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vendredi, 19 juillet 2024

Bernanos et la "masse disponible" des temps totalitaires

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Bernanos et la "masse disponible" des temps totalitaires

Nicolas Bonnal

« Leur soumission au progrès n'a d'égale que leur soumission à l’Etat… »

Bernanos avait rêvé au début, juste après la Libération, et ça donne la France contre les robots, livre qui doit être oublié – même par les ignares et les distraits - car il est dépassé un an ou deux après. Le grand esprit déchante vite (« votre place est parmi nous ! » lui chantait de Gaulle qui part vite aussi) et cela donne ensuite les prodigieuses conférences de « La Liberté, pour quoi faire ? », où le grand esprit pragmatique et non visionnaire remet tout le monde à sa place : la démocratie vaut les dictatures et le christianisme est crevé, surtout celui qui veut se moderniser. On relira mon texte fondamental (je pèse mes mots, car on est en enfer, on y est vraiment) sur Bruckberger qui va plus loin que Bernanos quand il découvre que l’Inquisition est la source et le prototype des méthodes totalitaires modernes.

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Robert Steuckers m’a appris que j’étais publiquement insulté par certains pour citer Bernanos. C’est un immense plaisir et un intense hommage. Je vais citer au maximum sans commenter, en remerciant encore ma Tetyana qui m’a tout scanné ; on commence par « cette masse affreusement disponible » qui vote pour l’Europe, pour Macron-antifasciste-républicain-humaniste, pour la guerre, pour le vaccin, pour l’Europe, pour l’Otan, pour le mondialisme, pour le Grand Reset, pour le totalitarisme informatique, pour tout.

Or cette masse bascule de Pétain à de Gaulle comme cela, par mouvement mécanique, par mouvement de balancier :

« Il y a des millions et des millions d'hommes dans le monde qui n'ont pas attendu notre permission pour soupçonner que la France de 1940- formée d'une majorité de gaullistes et d'une poignée de pétainistes - ne forme réellement qu'UNE SEULE MASSE AFFREUSEMENT DISPONIBLE, dont l'événement de Munich avait déjà permis de mesurer le volume et le poids, qui s'est retrouvée presque tout entière à l'Armistice pour rouler dans le pétainisme par le seul effet de la pesanteur, jusqu'à ce que l'invasion de l'Afrique du Nord, rompant l'équilibre, l'ait fait choir sur l’autre pente… La masse française, cette masse électorale suicidaire, cherche aujourd'hui à tâtons un autre fait irréparable… Au terme de notre évolution, il ne subsistera de l’Etat qu’une police, une police pour le contrôle, la surveillance, l’exploitation et l’extermination du citoyen (la liberté pour quoi faire ?). »

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Et d’ajouter :

« Il y a des millions et des millions d'hommes dans le monde qui n'ignorent plus que la Résistance ayant été l’œuvre d'une poignée de citoyens résolus, qui électoralement ne pouvaient pas compter pour grand-chose, il était fatal que la réorganisation de la Démocratie parlementaire réduisît la Résistance à rien. »

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On connait mon admiration pour Stefan Zweig, citoyen du monde et apatride comme moi (les patries ayant toutes été exterminées par l’américanisme il ne reste qu’à se trouver un hôtel – et un bon), qui écrit sur cette masse affreusement disponible dans son inoubliable Monde d’hier : « la masse roule toujours immédiatement du côté où se trouve le centre de gravité de la puissance du moment ». Monde d’hier, Livre de Poche, p. 469 pour les curieux. On ajoute pour les gourmets : « Ceux qui criaient aujourd’hui « Heil Schuschnigg ! » hurleraient demain « Heil Hitler ! ». C’est la page suivante…

Heil Biden ! Heil Davos ! Heil Ursula ! Heil climat !...

On connaît le nombre exorbitant (mais toujours insuffisant) d’homosexuels dans nos élites françaises, européennes et mondialistes. Zweig ajoute cette note page 365 : 

« Déjà les sociétés secrètes fort mêlées d’homosexuels étaient plus puissantes que ne le soupçonnaient les chefs de la république… ».

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On relira mes textes sur Zweig et sur les eunuques de Balasz qui dans la Chine ancienne drivaient déjà une économie et une société totalitaires (on ne pouvait ni marcher ni se vêtir comme on voulait, comme au temps du Covid et du changement climatique…). Voir La bureaucratie céleste, Tel, Gallimard, pp. 36-37, 73-75., où Balasz décrit des guerres d’extermination eunuques de proportions… bibliques. La brave Chine des Brics est le modèle de Fink et de Davos.

Bernanos n’aime pas qu’on le dise pessimiste (le terme est insultant, c’est vrai) ; mais voici ce qu’il écrit sur l’optimiste :

« L'optimisme est un ersatz de l'espérance, dont la propagande officielle se réserve le monopole. Il approuve tout, il subit tout, il croit tout, c'est par excellence la vertu du contribuable. Lorsque le fisc l’a dépouillé même de sa chemise, le contribuable optimiste s'abonne à une revue nudiste et déclare qu’il se promène ainsi par hygiène, qu'il ne s'est jamais mieux porté. »

Sur le pessimisme :

« Le mot de pessimisme n'a pas plus de sens à mes yeux que le mot d'optimisme, qu'on lui oppose généralement. »

Le problème, le vrai problème c’est la dévaluation du matériel humain ; et là Bernanos surprend avec des arguments… en or massif (Zweig en parle aussi au début de ses mémoires) :

« Les événements n'ont pas plus de volume qu'avant, ce sont les hommes qui sont dévalués. La dévaluation de l’homme est un phénomène comparable à celui de la monnaie. N'attendez pourtant pas que les dévalués conviennent de leur dévaluation! Si le billet de mille francs pouvait parler, il dirait que le bifteck est devenu aussi précieux que l'or, il n'oserait jamais avouer que c'est lui qui ne vaut plus que cent sous. Ainsi les hommes dévalués préfèrent se venger sur l'histoire de leur dévaluation. Ils sont de plus en plus enclins à nier l’histoire, à ne voir en elle que l'ensemble des fatalités historiques... »

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La fin de l’étalon-or a signifié pendant la guerre la tuerie interminable : le citoyen ne valait plus rien et l’Etat pouvait imprimer et exterminer tout ce qu’il voulait.

La fin des hommes c’est la Révolution Française, et la conscription par la Convention :

« En décrétant la conscription obligatoire, la Convention nationale a trahi la civilisation et fondé le monde totalitaire. Dès qu'il suffit d'un décret pour que tous les citoyens appartiennent à l'Etat, pourquoi ne lui appartiendraient-ils pas toujours, de la naissance à la mort ? ».

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Le problème c’est qu’il en est tout content le citoyen : comme dit Tocqueville : il faut enlever et la peine de vivre et le trouble de penser ! C’était déjà fait longtemps avant la télé, notez. L’imprimerie, toujours…

Le combat contre l’homme et la liberté est le même partout, derrière les slogans (« tu es à la solde de Wall Street et du mikado ! ») :

« Tout homme qui pense a compris que l’Amérique et la Russie s'opposent plus économiquement qu'idéologiquement, une nation de trusts est toujours menacée de devenir brusquement totalitaire. La Russie s’emploie de plus en plus à créer un type d'ouvrier à grand rendement aussi semblable que possible à l'ouvrier… »

Les extrêmes (d’ailleurs jamais si éloignés que cela, on l’a vu au moment de notre « pandémie ») ont vite fait de se rejoindre :

« Car ce monde n'est pas nouveau. Capitaliste ou marxiste, libéral ou totalitaire, il n'a cessé d'évoluer vers la centralisation et la dictature. Le régime des trusts ne saurait nullement s'opposer au collectivisme d'Etat, puisqu'il n'est qu'une phase de l'évolution que je dénonce. »

On se demande si Bernanos aurait fini libertarien (Chesterton était considéré comme un chrétien-libertarien, mais vous imaginez un parti ?) : no state, no war, no taxes, comme disent nos amis de lewrockwell.com. Trop simple ou trop évident ?

La course au gigantisme :

« Les trusts ont concentré peu à peu la richesse et la puissance autrefois réparties entre un très grand nombre d'entreprises, pour que l'Etat moderne, le moment venu, distendant sa gueule énorme, puisse tout engloutir d'un seul coup, devenant ainsi le Trust des Trusts, le Trust-Roi, le Trust-Dieu... Non, ce monde n'est pas nouveau. »

Répétons qu’on est en enfer :

« Qui peut croire ce monde digne d'amour? A quoi bon aimer ce qui s'est voué soi-même à la haine ? Dieu n'y réussit même pas, il se résigne à laisser subsister l'enfer. Le Fils de Dieu est mort et on pourrait dire que l'enfer survit au Fils de Dieu. Oh! vous pouvez parfaite trouver scandaleux de m'entendre comparer le monde moderne à l'enfer. Mais c'est là une impression que n'ont pu manquer d'avoir les habitants de Nagasaki, à moins que le temps hélas ! ne leur ait fait défaut pour cela. »

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Car le lendemain de la guerre, rebelote avec déjà le plan Monnet :

« La France a des raisons de ne pas s'enthousiasmer pour le plan Monnet! On lui demande de construire des machines, encore plus de machines, de se sauver par la machinerie. Elle ne croit plus à la multiplication indéfinie des machines… »

Pierre Gille (d’ailleurs écarté depuis) remarque dans son excellente préface :

« Bernanos attendait de la Libération de la France une insurrection des forces de l’esprit… Et que voit-il, ce même monde recommencé comme si rien ne s’était passé… ».

C’est qu’il a ses adeptes ce monde religieusement adoré de l’américanisme. Céline parle dans des pages immortelles des Français parfaitement enthousiastes, Bernanos des amateurs de radiations (elles les rendent radieux !) :

« Supposez que demain - puisque nous sommes dans les suppositions, restons-y - les radiations émises sur tous les points du globe par les usines de désintégration modifient assez profondément leur équilibre vital et les sécrétions de leurs glandes pour en faire des monstres, ils s'arrangeront très bien de leur condition de monstres, ils se résigneront à naître bossus, tordus, ou couverts d'un poil épais comme les cochons de Bikini, en se disant une fois de plus qu'on ne s'oppose pas au progrès. Le mot de progrès sera le dernier qui s'échappera de leurs lèvres à la minute où la planète volera en éclats dans l'espace. »

Et dans ce monde, comme au moment du refus du vaccin nocif et inutile l’homme libre sera le monstre à abattre:

« La menace qui pèse sur le monde est celle d'une organisation totalitaire et concentrationnaire universelle qui ferait, tôt ou tard, sous un nom ou sous un autre, qu'importe ! de l'homme libre une espèce de monstre réputé dangereux pour la collectivité tout entière, et dont l’existence dans la société future serait aussi insolite que la présence actuelle d'un mammouth sur les bords du lac Léman. Ne croyez pas qu'en parlant ainsi je fasse seulement allusion au communisme. Le communisme disparaîtrait demain, comme a disparu l'hitlérisme, que le monde moderne n'en poursuivrait pas moins son évolution vers ce régime de dirigisme universel auquel semblent aspirer les démocraties elles-mêmes. »

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En 45, Hitler a gagné la guerre (voyez l’amusant livre homonyme de Graziano). Schwab et Ursula y mettront bon ordre :

« Il est clair qu'il reste partout des foyers d'infection totalitaire dans le monde. Le totalitarisme a été battu grâce à ses propres méthodes, par des méthodes totalitaires… Les dictatures ont été les symptômes d'un mal universel, dont souffre toute l'humanité. La civilisation des machines a considérablement amoindri dans l’homme le sens de la liberté. Les disciplines imposées par la technique ont peu à peu sinon ruiné, du moins considérablement affaibli les réflexes de défense de l’individu contre la collectivité. »

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On sait que tout passe par le contrôle de l’Etat, surtout aux USA, pays du simulacre libéral, et ce depuis Wilson et Roosevelt et leurs guerres totalitaires contre l’Allemagne:

« La plupart des démocraties, à commencer par la nôtre, exercent une véritable dictature économique. Elles sont de véritables dictatures économiques. La dictature économique survit presque partout aux nécessités de la guerre, par lesquelles on prétendait la justifier. Il serait difficile de nier que le cadre de l'activité économique… »

Ensuite Bernanos se rapproche du banc des accusés (ben oui…) :

« On voudrait nous faire croire que l'Etat nazi fut une sorte de monstre imprévu, imprévisible, un phénomène absolument fortuit, une espèce de chose tombée de la lune. Mais cet État hitlérien ne différait pas spécifiquement de certains Etats modernes prétendus démocratiques, en voie d'évolution vers la forme totalitaire et concentrationnaire. Démocratique ou non, l'Etat moderne a économiquement tous les droits. »

Je le disais libertarien ? Voyez là :

« Lorsqu'un État prétend disposer, en certains cas, de 83 % du revenu du citoyen, contre la promesse, d'ailleurs toujours révocable, de lui garantir ce qui lui reste, on a bien le droit de se demander où s'arrêteront ses prétentions. Qui dispose des biens finit toujours par disposer un jour des personnes. »

Confiscation de l’épargne, du corps (soumis à la tyrannie vaccinale, voyez Kennedy), des maisons, de la liberté de se déplacer, demandez le programme !

A la fin on comprend que l’Etat et les partis (presque tous libéraux ou socialos) qui le contrôlent ne rêvent que d’une chose: la grande et belle extermination du citoyen-électeur distrait.

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« Et cette bureaucratie, chez les plus atteints, se décomposait elle-même jusqu'à la forme la plus dégradée de la bureaucratie, qui est la bureaucratie policière. Au terme de cette évolution, il ne subsiste de l'État qu'une police, une police pour le contrôle, surveillance, l'exploitation et l'extermination du citoyen. »

Dans ce désastre il ne faut rien attendre des chrétiens (pour ceux qui auraient encore des doutes) ; ici aussi le matériel humain a été dégradé, édulcoré ou autre:

« Des chrétiens sans cervelles, de pauvres prêtres sans conscience, épouvantés à l'idée qu'on va les traiter de réactionnaires, vous invitent à christianiser un monde qui s'organise délibérément, ouvertement, avec toutes ses ressources, pour se passer du Christ, pour instaurer une justice sans Christ, une justice sans amour, -la même au nom de laquelle l’Amour fut fouetté de verges et mis en croix. »

Pour terminer une magnifique remarque : on dégénère en s’endurcissant.

« Le drame de l'Europe, le voilà. Ce n'est pas l'esprit européen qui s'affaiblit ou s'obscurcit depuis cinquante ans et plus, c'est l'homme européen qui se dégrade, c'est l’humanité européenne qui dégénère. Elle dégénère en s'endurcissant. Elle risque de s'endurcir au point d'être capable de résister à n'importe quelle expérience des techniques d'asservissement, c'est-à-dire non pas seulement de les subir, mais de s'y conformer sans dommage. »

Allez, cessons de déprimer : on a eu l’euro-foot, on a les JO et un gouvernement technocrate ; on a évité le fascisme et on va pouvoir construire une Europe plus juste, plus verte et encore plus remplacée. Ensuite on déclarera la guerre à Trump et (encore plus) à la Russie.

Sources:

https://www.amazon.fr/libert%C3%A9-pour-quoi-faire/dp/207...

https://strategika.fr/2020/09/08/observations-sur-le-deve...

https://strategika.fr/2021/06/12/a-la-lumiere-du-covid-st...

https://www.amazon.fr/grands-auteurs-traditionnels-Contre...

https://www.amazon.fr/Bureaucratie-c%C3%A9leste-Recherche...

https://www.dedefensa.org/article/bruckberger-et-labdicat...

https://www.dedefensa.org/article/stefan-zweig-contre-lam...

jeudi, 27 juin 2024

Parution du numéro 474 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 474 du Bulletin célinien

2024-06-BC-Cover.jpgSommaire:

Un Céline méconnu

Pour saluer Bernard Pivot

Écrire contre Céline

Montaigne dans Voyage au bout de la nuit.

Sollers / Céline

Le monde littéraire est féroce. Le perspicace Jérôme Dupuis a rappelé que pendant des années Philippe Sollers (1936-2023) s’est targué d’avoir été l’un des grands artisans de la réhabilitation de l’auteur de Voyage au bout de la nuit ¹. Voire… Il y a quinze ans est sorti un recueil de tous les textes qu’il a consacrés à Céline depuis le début de sa carrière. Après un bref texte paru en 1963 dans le légendaire Cahier de l’Herne, il faut attendre… 1991 pour lire un nouveau texte de lui sur le sujet. Or, précise malignement Dupuis, la grande période de traversée du désert, ce furent les années 60, 70 et 80, où Sollers jugeait plus urgent de célébrer Lacan, Mao ou Casanova. Semblant devancer cette critique, Sollers concède, dans ce recueil, que « [sa] lecture de Céline aura été permanente, avec des hauts et des bas, en fonction de ce vers quoi [l’]entraînaient [sa] curiosité et [ses] passions du moment. »² Si Sollers n’a effectivement rien écrit sur le sujet durant ces années, il ne manqua pas de défendre l’écrivain à chaque fois qu’il fut sollicité. Ce fut notamment le cas en 1965 lorsque Le Nouvel Observateur lança une enquête sur Céline.

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Sollers s’y exprimait aux côtés d’Aragon, Vailland, Nadeau, Barthes, Butor et d’autres : « Les livres qui m’intéressent sont les derniers qu’il ait écrits. Les plus importants sur le plan de la technique (…). Les points de suspension, cette confluence permanente entre la parole et l’écriture, tout cela est très moderne. » Ou en 1976 dans l’émission “Une légende, une vie” diffusée sur la deuxième chaîne de la télévision française. Je me souviens aussi de sa défense de l’écrivain, plus tardive, face à un hâbleur qui avait commis un consternant factum contre Céline. Souvenir moins plaisant :  dans sa revue Tel quel, au mitan des années soixante, il lâcha les chiens sur Dominique de Roux, pourtant auteur d’un livre inspiré sur le natif de Courbevoie³.

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Dix ans plus tard, Marc Hanrez, ami de l’un et de l’autre, fut sur le point de les réconcilier. La mort prématurée du fondateur de L’Herne empêcha cette rencontre. C’était l’époque où Sollers avait pris ses distances  avec ce  qu’il appelait ses « engagements extrémistes ». Comme on sait, ils trouvèrent leur acmé avec ce maoïsme aussi échevelé que fol. Sans doute serait-il malvenu à un admirateur de Céline de tancer ce genre de dérive. Lorsqu’on lui rappelait ses textes délirants sur Mao, il s’en sortait par une pirouette en disant qu’il s’agissait de « poèmes » (!).

Quant au racisme célinien, il le qualifiait de « biologisme » en totale contradiction avec le génie de l’écrivain. Et d’ajouter que, pour le maoïste qu’il était, « il y avait beaucoup de Chine dans Rigodon ». Si pendant trois décennies Sollers ne l’a guère défendu,  c’est sans doute parce qu’il ne voulait pas être associé à  cette droite qui défendait Céline mordicus alors même que lui s’activait à l’extrême gauche. Le temps où Libération lui consacrera un supplément d’une douzaine de pages n’était pas encore venu4. Aujourd’hui l’écrivain est indéboulonnable et il est incontestable que Sollers fut l’un de ses exégètes les plus sagaces.

• Ouvrage collectif, Hommage à Philippe Sollers, Gallimard, 2023 (12 €).

Signalons la création d’un groupe sur facebook, « La Closerie de Sollers », fondé par Yannick Gomez.

