Source pérenne qui m'est restée en mémoire). Il écrit des critiques littéraires dans diverses revues (Service littéraire, Livr'arbitres, Eléments, etc.). Son style m'a toujours séduit, et les sujets banals sont négligés par ce Christopher Gérard.

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Le livre qui nous occupe, Les Nobles Voyageurs - Journal de lectures, est la réédition d'un livre paru voilà déjà quelques années, mais augmenté, cette fois, de critiques littéraires sur 122 auteurs. On pourrait dire qu'il s'agit d'un vade-mecum des écrivains qui ont marqué notre auteur. Beaucoup d'entre eux sont des écrivains qui ont adopté une perspective particulière - une sympathie pour le polythéisme, un message de transmission des anciennes traditions européennes, une critique particulière des religions monothéistes.

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Beaucoup d'auteurs connus sont ainsi passés en revue, beaucoup de noms familiers, et surtout des francophones (avec quelques Allemands, comme Jünger, ou des Anglais comme Scruton et Evelyn Waugh). Mais aussi beaucoup d'inconnus, et parfois des surprises. Je voudrais vous parler d'une de ces surprises.

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À la fin du livre, Gérard évoque Alain van Crugten. Ah, me suis-je dit, un auteur néerlandais, même si je ne le connais pas. Et bien non, voyez-vous, Alain van Crugten est certes né à Bruxelles en 1936, mais c'est un essayiste et traducteur francophone, notamment d'œuvres slaves. Il a été professeur de littérature comparée et d'études slaves à l'Université libre de Bruxelles.

Dans son vade-mecum, Christopher Gérard évoque une oeuvre d'Alain van Crugten, En étrange province. "Un roman remarquable à la tonalité musicale forte", dit notre auteur. Van Crugten est un excellent connaisseur de l'Europe centrale et orientale. Il y décrit une culture minoritaire en Allemagne, sur les rives de l'Etwë. Les gens qui y vivent "font partie de ces peuples sans Etat, qui parlent une langue, l'éthois, qui disparaît sous les coups triomphants de l'allemand". Selon Alain van Crugten, cette langue est probablement apparentée au tamoul et au wolof. Mais Alain van Crugten n'est pas le seul à s'être penché sur cette langue très minoritaire. Avant lui, le linguiste Tamaz Gamkrelidze et le mythologue Georges Dumézil l'ont fait et ont défendu l'origine indo-européenne de l'éthois. L'histoire se déroule près de Crostau (dans le Haut-Bautzen), c'est-à-dire dans l'est de la Saxe.

Bien entendu, j'avais déjà entendu parler de la langue sorabe (parlée à Bautzen et dans les environs) et lu des études sur elle. Le sorabe, apparenté au slovaque, au tchèque, au polonais et au cachoube, est une langue slave. Actuellement, il resterait environ 25.000 Allemands parlant le sorabe.

Mais la langue éthoise ? Je ne l'ai trouvée nulle part. Ni sur la liste des langues disparues ni sur la liste des langues parlées. Une idée?

Gérard, C., Les Nobles Voyageurs - Journal de lectures, 2023, éd. La Nouvelle Librairie, Paris, 456 p., ISBN 978 2 38608 007 4.

samedi, 27 avril 2024

Parution du numéro 472 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 472 du Bulletin célinien

2024-04-BC-Cover.jpgSommaire :

L’affaire Pierrat (Erreurs et contrevérités) 

Le Céline de Meudon 

Actualité célinienne 

Acte de parole, acte d’écriture

 

Céline à la radio

À quand une grande émission littéraire consacrée à Céline ?  Ce qui a été diffusé le mois passé sur France Inter rappelle furieusement ce qui l’avait été en juillet 2019 sur France Culture. Dans les deux cas, on a affaire à une dizaine d’heures d’émission (en plusieurs épisodes) où les historiens ont  la part belle. Logique pour l’émission de Philippe Collin (2024) qui entend précisément apporter un regard historique ; ça l’était moins pour Christine Lecerf (2019),  traductrice  et  critique  littéraire.

C’est ce qu’avait déploré à l’époque Henri Godard qui lui avait accordé trois heures d’entretien (!) et dont seules quelques phrases furent retenues pour l’émission : « En dehors de la biographie, l’éclairage fut mis tout entier sur l’antisémitisme, au détriment de l’œuvre littéraire. Sur cette autre face de Céline, presque rien : de temps en temps quelques adjectifs et quelques exclamations ponctuelles (« grand écrivain », « quel écrivain ! » etc.) mais pas l’ébauche d’un commentaire qui tenterait de faire comprendre à des auditeurs qui ne connaissent pas l’œuvre sa nouveauté et sa puissance. »  Même constat aujourd’hui par Émile Brami : « Je pensais que le journaliste voulait faire quelque chose d’intéressant ; il a tout gommé. » 

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Par ailleurs, dans l’une et l’autre émission, on retrouve quasi les mêmes intervenants,  dont l’historienne  Anne Simonin. Celle-ci a raison de rappeler que la loi d’amnistie du 16 août 1947 (article 10-4) bénéficiant aux anciens combattants de la guerre 14-18 ne pouvait s’appliquer à Céline, ladite loi en excluant ceux qui avaient été condamnés pour faits de collaboration (article 25). Là où elle fait fausse route, c’est lorsqu’elle prête à Jean Seltensperger, rédacteur d’un réquisitoire clément, un machiavélisme ne correspondant pas du tout au personnage¹.

L’idée fut, selon elle, d’inciter Céline à rentrer en France et à se présenter devant ses juges :  « Une fois qu’ils auraient eu la main sur Céline, l’indignité nationale pouvait être couplée avec un autre article du code pénal (83-4) sanctionnant les actes de nature à nuire à la défense nationaleEt là, Céline faisait de la prison. » Cette fable, qu’elle avait déjà énoncée il y a six ans¹, ne cadre pas du tout avec la personnalité de ce magistrat, admirateur de Céline, qui avait d’ailleurs conservé par-devers lui la correspondance que l’écrivain lui avait adressée alors qu’il eût dû la déposer dans le dossier². Ironie de l’histoire : en imaginant cette stratégie judiciaire pour appâter l’inculpé,  l’historienne se met au diapason célinien. 

Suspicieux invétéré, n’imaginait-il pas en exil que « le moyen pour la justice de [l’] attirer à Paris, est de [lui] promettre la Chambre Civique… Une fois à Paris, on verra ce que l’on fera du lapin ! » ?  Il y aurait encore bien d’autre singularités à relever dans cette émission. Elle s’ouvre par les “Actualités” de la R.T.F. à la mort de Céline, dont cette affirmation de Claudine Chonez (1906-1995), longtemps proche du PCF, à propos de Bagatelles pour un massacre  :  « Il s’agissait tout simplement du  massacre  des  juifs. » [sic]   Le contresens n’est évidemment pas rectifié par le journaliste. Mais pouvait-il en être autrement, lui qui définit ainsi Céline : « une âme pathétique au service des passions tristes, un homme plus que gênant, un esprit venimeux » ?

• Émission « Face à l’histoire » de Philippe Collin : “Louis-Ferdinand Céline, le voyage sans retour”, France Inter, 26 mars 2024. Podcast disponible sur le site internet de cette radio.

  1. (1) Anne Simonin, « Céline a-t-il été bien jugé ? », L’Histoire, n° 453, novembre 2018, pp. 36-49.
  2. (2) Éric Mazet a publié cette correspondance dans L’Année Céline 1997, Du Lérot, 1998, pp. 10-48.

mardi, 16 avril 2024

Parution du numéro 471 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 471 du Bulletin célinien

2024-03-Cover.jpgSommaire :

Céline et Brassens, l’impossible filiation? 

Entretien avec Gaël Richard 

Céline dans Les Lettres françaises [1951-1953] 

Une lettre et une carte postale de Colette Destouches à Henri Mahé.

 

Un espion soviétique chez Céline

La nouvelle a fait l’effet d’une bombe dans le petit univers médiatique : pendant trente-cinq ans, Philippe Grumbach (1924-2003), directeur de L’Express, a renseigné les services secrets de l’URSS. Nous devons cette révélation à Vassili Mitrokhine, lieutenant-colonel du KGB, qui fut l’archiviste en chef du service secret soviétique durant une décennie¹.

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Quel rapport avec Céline ? C’est que ce Grumbach accompagnait Madeleine Chapsal à Meudon lorsqu’elle fit, pour cet hebdomadaire, le fameux entretien à l’occasion de la parution de  D’un château l’autre.  Roger Nimier, qui était à la manœuvre, suggéra l’idée à cette journaliste dont il était proche. Cela ne se fit pas sans mal comme elle s’en souvient : « Hurlement général ! C’était tout de même un journal de gauche, avec pas mal – allons y gaiement ! – de Juifs. Alors l’idée de donner beaucoup de place à Céline les avait beaucoup remués. Surtout Philippe Grumbach, qui était rédacteur en chef, et avait essayé de faire barrage. » Il tint pourtant à l’accompagner, voulant voir « la tête de l’ennemi des Juifs »².

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Cet entretien parut au printemps 1957 alors que Grumbach travaillait depuis dix ans pour les services secrets soviétiques. Une conférence de rédaction animée avalisa finalement la publication mais il fut décidé que le chapeau journalistique de cet entretien marquerait les distances de l’hebdomadaire avec l’écrivain sulfureux. L’entretien, titré « Voyage au bout de la haine », fut suivi d’une introduction relevant que les réponses de Céline « éclairent crûment les mécanismes mentaux de ceux qui, à son image, ont choisi de mépriser l’homme. » Quelques mois auparavant, l’Armée rouge avait réprimé dans le sang l’insurrection de Budapest, ce qui ne dissuada pas Grumbach de maintenir un contact fréquent (et rémunéré³) avec ses interlocuteurs soviétiques. Après cette invasion, le communiste militant qu’était Roger Vailland prit, lui, ses distances avec le PCF. Tout en collaborant à La Tribune des Nations, hebdomadaire dirigé par André Ulmann, agent d’influence soviétique. Il y défendait les positions diplomatiques de l’URSS dans cette revue qui avait un certain écho car envoyée aux ministères et aux principaux décideurs, ainsi qu’à de nombreuses ambassades. Durant une vingtaine d’années, il reçut plus de trois millions de francs et, en prime, une décoration soviétique. C’est dans cette publication que Vailland signa, un mois avant le procès devant la Cour de justice, son article fielleux,  « Nous n’épargnerions plus L.-F. Céline ». Lorsque Grumbach fut harponné par le KGB, il était proche du PCF alors totalement inféodé à Moscou. Incompatibilité majeure avec Céline qui notait dès 1936 que « les Soviets donnent dans le vice, dans les artifices saladiers (…) :  ils essayent  de farcir l’étron, de le faire passer au caramel. ». Et de conclure : « C’est ça l’infection du système. »

  1. (1) Cf. Étienne Girard, « Le directeur de L’Express était un agent du KGB », L’Express, 15 février 2024. Voir aussi le livre de Vincent Jauvert, À la solde de Moscou (Politiques, journalistes, hauts fonctionnaires… Révélations sur ces Français qui espionnaient pour l’Est), Le Seuil, 2024.
  2. (2) Propos recueillis par Tristan Savin in Lire, hors-série n°7 (“Céline, les derniers secrets”), 2008. À la page 278 de L’Année Céline 2022 est reproduite une photo de Madeleine Chapsal, Philippe Grumbach et Céline à Meudon.
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    (3) À titre d’exemple, entre 1976 et 1978, Grumbach a perçu 399.000 francs, soit l’équivalent de 252.000 € de 2022, en tenant compte de l’inflation, selon les coefficients de l’INSEE. Mitrokhine rapporte que Grumbach “était entré au KGB pour des raisons idéologiques en 1946, puis avait commencé à travailler pour de l’argent quelques années plus tard pour améliorer ses revenus de journaliste et s’acheter un appartement à Paris”.

mardi, 02 avril 2024

L'Enfer et le paradis sont déjà ici-bas

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L'Enfer et le paradis sont déjà ici-bas

par Luc-Olivier d'Algange

On s’aventure souvent à chercher et à définir le dessein d’une œuvre, alors que sa vocation est de demeurer cachée, impondérable, imprévisible, jusqu’à éclore dans la mémoire et le cœur du lecteur. Cette recherche aventurée, cependant, parfois se justifie par l’apparent disparate d’un livre, placé sous le signe de l’imprévisible et de l’inespéré, et dont la cohérence est destinée à se révéler au cours de la lecture - comme un paysage se précise peu à peu aux détours de la promenade.