  1. (1) « Entretien avec Jérôme Dupuis », Histoires littéraires, vol. XII, n° 46, avril-mai-juin 2011, pp. [13]-25.
  2. (2) Philippe Sollers, Céline, Écriture, 2009.
  3. (3) Jean-Louis Baudry, « Céline, véhicule à de Roux », Tel quel, n° 28, hiver 1967, pp. 88-89.
  4. (4) Spécial Céline, supplément de Libération, n° 1379, 25 octobre 1985.

mercredi, 26 juin 2024

Bons à rien et prêts à tout: voici les modérés (qui ne sont pas les conservateurs)

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Bons à rien et prêts à tout: voici les modérés (qui ne sont pas les conservateurs)

Gennaro Malgieri

Source: https://electomagazine.it/buoni-a-nulla-e-disposti-a-tutto-ecco-i-moderati-che-non-sono-i-conservatori/

Nous sommes assiégés par les "modérés". Réels ou supposés. Mais indéfinissables dans l'absolu. Chacun se définit à sa manière et décline cette catégorie intangible comme il l'entend. C'est aussi une façon d'être "modéré": ne pas avoir de caractère établi et reconnu. Et au final, il n'est pas irréaliste de penser que les "modérés" sont les femelles de la politique: ils souhaitent être soumis à une violence agréable. "L'idée d'être sauvées par un adversaire est toujours dans leur cœur".

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Ainsi s'exprimait Abel Bonnard (1883-1960), universitaire, poète, romancier, essayiste et homme politique français qui publia en 1936 Les modérés, livre publié en Italie en 1967 par l'éditeur Volpe et ensuite oublié. Pourtant, à sa sortie, il suscita curiosité et discussion: pour la première fois, il diagnostiquait un "symptôme" (pour ne pas dire un "mal") du siècle qui allait se répandre surtout dans l'après-guerre dans toute l'Europe et en particulier dans les pays les plus fragiles, comme l'Italie, où elle allait connaître les fastes du pouvoir incarné par des partis politiques qui, comme l'écrit Stenio Solinas dans la brillante préface de la nouvelle édition italienne des Modérés (Oaks editrice, pp.178, 14,00 €), se sont référés à la catégorie des "modérés" pour représenter "cette bourgeoisie moyenne qui espère la révolution parce qu'elle n'ose plus croire à la conservation".

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Abel Bonnard.

Telle est la donnée culturellement et anthropologiquement décisive qui caractérise le modérantisme: son aversion pour le conservatisme, auquel il a aussi été assimilé à tort par les habituels benêts qui manipulent les idées comme s'il s'agissait d'eau et de farine, sans même imaginer que pour faire fructifier des éléments essentiels et primaires, il faut les faire lever.

Et les conservateurs ont été et sont le levain des sociétés ordonnées: quand on croit pouvoir s'en passer, voici que le modérantisme se substitue à eux et devient l'avocat d'une sauvagerie politique qui n'a rien à voir avec la tendance naturelle à soutenir l'organicité communautaire et, par conséquent, une agrégation civile et cohésive. Solinas note d'ailleurs que le "conservatisme impossible" en Italie provient précisément de l'incompréhension du fait que les modérés ne s'identifient pas aux conservateurs. Pour en venir à aujourd'hui, Solinas observe que "les modérés de Berlusconi se définissent comme des réformateurs et accusent la gauche de conservatisme, et les modérés de l'Ulivo puis du PDD se définissent comme tels contre l'extrémisme de leurs adversaires... Et, en somme, les conservateurs sont toujours les autres".

Mais alors, qui sont les modérés? Abel Bonnard les voit constitués en parti, un parti imaginaire ou idéal si l'on veut, "semblable à une ampoule d'eau pure, dans laquelle le profane ne voit qu'un objet insignifiant, mais où le devin intentionné voit mille scènes du passé et de l'avenir".

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Lors des campagnes électorales, se souvient Bonnard, parmi les maisons fouettées des petites villes, les affiches des candidats modérés étaient celles qui entraient le moins en conflit avec l'environnement, la douceur du contexte : "Tous les mots ronflants y apparaissaient, mais comme des cadavres jetés sur une pierre tombale ; aucun ne conservait sa propre vertu. On y parlait d'ordre, sans jamais indiquer de principes ni de conditions ; de progrès, avec une volonté évidente de ne pas bouger ; de liberté, mais pour éviter toute discipline ; le seul mot de patrie impliquait des obligations acceptées avec sincérité et parfois même avec courage". Et au Parlement ? "Les modérés, se souvient Bonnard, apparaissaient comme un ramassis d'indécis, et leurs têtes tournaient au vent des discours, comme des girouettes au sommet des cheminées, obéissant à tous les zéphyrs. Ils semblaient toujours avides d'un malentendu qui leur permettrait de rattraper leurs adversaires. A la moindre phrase d'un ministre, qui ne les traitait pas trop dédaigneusement, ils l'applaudissaient avec enthousiasme. Si, par contre, l'un d'entre eux parlait en leur nom avec une certaine vigueur, ils se détournaient rapidement de lui, l'abandonnaient par leur silence, avant de l'abandonner à l'ennemi avec les "lignes de couloir".

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L'attitude des modérés n'a pas beaucoup changé depuis 1936. Il faut avoir siégé au parlement au cours des dernières décennies pour confirmer l'expérience de Bonnard. Le portrait semble sortir de la plume d'un chroniqueur contemporain. Sans parler de l'esquisse morale dont l'écrivain français n'imaginait même pas qu'elle aurait pu traverser les époques et s'adapter au nouveau siècle où le modérantisme, loin de ne représenter rien de politiquement pertinent, est en réalité l'absence de sentiment politique auquel certains se raccrochent pour justifier leur présence dans la vie.

Bons à rien mais prêts à tout, les modérés que l'on voit pulluler dans les palais du pouvoir ont toujours l'air d'être sur le point de dire quelque chose de fondamental, d'incontournable, d'inévitablement intelligent. Ils sont devenus, sans le vouloir probablement, la colonne vertébrale du système politique qui, dans ses différentes composantes, est désormais modéré par habitude.

Regardez-les bien, ce sont des extrémistes prêts à tout et qui n'ont rien à voir avec la modération: "elle, dit Bonnard, est aux antipodes de ce qu'ils sont... la vraie modération est l'attribut du pouvoir : il faut y reconnaître la plus haute vertu de la politique". Elle marque le moment solennel où la force devient capable de scrupules et se tempère selon la conception de l'ensemble dans lequel elle intervient". On peut dire que ces mots sont sortis de la bouche d'Edmund Burke dans l'un de ses célèbres discours au Parlement de Dublin. Ce sont celles d'un universitaire modéré qui ne pensait pas offrir, il y a quatre-vingts ans, avec son traité politico-moral, des conseils pour reconnaître un type humain qui, hélas, sévit dans la vie publique, inondant malheureusement jusqu'à nos vies privées.

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Pour tempérer ce malheur, il ne serait peut-être pas inutile de relire - puisque tout le monde est essentiellement "modéré" - l'essai en or de Simone Weil, Contro i partiti (Piano B edizioni, pp.125, €12.00), qui vient d'être réédité, dans lequel la grande essayiste française qui eut une vie brève (1909-1943) et à la pensée longue et intense, analyse impitoyablement l'inadéquation des partis et leur tendance intrinsèque au conformisme pour conclure que "le parti ne pense pas", mais crée des consensus et des passions collectives. Rédigé quelques mois avant sa mort, Weil aurait ajouté, si elle avait eu le temps de voir comment ils se réorganisaient après la guerre, que les partis sont aussi des vecteurs de corruption ; pas toujours et pas tous, bien sûr. Leur tendance à s'immiscer dans l'administration publique, cependant, n'oublions pas qu'elle a été prévue et dénoncée par Marco Minghetti dans la seconde moitié du XIXe siècle, alors que le processus du Risorgimento était en train de s'achever politiquement.

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Weil affirme que le problème politique le plus urgent auquel sont confrontés les partis est double: comment offrir au peuple la possibilité d'exprimer une opinion sur les grandes questions collectives d'une part, et d'autre part, comment éviter que ce même peuple, une fois interrogé, ne soit imprégné et donc conditionné par une quelconque passion collective. Une réflexion très actuelle. Il suffit de lire les considérations sur le besoin de démocratie directe soulevé en France par l'écrivain Michel Houllebecq. L'élimination de la médiation des partis pourrait-elle favoriser le besoin exprimé par Simone Weil (et plus tôt encore en Italie par Giuseppe Rensi, pour ne citer qu'un intellectuel qui a posé très tôt le problème de la démocratie, en notant toutes les apories liées à la production du consensus) ? La réponse n'est pas simple. Mais que les partis traversent (comme le supposait l'écrivain français) une phase de crise profonde est incontestable.

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Certes, un parti est une machine à fabriquer de la passion collective ; c'est une organisation construite de manière à exercer une pression sur la pensée de chacun ; son but exclusif est sa propre croissance, "sans aucune limite". Et alors ?

Weil n'indique pas d'issue. Mais elle offre une plate-forme sur laquelle articuler une nouvelle pensée politique qui dépasse la médiation des partis. Méfions-nous de ceux qui rejettent tout avec l'anathème du "populisme". Cette lecture autorise également les pages de Weil. Elle conclut, non sans raison, que presque partout "l'opération de prise de parti, de prise de position pour ou contre, a remplacé l'obligation de penser. Cette lèpre a pris racine dans les milieux politiques et s'est étendue à la quasi-totalité du pays".

Comment en finir avec cette lèpre ? Qui sait, peut-être en battant en brèche le tabou du "modérantisme" qui, comme une subtile tentation totalitaire, voudrait que tous les partis s'alignent sur la pensée unique. A bien y regarder, Abel Bonnard et Simone Weil n'étaient pas si éloignés que leurs histoires le laissent entendre.

jeudi, 20 juin 2024

Maupassant et la politique moderne

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Maupassant et la politique moderne

Nicolas Bonnal

C’est dans Les Dimanches d’un Bourgeois, bref roman au ton Audiard. Déjà, nous dit le maître, il faut être fou pour aller voter (cf. Mirbeau à la même époque ou Bloy) :

9782072839986_1_75.jpg« En effet, livrer des millions d’hommes, des intelligences d’élite, des savants, des génies même, au caprice, au bon vouloir d’un être qui, dans un moment de gaieté, de folie, d’ivresse ou d’amour, n’hésitera pas à tout sacrifier pour sa fantaisie exaltée, dépensera l’opulence du pays péniblement amassée par tous, fera hacher des milliers d’hommes sur les champs de bataille, etc., etc., me paraît être, à moi, simple raisonneur, une monstrueuse aberration. Mais en admettant que le pays doive se gouverner lui-même, exclure sous un prétexte toujours discutable une partie des citoyens de l’administration des affaires est une injustice si flagrante, qu’il me semble inutile de la discuter davantage. »

Un des personnages (ce sont tous des fonctionnaires) de Maupassant se déclare anarchiste :

« Autrefois, quand on ne pouvait exercer aucune profession, on se faisait photographe ; aujourd’hui on se fait député. Un pouvoir ainsi composé sera toujours lamentablement incapable ; mais incapable de faire du mal autant qu’incapable de faire du bien. Un tyran, au contraire, s’il est bête, peut faire beaucoup de mal et, s’il se rencontre intelligent (ce qui est infiniment rare), beaucoup de bien.

Entre ces formes de gouvernement, je ne me prononce pas ; et je me déclare anarchiste, c’est-à-dire partisan du pouvoir le plus effacé, le plus insensible, le plus libéral au grand sens du mot, et révolutionnaire en même temps, c’est-à-dire l’ennemi éternel de ce même pouvoir, qui ne peut-être, de toute façon, qu’absolument défectueux. »

Puis Maupassant se moque de nos gauchistes immortels (son bourgeois assiste à une réunion politique) :

« Le bureau était au complet. La citoyenne Zoé Lamour, une jolie brune replète, portant des fleurs rouges dans ses cheveux noirs, partageait la présidence avec une petite blonde maigre, la citoyenne nihiliste russe Eva Schourine. 

Juste au-dessous d’elles, l’illustre citoyenne Césarine Brau, surnommée le « Tombeur des hommes », belle fille aussi, était assise à côté du citoyen Sapience Cornut, de retour d’exil. Celui-là, un vieux solide à tous crins, d’aspect féroce, regardait la salle comme un chat regarde une volière d’oiseaux, et ses poings fermés reposaient sur ses genoux. »

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Ce monde progressiste crée des vieilles filles :

« À droite, une délégation d’antiques citoyennes sevrées d’époux, séchées dans le célibat, et exaspérées dans l’attente, faisait vis-à-vis à un groupe de citoyens réformateurs de l’humanité, qui n’avaient jamais coupé ni leur barbe ni leurs cheveux, pour indiquer sans doute l’infini de leurs aspirations. »

Les grands discours sur la servitude féminine commencent :

« La citoyenne Zoé Lamour ouvrit la séance par un petit discours. Elle rappela la servitude de la femme depuis les origines du monde ; son rôle obscur, toujours héroïque, son dévouement constant à toutes les grandes idées. Elle la compara au peuple d’autrefois, au peuple des rois et de l’aristocratie, l’appelant : « l’éternelle martyre » pour qui tout homme est un maître ; et, dans un grand mouvement lyrique, elle s’écria : « Le peuple a eu son 89, ayons le nôtre ; l’homme opprimé a fait sa Révolution ; le captif a brisé sa chaîne ; l’esclave indigné s’est révolté. Femmes, imitons nos despotes. Révoltons-nous ; brisons l’antique chaîne du mariage et de la servitude ; marchons à la conquête de nos droits ; faisons aussi notre révolution. […] »

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Chose marrante, dans ce bataclan du verbe et des idées, tout le monde se croit déjà capable de réparer la France, même ceux qui ne sont pas capables de réparer leur montre :

« Pardon, Monsieur, je suis un libéral, moi. Voici seulement ce que je veux dire : Vous avez une montre, n’est-ce pas ? Eh bien, cassez un ressort, et allez la porter à ce citoyen Cornut en le priant de la raccommoder. Il vous répondra, en jurant, qu’il n’est pas horloger. Mais, si quelque chose se trouve détraqué dans cette machine infiniment compliquée qui s’appelle la France, il se croit le plus capable des hommes pour la réparer séance tenante. Et quarante mille braillards de son espèce en pensent autant et le proclament sans cesse. Je dis, Monsieur, que nous manquons jusqu’ici de classes dirigeantes nouvelles, c’est-à-dire d’hommes nés de pères ayant manié le pouvoir, élevés dans cette idée, instruits spécialement pour cela comme on instruit spécialement les jeunes gens qui se destinent à Polytechnique. »

Les classes dirigeantes nouvelles, énarques ou autres, on a donné depuis, merci !

Cerise sur le gâteau, le problème est dans la populace, pas dans les élites qu’elle élit – pis encore, dans la populace déformée par l’école et l’université:

« Des « chut ! » nombreux l’interrompirent encore une fois. Un jeune homme à l’air mélancolique occupait la tribune. Il commença :

Le vieux monsieur répondit :
– Non, Monsieur ; ils sont des millions comme ça. C’est un effet de l’instruction.

Patissot ne comprenait pas.
– De l’instruction ?
– Oui ; maintenant qu’ils savent lire et écrire, la bêtise latente se dégage. »

Il ne les avait pas entendus à la télé ou à la radio ! Dans les réseaux sociaux!

Nicolas Bonnal sur Amazon.fr

vendredi, 14 juin 2024

De Zemmour à Malraux (le crépuscule culturel)

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De Zemmour à Malraux (le crépuscule culturel)

Nicolas Bonnal

On va reparler de la liquidation de la France sous De Gaulle. Et c’est Zemmour qui nous a montré la voie dans sa très bonne Mélancolie française que l’on pourrait ainsi définir : une fois qu’on a dépassé le stade de l’inépuisable mythologie française (Vercingétorix-Clovis-Jeanne-Richelieu-Louis-Napoléon-Général-etc.), que reste-t-il de concret ? Dans le même genre curatif il faut redécouvrir le livre d’entretiens de René Girard sur Clausewitz, qui dénonce le désastre napoléonien sur le long terme (Marx n’avait pas suffi…).

On commence par un rappel des extraordinaires Entretiens de Michel Debré: « une impulsion a été donnée pour permettre à Malraux de créer des maisons de la culture, moyennant quoi toutes les maisons de la culture, ou à peu près, sont des foyers d’agitation révolutionnaire (Entretiens, p. 145) ».

Merci de rappeler les origines réelles de mai 68 : elles sont essentiellement culturelles et non conspiratives. Souvent la culture mène au chaos en France (1789-1830-1848…).

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Dans sa Mélancolie française, Éric Zemmour évoque courageusement le caractère méphitique de la politique culturelle de Malraux. Et cela donne, sur fond d’étatisme culturel-financier et de messianisme cheap (France, lumière du monde, terre de la liberté, etc.):

« En 1959, le général de Gaulle offrit à son « génial ami », André Malraux, un ministère de la Culture à sa mesure, sur les décombres du modeste secrétariat aux Beaux-Arts de la IVe République. Dans l’esprit de Malraux, la France devait renouer avec son rôle de phare révolutionnaire mondial, conquis en 1789 et perdu en 1917 ; devant en abandonner les aspects politiques et sociaux à l’Union soviétique et aux pays pauvres du tiers-monde, elle consacrerait toute son énergie et tout son talent à propager la révolution mondiale par l’art. »

France nouvelle URSS : un peu ironique, Éric ? Voyez donc :

«  Nouveau Monsieur Jourdain, Malraux faisait du « soft power » sans le savoir. »

Et de rappeler le rôle prestigieux de ce pays (l’ancienne France donc) jusqu’alors sans « ministère de la culture » :

« La France ne manquait pas d’atouts. Dans la première moitié du XXe siècle encore, Paris demeurait la capitale mondiale de la peinture moderne ; le cinéma français fut le seul (avec l’allemand) à résister au rouleau compresseur d’Hollywood, et les grands écrivains américains venaient en France humer l’air vivifiant de la première puissance littéraire. « Il n’y a qu’une seule littérature au monde, la française », plastronnait alors Céline. Dans les années 1960 encore, la chanson française – Aznavour, Brel, Brassens, Ferré, Barbara, Bécaud, etc. – s’avérait la seule à tenir la dragée haute à la déferlante anglo-saxonne partout irrésistible par l’alliage rare de talents exceptionnels et de puissance commerciale et financière. »

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J’en ai parlé de tout cela, notamment dans mon livre sur la comédie musicale américaine, genre qui vouait un culte à la ville-lumière : voyez deux chefs-d’œuvre comme Un américain à Paris ou Drôle de frimousse, sans oublier Jeune, riche et jolie, avec Danièle Darrieux. Tout cela disparait en…1958. Voyez aussi la Belle de Moscou de Mamoulian, qui se passe au Ritz. Paris meurt dans les sixties (voyez ici mon texte sur Mattelart).