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C’est là une des joies que suscitent ces Météores que Stéphane Barsacq (photo) vient de publier aux éditions de Corlevour: quoiqu’ils nous disent, nous savons que ces météores viennent de loin, par surprise - signes du ciel qui est en nous et en dehors de nous, dans l’histoire de la vérité humaine et dans l’éternité des idées, sans oublier la perpétuité du cosmos: «Il est une heure du soir, écrit Stéphane Barsacq, entre six et sept heures où le soleil allonge les oiseaux dans le ciel, cependant que le crépuscule amplifie leur voix, la gonflant d’un vent virtuose de versatilité (…). On progresse soudain dans le ciel par paliers. On va de nuage en nuage, par ascension, à l’infini. Et ceux qui rasent les flots ne sont jamais si noirs que pour laisser le bleu indiquer une hiérarchie commencée à l’horizon».

Comment mieux nous dire que l’art poétique se tient, non dans les savantes constructions des linguistes, mais dans le secret de l’heure du soir, dans le crépuscule qui est le pays de tous les pressentiments? La gradation précise. Loin de nous détourner de l’exactitude, elle la rend possible, dans ce combat subtil de l’esprit contre l’indéfini, le vague ou le confus.

Mais ce ne sera point pour retrouver les prisons rassurantes des catégories, mais pour laisser venir à soi l’infini sans parure. Qu’est-ce qu’un poète alors? Les Météores nous le disent par l’exemple: un homme qui s’engage à combattre l’indéfini par les armes de l’infini.

Dans ce recueil de formes brèves, où il est beaucoup question de musique, Stéphane Barsacq cherche la juste mesure, qui, précisons-le, n’est nullement le sens commun, mais un mystère pythagoricien. Or, la juste mesure se prouve mieux qu’elle ne s’explicite.

La forme brève témoigne de la plus haute exigence, coupant court aux arguties, aux ratiocinations, ou à cette veulerie de l’homme de lettres qui, pour s’assurer d’un succès, tient à tout prix à ce que le lecteur ne soit jamais sollicité au-delà de ce qui fait sa rumeur ordinaire, son ressassement familier. Les lecteurs qui portent les œuvres à travers le temps, au demeurant, ne s’y trompent guère qui portèrent jusqu’à nous, de préférence à des ouvrages plus complaisants ou plus étayés, les fragments d’Héraclite, les pensées de Pascal, les aphorismes de Nietzsche, les «feuilles tombées» de Rozanov, les aperçus à la venvole de la «tête en liberté» du Prince de Ligne ou les Carnets de Joseph Joubert.

Combattre cet indéfini qui ruine les civilisations et attriste les cœurs, le combattre infiniment, le combattre avec, pour allié, l’infini même, ce privilège revient à ceux dont la pensée est « ad usum delphini », royale donc, mais aussi semblables à la vivacité scintillante des dauphins entre la surface et la profondeur de la mer. Ainsi s’accorde la pensée musicale de Stéphane Barsacq, entre l’exigence du style et l’appel du sens, entre le souvenir personnel et l’aperçu général, entre le proche et le lointain que rien ne sépare, en vérité, - mais nous l’apprendrons au fur à mesure, - que l’interstice s’ouvrant sur le Paraclet.

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La piété, mieux que la croyance, l’expérience intuitive, plus que la dévotion, ce qu’enfin les Muses nous enseignent depuis qu’elles apparurent, recueille ce qui nous sera une faveur de l’intelligence, du goût et de la bonté - cette victoire surnaturelle sur les «lois de la nature» auxquelles les hommes, qui n’y comprennent rien, veulent adapter leurs cupidités et leur absence de compassion et d’amour: «Ceux qui en ont fait l’expérience savent le caractère indubitable de ces moments où l’on sent brûler en soi le feu de l’amour divin. Alors douleur et joie se confondent. Le royaume de la différence est effacé. Et par là se révèle l’unique réalité.»

Mais pour atteindre le seuil «où l’Ange nous attend», il faut parcourir le monde, être attentif, se laisser environner par la beauté des êtres et des choses, et les ressaisir en se ressaisissant par-delà les confusions et les abandons: «Quoique l’on ait vécu, l’important est de le ressaisir. Qu’importe qui on a été ; qu’importe ce que l’on a fait ; qui on a vu et où on a vécu ; le passé est le passé ; le tout est de s’accorder à la juste mesure de ce à quoi on tend ; d’être en harmonie, en résonance, en présence continue avec ce qui a sens et dit le tout de la vie au moment où l’on vit.»

Une sagesse discrète, venue comme disait Nietzsche, «sur des pattes de colombe», une sagesse qui est, tout au contraire de la résignation, une résistance, - dont l’art littéraire est un des moyens, et non le moindre en des temps où certains voudraient censurer Ovide ou Homère, où le fondamentalisme «anti-logocratique», dépêche ses sbires pour défigurer la langue par le jargon bien-pensant ou l’écriture «inclusive», - se précise ainsi de fragments en fragments, de réminiscences en méditations, dans la considération d’une sorte de «supra-sensible concret» qui ne laisse guère place aux manies moralisatrices où à l’abstraction: «Il n’y va d’aucun jugement de valeur. Pour ma part, je me situe ailleurs: à la fois dans le combat contre la dissolution de ce temps, et dans un effort pour tendre les énergies et sauver ce qui peut l’être, pour le placer sous la lumière éternelle, celle de demain.»

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Celle-ci, cependant, requiert que nous quittions la «zone de confort»: «Les peuples de la chrétienté se sont arrangés pour s’installer avec tout un confort chrétien au milieu de tout ce qu’il faut quitter pour être chrétien». La profonde vérité du Christ se révèle non à ceux qui furent des tièdes ou des prudents, mais, par exemple à Oscar Wilde, lorsque, dans sa prison, il écrit sa lettre à Lord Douglas.

Stéphane Barsacq saisit là où elle se trouve, la vérité profonde, celle du « De profundis », en citant précisément ce passage: «Savez-vous, Dear, que c’est la pitié qui m’a empêché de me tuer? Oh pendant les six premiers mois j’ai été terriblement malheureux ; si malheureux que je voulais me tuer ; mais ce qui m’a retenu de le faire, cela a été de regarder les autres, de voir qu’ils étaient aussi malheureux que moi, et d’avoir pitié.»