Car les ennuis commencent sous De Gaulle :

« De Gaulle ne pouvait qu’être séduit ; il laissa la bride sur le cou à son glorieux ministre. Pourtant, le Général, par prudence de politique sans doute, sens du compromis avec les scories de l’époque, « car aucune politique ne se fait en dehors des réalités », amitié peut-être aussi, ne creusa jamais le malentendu qui s’instaura dès l’origine entre les deux hommes. »

Mais Zemmour souligne les différences :

« De Gaulle était, dans ses goûts artistiques, un « ancien » ; il écrivait comme Chateaubriand, goûtait la prose classique d’un Mauriac bien davantage que celle torrentielle de son ministre de la Culture ; il préférait Poussin à Picasso, Bach à Stockhausen. La France était pour lui l’héritière de l’Italie de la Renaissance, et de la conception grecque de la beauté. »

Malraux c’est autre chose :

« Malraux, lui, était un « moderne » ; hormis quelques génies exceptionnels (Vermeer, Goya, Rembrandt), il rejetait en vrac l’héritage classique de la Renaissance, et lui préférait ce qu’il appelait « le grand style de l’humanité », qu’il retrouvait en Afrique, en Asie, au Japon, en Amérique précolombienne. Il jetait pardessus bord la conception gréco-latine de la beauté et de la représentation, « l’irréel », disait-il avec condescendance, et remerciait le ciel, et Picasso et Braque, de nous avoir enfin ramenés au « style sévère » des grottes de Lascaux ou de l’île de Pâques. La révolution de l’art que porterait la France serait donc moderniste ou ne serait pas. »

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Malraux (que plus personne ne lit) saccage le jardin à la française et va jeter les froncés dans les bras musclés de la sous-culture US :

« Loin de créer un “contre-modèle” solide et convaincant au marché capitaliste de l’entertainment, comme les gaullistes et les marxistes français l’espérèrent de Malraux ministre et de ses successeurs socialistes, la politique culturelle inaugurée par l’auteur des Voix du silence parvenu au pouvoir, en d’autres termes la démocratisation du grand art du modernisme, s’est révélée, au cours de son demi-siècle d’exercice, un accélérateur de cela même qu’elle se proposait d’écarter des frontières françaises : l’afflux d’une culture de masse mondialisée et nivelée par le bas et le torrent des images publicitaires et commerciales déracinant tout ce qui pouvait subsister en France, dans l’après-guerre 1940-1945, de vraie culture commune enracinée comme une seconde nature par des siècles de civilisation. […] »

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On se rapproche de la phrase : « il n’y a pas de culture française » de Macron. Et Zemmour mélancolique  cite alors Marc Fumaroli, auteur de l’Etat culturel :

« Pour Fumaroli, l’Amérique ne pouvait pas perdre ce duel autour de l’« art moderne », qu’elle incarnait presque d’évidence, par sa puissance industrielle, ses gratte-ciel, son vitalisme économique et scientifique. La France de Malraux, au lieu de rester sur ses terres d’excellence de l’art classique, des mots et de la raison (héritées de Rome), vint jouer sur le terrain de l’adversaire, des images et des noces ambiguës de la modernité avec l’irrationnel primitif, même rebaptisé « premier ». L’échec était assuré. »

Entre cette culture déracinée, les villes nouvelles, la société de consommation (voir Baudrillard-Debord…), les autoroutes, le métro-boulot-dodo et la télé pour tous (voyez la vidéo de Coco Chanel…), on se demande ce qui pouvait rester de français à la fin de la décennie gaullienne : les barricades et les Shadocks ?

Lectures complémentaires:

https://www.amazon.fr/M%C3%A9lancolie-fran%C3%A7aise-Eric...

https://www.dedefensa.org/article/mattelart-les-jo-et-la-...

https://www.dedefensa.org/article/la-destruction-de-la-fr...

https://www.dedefensa.org/article/debre-et-le-general-fac...

https://www.amazon.fr/com%C3%A9die-musicale-am%C3%A9ricai...

samedi, 01 juin 2024

Parution du numéro 473 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 473 du Bulletin célinien

2024-05-BC-Cover.jpgSommaire:

Entretien avec Rémi Ferland

Bibliographie : la réception critique

Céline raciste, Ramuz racialiste ?

Robert Poulet, éditeur du Pont de Londres

 

 

Berlin, mars 1942

Relisant les souvenirs de Lucien Rebatet¹, je tombe sur ce passage où il évoque la conférence qu’il prononça à Berlin, le 20 janvier 1943, sur le thème “La France devant l’Europe”. Lieu : la salle des fêtes du “Foyer des ouvriers français” venus en Allemagne dans le cadre de la Relève¹. Coïncidence : quelques mois auparavant, en mars 1942, Céline l’avait précédé au même endroit. Dans son cas, il s’agissait d’un séjour privé (maquillé en voyage d’étude des réalisations médicales allemandes), destiné à remettre à Karen Marie Jensen la clé de son coffre à Copenhague. Mais les responsables locaux profitèrent de sa présence pour le prier de prononcer une allocution devant ces ouvriers. Aussi est-il intéressant de comparer ce qu’en rapporta le bulletin du Foyer (12 mars 1942)² avec ce qu’en dit Rebatet dans ses mémoires rédigés en prison, et aussi avec ce que relate Céline lui-même dans son mémoire en défense écrit en exil³.
 

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Selon Le Pont, l’“hebdomadaire de l’amicale des travailleurs français en Allemagne”, « Céline dressa un très sombre tableau de la situation et ne laissa entrevoir aucune issue. À un tel point, que les visages commençaient à montrer de l’étonnement, pour ne pas dire de l’indignation dans la salle comble. » Cinq ans après les faits, Rebatet se souvenait des propos de Céline tels qu’on les lui avait rapportés : « Quoi ! c’est simple. Tant qu’à faire, si on vous demande à choisir entre la chtouille ou la vérole, vous préférerez la chtouille. C’est du pareil au même : il vaut mieux encore les Fritz que les Popofs. » Et Rebatet de préciser qu’il tint à peu près le même langage que son confrère mais avec moins de verve, ce qui déçut son auditoire.
 
Quant à Céline, il restitua ainsi ces propres paroles : « Ouvriers français. Je vais vous dire une bonne chose (…), les Allemands disent qu’ils vont gagner la guerre, j’en sais rien. Les autres, les Russes, de l’autre côté, ne valent pas mieux. Ils sont peut-être pires. C’est une affaire de choix entre le choléra et la peste ! » Ce qui s’avère certain, c’est que dès le printemps 1942, Céline est réservé quant à l’issue du conflit : « Je pense à une guerre de quinze ans pour le moins, même d’évolution favorable ! ».
 

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Pour lui, les victoires éclair d’Hitler appartiennent alors au passé: on a désormais affaire à un combat d’usure entre deux camps, les Aryens et les autres. Est-ce alors ou plus tard qu’il confia à l’un de ses compagnons de voyage : « Ces gens-là sont foutus – ce sont les autres qui gagneront » ? Il observe en tout cas que « les bolchevistes sont beaucoup plus forts qu’on l’imagine. » 
 
La chute de Stalingrad confortera ce jugement. Bien plus tard il dira qu’après la défaite des armées allemandes en Russie, il y eut au sein du milieu collaborationniste «  des retournements byzantins ». Comme tous les Français de l’époque, il réagit en fonction des évènements. Il lit la presse et se tient au courant de tout, parfois aux meilleures sources. Du débarquement anglo-américain en Afrique du Nord à celui en Italie, l’actualité militaire ne fera que confirmer le mauvais pressentiment de Céline. Les dés sont jetés et l’exil inévitable.
 
Notes:
  1. (1) Lucien Rebatet, « L’inédit de Clairvaux” in Le dossier Rebatet, Éd. Robert Laffont, coll. “Bouquins”, édition établie et annotée par Bénédicte Vergez-Chaignon, 2015, p. 776.
  2. (2) Cet article, signé “Piche”, a été reproduit en juin 2009 dans Le Bulletin célinien. Repris par David Alliot (éd.), D’un Céline l’autre, Éd. Bouquins, 2021, pp. 498-501.
  3. (3) “Réponse à l’exposé du Parquet de la Cour de justice” in François Gibault, Céline, Éd. Bouquins, 2022, pp. 854-861.

mardi, 07 mai 2024

D'un auteur francophone à un autre auteur francophone et à une langue inconnue en Europe

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D'un auteur francophone à un autre auteur francophone et à une langue inconnue en Europe

Piet

Source : Nieuwbrief Knooppunt Delta, no 189, avril 2024

Christopher Gérard est un auteur belge de langue française (il préférerait sans doute entendre " un auteur thiois de langue française ") que je suis depuis un certain temps. Non seulement parce qu'il est un parfait contemporain (il est né en 1962 comme moi), mais aussi et surtout pour ses livres et ses publications. En fait, j'ai appris à bien l'apprécier à travers sa revue Antaios, qu'il a publiée entre 1992 et 2001 - je crois que j'en ai bien conservé tous les numéros. Une revue "spéciale", car consacrée aux traditions polythéistes (en Europe et au-delà). Son ambition était de poursuivre la revue du même nom, fondée en 1959 par Mircea Eliade et Ernst Jünger.

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Il écrit ensuite plusieurs romans et essais païens (Parcours païen, puis Le Songe d'Empédocle, et Maugis, mais aussi La Source pérenne qui m'est restée en mémoire). Il écrit des critiques littéraires dans diverses revues (Service littéraire, Livr'arbitres, Eléments, etc.). Son style m'a toujours séduit, et les sujets banals sont négligés par ce Christopher Gérard.

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Le livre qui nous occupe, Les Nobles Voyageurs - Journal de lectures, est la réédition d'un livre paru voilà déjà quelques années, mais augmenté, cette fois, de critiques littéraires sur 122 auteurs. On pourrait dire qu'il s'agit d'un vade-mecum des écrivains qui ont marqué notre auteur. Beaucoup d'entre eux sont des écrivains qui ont adopté une perspective particulière - une sympathie pour le polythéisme, un message de transmission des anciennes traditions européennes, une critique particulière des religions monothéistes.

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Beaucoup d'auteurs connus sont ainsi passés en revue, beaucoup de noms familiers, et surtout des francophones (avec quelques Allemands, comme Jünger, ou des Anglais comme Scruton et Evelyn Waugh). Mais aussi beaucoup d'inconnus, et parfois des surprises. Je voudrais vous parler d'une de ces surprises.

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À la fin du livre, Gérard évoque Alain van Crugten. Ah, me suis-je dit, un auteur néerlandais, même si je ne le connais pas. Et bien non, voyez-vous, Alain van Crugten est certes né à Bruxelles en 1936, mais c'est un essayiste et traducteur francophone, notamment d'œuvres slaves. Il a été professeur de littérature comparée et d'études slaves à l'Université libre de Bruxelles.

Dans son vade-mecum, Christopher Gérard évoque une oeuvre d'Alain van Crugten, En étrange province. "Un roman remarquable à la tonalité musicale forte", dit notre auteur. Van Crugten est un excellent connaisseur de l'Europe centrale et orientale. Il y décrit une culture minoritaire en Allemagne, sur les rives de l'Etwë. Les gens qui y vivent "font partie de ces peuples sans Etat, qui parlent une langue, l'éthois, qui disparaît sous les coups triomphants de l'allemand". Selon Alain van Crugten, cette langue est probablement apparentée au tamoul et au wolof. Mais Alain van Crugten n'est pas le seul à s'être penché sur cette langue très minoritaire. Avant lui, le linguiste Tamaz Gamkrelidze et le mythologue Georges Dumézil l'ont fait et ont défendu l'origine indo-européenne de l'éthois. L'histoire se déroule près de Crostau (dans le Haut-Bautzen), c'est-à-dire dans l'est de la Saxe.

Bien entendu, j'avais déjà entendu parler de la langue sorabe (parlée à Bautzen et dans les environs) et lu des études sur elle. Le sorabe, apparenté au slovaque, au tchèque, au polonais et au cachoube, est une langue slave. Actuellement, il resterait environ 25.000 Allemands parlant le sorabe.

Mais la langue éthoise ? Je ne l'ai trouvée nulle part. Ni sur la liste des langues disparues ni sur la liste des langues parlées. Une idée?

Gérard, C., Les Nobles Voyageurs - Journal de lectures, 2023, éd. La Nouvelle Librairie, Paris, 456 p., ISBN 978 2 38608 007 4.

samedi, 27 avril 2024

Parution du numéro 472 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 472 du Bulletin célinien

2024-04-BC-Cover.jpgSommaire :

L’affaire Pierrat (Erreurs et contrevérités) 

Le Céline de Meudon 

Actualité célinienne 

Acte de parole, acte d’écriture

 

Céline à la radio

À quand une grande émission littéraire consacrée à Céline ?  Ce qui a été diffusé le mois passé sur France Inter rappelle furieusement ce qui l’avait été en juillet 2019 sur France Culture. Dans les deux cas, on a affaire à une dizaine d’heures d’émission (en plusieurs épisodes) où les historiens ont  la part belle. Logique pour l’émission de Philippe Collin (2024) qui entend précisément apporter un regard historique ; ça l’était moins pour Christine Lecerf (2019),  traductrice  et  critique  littéraire.

C’est ce qu’avait déploré à l’époque Henri Godard qui lui avait accordé trois heures d’entretien (!) et dont seules quelques phrases furent retenues pour l’émission : « En dehors de la biographie, l’éclairage fut mis tout entier sur l’antisémitisme, au détriment de l’œuvre littéraire. Sur cette autre face de Céline, presque rien : de temps en temps quelques adjectifs et quelques exclamations ponctuelles (« grand écrivain », « quel écrivain ! » etc.) mais pas l’ébauche d’un commentaire qui tenterait de faire comprendre à des auditeurs qui ne connaissent pas l’œuvre sa nouveauté et sa puissance. »  Même constat aujourd’hui par Émile Brami : « Je pensais que le journaliste voulait faire quelque chose d’intéressant ; il a tout gommé. » 

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Par ailleurs, dans l’une et l’autre émission, on retrouve quasi les mêmes intervenants,  dont l’historienne  Anne Simonin. Celle-ci a raison de rappeler que la loi d’amnistie du 16 août 1947 (article 10-4) bénéficiant aux anciens combattants de la guerre 14-18 ne pouvait s’appliquer à Céline, ladite loi en excluant ceux qui avaient été condamnés pour faits de collaboration (article 25). Là où elle fait fausse route, c’est lorsqu’elle prête à Jean Seltensperger, rédacteur d’un réquisitoire clément, un machiavélisme ne correspondant pas du tout au personnage¹.

L’idée fut, selon elle, d’inciter Céline à rentrer en France et à se présenter devant ses juges :  « Une fois qu’ils auraient eu la main sur Céline, l’indignité nationale pouvait être couplée avec un autre article du code pénal (83-4) sanctionnant les actes de nature à nuire à la défense nationaleEt là, Céline faisait de la prison. » Cette fable, qu’elle avait déjà énoncée il y a six ans¹, ne cadre pas du tout avec la personnalité de ce magistrat, admirateur de Céline, qui avait d’ailleurs conservé par-devers lui la correspondance que l’écrivain lui avait adressée alors qu’il eût dû la déposer dans le dossier². Ironie de l’histoire : en imaginant cette stratégie judiciaire pour appâter l’inculpé,  l’historienne se met au diapason célinien. 

Suspicieux invétéré, n’imaginait-il pas en exil que « le moyen pour la justice de [l’] attirer à Paris, est de [lui] promettre la Chambre Civique… Une fois à Paris, on verra ce que l’on fera du lapin ! » ?  Il y aurait encore bien d’autre singularités à relever dans cette émission. Elle s’ouvre par les “Actualités” de la R.T.F. à la mort de Céline, dont cette affirmation de Claudine Chonez (1906-1995), longtemps proche du PCF, à propos de Bagatelles pour un massacre  :  « Il s’agissait tout simplement du  massacre  des  juifs. » [sic]   Le contresens n’est évidemment pas rectifié par le journaliste. Mais pouvait-il en être autrement, lui qui définit ainsi Céline : « une âme pathétique au service des passions tristes, un homme plus que gênant, un esprit venimeux » ?

• Émission « Face à l’histoire » de Philippe Collin : “Louis-Ferdinand Céline, le voyage sans retour”, France Inter, 26 mars 2024. Podcast disponible sur le site internet de cette radio.

  1. (1) Anne Simonin, « Céline a-t-il été bien jugé ? », L’Histoire, n° 453, novembre 2018, pp. 36-49.
  2. (2) Éric Mazet a publié cette correspondance dans L’Année Céline 1997, Du Lérot, 1998, pp. 10-48.

mardi, 16 avril 2024

Parution du numéro 471 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 471 du Bulletin célinien

2024-03-Cover.jpgSommaire :

Céline et Brassens, l’impossible filiation? 

Entretien avec Gaël Richard 

Céline dans Les Lettres françaises [1951-1953] 

Une lettre et une carte postale de Colette Destouches à Henri Mahé.

 

Un espion soviétique chez Céline

La nouvelle a fait l’effet d’une bombe dans le petit univers médiatique : pendant trente-cinq ans, Philippe Grumbach (1924-2003), directeur de L’Express, a renseigné les services secrets de l’URSS. Nous devons cette révélation à Vassili Mitrokhine, lieutenant-colonel du KGB, qui fut l’archiviste en chef du service secret soviétique durant une décennie¹.

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Quel rapport avec Céline ? C’est que ce Grumbach accompagnait Madeleine Chapsal à Meudon lorsqu’elle fit, pour cet hebdomadaire, le fameux entretien à l’occasion de la parution de  D’un château l’autre.  Roger Nimier, qui était à la manœuvre, suggéra l’idée à cette journaliste dont il était proche. Cela ne se fit pas sans mal comme elle s’en souvient : « Hurlement général ! C’était tout de même un journal de gauche, avec pas mal – allons y gaiement ! – de Juifs. Alors l’idée de donner beaucoup de place à Céline les avait beaucoup remués. Surtout Philippe Grumbach, qui était rédacteur en chef, et avait essayé de faire barrage. » Il tint pourtant à l’accompagner, voulant voir « la tête de l’ennemi des Juifs »².

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Cet entretien parut au printemps 1957 alors que Grumbach travaillait depuis dix ans pour les services secrets soviétiques. Une conférence de rédaction animée avalisa finalement la publication mais il fut décidé que le chapeau journalistique de cet entretien marquerait les distances de l’hebdomadaire avec l’écrivain sulfureux. L’entretien, titré « Voyage au bout de la haine », fut suivi d’une introduction relevant que les réponses de Céline « éclairent crûment les mécanismes mentaux de ceux qui, à son image, ont choisi de mépriser l’homme. » Quelques mois auparavant, l’Armée rouge avait réprimé dans le sang l’insurrection de Budapest, ce qui ne dissuada pas Grumbach de maintenir un contact fréquent (et rémunéré³) avec ses interlocuteurs soviétiques. Après cette invasion, le communiste militant qu’était Roger Vailland prit, lui, ses distances avec le PCF. Tout en collaborant à La Tribune des Nations, hebdomadaire dirigé par André Ulmann, agent d’influence soviétique. Il y défendait les positions diplomatiques de l’URSS dans cette revue qui avait un certain écho car envoyée aux ministères et aux principaux décideurs, ainsi qu’à de nombreuses ambassades. Durant une vingtaine d’années, il reçut plus de trois millions de francs et, en prime, une décoration soviétique. C’est dans cette publication que Vailland signa, un mois avant le procès devant la Cour de justice, son article fielleux,  « Nous n’épargnerions plus L.-F. Céline ». Lorsque Grumbach fut harponné par le KGB, il était proche du PCF alors totalement inféodé à Moscou. Incompatibilité majeure avec Céline qui notait dès 1936 que « les Soviets donnent dans le vice, dans les artifices saladiers (…) :  ils essayent  de farcir l’étron, de le faire passer au caramel. ». Et de conclure : « C’est ça l’infection du système. »

  1. (1) Cf. Étienne Girard, « Le directeur de L’Express était un agent du KGB », L’Express, 15 février 2024. Voir aussi le livre de Vincent Jauvert, À la solde de Moscou (Politiques, journalistes, hauts fonctionnaires… Révélations sur ces Français qui espionnaient pour l’Est), Le Seuil, 2024.
  2. (2) Propos recueillis par Tristan Savin in Lire, hors-série n°7 (“Céline, les derniers secrets”), 2008. À la page 278 de L’Année Céline 2022 est reproduite une photo de Madeleine Chapsal, Philippe Grumbach et Céline à Meudon.
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    (3) À titre d’exemple, entre 1976 et 1978, Grumbach a perçu 399.000 francs, soit l’équivalent de 252.000 € de 2022, en tenant compte de l’inflation, selon les coefficients de l’INSEE. Mitrokhine rapporte que Grumbach “était entré au KGB pour des raisons idéologiques en 1946, puis avait commencé à travailler pour de l’argent quelques années plus tard pour améliorer ses revenus de journaliste et s’acheter un appartement à Paris”.

mardi, 02 avril 2024

L'Enfer et le paradis sont déjà ici-bas

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L'Enfer et le paradis sont déjà ici-bas

par Luc-Olivier d'Algange

On s’aventure souvent à chercher et à définir le dessein d’une œuvre, alors que sa vocation est de demeurer cachée, impondérable, imprévisible, jusqu’à éclore dans la mémoire et le cœur du lecteur. Cette recherche aventurée, cependant, parfois se justifie par l’apparent disparate d’un livre, placé sous le signe de l’imprévisible et de l’inespéré, et dont la cohérence est destinée à se révéler au cours de la lecture - comme un paysage se précise peu à peu aux détours de la promenade.