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Rimbaldien, Stéphane Barsacq nous divulgue un secret: celui qui nous dit en nous-mêmes, comme une mise-en-demeure: «là tu te dégages et voles selon». Le purgatoire, l’enfer et le paradis sont déjà, à titre de reflet ou de miroir, ici-bas. Le purgatoire, c’est le nihilisme confortable, le ricanement qui se veut intelligence, mais qui n’est que soumission et ruse pour justifier son incurie. L’enfer, nous le voyons tous les jours, c’est le ressentiment, poussé jusqu’à la haine de soi. Le paradis, enfin, est épars, comme les mots que le poète ressaisit, et se recueille en nous aux moments heureux. «J’ai cinq ou mille ans. C’est le paradis qui revient au cœur: au cœur de cette présence. On comprend que celui-ci a été conçu par des hommes qui n’espéraient nulle consolation ultérieure ; des hommes qui l’avaient arpenté autrefois, et qui savaient que nous allions à lui, même à l’envers.»

Luc-Olivier d'Algange

Météores de Stéphane Barsacq, éditions de Corvelour.

 



vendredi, 22 mars 2024

Maxime du Camp et l’éternel ridicule français en 1870 

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Maxime du Camp et l’éternel ridicule français en 1870 

Nicolas Bonnal

On a du mal à percevoir l’absence de mouvement sous le mouvement.

1870, la fête impériale, l’art de bien rigoler…

On laisse écrire Maxime du Camp.

Sur Bismarck :

« Bismarck fut habile, il agit envers nous comme en 1866 il avait agi à l'égard de l'Autriche. Quand il eut machiné son plan et préparé ses pièges, il se fit déclarer la guerre et prit l'attitude d'un pauvre homme réduit à la défensive; il mit les torts d'apparence de notre côté. Comme un pêcheur consommé, il conduisit le poisson dans la nasse sans que celui-ci s'en aperçût. »

Après une belle phrase sur notre esprit de décision :

« Il avait pris pour une démonstration de notre force ce qui n'était qu'une preuve de l'inconséquence de notre caractère. »

Maxime du Camp passe par l’Allemagne et il découvre que cette nation est scientifique, organisée et disciplinée, mais pas seulement : elle est inspirée spirituellement et elle chante bien :

« J'entendis de loin une mélopée lente et grandiose, qui montait dans les airs comme la voix d'un chœur invisible. Des enfants couraient dans la direction du bruit; le chant se rapprochait, s'accentuait, vibrait avec un accent religieux et profond dont je me sentis remué. Je reconnus le Choral de Luther, que psalmodiait un régiment en venant prendre garnison dans la citadelle que ce pauvre général Mack nous a jadis si facilement abandonnée. Je fus très ému, je l'avoue, et je me demandai quel caractère allait revêtir cette guerre pour laquelle les hommes marchaient en chantant des psaumes. »

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Après on va faire la comparaison avec Paris et sa salade impériale :

« Après avoir rapidement traversé la Suisse, j'arrivai à Paris, que l'empereur avait quitté deux jours auparavant.

Là le spectacle était autre : le soir, sur les boulevards, on buvait de l'absinthe en agaçant les filles; des hommes en blouse, vautrés dans des voitures découvertes, braillaient la Marseillaise. Qui donc avait vieilli, le chant national ou moi? Je ne sais. Il me déplut et je lui trouvai un air provocant qui ne s'adressait pas à l'ennemi. »

C’est Tartarin contre Siegfried. Et si Tartarin était l’essence de la France moderne (voyez mon texte sur Tartarin dans les Alpes) ? J’ai cité plusieurs fois cette ligne de Céline :

« Et les Français sont bien contents, parfaitement d’accord, enthousiastes. »

Voilà celle de Maxime du Camp en 1870 :

« Se souvient-on aujourd'hui de la frénésie dont la population fut atteinte? On se croyait tellement certain de la victoire, que les adversaires systématiques de l'empire, — les irréconciliables, — demandaient la paix. »

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Après la reddition de Sedan, la république arrive avec ses bienfaits !  Première divine surprise :

« Le 4 septembre, j'étais au Journal des Débats; cette fois c'était bien fini; la révolution tendait la main à l'invasion et complétait son œuvre. La plupart de ceux qui se trouvaient dans le bureau de rédaction étaient accablés.

Quelqu'un entra et dit : « C'est égal, nous voilà débarrassés des Bonaparte! ». Oui, débarrassés des Bonaparte, mais débarrassés aussi de l'Alsace, de la Lorraine, débarrassés de cinq milliards, de beaucoup de monuments de Paris que l'on a brûlés et de quelques honnêtes gens que l'on a massacrés. »

Une belle phrase sur la France :

« La France était comme ces hommes frappés de la foudre qui gardent l'apparence de la vie et tombent en poussière dès qu'on les touche ».

Après on cherche comme toujours des excuses (euro, Bruxelles, etc.) :

« La nation crie, pleure, se désespère, déclare qu'elle est innocente et que l'empire seul est coupable. La nation a tort; elle a eu ses destinées entre les mains, qu'en a-t-elle fait? Nous mourrons par hypertrophie d'ignorance et de présomption. »

Du Camp se met à rêver :

« La France a cherché les réformes politiques : néant; elle a cherché les réformes sociales : néant; mais les réformes morales qui seules peuvent la sauver, elle n'y pense même pas. Si j'étais le maître, je traiterais tout de suite, quitte à subir des conditions léonines, car l'issue de la guerre ne peut actuellement être douteuse, et plus nous prolongerons la lutte, plus les conditions seront dures; puis je ferais des lois draconiennes pour organiser le service militaire et l'enseignement, l'enseignement surtout, non seulement scientifique, mais moral. C'est la morale qui forge les caractères et ce sont les caractères qui font les nations. »

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Maxime du Camp comprend enfin :

On ne fera pas cela, sois en certain; on va expliquer au peuple français qu'il est le premier peuple du monde, qu'il a été trahi, qu'il a été livré, en un mot qu'il est indemne, et le peuple français continuera à croupir dans l'ignorance, à avoir le moins d'enfants possible, à boire de l'absinthe et à courir les donzelles. Nous mourrons, parce que nous sommes agités sans but et que la danse de Saint-Guy n'est pas le mouvement; nous n'avons pas d'hommes, parce que nous n'avons pas d'idées; nous n'avons pas de principes, parce que nous n'avons pas de mœurs. »

Dans mon livre sur Céline, j’ai évoqué le latin conifié par les mots. Idem ici :

« Nous sommes saturés de rhétorique; nous avons des façades de croyance, d'opinion, de dévouement; derrière il n'y a rien. Tout est faux, tout est théâtral, nous sommes des Latins; chez nous, comme pour le baron, tout est « pour paraître ». C'est la fin du monde. Il y a une phrase des Mémoires d’outre-tombe qui m'obsède et sonne en moi comme un glas funèbre :

« Il ne serait pas étonnant qu'un peuple âgé de quatorze siècles, qui a terminé cette longue carrière par une explosion de miracles, fût arrivé à son terme. »

Du Camp a une bonne idée qui eût pu éviter des déboires, et il prévoit même l’espace vital et sa conquête à venir :

« Au lieu de ces territoires, offrir nos colonies, en vertu de ce principe qu'il vaut mieux se faire couper les cheveux que de se laisser couper la tête. Malgré sa richesse, l'Allemagne étouffe, parce qu'elle n'a pas la vraie mer, qui est l'Océan; elle est insuffisante à consommer ses produits, qu'elle n'écoule que difficilement; elle est trop restreinte pour sa population, qui est forcée d'émigrer en Amérique. On peut donc la tenter sérieusement en lui proposant nos colonies des Antilles et nos stations dans l'Indochine. »

Évidemment il y a un risque avec… l’Angleterre !