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C’est là une des joies que suscitent ces Météores que Stéphane Barsacq (photo) vient de publier aux éditions de Corlevour: quoiqu’ils nous disent, nous savons que ces météores viennent de loin, par surprise - signes du ciel qui est en nous et en dehors de nous, dans l’histoire de la vérité humaine et dans l’éternité des idées, sans oublier la perpétuité du cosmos: «Il est une heure du soir, écrit Stéphane Barsacq, entre six et sept heures où le soleil allonge les oiseaux dans le ciel, cependant que le crépuscule amplifie leur voix, la gonflant d’un vent virtuose de versatilité (…). On progresse soudain dans le ciel par paliers. On va de nuage en nuage, par ascension, à l’infini. Et ceux qui rasent les flots ne sont jamais si noirs que pour laisser le bleu indiquer une hiérarchie commencée à l’horizon».

Comment mieux nous dire que l’art poétique se tient, non dans les savantes constructions des linguistes, mais dans le secret de l’heure du soir, dans le crépuscule qui est le pays de tous les pressentiments? La gradation précise. Loin de nous détourner de l’exactitude, elle la rend possible, dans ce combat subtil de l’esprit contre l’indéfini, le vague ou le confus.

Mais ce ne sera point pour retrouver les prisons rassurantes des catégories, mais pour laisser venir à soi l’infini sans parure. Qu’est-ce qu’un poète alors? Les Météores nous le disent par l’exemple: un homme qui s’engage à combattre l’indéfini par les armes de l’infini.

Dans ce recueil de formes brèves, où il est beaucoup question de musique, Stéphane Barsacq cherche la juste mesure, qui, précisons-le, n’est nullement le sens commun, mais un mystère pythagoricien. Or, la juste mesure se prouve mieux qu’elle ne s’explicite.

La forme brève témoigne de la plus haute exigence, coupant court aux arguties, aux ratiocinations, ou à cette veulerie de l’homme de lettres qui, pour s’assurer d’un succès, tient à tout prix à ce que le lecteur ne soit jamais sollicité au-delà de ce qui fait sa rumeur ordinaire, son ressassement familier. Les lecteurs qui portent les œuvres à travers le temps, au demeurant, ne s’y trompent guère qui portèrent jusqu’à nous, de préférence à des ouvrages plus complaisants ou plus étayés, les fragments d’Héraclite, les pensées de Pascal, les aphorismes de Nietzsche, les «feuilles tombées» de Rozanov, les aperçus à la venvole de la «tête en liberté» du Prince de Ligne ou les Carnets de Joseph Joubert.

Combattre cet indéfini qui ruine les civilisations et attriste les cœurs, le combattre infiniment, le combattre avec, pour allié, l’infini même, ce privilège revient à ceux dont la pensée est « ad usum delphini », royale donc, mais aussi semblables à la vivacité scintillante des dauphins entre la surface et la profondeur de la mer. Ainsi s’accorde la pensée musicale de Stéphane Barsacq, entre l’exigence du style et l’appel du sens, entre le souvenir personnel et l’aperçu général, entre le proche et le lointain que rien ne sépare, en vérité, - mais nous l’apprendrons au fur à mesure, - que l’interstice s’ouvrant sur le Paraclet.

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La piété, mieux que la croyance, l’expérience intuitive, plus que la dévotion, ce qu’enfin les Muses nous enseignent depuis qu’elles apparurent, recueille ce qui nous sera une faveur de l’intelligence, du goût et de la bonté - cette victoire surnaturelle sur les «lois de la nature» auxquelles les hommes, qui n’y comprennent rien, veulent adapter leurs cupidités et leur absence de compassion et d’amour: «Ceux qui en ont fait l’expérience savent le caractère indubitable de ces moments où l’on sent brûler en soi le feu de l’amour divin. Alors douleur et joie se confondent. Le royaume de la différence est effacé. Et par là se révèle l’unique réalité.»

Mais pour atteindre le seuil «où l’Ange nous attend», il faut parcourir le monde, être attentif, se laisser environner par la beauté des êtres et des choses, et les ressaisir en se ressaisissant par-delà les confusions et les abandons: «Quoique l’on ait vécu, l’important est de le ressaisir. Qu’importe qui on a été ; qu’importe ce que l’on a fait ; qui on a vu et où on a vécu ; le passé est le passé ; le tout est de s’accorder à la juste mesure de ce à quoi on tend ; d’être en harmonie, en résonance, en présence continue avec ce qui a sens et dit le tout de la vie au moment où l’on vit.»

Une sagesse discrète, venue comme disait Nietzsche, «sur des pattes de colombe», une sagesse qui est, tout au contraire de la résignation, une résistance, - dont l’art littéraire est un des moyens, et non le moindre en des temps où certains voudraient censurer Ovide ou Homère, où le fondamentalisme «anti-logocratique», dépêche ses sbires pour défigurer la langue par le jargon bien-pensant ou l’écriture «inclusive», - se précise ainsi de fragments en fragments, de réminiscences en méditations, dans la considération d’une sorte de «supra-sensible concret» qui ne laisse guère place aux manies moralisatrices où à l’abstraction: «Il n’y va d’aucun jugement de valeur. Pour ma part, je me situe ailleurs: à la fois dans le combat contre la dissolution de ce temps, et dans un effort pour tendre les énergies et sauver ce qui peut l’être, pour le placer sous la lumière éternelle, celle de demain.»

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Celle-ci, cependant, requiert que nous quittions la «zone de confort»: «Les peuples de la chrétienté se sont arrangés pour s’installer avec tout un confort chrétien au milieu de tout ce qu’il faut quitter pour être chrétien». La profonde vérité du Christ se révèle non à ceux qui furent des tièdes ou des prudents, mais, par exemple à Oscar Wilde, lorsque, dans sa prison, il écrit sa lettre à Lord Douglas.

Stéphane Barsacq saisit là où elle se trouve, la vérité profonde, celle du « De profundis », en citant précisément ce passage: «Savez-vous, Dear, que c’est la pitié qui m’a empêché de me tuer? Oh pendant les six premiers mois j’ai été terriblement malheureux ; si malheureux que je voulais me tuer ; mais ce qui m’a retenu de le faire, cela a été de regarder les autres, de voir qu’ils étaient aussi malheureux que moi, et d’avoir pitié.»

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Rimbaldien, Stéphane Barsacq nous divulgue un secret: celui qui nous dit en nous-mêmes, comme une mise-en-demeure: «là tu te dégages et voles selon». Le purgatoire, l’enfer et le paradis sont déjà, à titre de reflet ou de miroir, ici-bas. Le purgatoire, c’est le nihilisme confortable, le ricanement qui se veut intelligence, mais qui n’est que soumission et ruse pour justifier son incurie. L’enfer, nous le voyons tous les jours, c’est le ressentiment, poussé jusqu’à la haine de soi. Le paradis, enfin, est épars, comme les mots que le poète ressaisit, et se recueille en nous aux moments heureux. «J’ai cinq ou mille ans. C’est le paradis qui revient au cœur: au cœur de cette présence. On comprend que celui-ci a été conçu par des hommes qui n’espéraient nulle consolation ultérieure ; des hommes qui l’avaient arpenté autrefois, et qui savaient que nous allions à lui, même à l’envers.»

Luc-Olivier d'Algange

Météores de Stéphane Barsacq, éditions de Corvelour.

 



vendredi, 22 mars 2024

Maxime du Camp et l’éternel ridicule français en 1870 

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Maxime du Camp et l’éternel ridicule français en 1870 

Nicolas Bonnal

On a du mal à percevoir l’absence de mouvement sous le mouvement.

1870, la fête impériale, l’art de bien rigoler…

On laisse écrire Maxime du Camp.

Sur Bismarck :

« Bismarck fut habile, il agit envers nous comme en 1866 il avait agi à l'égard de l'Autriche. Quand il eut machiné son plan et préparé ses pièges, il se fit déclarer la guerre et prit l'attitude d'un pauvre homme réduit à la défensive; il mit les torts d'apparence de notre côté. Comme un pêcheur consommé, il conduisit le poisson dans la nasse sans que celui-ci s'en aperçût. »

Après une belle phrase sur notre esprit de décision :

« Il avait pris pour une démonstration de notre force ce qui n'était qu'une preuve de l'inconséquence de notre caractère. »

Maxime du Camp passe par l’Allemagne et il découvre que cette nation est scientifique, organisée et disciplinée, mais pas seulement : elle est inspirée spirituellement et elle chante bien :

« J'entendis de loin une mélopée lente et grandiose, qui montait dans les airs comme la voix d'un chœur invisible. Des enfants couraient dans la direction du bruit; le chant se rapprochait, s'accentuait, vibrait avec un accent religieux et profond dont je me sentis remué. Je reconnus le Choral de Luther, que psalmodiait un régiment en venant prendre garnison dans la citadelle que ce pauvre général Mack nous a jadis si facilement abandonnée. Je fus très ému, je l'avoue, et je me demandai quel caractère allait revêtir cette guerre pour laquelle les hommes marchaient en chantant des psaumes. »

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Après on va faire la comparaison avec Paris et sa salade impériale :

« Après avoir rapidement traversé la Suisse, j'arrivai à Paris, que l'empereur avait quitté deux jours auparavant.

Là le spectacle était autre : le soir, sur les boulevards, on buvait de l'absinthe en agaçant les filles; des hommes en blouse, vautrés dans des voitures découvertes, braillaient la Marseillaise. Qui donc avait vieilli, le chant national ou moi? Je ne sais. Il me déplut et je lui trouvai un air provocant qui ne s'adressait pas à l'ennemi. »

C’est Tartarin contre Siegfried. Et si Tartarin était l’essence de la France moderne (voyez mon texte sur Tartarin dans les Alpes) ? J’ai cité plusieurs fois cette ligne de Céline :

« Et les Français sont bien contents, parfaitement d’accord, enthousiastes. »

Voilà celle de Maxime du Camp en 1870 :

« Se souvient-on aujourd'hui de la frénésie dont la population fut atteinte? On se croyait tellement certain de la victoire, que les adversaires systématiques de l'empire, — les irréconciliables, — demandaient la paix. »

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Après la reddition de Sedan, la république arrive avec ses bienfaits !  Première divine surprise :

« Le 4 septembre, j'étais au Journal des Débats; cette fois c'était bien fini; la révolution tendait la main à l'invasion et complétait son œuvre. La plupart de ceux qui se trouvaient dans le bureau de rédaction étaient accablés.

Quelqu'un entra et dit : « C'est égal, nous voilà débarrassés des Bonaparte! ». Oui, débarrassés des Bonaparte, mais débarrassés aussi de l'Alsace, de la Lorraine, débarrassés de cinq milliards, de beaucoup de monuments de Paris que l'on a brûlés et de quelques honnêtes gens que l'on a massacrés. »

Une belle phrase sur la France :

« La France était comme ces hommes frappés de la foudre qui gardent l'apparence de la vie et tombent en poussière dès qu'on les touche ».

Après on cherche comme toujours des excuses (euro, Bruxelles, etc.) :

« La nation crie, pleure, se désespère, déclare qu'elle est innocente et que l'empire seul est coupable. La nation a tort; elle a eu ses destinées entre les mains, qu'en a-t-elle fait? Nous mourrons par hypertrophie d'ignorance et de présomption. »

Du Camp se met à rêver :

« La France a cherché les réformes politiques : néant; elle a cherché les réformes sociales : néant; mais les réformes morales qui seules peuvent la sauver, elle n'y pense même pas. Si j'étais le maître, je traiterais tout de suite, quitte à subir des conditions léonines, car l'issue de la guerre ne peut actuellement être douteuse, et plus nous prolongerons la lutte, plus les conditions seront dures; puis je ferais des lois draconiennes pour organiser le service militaire et l'enseignement, l'enseignement surtout, non seulement scientifique, mais moral. C'est la morale qui forge les caractères et ce sont les caractères qui font les nations. »

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Maxime du Camp comprend enfin :

On ne fera pas cela, sois en certain; on va expliquer au peuple français qu'il est le premier peuple du monde, qu'il a été trahi, qu'il a été livré, en un mot qu'il est indemne, et le peuple français continuera à croupir dans l'ignorance, à avoir le moins d'enfants possible, à boire de l'absinthe et à courir les donzelles. Nous mourrons, parce que nous sommes agités sans but et que la danse de Saint-Guy n'est pas le mouvement; nous n'avons pas d'hommes, parce que nous n'avons pas d'idées; nous n'avons pas de principes, parce que nous n'avons pas de mœurs. »

Dans mon livre sur Céline, j’ai évoqué le latin conifié par les mots. Idem ici :

« Nous sommes saturés de rhétorique; nous avons des façades de croyance, d'opinion, de dévouement; derrière il n'y a rien. Tout est faux, tout est théâtral, nous sommes des Latins; chez nous, comme pour le baron, tout est « pour paraître ». C'est la fin du monde. Il y a une phrase des Mémoires d’outre-tombe qui m'obsède et sonne en moi comme un glas funèbre :

« Il ne serait pas étonnant qu'un peuple âgé de quatorze siècles, qui a terminé cette longue carrière par une explosion de miracles, fût arrivé à son terme. »

Du Camp a une bonne idée qui eût pu éviter des déboires, et il prévoit même l’espace vital et sa conquête à venir :

« Au lieu de ces territoires, offrir nos colonies, en vertu de ce principe qu'il vaut mieux se faire couper les cheveux que de se laisser couper la tête. Malgré sa richesse, l'Allemagne étouffe, parce qu'elle n'a pas la vraie mer, qui est l'Océan; elle est insuffisante à consommer ses produits, qu'elle n'écoule que difficilement; elle est trop restreinte pour sa population, qui est forcée d'émigrer en Amérique. On peut donc la tenter sérieusement en lui proposant nos colonies des Antilles et nos stations dans l'Indochine. »

Évidemment il y a un risque avec… l’Angleterre !

« Si elle consent à cet échange (et je crois qu'on peut l'y amener), elle voudra devenir une puissance maritime de premier ordre et elle aura alors à s'entendre avec l'Angleterre. »

Du Camp dans ces lignes géniales prévoit donc la guerre Allemagne-Angleterre (voyez Preparata et quelques autres) et aussi la haine franco-allemande qui va dévaster l’Europe :

« Toute gentillesse, comme eût dit Montaigne, est perdue pour longtemps, un monde va commencer; on élèvera les enfants dans la haine des Prussiens ! »

La France commence à creuser sa tombe. Et quand elle touche le fond, elle creuse encore ! Du Camp :

« Rien de ce que Flaubert avait rêvé ne se réalisa, le quelque chose qui lui avait promis la victoire s'était trompé; de défaite en défaite on descendit jusqu'à l'endroit où la terre manque sous les pieds. »

La guerre de 1870 a tué la France, c’est mon sentiment. Après nous sommes en république, et la troisième république, ce n’est plus la nation ni la patrie. Elle tue net Mérimée et achève Théophile Gautier :

« La guerre, la révolution du 4 septembre, la Commune ont porté à Théophile Gautier un coup dont il a toujours souffert; il a traîné, ou plutôt il s'est traîné jusqu'à la tombe, languissant, enveloppé d'ombre, parlant peu et n'ayant plus guère que des regrets. »

Sources

Maxime du Camp, Souvenirs littéraires, II, p.348-sq (archive.org)

 

jeudi, 14 mars 2024

Louis-Ferdinand Céline et la malédiction du pacifisme

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Louis-Ferdinand Céline et la malédiction du pacifisme : ou pourquoi les vrais pacifistes se font toujours traiter de nazis et de collabos par les humanistes et autres défenseurs des droits

Nicolas Bonnal

On l’a vu avec Trump : les pacifistes sont toujours considérés comme des nazis. Celui qui veut l’humanité cuite au nucléaire (péril chinois, russe, arabo-iranien, nord-coréen, etc.) est le héros humanitaire et démocrate et nobélisable. C’est le Malhuret qui menace tout le monde « pétainiste-poutiniste » ou « wokiste-poutiniste » (et la croisade LGBTQ de Biden et Ursula-Macron alors ? Elle est wokiste la Russie ?) comme il menaçait hier les non-vaccinés.

Mais on ne la refera pas leur république. Elle aime s’envoyer en l’air sur les champs de bataille – et ce depuis le début.

C’est comme ça, on ne discutera pas. On nous fait le coup de Churchill à chaque fois, l’homme qui rasa gratis l’Allemagne, affama l’Inde et livra l’Europe à la Russie soviétique.

On rappelle ce que l’on peut dire sur cette histoire de Céline et du pacifisme.

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Dans le Voyage au bout de la nuit le mot n’apparaît pas.

Dans les pamphlets le mot apparaît et désigne Léon Blum et sa bande, mais ce sont eux bien sûr dit Céline qui veulent la guerre. A la fin de Bagatelles il se dit quand même plus pacifiste que Blum. Le partisan de la paix (Macron, Biden, Malhuret, Valls, BHL) veulent atomiser la Russie ou la repousser (on ne leur a pas encore dit que ce serait difficile ?) jusqu’au Kamtchatka mais c’est parce qu’ils sont pacifistes. En ordonnant à Sarkozy de détruire la Libye, BHL précisait qu’il le faisait parce qu’il détestait la guerre.

Toute ressemblance avec la novlangue, etc.

Après la guerre, Céline se désignera comme pacifiste. Mais les pacifistes sont alors les nazis, comme Charles Lindbergh et les partisans d’America First en Amérique (Hitchcock les accuse de nazis, les pacifistes ricains : voyez mon livre). John T. Flynn reprochera à Lindbergh sa bourde du 11 septembre (tiens, tiens, c’est le jour du honni discours de Des Moines !) lorsque Lindbergh accuse le gouvernement américain, les Anglais mais aussi les Juifs de pousser à la guerre. C’était la fin pour les pacifistes américains, et ils seraient nazifiés ad vitam. Depuis lors toutes les interventions militaires sont jugées favorablement et célébrées en Amérique. C’est le Truman (Harry) chaud qui commence !

Raser et bombarder le monde au nom de la lutte contre la barbarie.

Sinon on est nazi.

Evidemment on pourrait dire que l’on se paie de mots et qu’on n’ira pas loin. Céline encore :

« Si c’était par la force des mots on serait sûrement Rois du Monde. Personne pourrait nous surpasser question de gueule et d’assurance. Champions du monde en forfanterie, ahuris de publicité, de fatuité stupéfiante, Hercules aux jactances. Pour le solide: la Maginot ! le Répondant : le Génie de la Race ! Cocorico ! Cocorico ! Le vin flamboye ! On est pas saouls mais on est sûrs ! En file par quatre ! Et que ça recommence ! »

Céline se trahit le 6 août 1946 (premier anniversaire d’Hiroshima) dans une lettre :

« Si j’ai attaqué les juifs c’est que je les voyais provocateurs de guerre et que je croyais le national-socialisme pacifiste ! ».

C’est vrai que le national-socialisme en a déçu beaucoup après. S’il avait fini l’Angleterre au lieu de s’en prendre à la Russie… Le grand scénariste Dalton Trumbo était opposé à l’intervention contre l’Allemagne jusqu’au 22 juin 41. Il était communiste, et il croyait au pacte germano-soviétique.