« Si elle consent à cet échange (et je crois qu'on peut l'y amener), elle voudra devenir une puissance maritime de premier ordre et elle aura alors à s'entendre avec l'Angleterre. »

Du Camp dans ces lignes géniales prévoit donc la guerre Allemagne-Angleterre (voyez Preparata et quelques autres) et aussi la haine franco-allemande qui va dévaster l’Europe :

« Toute gentillesse, comme eût dit Montaigne, est perdue pour longtemps, un monde va commencer; on élèvera les enfants dans la haine des Prussiens ! »

La France commence à creuser sa tombe. Et quand elle touche le fond, elle creuse encore ! Du Camp :

« Rien de ce que Flaubert avait rêvé ne se réalisa, le quelque chose qui lui avait promis la victoire s'était trompé; de défaite en défaite on descendit jusqu'à l'endroit où la terre manque sous les pieds. »

La guerre de 1870 a tué la France, c’est mon sentiment. Après nous sommes en république, et la troisième république, ce n’est plus la nation ni la patrie. Elle tue net Mérimée et achève Théophile Gautier :

« La guerre, la révolution du 4 septembre, la Commune ont porté à Théophile Gautier un coup dont il a toujours souffert; il a traîné, ou plutôt il s'est traîné jusqu'à la tombe, languissant, enveloppé d'ombre, parlant peu et n'ayant plus guère que des regrets. »

Sources

Maxime du Camp, Souvenirs littéraires, II, p.348-sq (archive.org)

 

jeudi, 14 mars 2024

Louis-Ferdinand Céline et la malédiction du pacifisme

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Louis-Ferdinand Céline et la malédiction du pacifisme : ou pourquoi les vrais pacifistes se font toujours traiter de nazis et de collabos par les humanistes et autres défenseurs des droits

Nicolas Bonnal

On l’a vu avec Trump : les pacifistes sont toujours considérés comme des nazis. Celui qui veut l’humanité cuite au nucléaire (péril chinois, russe, arabo-iranien, nord-coréen, etc.) est le héros humanitaire et démocrate et nobélisable. C’est le Malhuret qui menace tout le monde « pétainiste-poutiniste » ou « wokiste-poutiniste » (et la croisade LGBTQ de Biden et Ursula-Macron alors ? Elle est wokiste la Russie ?) comme il menaçait hier les non-vaccinés.

Mais on ne la refera pas leur république. Elle aime s’envoyer en l’air sur les champs de bataille – et ce depuis le début.

C’est comme ça, on ne discutera pas. On nous fait le coup de Churchill à chaque fois, l’homme qui rasa gratis l’Allemagne, affama l’Inde et livra l’Europe à la Russie soviétique.

On rappelle ce que l’on peut dire sur cette histoire de Céline et du pacifisme.

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Dans le Voyage au bout de la nuit le mot n’apparaît pas.

Dans les pamphlets le mot apparaît et désigne Léon Blum et sa bande, mais ce sont eux bien sûr dit Céline qui veulent la guerre. A la fin de Bagatelles il se dit quand même plus pacifiste que Blum. Le partisan de la paix (Macron, Biden, Malhuret, Valls, BHL) veulent atomiser la Russie ou la repousser (on ne leur a pas encore dit que ce serait difficile ?) jusqu’au Kamtchatka mais c’est parce qu’ils sont pacifistes. En ordonnant à Sarkozy de détruire la Libye, BHL précisait qu’il le faisait parce qu’il détestait la guerre.

Toute ressemblance avec la novlangue, etc.

Après la guerre, Céline se désignera comme pacifiste. Mais les pacifistes sont alors les nazis, comme Charles Lindbergh et les partisans d’America First en Amérique (Hitchcock les accuse de nazis, les pacifistes ricains : voyez mon livre). John T. Flynn reprochera à Lindbergh sa bourde du 11 septembre (tiens, tiens, c’est le jour du honni discours de Des Moines !) lorsque Lindbergh accuse le gouvernement américain, les Anglais mais aussi les Juifs de pousser à la guerre. C’était la fin pour les pacifistes américains, et ils seraient nazifiés ad vitam. Depuis lors toutes les interventions militaires sont jugées favorablement et célébrées en Amérique. C’est le Truman (Harry) chaud qui commence !

Raser et bombarder le monde au nom de la lutte contre la barbarie.

Sinon on est nazi.

Evidemment on pourrait dire que l’on se paie de mots et qu’on n’ira pas loin. Céline encore :

« Si c’était par la force des mots on serait sûrement Rois du Monde. Personne pourrait nous surpasser question de gueule et d’assurance. Champions du monde en forfanterie, ahuris de publicité, de fatuité stupéfiante, Hercules aux jactances. Pour le solide: la Maginot ! le Répondant : le Génie de la Race ! Cocorico ! Cocorico ! Le vin flamboye ! On est pas saouls mais on est sûrs ! En file par quatre ! Et que ça recommence ! »

Céline se trahit le 6 août 1946 (premier anniversaire d’Hiroshima) dans une lettre :

« Si j’ai attaqué les juifs c’est que je les voyais provocateurs de guerre et que je croyais le national-socialisme pacifiste ! ».

C’est vrai que le national-socialisme en a déçu beaucoup après. S’il avait fini l’Angleterre au lieu de s’en prendre à la Russie… Le grand scénariste Dalton Trumbo était opposé à l’intervention contre l’Allemagne jusqu’au 22 juin 41. Il était communiste, et il croyait au pacte germano-soviétique.

Il dit aussi dans une autre lettre notre écrivain :

« Je n’ai jamais été nazi. Je suis un pacifiste et c’est tout. J’ai été antisémite par pacifisme. »

Cela suffit à diaboliser le pacifisme.

D’où les guerres à mort à venir contre la Chine ou la Russie etc.

Trump devra faire guerre ou il sera tué et remplacé : par amour de la paix.

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L’économiste-philosophe-historien-pacifiste juif libertarien Murray Rothbard (foto) souligne cette infamie avec le sourire. Mais c’est hélas somme ça. C’est parce qu’on adore la paix partout qu’on veut la guerre, la guerre universelle. Il faut faire un monde sûr pour la démocratie dit le couillon Wilson qui brise l’Europe et crée en 1918 le soviétisme et les conditions du nazisme. Mais rien ne les arrêtera. On le cite encore et toujours notre Ferdinand furioso :

« Une telle connerie dépasse l’homme. Une hébétude si fantastique démasque un instinct de mort, une pesanteur au charnier, une perversion mutilante que rien ne saurait expliquer sinon que les temps sont venus, que le Diable nous appréhende, que le Destin s’accomplit. »

Pacifisme donc : le mot n’est pas présent dans le Voyage. C’est quand il parle à Lola que notre pacifiste sans le savoir parle le mieux de son refus de la guerre. Il y a le refus de la guerre perso, charnelle, et le refus de la guerre totalitaire, globale (la Deuxième Guerre, la première est encore humaine, elle a encore des relents charnels franco-allemands, c’est celle d’Adenauer et de De Gaulle). Ici Céline parle de la première et il en est bouleversant parce qu’il dit honnêtement qu’il veut sauver sa peau et ne pas mourir pour rien, même s’il va en perdre l’amour de sa belle américaine (il aurait dû se taire peut-être ? Mais il n’a jamais su se taire ce fanfaron avec la Lola) :

« ce qu’il y a dedans… Je ne la déplore pas moi… Je ne me résigne pas moi… Je ne pleurniche pas dessus moi… Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu’elle contient, je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle. Seraient-ils neuf cent quatre-vingt-quinze millions et moi tout seul, c’est eux qui ont tort, Lola, et c’est moi qui ai raison, parce que je suis le seul à savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir. »

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Ce « Je ne veux plus mourir » est sublime. Mais il fallait dire peut-être à la belliciste yankee : je ne veux pas mourir comme ça ou pour ça (pour la république ou même Jeanne d’Arc car la Lola le bombarde avec Jeanne d’Arc et on utilise alors la figure de Jeanne pour vendre des bons du trésor-guerre en Amérique). Le jeu de la vérité en valait-il la chandelle ? Il n’est pas traité de nazi mais de lâche. Il insiste quand même avec un bon jeu de mots :

— Alors vivent les fous et les lâches ! Ou plutôt survivent les fous et les lâches ! Vous souvenez-vous d’un seul nom par exemple, Lola, d’un de ces soldats tués pendant la guerre de Cent Ans ?… Avez-vous jamais cherché à en connaître un seul de ces noms ?… Non, n’est-ce pas ?… Vous n’avez jamais cherché ? Ils vous sont aussi anonymes, indifférents et plus inconnus que le dernier atome de ce presse-papier devant nous, que votre crotte du matin…

La postérité c’est pour les asticots dira-t-il.

Puis dans un bel élan infinitif notre auteur assène (son prof prisonnier Princhard en fait, l’idole du début du Voyage) :

« Engraisser les sillons du laboureur anonyme c’est le véritable avenir du véritable soldat ! Ah ! camarade ! Ce monde n’est je vous l’assure qu’une immense entreprise à se foutre du monde ! Vous êtes jeune. Que ces minutes sagaces vous comptent pour des années ! »

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Mais finalement on lui laisse quand même le dernier mot parce que c’est Céline et parce qu’il a raison. La guerre démocratique, humanitaire ou pacifiste… la guerre pacifiste est un scandale éternel à l’horizon. Charles Beard l’a dit en Amérique que ce sera « la guerre perpétuelle pour une paix perpétuelle » :

« Les hommes qui ne veulent ni découdre, ni assassiner personne, les Pacifiques puants, qu’on s’en empare et qu’on les écartèle ! Et les trucide aussi de treize façons et bien fadées ! Qu’on leur arrache pour leur apprendre à vivre les tripes du corps d’abord, les yeux des orbites, et les années de leur sale vie baveuse ! »

Princhard conclut avec infinitifs, accumulation et gradation :

« Qu’on les fasse par légions et légions encore, crever, tourner en mirlitons, saigner, fumer dans les acides, et tout ça pour que la Patrie en devienne plus aimée, plus joyeuse et plus douce ! »

Ils vont faire la guerre à cette Russie (qui est trop molle depuis le début, je suis d’accord avec Craig Roberts, et aura donc enhardi tous les pacifistes démocrates et démocratiques et autres) et on aura les charniers remplis et puis niés, et on aura la Bombe, et on aura la chasse aux collabo-pacifistes.

On sait comment finit Jean Jaurès.

samedi, 09 mars 2024

"Les Sept Couleurs" de Robert Brasillach - Entre roman et conte de fée

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"Les Sept Couleurs" de Robert Brasillach

Entre roman et conte de fée

Par Frédéric Andreu

L'enfant rêveur évolue dans un monde double, les pieds sur terre et la tête dans les étoiles. Les personnes qu'ils croisent sur le chemin de l'école ressemblent parfois aux princes et princesses des légendes. Plusieurs temps se mêlent dans ses rêves. Dans mon cas, il m'arrivait de croire que ma mère et mon père n'étaient pas mes "vrais" parents. Jusqu'à six ou sept ans, je croyais vivre dans une sorte de décor de théâtre, où s'agitaient des acteurs plus ou moins conscients de l'être. Ce jeu de rôle entre réalité et fiction est sans doute l'un des phares éclairant le lecteur des "Sept Couleurs", chef d'oeuvre de Robert Brasillach.

Ce roman étonne déjà par le titre. En ouvrant le livre au hasard, on se demande quel arc-en-ciel va s'ouvrir ? Très vite, l'ouvrage étonne par cette délicatesse de style que l'on reconnait à Brasillach. En ouvrant ce roman rare, vous découvrirez, par les yeux de Patrice et Catherine - les personnages principaux du récit - les merveilles que peut offrir le Paris de 1926. Le Bois de Boulogne, le Musée Grévin, la Tour Eiffel... mais aussi, cette petite église Saint-Germain de Charonne. L'église y apparaît telle "une épave merveilleuse d'un ancien village". Suivie du village éponyme, du cimetière, des tombes qui le composent décrites avec tellement de bonheur d'expression. À l'intérieur du cadre spatial (quartier de Charonne, Est de Paris) et temporel (nous sommes en 1926), vous serez aussi et surtout les témoins amusés d'un incroyable impromptu féerique. Patrice, le jeune homme, et Catherine, la jeune fille, vont bras-dessus bras-dessous, accompagnés de bien curieux personnages... Au cours du récit,  nous apprenons que ce quartier, les trésors qu'il renferme, fut découvert par hasard un jour où - précise le narrateur - "Patrice s'était trompé d'autobus".