Il dit aussi dans une autre lettre notre écrivain :

« Je n’ai jamais été nazi. Je suis un pacifiste et c’est tout. J’ai été antisémite par pacifisme. »

Cela suffit à diaboliser le pacifisme.

D’où les guerres à mort à venir contre la Chine ou la Russie etc.

Trump devra faire guerre ou il sera tué et remplacé : par amour de la paix.

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L’économiste-philosophe-historien-pacifiste juif libertarien Murray Rothbard (foto) souligne cette infamie avec le sourire. Mais c’est hélas somme ça. C’est parce qu’on adore la paix partout qu’on veut la guerre, la guerre universelle. Il faut faire un monde sûr pour la démocratie dit le couillon Wilson qui brise l’Europe et crée en 1918 le soviétisme et les conditions du nazisme. Mais rien ne les arrêtera. On le cite encore et toujours notre Ferdinand furioso :

« Une telle connerie dépasse l’homme. Une hébétude si fantastique démasque un instinct de mort, une pesanteur au charnier, une perversion mutilante que rien ne saurait expliquer sinon que les temps sont venus, que le Diable nous appréhende, que le Destin s’accomplit. »

Pacifisme donc : le mot n’est pas présent dans le Voyage. C’est quand il parle à Lola que notre pacifiste sans le savoir parle le mieux de son refus de la guerre. Il y a le refus de la guerre perso, charnelle, et le refus de la guerre totalitaire, globale (la Deuxième Guerre, la première est encore humaine, elle a encore des relents charnels franco-allemands, c’est celle d’Adenauer et de De Gaulle). Ici Céline parle de la première et il en est bouleversant parce qu’il dit honnêtement qu’il veut sauver sa peau et ne pas mourir pour rien, même s’il va en perdre l’amour de sa belle américaine (il aurait dû se taire peut-être ? Mais il n’a jamais su se taire ce fanfaron avec la Lola) :

« ce qu’il y a dedans… Je ne la déplore pas moi… Je ne me résigne pas moi… Je ne pleurniche pas dessus moi… Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu’elle contient, je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle. Seraient-ils neuf cent quatre-vingt-quinze millions et moi tout seul, c’est eux qui ont tort, Lola, et c’est moi qui ai raison, parce que je suis le seul à savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir. »

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Ce « Je ne veux plus mourir » est sublime. Mais il fallait dire peut-être à la belliciste yankee : je ne veux pas mourir comme ça ou pour ça (pour la république ou même Jeanne d’Arc car la Lola le bombarde avec Jeanne d’Arc et on utilise alors la figure de Jeanne pour vendre des bons du trésor-guerre en Amérique). Le jeu de la vérité en valait-il la chandelle ? Il n’est pas traité de nazi mais de lâche. Il insiste quand même avec un bon jeu de mots :

— Alors vivent les fous et les lâches ! Ou plutôt survivent les fous et les lâches ! Vous souvenez-vous d’un seul nom par exemple, Lola, d’un de ces soldats tués pendant la guerre de Cent Ans ?… Avez-vous jamais cherché à en connaître un seul de ces noms ?… Non, n’est-ce pas ?… Vous n’avez jamais cherché ? Ils vous sont aussi anonymes, indifférents et plus inconnus que le dernier atome de ce presse-papier devant nous, que votre crotte du matin…

La postérité c’est pour les asticots dira-t-il.

Puis dans un bel élan infinitif notre auteur assène (son prof prisonnier Princhard en fait, l’idole du début du Voyage) :

« Engraisser les sillons du laboureur anonyme c’est le véritable avenir du véritable soldat ! Ah ! camarade ! Ce monde n’est je vous l’assure qu’une immense entreprise à se foutre du monde ! Vous êtes jeune. Que ces minutes sagaces vous comptent pour des années ! »

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Mais finalement on lui laisse quand même le dernier mot parce que c’est Céline et parce qu’il a raison. La guerre démocratique, humanitaire ou pacifiste… la guerre pacifiste est un scandale éternel à l’horizon. Charles Beard l’a dit en Amérique que ce sera « la guerre perpétuelle pour une paix perpétuelle » :

« Les hommes qui ne veulent ni découdre, ni assassiner personne, les Pacifiques puants, qu’on s’en empare et qu’on les écartèle ! Et les trucide aussi de treize façons et bien fadées ! Qu’on leur arrache pour leur apprendre à vivre les tripes du corps d’abord, les yeux des orbites, et les années de leur sale vie baveuse ! »

Princhard conclut avec infinitifs, accumulation et gradation :

« Qu’on les fasse par légions et légions encore, crever, tourner en mirlitons, saigner, fumer dans les acides, et tout ça pour que la Patrie en devienne plus aimée, plus joyeuse et plus douce ! »

Ils vont faire la guerre à cette Russie (qui est trop molle depuis le début, je suis d’accord avec Craig Roberts, et aura donc enhardi tous les pacifistes démocrates et démocratiques et autres) et on aura les charniers remplis et puis niés, et on aura la Bombe, et on aura la chasse aux collabo-pacifistes.

On sait comment finit Jean Jaurès.

samedi, 09 mars 2024

"Les Sept Couleurs" de Robert Brasillach - Entre roman et conte de fée

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"Les Sept Couleurs" de Robert Brasillach

Entre roman et conte de fée

Par Frédéric Andreu

L'enfant rêveur évolue dans un monde double, les pieds sur terre et la tête dans les étoiles. Les personnes qu'ils croisent sur le chemin de l'école ressemblent parfois aux princes et princesses des légendes. Plusieurs temps se mêlent dans ses rêves. Dans mon cas, il m'arrivait de croire que ma mère et mon père n'étaient pas mes "vrais" parents. Jusqu'à six ou sept ans, je croyais vivre dans une sorte de décor de théâtre, où s'agitaient des acteurs plus ou moins conscients de l'être. Ce jeu de rôle entre réalité et fiction est sans doute l'un des phares éclairant le lecteur des "Sept Couleurs", chef d'oeuvre de Robert Brasillach.

Ce roman étonne déjà par le titre. En ouvrant le livre au hasard, on se demande quel arc-en-ciel va s'ouvrir ? Très vite, l'ouvrage étonne par cette délicatesse de style que l'on reconnait à Brasillach. En ouvrant ce roman rare, vous découvrirez, par les yeux de Patrice et Catherine - les personnages principaux du récit - les merveilles que peut offrir le Paris de 1926. Le Bois de Boulogne, le Musée Grévin, la Tour Eiffel... mais aussi, cette petite église Saint-Germain de Charonne. L'église y apparaît telle "une épave merveilleuse d'un ancien village". Suivie du village éponyme, du cimetière, des tombes qui le composent décrites avec tellement de bonheur d'expression. À l'intérieur du cadre spatial (quartier de Charonne, Est de Paris) et temporel (nous sommes en 1926), vous serez aussi et surtout les témoins amusés d'un incroyable impromptu féerique. Patrice, le jeune homme, et Catherine, la jeune fille, vont bras-dessus bras-dessous, accompagnés de bien curieux personnages... Au cours du récit,  nous apprenons que ce quartier, les trésors qu'il renferme, fut découvert par hasard un jour où - précise le narrateur - "Patrice s'était trompé d'autobus".

Patrice connaissait donc Charonne, mais ce lieu atypique au coeur de Paris, il voulait le faire découvrir à sa belle. Pour quelle raison ? Afin de visiter, ensemble, un cimetière beau comme un jardin, avec des tombes fleuries et d'autres pas. Mais peut être pas seulement pour cela.

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Patrice savait-il que son double enfantin le rencontrerait dans un cimetière ? Certainement pas. Cher lecteur, avant de vous révéler le pourquoi du comment sur cette rencontre pour le moins insolite, quelques mots descriptifs sur ce cimetière s'imposent : tout d'abord, son nom : Saint-Germain de Charonne. Le cimetière fait corps avec une église, partie liée avec un ancien village. Tous ces lieux ont gardé un peu de leur atmosphère d'antan. Il ne s'agit aucunement d'un lieu fictif ;  d'aucun peut visiter ce quartier Charonne, monter les marches de cette église en descendant à la station de métro éponyme.

Mais alors que les jeunes amis passe devant la tombe de Bègue (secrétaire de Robespierre), un étrange petit personnage fait son apparition. Amusant et espiègle. Le récit narratif bascule dans un autre temps. Je dirais que le métier à tisser narratif pivote soudainement du fil blanc du réalisme au fil rouge de la légende. Résultat, le "textus" change d'affectation. Le réalisme de la phrase A bascule soudainement à la fiction de la phrase B. En l'espace d'un blanc entre deux phrases, le monde bascule. Phrase A : le narrateur décrit une tombe du cimetière ; phrase B : un petit garçon apparaît, de six ou sept ans. Que fait-il au milieu du cimetière ? Il a un rendez-vous avec une jeune fille. Comment s'appelle-t-il? Patrice. Et la fillette qu'il attend, comment s'appelle-t-elle? Elle s'appelle Catherine, tout comme les protagonistes du roman ! Ce "double enfantin" de Patrice et Catherine, quel rôle joue-t-il dans la trame narrative ?

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Il joue le rôle de guide dans le Charonne à la fois réel et féérique du chapitre I. Quelques pages d'une rare beauté, caractéristique de la magie de l'auteur font dessiller nos yeux : les protagonistes ne se transforment ni en fées ou loups-garous, rien de spectaculaire, mais rencontrent leur double légendaire. Voulez vous savoir pourquoi cette partie est selon moi, un moment clé, non seulement du roman "les Sept Couleurs" mais de toute l'œuvre de Robert Brasillach ? C'est parce qu'on y perçoit, mieux qu'ailleurs dans l'oeuvre protéiforme de R.B., les modalités de sa pensée symbolique. Le réel rentre en contact avec le surréel de la légende. A titre de comparaison, nous pourrions dire que le spectre des couleurs visibles laissent apparaître l'infrarouge et l'ultraviolet, invisibles à l'œil nu. D'ailleurs, le roman ne se nomme t-il pas "les Sept Couleurs ? 

Mais comment s'articule, dans le texte, ce "double regard" ? Encore une fois : point de "grenouille transformée en prince", point de fée clochette à la sauce Walt Disney, l'art de  Brasillach consiste à faire co-exister le réalisme et le féerique, les couleurs visibles et invisibles du récit.

Deux "temps" coexistent dans un même récit. L'apport de Brasillach dans la littérature c'est, résumé en huit mots, cela : "la double postulation du réel et du merveilleux". Avant lui, le conte de fée, conservatoire du monde de l'enfance, se chargeait de nous dévoiler le merveilleux de l'existence ; le roman se chargeait de nous dire la société et ses travers. Brasillach innove en inventant un nouveau genre narratif situé "quelque part" entre le conte de fée et le roman. Il est donc, ni plus ni moins, le créateur d'un nouveau genre narratif.

Intrigué par le dialogue entre les personnages et leur "double enfantin", témoin de leur complicité, témoin aussi du déjeuner qu'ils partagent dans l'espace du cimetière, es-tu surpris, lecteur, par le dénouement final de la scène ? Les deux couples se séparent, certes, mais non sans invite à se revoir. "Quand vous reviendrez, vous n'aurez qu'a revenir ici" s'écrit le petit Patrice. Le curieux personnage les invite chez lui : "Regardez bien le numéro. Vous nous demanderez. S'il n'y a personne vous tirerez la bobine de la ficelle et vous entrerez" s'écrit le petit Patrice au seuil du départ.

La bobine de ficelle, ne rime-t-elle pas avec une sorte d'initiation secrète ? On rentre dans la maison du petit Patrice comme dans une cabane au fond des bois. Le petit homme explique comment entrer secrètement dans la maison, en passant la main par un trou situé dans l'huis... où un fil permet d'ouvrir la porte... simple jeu d'enfant, fil de bobine et aussi, fil métaphorique d'une trame narrative nouvelle. Non celle du roman, mais celle du conte merveilleux !

Vient ensuite l'heure des "au revoir". En terminant la partie intitulée "Les Doublures du Destin", par un "Au revoir Petit Chaperon Rouge !" le narrateur confirme ce que l'on pressentait tout au long du texte. Quelque chose d'extraordinaire se produit ; un personnage de conte de fée - le petit Chaperon Rouge – a fait irruption dans le roman de Brasillach, et nous ne le savions pas.

On remonte alors le cours du temps, et on se rend compte que tout un réseau d'indices et de pistes anticipait la rencontre. Par exemple, au début du chapitre II, Catherine compte ses frères et sœurs "sur ses doigts", comme le font les enfants. Combien a-t-elle de frères et de sœurs ? Sept, nombre clé du conte de fée. Un grand nombre de détails tend à avertir le lecteur : ce roman, est certes un roman réaliste, il raconte la visite de deux jeunes gens dans Paris, mais il contient aussi des éléments du registre merveilleux. À sa manière, Robert Brasillach nous fait éprouver l'existence de la pluralité des mondes. On pressent que l'extraordinaire n'est rien d'autre que l'ordinaire dévoilé. Pour se faire, son roman nous prévient : la trame de nos vies n'est pas composée de 50 % de réalisme et de 50 % de merveilleux, mais plutôt de 100 % de l'un et de 100 % de l'autre. Toute rencontre peut être merveilleuse si elle croise le destin de quelqu'un pour qui voir l'autre ne va pas de soi. Au cours de la partie intitulée "Les Doublures du destin", la description réaliste de la tombe de Bègue précède l'apparition du petit enfant. Le narrateur choisit l'ordinaire d'un contexte ( la description d'une tombe dans un cimetière est de cet ordre), pour mieux surligner l'extra-ordinaire irruption du petit Patrice.

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Ce roman fourmille d'autres exemples où l'ordinaire et l'extraordinaire co-existent et s'annoncent l'un l'autre. Une thèse entière suffirait à peine à en faire le tour ? Il y a aussi un autre moyen subtil de pallier à cette difficulté de recensement. Cet autre moyen, le voici : lisez simultanément la première et la dernière phrase de quelques chapitres, et voyez ce que cela donne. La première phrase des Doublures du destin est "Catherine ne connaissait pas Saint-Germain de Charonne ; la phrase finale est "Au revoir, petit Chaperon Rouge!". C'est justement à Catherine, héroïne du roman - et premier mot du chapitre - que le Petit Garçon s'adresse. Pourquoi ? Parce que n'étant jamais venu auparavant dans le quartier Charonne, elle pose sur lui un regard neuf.

Robert Brasillach n'a pas besoin de se perdre et de nous perdre dans le labyrinthe des concepts philosophiques. Nul besoin de composer une énième théorie de littérature comparée réservée à quelques spécialistes ; il laisse tout simplement parler ses personnages. Ce sont eux - et non lui - qui nous intiment l'extraordinaire de nos rencontres. Si nous gardons nos âmes légendaires, une rencontre peut bouleverser notre vie, blasonnant notre existence non pas de belles paroles, mais de paroles belles.

 

lundi, 26 février 2024

Parution du numéro 470 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 470 du Bulletin célinien

Sommaire :

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Le modèle de Mme Bérenge : Barbe Domis (1856-1935) 

Entretien avec Stéphane Zagdanski 

Bagatelles pour un massacre loué par un militant sioniste (1944) 

Divorce à Rennes 

De Céline à Beethoven 

Ramuz et Céline

Céline chez Paul Morand

Passionnant Journal de guerre de Paul Morand, surtout le premier tome où on le voit à Vichy, au cœur du pouvoir. Recruté au printemps 1942 au cabinet de Pierre Laval, il note tout ce qui se dit, notamment lors des déjeuners où il côtoie le président du Conseil revenu aux affaires après avoir connu un purgatoire politique de plus d’un an. Dans ce journal de 2.000 pages (!), il est peu question de Céline. On a confirmation de quelques éléments ; ainsi, c’est bien à la demande de Darlan (ministre de la Guerre) que Les Beaux draps furent interdits par Pucheu (ministre de l’Intérieur) en zone non occupée¹. Autre confirmation : la participation de Céline à un déjeuner chez les Morand, le 22 avril 1943 ², en compagnie de Benoist-Méchin, Louise de Vilmorin et Jünger. C’est lors de ce déjeuner que Céline confie avoir été invité à visiter Katyn, invitation qu’il déclinera. 
 

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Propos confirmé par Jünger dans son Journal.  Après la chute de Stalingrad et le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord, Céline sait que la partie est perdue : il assure alors à Morand qu’il restera en France avec pour conséquence que « les Soviets le feront tomber dans une fosse Katyn ».  Dans une lettre censurée par Je suis partout, il écrira : « La fosse de Katyn est plus vaste qu’on l’imagine – Je suis porté à croire qu’elle va jusqu’aux Tuileries. » Il sera à nouveau invité le mois suivant (5 mai), cette fois en compagnie de Josée Laval, Heller et Jardin, directeur de cabinet de Laval. C’est l’époque où Céline tient des propos hallucinés. Morand les rapporte dans son journal : « Sa thèse est qu’Hitler est “l’hystérique de service”, manœuvré par les trusts, lesquels sont d’accord avec Londres et Washington, que tout cela c’est faire le jeu des Soviets, que Laval s’en ira, et nous tous avec. » 
 
Alors que Céline vomissait le régime de Vichy et n’avait que sarcasmes à l’égard de Laval,  Morand, légaliste et admiratif, lui resta fidèle jusqu’au bout. « C’était un homme très bon, très juste, détestant la guerre, la ruine, le meurtre, le sang, la violence. », écrit-il à l’automne 1945. On sait que l’approchant à Sigmaringen, Céline révisa son jugement. Morand et Céline avaient, en revanche, les mêmes vues sur ce qu’il aurait fallu faire et surtout ne pas faire. Morand : « Je considère qu’il ne fallait pas déclarer la guerre à l’Allemagne, mais attendre. De mes voyages, j’étais revenu persuadé que, même en cas de victoire, la France sortirait d’une guerre puissance de deuxième ordre et qu’il fallait à tout prix maintenir le plus longtemps possible la fiction France puissance de premier ordre, grâce à la paix. » Comme en écho, Céline dira : « Nous avions le prestige d’avoir gagné 14-18. Il fallait conserver ce prestige à toute force, n’importe comment, ne pas le mettre en péril, ne pas le mettre sur la table. » S’ils se sont l’un et l’autre retrouvés en piètre situation après la défaite, ils gagneront la partie en littérature. La seule qui compte pour des écrivains.

• Paul MORAND, Journal de guerre, I (Londres – Paris – Vichy, 1939-1943) & Journal de guerre, II (Roumanie – France – Suisse, 1943-1945), Gallimard, coll. “Les cahiers de la nrf”), 2 vol. de 1028 et 1042 p. Édition établie, présentée et annotée par Bénédicte Vergez-Chaignon (27 & 35 €)

  1. (1) Les autorités allemandes désapprouvèrent cette interdiction.
  2. (2) Et non le 23 comme indiqué ici et là : dans son journal, Paul Morand relate le déjeuner ce jour mais, dans son agenda, sa femme, Hélène Morand, le note la veille, tout comme Jünger. C’est au cours de ce déjeuner que Céline fait part de ses craintes à son hôte : « J’aimerais pouvoir prendre mes dispositions car je serai dans les cinq ou six premiers. Vous n’êtes que dans la première centaine. »

lundi, 05 février 2024

Relire Drieu La Rochelle, Le jeune européen

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Relire Drieu La Rochelle, Le jeune européen

par Gennaro Malgieri

Source: https://www.destra.it/home/gioielli-ritrovati-rileggere-drieu-la-rochelle-il-giovane-europeo/

Si, à vingt-huit ans, un jeune intellectuel français éprouve le besoin d'écrire son autobiographie et entreprend, avec le flair d'un écrivain mûr qui a traversé la guerre en compagnie de la littérature, de se raconter dans son intimité, pourquoi ne se représenterait-il pas comme "le jeune Européen", à peine plus âgé, trente-quatre ans, capable de défier le vieux monde décrépit et inutile dans lequel il erre avec l'arme de l'écriture persévérante qui lui ouvre les portes de la consolation ? La réponse se trouve dans le "triptyque" qui m'est tombé dessus par hasard, alors que je cherchais Socialisme fasciste ("Volpe editore" pour l'édition italienne) sur les rayons encombrés de ma bibliothèque. Feuilletons ces pages brillantes et limpides du Jeune Européen sur les traces d'une vocation à suivre.