Patrice connaissait donc Charonne, mais ce lieu atypique au coeur de Paris, il voulait le faire découvrir à sa belle. Pour quelle raison ? Afin de visiter, ensemble, un cimetière beau comme un jardin, avec des tombes fleuries et d'autres pas. Mais peut être pas seulement pour cela.

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Patrice savait-il que son double enfantin le rencontrerait dans un cimetière ? Certainement pas. Cher lecteur, avant de vous révéler le pourquoi du comment sur cette rencontre pour le moins insolite, quelques mots descriptifs sur ce cimetière s'imposent : tout d'abord, son nom : Saint-Germain de Charonne. Le cimetière fait corps avec une église, partie liée avec un ancien village. Tous ces lieux ont gardé un peu de leur atmosphère d'antan. Il ne s'agit aucunement d'un lieu fictif ;  d'aucun peut visiter ce quartier Charonne, monter les marches de cette église en descendant à la station de métro éponyme.

Mais alors que les jeunes amis passe devant la tombe de Bègue (secrétaire de Robespierre), un étrange petit personnage fait son apparition. Amusant et espiègle. Le récit narratif bascule dans un autre temps. Je dirais que le métier à tisser narratif pivote soudainement du fil blanc du réalisme au fil rouge de la légende. Résultat, le "textus" change d'affectation. Le réalisme de la phrase A bascule soudainement à la fiction de la phrase B. En l'espace d'un blanc entre deux phrases, le monde bascule. Phrase A : le narrateur décrit une tombe du cimetière ; phrase B : un petit garçon apparaît, de six ou sept ans. Que fait-il au milieu du cimetière ? Il a un rendez-vous avec une jeune fille. Comment s'appelle-t-il? Patrice. Et la fillette qu'il attend, comment s'appelle-t-elle? Elle s'appelle Catherine, tout comme les protagonistes du roman ! Ce "double enfantin" de Patrice et Catherine, quel rôle joue-t-il dans la trame narrative ?

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Il joue le rôle de guide dans le Charonne à la fois réel et féérique du chapitre I. Quelques pages d'une rare beauté, caractéristique de la magie de l'auteur font dessiller nos yeux : les protagonistes ne se transforment ni en fées ou loups-garous, rien de spectaculaire, mais rencontrent leur double légendaire. Voulez vous savoir pourquoi cette partie est selon moi, un moment clé, non seulement du roman "les Sept Couleurs" mais de toute l'œuvre de Robert Brasillach ? C'est parce qu'on y perçoit, mieux qu'ailleurs dans l'oeuvre protéiforme de R.B., les modalités de sa pensée symbolique. Le réel rentre en contact avec le surréel de la légende. A titre de comparaison, nous pourrions dire que le spectre des couleurs visibles laissent apparaître l'infrarouge et l'ultraviolet, invisibles à l'œil nu. D'ailleurs, le roman ne se nomme t-il pas "les Sept Couleurs ? 

Mais comment s'articule, dans le texte, ce "double regard" ? Encore une fois : point de "grenouille transformée en prince", point de fée clochette à la sauce Walt Disney, l'art de  Brasillach consiste à faire co-exister le réalisme et le féerique, les couleurs visibles et invisibles du récit.

Deux "temps" coexistent dans un même récit. L'apport de Brasillach dans la littérature c'est, résumé en huit mots, cela : "la double postulation du réel et du merveilleux". Avant lui, le conte de fée, conservatoire du monde de l'enfance, se chargeait de nous dévoiler le merveilleux de l'existence ; le roman se chargeait de nous dire la société et ses travers. Brasillach innove en inventant un nouveau genre narratif situé "quelque part" entre le conte de fée et le roman. Il est donc, ni plus ni moins, le créateur d'un nouveau genre narratif.

Intrigué par le dialogue entre les personnages et leur "double enfantin", témoin de leur complicité, témoin aussi du déjeuner qu'ils partagent dans l'espace du cimetière, es-tu surpris, lecteur, par le dénouement final de la scène ? Les deux couples se séparent, certes, mais non sans invite à se revoir. "Quand vous reviendrez, vous n'aurez qu'a revenir ici" s'écrit le petit Patrice. Le curieux personnage les invite chez lui : "Regardez bien le numéro. Vous nous demanderez. S'il n'y a personne vous tirerez la bobine de la ficelle et vous entrerez" s'écrit le petit Patrice au seuil du départ.

La bobine de ficelle, ne rime-t-elle pas avec une sorte d'initiation secrète ? On rentre dans la maison du petit Patrice comme dans une cabane au fond des bois. Le petit homme explique comment entrer secrètement dans la maison, en passant la main par un trou situé dans l'huis... où un fil permet d'ouvrir la porte... simple jeu d'enfant, fil de bobine et aussi, fil métaphorique d'une trame narrative nouvelle. Non celle du roman, mais celle du conte merveilleux !

Vient ensuite l'heure des "au revoir". En terminant la partie intitulée "Les Doublures du Destin", par un "Au revoir Petit Chaperon Rouge !" le narrateur confirme ce que l'on pressentait tout au long du texte. Quelque chose d'extraordinaire se produit ; un personnage de conte de fée - le petit Chaperon Rouge – a fait irruption dans le roman de Brasillach, et nous ne le savions pas.

On remonte alors le cours du temps, et on se rend compte que tout un réseau d'indices et de pistes anticipait la rencontre. Par exemple, au début du chapitre II, Catherine compte ses frères et sœurs "sur ses doigts", comme le font les enfants. Combien a-t-elle de frères et de sœurs ? Sept, nombre clé du conte de fée. Un grand nombre de détails tend à avertir le lecteur : ce roman, est certes un roman réaliste, il raconte la visite de deux jeunes gens dans Paris, mais il contient aussi des éléments du registre merveilleux. À sa manière, Robert Brasillach nous fait éprouver l'existence de la pluralité des mondes. On pressent que l'extraordinaire n'est rien d'autre que l'ordinaire dévoilé. Pour se faire, son roman nous prévient : la trame de nos vies n'est pas composée de 50 % de réalisme et de 50 % de merveilleux, mais plutôt de 100 % de l'un et de 100 % de l'autre. Toute rencontre peut être merveilleuse si elle croise le destin de quelqu'un pour qui voir l'autre ne va pas de soi. Au cours de la partie intitulée "Les Doublures du destin", la description réaliste de la tombe de Bègue précède l'apparition du petit enfant. Le narrateur choisit l'ordinaire d'un contexte ( la description d'une tombe dans un cimetière est de cet ordre), pour mieux surligner l'extra-ordinaire irruption du petit Patrice.

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Ce roman fourmille d'autres exemples où l'ordinaire et l'extraordinaire co-existent et s'annoncent l'un l'autre. Une thèse entière suffirait à peine à en faire le tour ? Il y a aussi un autre moyen subtil de pallier à cette difficulté de recensement. Cet autre moyen, le voici : lisez simultanément la première et la dernière phrase de quelques chapitres, et voyez ce que cela donne. La première phrase des Doublures du destin est "Catherine ne connaissait pas Saint-Germain de Charonne ; la phrase finale est "Au revoir, petit Chaperon Rouge!". C'est justement à Catherine, héroïne du roman - et premier mot du chapitre - que le Petit Garçon s'adresse. Pourquoi ? Parce que n'étant jamais venu auparavant dans le quartier Charonne, elle pose sur lui un regard neuf.

Robert Brasillach n'a pas besoin de se perdre et de nous perdre dans le labyrinthe des concepts philosophiques. Nul besoin de composer une énième théorie de littérature comparée réservée à quelques spécialistes ; il laisse tout simplement parler ses personnages. Ce sont eux - et non lui - qui nous intiment l'extraordinaire de nos rencontres. Si nous gardons nos âmes légendaires, une rencontre peut bouleverser notre vie, blasonnant notre existence non pas de belles paroles, mais de paroles belles.

 

lundi, 26 février 2024

Parution du numéro 470 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 470 du Bulletin célinien

Sommaire :

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Le modèle de Mme Bérenge : Barbe Domis (1856-1935) 

Entretien avec Stéphane Zagdanski 

Bagatelles pour un massacre loué par un militant sioniste (1944) 

Divorce à Rennes 

De Céline à Beethoven 

Ramuz et Céline

Céline chez Paul Morand

Passionnant Journal de guerre de Paul Morand, surtout le premier tome où on le voit à Vichy, au cœur du pouvoir. Recruté au printemps 1942 au cabinet de Pierre Laval, il note tout ce qui se dit, notamment lors des déjeuners où il côtoie le président du Conseil revenu aux affaires après avoir connu un purgatoire politique de plus d’un an. Dans ce journal de 2.000 pages (!), il est peu question de Céline. On a confirmation de quelques éléments ; ainsi, c’est bien à la demande de Darlan (ministre de la Guerre) que Les Beaux draps furent interdits par Pucheu (ministre de l’Intérieur) en zone non occupée¹. Autre confirmation : la participation de Céline à un déjeuner chez les Morand, le 22 avril 1943 ², en compagnie de Benoist-Méchin, Louise de Vilmorin et Jünger. C’est lors de ce déjeuner que Céline confie avoir été invité à visiter Katyn, invitation qu’il déclinera. 
 

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Propos confirmé par Jünger dans son Journal.  Après la chute de Stalingrad et le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord, Céline sait que la partie est perdue : il assure alors à Morand qu’il restera en France avec pour conséquence que « les Soviets le feront tomber dans une fosse Katyn ».  Dans une lettre censurée par Je suis partout, il écrira : « La fosse de Katyn est plus vaste qu’on l’imagine – Je suis porté à croire qu’elle va jusqu’aux Tuileries. » Il sera à nouveau invité le mois suivant (5 mai), cette fois en compagnie de Josée Laval, Heller et Jardin, directeur de cabinet de Laval. C’est l’époque où Céline tient des propos hallucinés. Morand les rapporte dans son journal : « Sa thèse est qu’Hitler est “l’hystérique de service”, manœuvré par les trusts, lesquels sont d’accord avec Londres et Washington, que tout cela c’est faire le jeu des Soviets, que Laval s’en ira, et nous tous avec. » 
 
Alors que Céline vomissait le régime de Vichy et n’avait que sarcasmes à l’égard de Laval,  Morand, légaliste et admiratif, lui resta fidèle jusqu’au bout. « C’était un homme très bon, très juste, détestant la guerre, la ruine, le meurtre, le sang, la violence. », écrit-il à l’automne 1945. On sait que l’approchant à Sigmaringen, Céline révisa son jugement. Morand et Céline avaient, en revanche, les mêmes vues sur ce qu’il aurait fallu faire et surtout ne pas faire. Morand : « Je considère qu’il ne fallait pas déclarer la guerre à l’Allemagne, mais attendre. De mes voyages, j’étais revenu persuadé que, même en cas de victoire, la France sortirait d’une guerre puissance de deuxième ordre et qu’il fallait à tout prix maintenir le plus longtemps possible la fiction France puissance de premier ordre, grâce à la paix. » Comme en écho, Céline dira : « Nous avions le prestige d’avoir gagné 14-18. Il fallait conserver ce prestige à toute force, n’importe comment, ne pas le mettre en péril, ne pas le mettre sur la table. » S’ils se sont l’un et l’autre retrouvés en piètre situation après la défaite, ils gagneront la partie en littérature. La seule qui compte pour des écrivains.

• Paul MORAND, Journal de guerre, I (Londres – Paris – Vichy, 1939-1943) & Journal de guerre, II (Roumanie – France – Suisse, 1943-1945), Gallimard, coll. “Les cahiers de la nrf”), 2 vol. de 1028 et 1042 p. Édition établie, présentée et annotée par Bénédicte Vergez-Chaignon (27 & 35 €)

  1. (1) Les autorités allemandes désapprouvèrent cette interdiction.
  2. (2) Et non le 23 comme indiqué ici et là : dans son journal, Paul Morand relate le déjeuner ce jour mais, dans son agenda, sa femme, Hélène Morand, le note la veille, tout comme Jünger. C’est au cours de ce déjeuner que Céline fait part de ses craintes à son hôte : « J’aimerais pouvoir prendre mes dispositions car je serai dans les cinq ou six premiers. Vous n’êtes que dans la première centaine. »