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Drieu La Rochelle, avec Etat civil (Bietti), offre sa carte de visite en racontant la jeunesse d'un leader inquiet ; avec Le Jeune Européen (Aspis), il propose une méditation sur l'histoire, dans les années 1920, en obtenant une image décadente qu'il projette comme une représentation de son époque et de l'époque à venir.

Ce deuxième essai biographique est la suite idéale du premier, qui sera suivi par l'analyse politique contenue dans les pages de Mesure de la France (Idrovolante edizioni) : un triptyque qui ressemble à un retable de la Renaissance au centre duquel se trouve lui, le jeune écrivain, tel qu'il deviendra : la représentation du 20ème siècle d'un homme qui a traversé la décadence, l'ayant préconçue, s'accompagnant inconsciemment "de deux frères aînés, Nietzsche et Spengler".

D'eux, plus ou moins consciemment, il tire la vision de la fragilité du vieux monde, tandis que le nouveau peine à se manifester et que le vide est comblé par les stéréotypes d'une modernité paillarde qui, de Moscou à New York, étend un voile de crasse morale qui ne peut que dégoûter un homme comme Drieu, "l'antithèse du nihiliste", comme l'écrit Marco Settimini dans son essai introductif, cultivé et raffiné. Car c'est un intellectuel qui "a le goût de la vie, de la beauté, de la chair, des formes". En somme, s'il fallait le définir, je dirais qu'à son âge, à ces moments-là, c'est un "jeune Européen" d'ascendance "dorienne", étranger à l'apitoiement et soucieux de ne rien faire d'autre que de coucher sa pensée sur le papier, d'être un écrivain comme peut l'être un guerrier, mais pas un commerçant, un homme d'affaires, un fellah européen qui se contente des bordels bourgeois, qu'ils soient culturels, esthétiques ou, pis encore, éthiques. "C'est un aristocrate de l'esprit, observe Settimini, qui, destiné à vivre au 20ème siècle, souffre de façon choquante du "dépérissement de la vie" qu'il constate dans tous les domaines humains. À cinquante-deux ans, il aurait décidé d'en finir. Le désespoir l'aurait conduit à se tirer une balle dans la tête - comme le protagoniste/alter ego de Feu follet - après s'être "préparé" avec du gaz et du gardenal en lisant deux versets de la Bhagavadgita. Aristocratique jusqu'au bout. Au temps de la populace inintelligente, ce n'était pas sa faute - comme il l'écrira dans Récit secret - s'il n'avait pas compris que le monde décomposé roulait avec la fureur d'une symphonie de Rachmaninov.

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Le "jeune Européen" a consciemment roulé avec l'histoire au cours de son adolescence lumineuse et charnelle d'abord, de sa maturité ensuite. Réalisant qu'il ne pourrait échapper à la mort qu'en concevant une grande œuvre, son œuvre littéraire qui lui inspirait parfois de la terreur lorsque la page blanche restait telle quelle. Car l'écriture, comme pour Nietzsche, et un peu comme pour Spengler, est un instrument de liberté, voire la seule preuve que la liberté existe, en dehors de la mort volontaire.

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Drieu n'abdique pas, même s'il assiste et participe à la fin d'un monde, pour vivre en "homme couvert des femmes", brillante métaphore pour dire qu'il n'aurait renoncé à rien, surtout pas à l'amour, vécu dans ses fibres les plus intimes, ou charnelles mais totalement, spirituellement épanouissantes. Comme celui qui le liait, avec des fortunes diverses, à Victoria Ocampo (photo), écrivain argentin hors pair, tendrement et désespérément aimée, ou à n'importe quelle dame de la haute société parisienne, paradigme d'une sensualité brillante, dépourvue de fougue et de poésie. Amour pétri de littérature, c'est-à-dire creusé dans les profondeurs de l'âme ou simplement de la chair, pur occasionnalisme, vitalisme pour vaincre l'ennui.

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Toutes les femmes, les siennes ou celles qui se croyaient les siennes, ne l'ont pas abandonné le jour où elles l'ont accompagné dans son dernier voyage. Certains ont dit qu'on n'avait jamais vu autant de femmes à l'enterrement d'un homme, y compris des épouses et des amantes, en compagnie des chamanesses au sexe aventureux qu'il avait déifiées dans ses romans, au premier rang desquels Gilles. Mais l'amour et le sexe n'ont jamais compensé la nostalgie d'un monde inexistant, le 13ème siècle par exemple, du jeune et du moins jeune Européen. Seule l'écriture pouvait pallier le manque d'ordre qu'il aurait représenté dans Mesure de la France.

"Je n'avais aucune idée que l'on pouvait écrire sur autre chose que sur soi-même. Je ne voyais pas plus loin que le bout de mon nez, qui m'enchantait. Je restais inerte comme si toutes mes facultés avaient été absorbées par le spectacle du monde ; je ne regardais ni les choses ni les gens. C'est ce qu'il y avait de plus palpitant, de plus précieux, de plus éphémère en moi que je voulais surprendre, mais à cause de cette attention même, plus rien ne bougeait en moi", avoue Drieu avec une candeur impudique. Cela ressemblerait à la confession d'un masque, à la Mishima, aussi désagréable ou risquée que puisse paraître la comparaison. C'est plutôt la description d'une agitation qui l'a épuisé : "Alors plus je m'interrogeais, plus la vie m'échappait : ma plume grattait un sol aride et stérile. Je m'enfermais dans un cercle au point d'être mortel. Je cherchais ma vie à écrire, mais parce que je la cherchais, je ne la vivais plus. Et autour de moi, immobile, sous mon regard distrait, le monde entier devenait peu à peu immobile".

Qui est donc le "jeune Européen" ? Quelle que soit la manière dont on le lit et l'interprète, c'est le masque de Drieu, âgé de trente-quatre ans, qui, devant une feuille blanche, pose le problème de la résistance à l'époque où la vie lui apparaît comme un rêve collectif. "L'individualité exaspérée, épuisée, finira par mourir, et d'elle naîtra un communisme liquide, inévitable".

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Ne serait-ce pas la "pensée unique" de l'égal du temps, le signe de l'extrême décadence qu'en 1927 le jeune homme contemple avec le désenchantement de celui qui a soif d'univers formels à recomposer au milieu des décombres que la guerre a laissés dans tous les coins de l'Europe défaite ? Probablement. On l'appelle inconsciemment "communisme liquide" pour l'"ennoblir", mais ce n'est que le goût du laisser-faire qui connote "la pourriture de l'élite d'aujourd'hui".

Le Jeune Européen, au-delà de l'exaspération esthétisante à se contempler presque comme une sorte de remède à la vulgarité qui l'entoure, est l'un des livres les plus modernes de Drieu La Rochelle. En quelques coups de plume sur un homme qui lui ressemble beaucoup, l'écrivain français révèle sa nature, celle d'un challenger audacieux, d'un aventurier téméraire, d'un visionnaire conscient : "L'âme d'un héros s'était nichée un moment dans mon corps. Mon intelligence s'épanouissait. J'apprenais et je me souvenais de tout. Et j'étais bon, maître de ma langue, de mes mains, de mes yeux", avait-il écrit dans Etat civil. Six ans plus tard, il n'a pas changé d'avis. Rêver, mais aussi intervenir avec son arme la plus redoutable dans les destinées françaises et européennes : la plume - arme impropre - qu'il trempe quotidiennement dans l'encre rouge et noire de ce socialisme d'avenir qui est le dernier horizon qu'il esquisse à l'intention des nietzschéens déçus et des soréliens rêveurs, les premiers visant à ramasser les fragments de la volonté de puissance, les seconds s'attachant à recoller les morceaux disjoints d'une mosaïque faite de classes et de nations.

mercredi, 31 janvier 2024

Léon Bloy contre-attaque

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Léon Bloy contre-attaque

Par Eugenia Arpesella  

@eugeniarpe

Source: https://revistapaco.com/leon-bloy-contraataca/

Pour sa prose extemporanée, pour son catholicisme extrême, pour être antimoderne et réactionnaire, pour être un saint, un prophète et un égaré, Léon Bloy (1846-1917) a été jeté, avec son œuvre, dans l'oubli littéraire. Il est possible qu'il s'agisse d'un oubli un peu forcé, produit d'une opération de censure largement consensuelle. En tant que critique littéraire, Bloy a descendu presque tous les écrivains et intellectuels français de son époque. Aujourd'hui, pourtant, Bloy pourrait être le saint patron des annulés. Mais le drap du fantôme du politiquement incorrect serait trop court pour lui, et s'il voyait de ses yeux le pétrin dans lequel nous nous sommes fourrés, il s'en servirait volontiers pour se pendre.

Il y a dix ans, à la stupéfaction des cardinaux, le Pape François l'a sorti des catacombes dans sa première homélie en tant que pape, dans la chapelle Sixtine : "Quand on ne confesse pas Jésus-Christ, je me souviens de la phrase de Léon Bloy : "Celui qui ne prie pas le Seigneur, prie le diable"". En Argentine, entre-temps, il est difficile de trouver ses livres, les Journaux sont épuisés et ses romans et essais peuvent, avec un peu de chance, être consultés sur le web, et pas nécessairement parce qu'ils ont si mal ou si peu vieilli. La bonne nouvelle est que la maison d'édition de Bucarest vient de publier Sobre la tumba de Huysmans, traduit pour la première fois en espagnol par Nicolás Caresano, qui est également chargé des notes et du prologue de l'édition. Il s'agit de l'un des derniers livres publiés par Bloy de son vivant, qui rassemble les comptes rendus critiques qu'il a rédigés sur les romans de Joris Karl Huysmans, un auteur contemporain avec lequel il entretenait une amitié compliquée.

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Après la mort de Huysmans, en 1913, Bloy, dans un geste lapidaire, publie ce livre. "Les pages qui suivent marquent deux époques", explique Bloy. "Les premières ont été écrites avant la conversion de Huysmans, lorsque, plein d'espoir et sans prévoir les atroces tribulations qu'il me réservait, je le choyais avec délicatesse. Les autres expriment l'amer désenchantement qui a suivi. A la fin de cette préface à la première édition, Bloy se justifie : "On me reprochera peut-être de manquer de respect à un défunt. La mort, disait Jules Vallés, n'est pas une excuse. Les notes du traducteur donnent des indications intéressantes sur le tempérament de Bloy et sur son sens des relations publiques. Par exemple, Caresano précise que Jules Vallés avait publié les premiers articles socialistes et anticléricaux de Bloy dans son journal La Rue. Mais lorsque Bloy se convertit au catholicisme, il lui rendit la pareille en le qualifiant de "délinquant capable de jeter Homère dans les toilettes".

L'amitié entre Bloy et Huysmans semble avoir été intéressée, surtout de la part de Bloy, qui voyait en Huysmans un converti plutôt qu'une promesse littéraire. La publication du roman A rebours (que Michel Houellebecq évoque longuement dans Soumission) enthousiasme Bloy au point qu'il en fait l'éloge, à l'étonnement de beaucoup : "Je ne vois pas de roman qui déclare plus résolument cette alternative : ou bien nous nous muons en bêtes, ou bien nous contemplons la face de Dieu".

Disciple d'Émile Zola, que Bloy avait baptisé "le crétin des Pyrénées", Huysmans était comme la brebis égarée qu'il fallait récupérer et ramener au bercail. Plus tard, la dérive littéraire et spirituelle de Huysmans vers le satanisme a fait que l'amitié entre les deux, comme l'a expliqué Bloy plus haut, a littéralement sombré dans l'enfer. On ne peut comprendre son radicalisme vis-à-vis de Huysmans, et celui de toute son œuvre, sans considérer l'histoire de sa fervente conversion. Dans sa prime jeunesse, Léon Bloy avait été un athée et un anticlérical forcené jusqu'à ce qu'il rencontre Barbey D'Aurevilly, écrivain monarchiste et conservateur réputé, qui devint son mentor spirituel et littéraire et l'accompagna sur le chemin de l'initiation au catholicisme. Initiation qui, comme on le sait chez les croyants, est un chemin total, absolu. Mais la foi de Bloy est celle du Calvaire, celle du Vendredi saint, celle de la nuit noire. "Je ne ressens jamais la joie de la résurrection. Je vois toujours Jésus à l'agonie", écrit-il dans son Journal. L'amour du Christ est l'amour de la Vérité, et cette Vérité, dira Bloy, se trouve dans la souffrance. La souffrance du Christ crucifié entre deux voleurs, la pauvreté qu'il a lui-même endurée tout au long de sa vie. Bref, sa conversion n'a pas été une conversion de splendeur, de joie, de paix, de réconciliation.

c8a6965691df69d6575e8846b117ffb597d299d21a95192f45df41b2a81b67d0.jpgÉcrivain catholique, ou plutôt journaliste catholique, pamphlétaire et auteur de libelles, il s'est lancé dans l'écriture comme un prophète désespéré et malveillant : toute son œuvre est un grand défi aux valeurs de la modernité, cette déchirure de l'histoire dont les fruits ont été autant de poisons pour l'esprit. Le suffrage universel, la science, le progrès, la république, le matérialisme, l'immanentisme comme précurseur de l'individualisme récalcitrant, l'art, la littérature, le catholicisme mou et sentimental, sans parler de Luther et de la Réforme protestante ! Il s'est donc battu en duel contre tout ce qui, pour lui, éloignait irrémédiablement les hommes du mystère, de la transcendance, c'est-à-dire de Dieu. L'essayiste Roberto Calasso résume bien cette croisade morale et de principe : Bloy s'est attaché à fustiger les bourgeois hypocrites, les intellectuels éclairés et, surtout, les âmes tièdes et en paix avec elles-mêmes. "Qu'est-ce qu'avoir bonne conscience ? C'est être convaincu qu'on est une parfaite canaille", écrit-il dans son Journal. Terriblement pauvre, il se comportait lui-même comme un misérable et le savait mieux que quiconque : "Je mendie comme un voleur à la porte d'une ferme qu'il a l'intention d'incendier". Certains critiques suggèrent qu'il y a toujours quelque chose de sacré dans la colère de Bloy, rappelant le Christ contre les pharisiens et contre les marchands du temple.

En revanche, Franz Kafka l'admirait, tout comme Jorge Luis Borges. Le "Miroir des énigmes", publié dans Autres inquisitions, rend justice au Bloy non racheté. Mais l'un des meilleurs portraits de l'écrivain français est peut-être celui du père Leonardo Castellani, jésuite et écrivain argentin : "Il est facile de rire de Léon Bloy. Autrefois, je me moquais de lui, ce saint plus impatient que le mauvais larron ! La somme d'injures, d'imprécations et d'épithètes qui lui sont tombées dessus de son vivant est énorme et, à Dieu ne plaise, justifiée. Ah, le malheureux ! Mais la misère est une chose sérieuse. On ne peut pas rire de la misère. Jésus-Christ, dans sa passion, était littéralement misérable. Tout ce qui est suspendu à un arbre est maudit, dit la Loi. C'est ainsi que le monde d'aujourd'hui s'est moqué de Bloy et de Jésus-Christ.

Dans le prologue de Sur la tombe de Huysmans, Caresano pose la question que nous nous posons tous si nous sommes arrivés jusqu'ici : qu'est-ce que ce vieux sage et carcaman a à nous offrir aujourd'hui ? Quels abîmes de notre présent ce prophète du 19ème siècle peut-il éclairer ? Son héritage", dit Caresano, "nous enseigne encore qu'il n'est pas possible d'affirmer sans nier en même temps, d'admirer sans mépriser implicitement et que, parfois, la seule façon d'atteindre le centre profond d'une époque est de se déplacer vers les marges". L'une des qualités intemporelles de Bloy est peut-être son affront à l'exercice de la critique et à ses implications dans le monde de la culture, c'est-à-dire le coût que peu sont prêts à payer aux dépens d'un relativisme dépourvu de sainteté. Le "politiquement correct" ne cache-t-il pas des intérêts ? Affirmer simultanément l'un et l'autre et en tirer la conclusion qui intéresse le plus le pouvoir en place, n'est-ce pas une affaire détournée ? "Celui qui ne prie pas le Seigneur...".  En l'invoquant lors de la messe inaugurale de son pontificat, le pape François a renouvelé un affront au pharisaïsme de notre époque, plus courroucée et stridente que celle de Bloy, mais tout aussi déserte.

vendredi, 12 janvier 2024

Parution des numéros 467, 468 & 469 du Bulletin célinien

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Parution des numéros 467, 468 & 469 du Bulletin célinien

N°469:

2024-01-BC-Cover.jpgSommaire :

Des lettres retrouvées

Les sœurs Canavaggia et Céline

L’Église vue par Charles Bernard [1933]

Encore Taguieff

Décidément obnubilé par Céline, celui qui éprouvait jadis “une admiration sans bornes” [sic] à son égard y revient dans son dernier livre. Taguieff, traquant la prolifération de la bêtise dans notre société (vaste programme !) lui consacre, en effet, plusieurs pages. Dans une section consacré aux voyageurs désillusionnés en Union soviétique (pp. 219-241), il affirme erronément que les documents sont introuvables sur son séjour en URSS. Il ignore manifestement le rapport de Mikhaïl Apletine découvert il y a une quinzaine d’années par une célinienne russe¹. Là où Taguieff est tendancieux, c’est lorsqu’il affirme qu’avant son séjour Céline ne prend pas position, “soucieux de bénéficier de l’appui des milieux intellectuels de gauche, sensibles à son supposé pacifisme et à son non moins supposé anticolonialisme”. S’il n’a pas exprimé avant 1936 de jugement sur l’URSS, n’est-ce pas plutôt parce qu’il tenait à juger sur pièce ? L’auteur reconnaît qu’il  est de ceux qui ont osé “chercher à voir ce qui se cachait derrière les slogans et les mises en scène pour invités de marque”. Mais pour y parvenir, il fallait bien évidemment se rendre sur place. À son retour le constat fut terrible : « Tout cela est abject, effroyable, inconcevablement infect. Il faut voir pour croire. Une horreur. Sale, pauvrehideux. Une prison de larves.  Toute police, bureaucratie et infect chaos. Tout bluff et tyrannie. »  Suivra Mea culpa qui ne fera pas davantage dans la dentelle.

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Au moins Taguieff admet-il que Céline s’est montré “lucide” face au communisme. L’autre passage du livre relatif à Céline concerne son jugement dépréciatif sur Proust (pp. 64-68). Le but étant naturellement de montrer “sa profonde bêtise”. L’honnêteté eût consisté à montrer que son appréciation à l’égard du glorieux aîné connut une évolution certaine. Au point d’énoncer, un an avant sa mort, un avis aussi définitif que celui-ci : « Proust est un grand écrivain, c’est le dernier, c’est le grand écrivain de notre génération ». Pour avoir une idée exhaustive de cette évolution, je vous recommande la notice relative à Proust dans un dictionnaire que tout célinien devrait avoir dans sa bibliothèque². Quant aux essais dans lesquels il est question des liens entre ces deux géants, ils sont légion. Coïncidence : les deux plus notables sont parus la même année³. Au risque de choquer, oserais-je écrire que, même dans le dénigrement radical, Céline fait preuve de perspicacité ? Ainsi lorsqu’il utilise la métaphore de la chenille pour définir le style proustien : « Cela passe, revient, retourne, repart, [n’oublie rien, add.] incohérent en apparence (…) La chenille laisse derrière elle tel Proust une sorte de tulle, de vernis irisé, [impeccable add.], capte, étouffe, réduit, empoisonne tout ce qu’elle touche et bave, rose ou étron. » Ainsi décrit-il cette obsession parfois oppressante qui tend à vouloir tout exprimer à propos d’un fait ou d’un sentiment. Et, pour cela, passe et repasse indéfiniment sur la même observation ou la même sensation.

• Pierre-André TAGUIEFF, Le Nouvel Âge de la bêtise, Éditions de l’Observatoire, 2023 (23 €).

  1. (1) Olga Chtcherbakova, “Quelques précisions sur le séjour de Céline à Leningrad en 1936” in Céline et la guerre, Actes du Seizième colloque international Louis-Ferdinand Céline, Société d’études céliniennes, 2007, pp. 84-88.
  2. (2) Laurent Simon & Jean-Paul Louis, La Bibliothèque de Louis-Ferdinand Céline (Dictionnaire des écrivains et des œuvres cités par Céline dans ses écrits et ses entretiens), Du Lérot, vol. 2, 2020, pp. 198-199.
  3. (3) Jean-Louis Cornille, La haine des lettres. Céline et Proust, Arles, Actes Sud, coll. « Un endroit où aller », 1996 ; Pascal A. Ifri, Céline et Proust. Correspondances proustiennes dans l’œuvre de L.-F. Céline, Birmingham [Alabama], Summa Publications, 1996.

N°468:

2023-12-BC-Cover.jpgSommaire :

Une heure chez Me Gibault 

Céline dans Le Populaire  

Bibliographie. Les Dictionnaires.

In memoriam Henri Thyssens

Henri Thyssens nous a quittés le 28 octobre¹ à l’âge de 75 ans. Je le connaissais depuis 1979 ; il m’avait contacté à la parution du premier numéro de feu La Revue célinienne. Il découvrit Voyage au bout de la nuit à l’âge de dix-neuf ans alors qu’il effectuait son service militaire. « Ce Voyage me transporta dans un monde nouveau, celui de la lecture, à tel point que j’en fis un métier : libraire ²» Avant de créer sa propre librairie, “La Sirène”, il apprit le métier chez Halbart, puis chez Eugène Wahle, à Liège dont il était originaire. Parallèlement, il fit du courtage à Paris. Spécialisé dans les ouvrages de généalogie et de régionalisme, il publiait des catalogues qui attestaient d’un professionnalisme sans faille. Ceux qu’il réalisa sur la gastronomie ou sur Simenon sont conservés par les amateurs. Alors qu’il avait été un élève peu appliqué, Céline  joua pour lui  le rôle d’initiateur et lui donna  l’amour des lettres. À l’instar de nombreux céliniens pointus, le livre de Céline qu’il préférait, sensible à la modernité du style, était Mort à crédit. Ce qui ne l’empêchait pas d’apprécier des auteurs au style classique, tels  Stendhal, Paul Léautaud ou Jules Renard qu’il relisait fréquemment. En 1976, cet autodidacte s’était fait connaître en éditant la correspondance à Évelyne Pollet qu’il avait rencontrée à plusieurs reprises. Cinq ans plus tard, il se rendit au Danemark sur les traces de Céline³. Il en ramena le flacon de cyanure que celui-ci avait emporté en Allemagne. Il l’avait fait analyser (c’était bien du cyanure de potassium mais désormais sans danger), ce qui lui permit de le proposer dans l’un de ses catalogues ! Il fut le créateur de la série Tout Céline, répertoire des livres, manuscrits et lettres passés en vente, qui connut cinq numéros et dans lesquels il publia différentes études, notes biographiques et recensions bibliographiques. 

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Mais la grande affaire de sa vie fut ses recherches sur l’itinéraire de Robert Denoël. Elles aboutirent à la création d’un site internet en accès libre d’une rigueur et d’une érudition en tous points remarquables.  « Un éditeur assassiné, c’est rare, c’est incongru, on ne meurt pas pour les Lettres. Celui-là était différent, c’était un vrai bagarreur, et Liégeois de surcroît. Je me lançai donc à sa poursuite. Elle dura trente ans, mais je ne parvins jamais à mettre un nom sur son assassin, ou plutôt j’en trouvai plusieurs, ce qui compliquait encore l’affaire. »

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On trouve d’ailleurs sur son site toutes les pièces connues sur cet assassinat ainsi que sur l’instruction judiciaire qui suivit. Il y a là matière à un livre majeur sur cette vie brisée mais Henri ne s’était jamais résolu à cette conversion, étant dans l’impossibilité, disait-il, de faire la synthèse de ce qui équivaut à un volume de centaines de pages. Il faudrait aussi évoquer l’homme qu’il fut : son ironie, sa fidélité en amitié, son indépendance d’esprit. Épris de liberté, il aura mené l’existence qu’il souhaitait. Ce qui importe maintenant c’est de préserver son travail. Michel Fincœur (attaché scientifique à la Bibliothèque Royale) et moi l’avions convaincu de léguer sa documentation aux “Archives & Musée de la Littérature”, à Bruxelles, ce qu’il fit il y a cinq ans. Il y existe désormais un “Fonds Robert Denoël / Henri Thyssens” qui a vocation à pérenniser le site internet qu’il créa en 2005 et qui constitue l’œuvre de sa vie.

  1. (1) Et non le 31 octobre, comme erronément mentionné dans notre numéro précédent. Il a été incinéré à Ostende le 8 novembre.
  2. (2) Les citations sont extraites de sa contribution au livre collectif 90 ans de Voyage (Céline et nous), La Nouvelle Librairie, 2022.
  3. (3) Henri Thyssens, « Au Royaume de Danemark » in Tout Céline, 5 [Liège], À la Sirène, 1990, pp. 116-136.

N°467:

2023-11-BC-Cover.jpgSommaire :

Retour sur Drena Beach et Winna Winfried  –

Le Spiegel et Céline

Un monument à Claude Duneton

Manuscrit de Mort à crédit

En juillet 2021, la découverte des inédits a éclipsé celle d’un manuscrit de Mort à crédit, l’un des plus anciens retrouvés et donc antérieur à celui déjà connu. L’année passée, dans la nouvelle édition du roman (La Pléiade), Henri Godard annonçait que la publication du facsimilé de ce manuscrit de plus de 1.600 feuillets permettrait dans une certaine mesure de faire la lumière sur les différentes étapes de rédaction. Cela s’avère fondé et c’est ce qui en fait un document passionnant pour les amateurs et les chercheurs. Comme l’écrit Pascal Fouché, qui en a excellemment réalisé l’édition et la présentation, s’il est incomplet et qu’il ne livre pas toutes les clés de la méthode de travail de Céline, il nous permet tout au moins de mieux l’appréhender. Grâce aux versions successives de nombreuses séquences, on a accès aux différentes étapes. On assiste ainsi “en direct” au travail de création et on comprend mieux la manière de travailler de l’écrivain qui n’a de cesse d’accroître successivement plusieurs passages. Il est aussi intéressant de comparer avec ce qui sera modifié dans la version définitive. Un exemple parmi d’autres : on se souvient que dans  celle-ci, il évoque sa mère en disant : « Elle a tout fait pour que je vive, c’est naître qu’il aurait pas fallu » ; cette phrase figure bien dans ce manuscrit, mais ici c’est de son père qu’il s’agit (« Il a tout fait… »). Les noms des personnages y sont loin d’être définitifs : ainsi, la concierge Mme Bérenge, qui fait l’ouverture du livre, s’appelle d’abord Mme Dovis. Quant à la datation, il faut situer la rédaction effective en 1934-1935, après qu’il a abandonné la partie qui serait devenue Guerre et le projet de Londres¹.  Il se consacre alors uniquement au premier volet de ce roman qui, initialement, devait en comporter trois : « Enfance, Guerre, Londres. »

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C’est que cette première partie prit tellement d’importance qu’elle constituera le roman tout entier totalisant pas moins de 700 pages imprimées. Nombreux sont les céliniens qui le considèrent comme son chef-d’œuvre, en tout cas supérieur à Voyage au bout de la nuit et surtout conforme à son projet esthétique.  Mais cela n’a pas toujours été le cas et pas seulement pour la critique ; lorsque Henri Thyssens (†) lui consacra l’un de ses catalogues au début des années 80, il le titra fort justement « Mort à crédit, le mal-aimé »².  Le prochain colloque  de la Société d’Études céliniennes sera consacré aux manuscrits découverts il y a deux ans. Il reste à former le vœu que, sur la base de ce facsimilé,  il se trouvera un céliniste  pour dégager les leçons qu’apporte cette édition. Ajoutons que cette initiative éditoriale constitue une belle réussite bibliophilique, ce qui ne gâte rien.

• Louis-Ferdinand CÉLINE, Mort à crédit. Le manuscrit retrouvé (fac-similé & transcription), Gallimard, 2023, 2 volumes, l’un pour le fac-similé intégral ; l’autre pour la transcription (établie, annotée et présentée par Pascal Fouché), 1712 p., relié sous coffret, couverture toilée et marquée à chaud au format 25 x 11 x 39 cm, tirage limité à 999 exemplaires numérotés, 5,51 kg. (450 €).

    1. (1) « Indépendamment du texte lui-même, un brouillon de lettre sur un verso qui évoque le décès de la concierge de Céline est daté du 23 février 1935 et un autre est écrit au domicile de Lucienne Delforge qu’il rencontre en avril de la même année » (P. Fouché)
    2. (2) LFC Club, Tout Céline, n° 2, [Liège], 1980. Henri Thyssens est décédé le 28 octobre. Hommage lui sera rendu dans notre prochain numéro.

lundi, 08 janvier 2024

Redécouvrez Lautréamont et rien ne sera plus comme avant

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Redécouvrez Lautréamont et rien ne sera plus comme avant

par Massimo Fini

Source : Massimo Fini & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/riscoprire-lautreamont-e-nulla-sara-piu-come-prima

Je suis en train de lire les Chants de Maldoror de Lautréamont. Je m'y étais attaqué à l'âge de vingt ans et, après avoir parcouru quelques pages, j'avais abandonné. Je n'étais pas assez prêt pour une lecture aussi exigeante. Il m'est arrivé la même chose avec Proust. Quatre ou cinq fois, j'avais commencé Du côté de chez Swann et, à la cinquantième page, j'avais claqué contre le mur le premier des huit volumes d'A la recherche du temps perdu, publiés par Mondadori. Un été, à quarante ans, j'ai dévoré les huit volumes. Et c'est une évidence. A la recherche du temps perdu est la grande fresque d'une époque, un traité de psychanalyse, mais aussi et surtout un livre sur le Temps et la mémoire (la madeleine). Or, à vingt ans, on a moins de mémoire qu'à quarante, on est occupé à parcourir ces bouts de vie qui deviendront à leur tour mémoire. Il faut donc se méfier des proustiens épuisés de la vingtaine, soit pour se donner un ton, soit pour sublimer ainsi leur homosexualité (bien qu'aujourd'hui, l'homosexualité étant dédouanée, ce déguisement soit moins nécessaire).

L'appréciation d'un livre, d'un film, de toute œuvre d'art, dépend du moment de la vie dans lequel on l'aborde. Celui de la maturité n'est pas toujours le meilleur moment pour comprendre. Rimbaud, par exemple, est beaucoup plus proche de la sensibilité des adolescents ou des post-adolescents, étant lui-même adolescent. Il écrit Une saison en enfer à 19 ans et son œuvre est concentrée en quatre ans, puis il ne veut plus rien savoir de son travail de poète et d'écrivain, il traverse plusieurs fois les Alpes à pied jusqu'à s'embarquer pour l'Afrique pour travailler comme marchand, refusant tout contact avec les éditeurs et les journaux. A l'un d'eux, particulièrement insistant, il dira: "ma saison est finie, c'est tout".

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Lautréamont est, avec Rimbaud ("le poète devient voyant par un long et raisonné démêlage de tous les sens", expression qu'il utilise dans une lettre à un ami, et non Verlaine comme on le croit généralement), le fondateur de la poésie, de la littérature moderne, de la culture moderne. Tout l'art du début du 20ème siècle, hommes de lettres, poètes, peintres, écrivains, journalistes - Guillaume Apollinaire - a inspiré Lautréamont, du surréalisme au cubisme en passant par le fauvisme, le pointillisme et le symbolisme. Souvent inconsciemment, parfois consciemment. Il a été lu, par exemple, par Amedeo Modigliani, l'une des figures les plus lumineuses, extraordinaires et généreuses de ce Paris inégalable de la fin du 19ème siècle aux années 1930, où se retrouvaient peintres, écrivains et musiciens de toute l'Europe, de l'Espagne à la Russie à la Roumanie à la Bulgarie à la Turquie et plus tard aux Américains dont le rôle principal, mais non unique - Hemingway, Fitzgerald, Henry Miller - était de se faire d'habiles marchands d'art en achetant les œuvres de peintres tous désargentés, à l'exception de Picabia, mais y compris Picasso.

La tentative titanesque de Lautréamont, Rimbaud et Baudelaire a été de désarticuler, au milieu du 19ème siècle, dans le temps court de leur vie (Lautréamont est mort à 24 ans, Rimbaud poète à 22 ans, Baudelaire à 46 ans) les structures sociales, psychologiques et économiques de leur époque, c'est-à-dire les structures de la bourgeoisie.

Le plus puissant dans cette œuvre est Lautréamont, avec son écriture extraordinaire, toute nouvelle, avec ses poèmes en prose, lisez l'Ode à l'Océan dans le premier chant de Maldoror. Bref, après avoir lu Lautréamont, on ne peut plus être comme avant.

 

***

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Vieil océan

Extrait du Chant I

Vieil océan, aux vagues de cristal, tu ressembles proportionnellement à ces marques azurées que l’on voit sur le dos meurtri des mousses ; tu es un immense bleu, appliqué sur le corps de la terre : j’aime cette comparaison. Ainsi, à ton premier aspect, un souffle prolongé de tristesse, qu’on croirait être le murmure de ta brise suave, passe, en laissant des ineffaçables traces, sur l’âme profondément ébranlée, et tu rappelles au souvenir de tes amants, sans qu’on s’en rende toujours compte, les rudes commencements de l’homme, où il fait connaissance avec la douleur, qui ne le quitte plus. Je te salue, vieil océan !


Vieil océan, ta forme harmonieusement sphérique, qui réjouit la face grave de la géométrie, ne me rappelle que trop les petits yeux de l’homme, pareils à ceux du sanglier pour la petitesse, et à ceux des oiseaux de nuit pour la perfection circulaire du contour. Cependant, l’homme s’est cru beau dans tous les siècles. Moi, je suppose plutôt que l’homme ne croit à sa beauté que par amour-propre ; mais, qu’il n’est pas beau réellement et qu’il s’en doute ; car, pourquoi regarde-t-il la figure de son semblable avec tant de mépris ? Je te salue, vieil océan !

lundi, 01 janvier 2024

L'européanisme de Drieu entre philosophie, littérature et politique

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L'européanisme de Drieu entre philosophie, littérature et politique

Les éditions "Passaggio al Bosco" rééditent en Italie l'essai "Drieu La Rochelle : le mythe de l'Europe" avec des textes d'Adriano Romualdi

par Andrea Scarano

Source: https://www.barbadillo.it/95823-leuropeismo-di-drieu-tra-filosofia-letteratura-e-politica/

Le mythe de l'Europe par Drieu La Rochelle

Quelle vision du monde caractérise l'un des principaux littérateurs français du 20ème siècle, à la personnalité complexe et solitaire, incompris, mal à l'aise et dépassé, longtemps ignoré même par la droite, y compris la droite italienne? La maison d'édition "Passaggio al bosco" propose la réédition de l'essai "Drieu La Rochelle : le mythe de l'Europe", publié pour la première fois en 1965 avec des contributions d'Adriano Romualdi, Mario Prisco et Guido Giannettini.

drieu-la-rochelle-il-mito-dell-europa.pngLes auteurs retracent les vicissitudes d'un écrivain "déchiré" entre spéculation philosophique et pensée politique, littérature et problèmes sociaux, religion et militantisme plus ou moins actif, tourmenté surtout par l'idée, clairement nietzschéenne, de la décadence, cause de la disparition de l'individualité dans l'anonymat et de la lente dissolution des classes et des hiérarchies, menace imminente tant pour la France que pour l'Occident tout entier, plongé dans le "bourbier putride" des sociétés modernes, bourgeoises et capitalistes.

Aristocrate et attaché à ses origines normandes, Drieu participe activement à la Première Guerre mondiale, qu'il salue comme une véritable libération, dont il souligne à la fois les aspects mystiques et héroïques et l'ivresse d'un rêve de puissance capable de lui révéler l'unité absolue des binômes vie/mort et douleur/joie, lui faisant espérer des possibilités de renaissance, contrariées ensuite par le recul des Français, envers lesquels il ne cache pas son vif ressentiment; leur médiocrité face aux puissances émergentes était le signe que l'expérience républicaine commencée en 1789 pouvait être considérée comme irrémédiablement terminée.

L'objectif de détruire les mythes de la civilisation décadente, y compris les mythes éculés du conservatisme, l'amène à adhérer au mouvement Dada; la confluence de ses principaux animateurs dans le surréalisme et le communisme - dont l'écrivain a toujours reconnu les militants comme ayant une prédisposition au sacrifice et à la lutte - décrète bientôt son éloignement de ses anciens amis et le début de son engagement dans la construction de la patrie et de l'idée européenne. L'unité politique, le dépassement des nationalismes dans une forme de fédération d'États, alternative au capitalisme comme au communisme, auraient également évité le spectre de la subordination coloniale à la Russie ou aux États-Unis.

Sa prise de conscience progressive que seul le fascisme compris comme un phénomène européen pouvait s'imposer comme une révolution intégrale, une synthèse des intérêts politiques et spirituels, des valeurs de la liberté et de l'autorité, du travail et du capital, a commencé avec les émeutes parisiennes de février 1934; la chronique de ces événements, reprise dans le roman "Gilles", lui a fait croire pendant un court laps de temps que l'insurrection des fascistes et des communistes pourrait renverser le gouvernement radical-socialiste.

L'analyse de l'échec de l'action rénovatrice des partis de droite et de gauche contenue dans "Le socialisme fasciste" incite Drieu à appeler à la constitution d'un nouveau parti, plaçant l'espoir éphémère de l'instauration du socialisme - "pas celui des négateurs de l'esprit, un socialisme non fondé sur l'envie", précise Romualdi - et du fascisme dans le militantisme au sein des rangs du Parti populaire français, formation d'anciens communistes (dont son fondateur, Jacques Doriot), de radicaux et de fascistes.

socialismo-fascismo-europa-la-rochelle.jpgDans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, où l'Allemagne nationale-socialiste - symbole du fascisme européen le plus "abouti" - affirme progressivement son hégémonie comme un fait incontestable, Drieu justifie son adhésion au collaborationnisme non seulement comme le choix de l'intellectuel qui, n'ayant pas peur des choix impopulaires, prend ses responsabilités. L'attitude douce des Allemands à l'égard de la population et des militaires français, ainsi que la renonciation - après l'armistice et au moins jusqu'à la mi-1941 - aux revendications territoriales concernant les possessions coloniales et les régions (comme l'Alsace et la Lorraine) qui avaient appartenu à l'Allemagne jusqu'en 1919, lui ont fait croire qu'ils accepteraient la coopération loyale d'autres pays en position de "primi inter pares", satisfaisant ainsi les exigences de l'inclusion de la France dans le processus de formation du nouvel ordre européen, du retour aux mythiques âges d'or et à l'ancienne grandeur.

Une fois disparus les nationalismes traditionnels et les anciennes patries, l'échiquier international se composerait de trois empires: l'Amérique, la Russie et l'Europe unie - malgré la malheureuse guerre fratricide anglo-allemande - contre les francs-maçons et les jésuites, les progressistes et les radicaux, la bourgeoisie et le prolétariat. Partant d'une critique du concept de progrès et de civilisation qui impliquait également le catholicisme moderne et décadent, Drieu développa une éthique fasciste qui, poursuivant l'objectif de la "civilisation du héros", des mythes du sang et de l'homme nouveau, disciplinait l'âme - conçue comme éternelle - et le corps, en recourant à la fois aux vertus guerrières et monastiques; il attribue donc à la spiritualité non pas le sens respectable et sentimental de l'amour du prochain, mais celui de la force intérieure qui se traduit par la sévérité et l'âpreté de l'essentiel.

Sa conception religieuse tente de concilier le christianisme héroïque de la vision médiévale du Christ royal et viril et le paganisme, conçu comme une reprise des orientations métaphysiques préchrétiennes - qui admettent l'existence d'autres divinités en dessous de Dieu ("profondeurs du monde") - et comme la négation qu'un Dieu "personnel" exprime le sentiment authentique de la divinité.

Sens du sacrifice, sens de la résurrection, guerre perdue, rêve brisé de l'Europe sont des thèmes récurrents dans sa production littéraire, ainsi que celui de la mort. À la veille de l'invasion et des bombardements alliés, Constant - le protagoniste du roman "Chien de paille" - est le spectateur amer et détaché des événements, prêt à faire le geste extrême comme l'alter ego de Drieu qui - trahi par le choix des Allemands de répudier son rôle révolutionnaire pour poursuivre des politiques d'annexion déstabilisant l'unité du vieux continent - a planifié et consommé, en pleine cohérence et conscience, son suicide.

Andrea Scarano.

dimanche, 17 décembre 2023

Propos d'avant-hier pour après-demain, les inédits de Gustave Thibon par Luc-Olivier d'Algange

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Propos d'avant-hier pour après-demain, les inédits de Gustave Thibon

par Luc-Olivier d'Algange

Le livre d'inédits de Gustave Thibon, qui vient de paraître aux éditions Mame, est un événement. L'ouvrage rassemble des notes, des conférences, « feuilles volantes et pages hors champs », lesquelles, pour les lecteurs non encore familiers constitueront une introduction du meilleur aloi, et pour les autres, une vision panoramique des plus instructives. Presque tous les thèmes connus de l'oeuvre sont abordés, et d'autres encore, où l'on découvre un philosophe dont la vertu première est l'attention. Il y est question de la France, des « liens libérateurs », formule qui n'est paradoxale qu'en apparence, des « corps intermédiaires », de Nietzsche et de Simone Weil, du mystère du vin, de l'âme du Midi, du Portugal, de la vie et de la mort. Ces « pensées pour soi-même », nous donnent la chance de remonter vers l'amont, vers la source d'une pensée qui ne se contente pas d'être édifiante et sauvegarde l'inquiétude, ce corollaire de la Foi, qui est au principe de toute aventure intellectuelle digne d'être vécue.

gthinédits.jpgEncore qu'il eût, depuis plus d'un demi-siècle, des lecteurs fidèles, et, mieux encore, de ceux qui surent entrer en conversation avec lui et prolonger sa pensée et son œuvre, - tel Philippe Barthelet auteur d'un livre d'entretiens avec Gustave Thibon, et d'un magistral Dossier H consacré à l'auteur de L'Ignorance étoilée, aux éditions de L'Age d'Homme - il est à craindre que Gustave Thibon ne soit pas encore reconnu à sa juste valeur, et surtout, à sa juste audace. Une image s'interpose : celle du « philosophe-paysan » qui se contenterait de dispenser une sagesse traditionnelle appuyée sur le catholicisme et l'amour de la terre.

Forts de cette vision réductrice, sinon fausse, on se dispense de le lire, de confronter son œuvre à celles des philosophes, plus universitaires, de son temps, et l'on méconnaît ce qu'il y a de singulièrement affûté, et sans concession d'aucune sorte, dans sa pensée érudite, mais de ligne claire et précise, sans jargon. Gustave Thibon, dans ces pages « hors champs », adresse au lecteur, une mise-en-demeure radicale, non certes au sens actuel de radicalisme, mais, à l'inverse, par un recours aux profondeurs du temps, aux palimpsestes de la pensée, à cette archéologie, voire à cette géologie de l'âme, à cette géographie sacrée, celle de la France, qui est, par nature, la diversité même, qui se décline de la Bretagne à l'Occitanie, et n'en nécessite point d'autre, abstraite, importée ou forcée.

Certes, la terre est présente, et Gustave Thibon rejoint Simone Weil dans ses réflexions sur l'enracinement ; certes, il est catholique, sans avoir à passer son temps à le proclamer, - mais ces deux évidences sont, avant tout, l'expérience d'une transcendance véritable, qui ne cède jamais à la facilité revendicatrice, à ces représentations secondes qui nous poussent, sur une pente fatale parfois, à parler « en tant que ». Gardons-nous, dit Gustave Thibon, de nous reposer dans l'image que nous nous faisons de nous-mêmes ou dans le sentiment, d'être, par nos opinions et nos convictions, une incarnation du « Bien ».

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Il existe bien un narcissisme religieux, une satisfaction indue, une façon de s'y croire, au lieu de croire vraiment, une pseudo-morale de dévots, une « charité profanée » (selon l'expression de Jean Borella) que Gustave Thibon, dans ces inédits, n'épargne pas de ses flèches. On se souviendra, en ces temps hâtifs et planificateurs que nous vivons, de sa formule qui ne cesse de gagner en pertinence : «  Il ne faut pas faire l'Un trop vite ». Contre la fiction d'un universalisme abstrait, Gustave Thibon propose un retour au réel , celui du monde, avec ses limites et ses frontières heureuses ; celui de l'homme qui défaille et parfois se dépasse. Il suivra Nietzsche, pas à pas, dans son « humain, trop humain », dénonçant les leurres, la morale comme masque du ressentiment et de la faiblesse, non pour « déconstruire », et se livrer au désastre dans « un vacarme silencieux comme la mort » ainsi que l'écrivait Nietzsche, - noble naufragé qui en fit la tragique expérience, -  mais pour  comprendre que le vide qui se dissimule derrière nos vanités est appel à une plénitude infiniment proche et lointaine.

La faiblesse exagère tout. Son mode est l'outrance. Elle conspue, elle maudit, elle excommunie avec la rage de ceux dont la Foi est incertaine. Ces Propos d'avant-hier pour après-demain, le sont aussi pour notre pauvre aujourd'hui. Nous avons nos Robespierre, nos Précieuses ridicules, nos propagandistes du chaos, sous l'habit policé des technocrates, perfusés d'argent public, et tous ont pour dessein de faire table rase de notre héritage pour y établir leurs fatras, leurs encombrements de laideurs, de fictions lamentables, autant d'écrans entre nous et le monde ; écrans entre nous et un « au-delà de nous-mêmes », vaste mais autrefois familier, comme le furent les Rameaux, Pâques, Noël. - ces temporalités qualifiées où les hommes se retrouvaient entre eux et en eux-mêmes à la recherche de « la juste balance de l'âme » : «  Existence simultané des incompatibles, balance qui penche des deux côtés à la fois : c'est la sainteté » écrivait Simone Weil, citée, dans ces pages, par Gustave Thibon.

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Philosophe-paysan, Gustave Thibon le serait alors au sens où il nous intime de nous désembourgeoiser, de cesser, par exemple, de considérer l'argent comme le socle des valeurs et de retrouver le « dépôt  à transmettre » : le fief, la terre, la religion. «  Le socle dévore la statue (…), avarice bourgeoise, aucune magnificence, pas de générosité ; abaissement des valeurs : pour le marchand tout se chiffre – et mépris des valeurs artistiques ; mentalité étriquée (…) ; règne du Quantitatif. Les « gros » ont replacé les « grands ».

Où demeurer alors ? Gustave Thibon nous le dit, en forme de devise héraldique : «  Contre l'espoir dans l'espoir ».

Luc-Olivier d'Algange

mardi, 12 décembre 2023

Bernanos et la destinée totalitaire de la république

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Bernanos et la destinée totalitaire de la république

Nicolas Bonnal

C’est dans son livre sur Drumont, le plus important du point de vue de l’analyse mondaine de la modernité républicaine et donc de la Fin de l’Histoire – et des chrétiens qui allaient avec. On y voit le gogo (c’est le chapitre sur Panama, effarant avec ce cortège de sacrifices humains pour creuser leur canal – des milliers d’ouvriers et d’ingénieurs morts tués par les conditions... climatiques), le requin, le chéquard, la crapule (Oh, Clemenceau…) et avec cet Etat qui se mêle mal de tout (on n’a pas attendu Macron, je ne cesse de le répéter, ce gars n’est qu’une cerise –sic- sur le catho) l’avènement d’un certain communisme de la fin, qui prendra tout, liberté et propriétés, les économies de mille ans, comme dit Bernanos.

La parole est au Mélenchon :

« Trois millions de petits bourgeois rouges, sans Dieu ni maître, de cœur avec les plus abjects révoltés de l’histoire, baptisant volontiers Spartacus ou Marat la rare géniture échappée par miracle à leur fureur malthusienne, et pourtant citoyens dociles,  contribuables ingénus, souscripteurs à tous les  emprunts, tels enfin que je les voudrais voir sculptés  dans le marbre, leur bonne face rondouillarde levée  vers le ciel, y bravant du regard la foudre, mais attentifs à ne pas heurter de la jambe le seau de l'employé du fisc occupé à les traire — oh ! l'incomparable, la magnifique gageure ! Protégée par cette épaisse matelassure, la République peut gouverner, c'est-à-dire poursuivre le cycle de ses expériences démagogiques, au moins jusqu’à ce que la dure loi de l’argent ait  rejeté au creuset — au cœur même du prolétariat — une classe moyenne appauvrie. »

Classe moyenne appauvrie, on y est déjà (remarquez, c’est ce que voulait Guénon qui la conchie, cette classe moyenne).

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Règne de la quantité et abolition de la dernière classe bourgeoise (revoyez un Guitry pour la comprendre et l’apprécier) :

« Car c’est par ce biais  que finira par l'emporter sans doute l'inflexible nature  des choses: à la longue les promesses elles-mêmes coûtent cher. Et c’est à la bourgeoisie devenue républicaine que la démocratie prétend faire supporter la plus grosse part de ses frais de publicité. Ainsi risque- t-elle de détruire, ainsi détruit-elle sûrement l’unique gage qui lui reste, pour se trouver bientôt les mains vides, entre le capital et le travail également voraces, entre la double anarchie de l'or et du nombre. »

Plus grave ce qui suit : la liquidation du capital intellectuel et moral du pays, qui nous mène à une tyrannie inconnue dans l’Histoire :

« Nul doute qu’un Gambetta vieillissant, par exemple, n’ait prévu le jour, où démunie de tout objet de troc ou d'échange, ne disposant plus que de thèmes épuisés, désormais sans vertu, elle devrait enfin laisser échapper son secret, avouer qu’elle n’a servi qu’à masquer, sous des noms divers adroitement choisis, la liquidation du capital intellectuel et moral du pays entreprise par la classe moyenne menacée, dans le fol espoir, sinon  d'empêcher, du moins de retarder indéfiniment une  autre liquidation, celle des fortunes privées, le triomphe du socialisme d’État, l'avènement d’un maître  mille fois plus impitoyable qu'aucun des tyrans débonnaires quelle avait sacrifiés jadis d’un cœur léger, à ses intérêts, à ses rancunes, ou seulement à sa vanité. »

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Avènement du communisme donc, pas par les idéalistes roquets du socialisme mais par les inconséquences de nos opportunistes étatistes radicaux.

« Mais aux environs de 1880, qui donc eut  imaginé avec Drumont, que le radicalisme serait si tôt vidé de sa substance, qu’il suffirait de quelques  années de gaspillage pour compromettre jusqu'au principe même de la vie nationale, l’idée de patrie, et que l’ombre d’un Babeuf, du précurseur jadis écrasé par la bourgeoisie victorieuse, allait réapparaître, un siècle plus tard, gigantesque, sur l'immense écran  de milliers de lieues carrées, de la Volga aux frontières de l’Inde? »

Sur les incompétents du midi (oh, si le midi n’avait pas voulu…) qui ont vendu la France aux banquiers ?

« On comprend l’illusion de ces politiciens du Midi, de ces gros garçons optimistes auxquels le hasard met tout à coup dans la main l’épargne de dix siècles. Comme la France est riche ! Et sans doute ils souhaitent la servir de leur mieux, mais il faut s’installer d’abord, il faut durer. Que réaliser de l'énorme héritage, comment couvrir les premiers frais ? Ainsi le nouveau régime à peine né tourne déjà timidement la tête vers les banques, éprouve la puissance et la férocité de l'argent. »

imgbfcrages.jpgLes banquiers ? Lesquels ?

Un bon mot met radicaux et cathos en place, qui restent les piliers de ce pouvoir bancaire et de la modernité :

« Un Gambetta, un Constans, un Rouvier, qui se proclament devant l'électeur les fils légitimes de la Révolution, le sont en effet, mais au même titre que les marchands d’ex-voto de Lourdes, les héritiers de la Sainte Vierge. »

Et que le pouvoir des banquiers allât de pair avec le cantique du communisme mondialiste, c’est ce que certains crétins ne veulent toujours pas comprendre. Ah, comprendre…

Références et documents:

https://archive.org/details/BernanosGeorgesLaGrandePeurDe...

https://www.amazon.fr/GUENON-BERNANOS-GILETS-JAUNES-Nicol...

https://www.amazon.fr/Louis-Ferdinand-C%C3%A9line-pacifis...

https://www.amazon.fr/DESTRUCTION-FRANCE-AU-CINEMA/dp/B0C...

 

 

mardi, 14 novembre 2023

La sagesse traditionnelle de Marguerite Yourcenar contre nos folies modernes

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La sagesse traditionnelle de Marguerite Yourcenar contre nos folies modernes

Nicolas Bonnal

Dernier écrivaine néo-classique nourrie de lait ancien, Yourcenar méprise le monde moderne occidental alors qu’elle avait tout pour plaire pourtant : homosexuelle, païenne, écrivaine, écologiste, végétarienne, rebelle ayant fui le monde, etc. Pourtant son Hadrien qui tapait si bien sur le judaïsme n’allait pas dans le bon sens (d’ailleurs je la trouve bien oubliée)  montrait déjà que quelque chose se tramait dans sa tête contre le monde moderne, comme le Coup de grâce ou les splendides Contes orientaux, recueil de jeunesse ou presque. Mise à la mode un temps par Giscard et d’Ormesson pour de méprisables motifs politiques, cette grande figure discrète allait tirer à boulets rouges contre notre moderne Occident dans ses Entretiens avec Mathieu Galey intitulé les Yeux ouverts. Le journaliste froncé y fait preuve d’une inintelligence à toute épreuve : on dirait qu’il y a des siècles que le froncé est bête et intolérant comme ça, les yeux grand fermés. La faute à Molière et à ses Trissotin, à Montesquieu et à ses persans ?

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J’ai glané les citations qui suivent sur plusieurs sites ; voilà ce que ça donne :

« Je condamne l'ignorance qui règne en ce moment dans les démocraties aussi bien que dans les régimes totalitaires. Cette ignorance est si forte, souvent si totale, qu'on la dirait voulue par le système, sinon par le régime. »

Le régime comme elle dit a fortement progressé depuis, et son troupeau de victimes aussi. Elle ajoute comme si elle était un dissident soviétique, un Soljenitsyne à Harvard ou un Zinoviev :

« Chaque fois que je vais dans un super-market, ce qui du reste m'arrive rarement, je me crois en Russie. C'est la même nourriture imposée d'en haut, pareille où qu'on aille, imposée par des trusts au lieu de l'être par des organismes d’État. Les États-Unis, en un sens, sont aussi totalitaires que l'URSS, et dans l'un comme dans l'autre pays, et comme partout d'ailleurs, le progrès (c'est-à-dire l'accroissement de l'immédiat bien-être humain) ou même le maintien du présent état de choses dépend de structures de plus en plus complexes et de plus en plus fragiles. »

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On est entrés dans un système de frénésie global lié au culte du progrès :

« Comme l'humanisme un peu béat du bourgeois de 1900, le progrès à jet continu est un rêve d'hier. Il faut réapprendre à aimer la condition humaine telle qu'elle est, accepter ses limitations et ses dangers, se remettre de plain-pied avec les choses, renoncer à nos dogmes de partis, de pays, de classes, de religions, tous intransigeants et donc tous mortels. Quand je pétris la pâte, je pense aux gens qui ont fait pousser le blé, je pense aux profiteurs qui en font monter artificiellement le prix, aux technocrates qui en ont ruiné la qualité - non que les techniques récentes soient nécessairement un mal, mais parce qu'elles se sont mises au service de l'avidité qui en est un, et parce que la plupart ne peuvent s'exercer qu'à l'aide de grandes concentrations de forces, toujours pleines de potentiels périls. »

Elle ajoute très justement :

« Je pense aux gens qui n'ont pas de pain, et à ceux qui en ont trop, je pense à la terre et au soleil qui font pousser les plantes. Je me sens à la fois idéaliste et matérialiste. Le prétendu idéaliste ne voit pas le pain, ni le prix du pain, et le matérialiste, par un curieux paradoxe, ignore ce que signifie cette chose immense et divine que nous appelons "la matière". (p. 242)

Yourcenar n’aime pas le monde occidental mais elle refuse encore plus ses solutions de sortie (celles qu’on applique aujourd’hui). Très antiféministe, Yourcenar offre aux unes et aux autres de bonnes raisons de se faire oublier (il vaut mieux d’ailleurs, car si c’est pour se faire insulter…) :

« Enfin, les femmes qui disent "les hommes" et les hommes qui disent "les femmes", généralement pour s’en plaindre dans un groupe comme dans l’autre, m’inspirent un immense ennui, comme tous ceux qui ânonnent toutes les formules conventionnelles. »

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Et de rappeler cette évidence machiste ou autre :

« Il y a des vertus spécifiquement "féminines" que les féministes font mine de dédaigner, ce qui ne signifie pas qu’elles aient été jamais l’apanage de toutes les femmes : la douceur, la bonté, la finesse, la délicatesse, vertus si importantes qu’un homme qui n’en possèderait pas au moins une petite part serait une brute et non un homme.

Il y a des vertus dites masculines, ce qui ne signifie pas plus que tous les hommes les possèdent: le courage, l’endurance, l’énergie physique, la maîtrise de soi, et la femme qui n’en détient pas au moins une partie n’est qu’un chiffon, pour ne pas dire une chiffe. »

La société hyper-féministe ne produit plus d’écrivaines, tout au plus des bécasses fanatiques à l’image des « crétins mâles » dont parle déjà Nietzche dans Par-delà le bien et le mal. De la même manière Yourcenar aime et traduit les poètes noirs américains mais elle se méfie déjà de ceux qui qui veulent aimer les noirs parce qu’ils sont noirs. Mais on dirait que depuis les Lumières toute la culture occidentale est orientée vers le totalitarisme idéologique, totalitarisme qui éclate aujourd’hui sur n’importe quel sujet !

L’idéal selon Yourcenar :

« J’aimerais que ces vertus complémentaires servent également au bien de tous. Mais supprimer les différences qui existent entre les sexes, si variables et si fluides que ces différences sociales et psychologiques puissent être, me paraît déplorable, comme tout ce qui pousse le genre humain, de notre temps, vers une morne uniformité. »

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Sur l’animal elle dit joliment (passons du coq à l’âne) – et noblement :

« Et puis il y a toujours pour moi cet aspect bouleversant de l'animal qui ne possède rien, sauf sa vie, que si souvent nous lui prenons. Il y a cette immense liberté de l'animal, vivant sans plus, sa réalité d'être, sans tout le faux que nous ajoutons à la sensation d'exister. C'est pourquoi la souffrance des animaux me touche à ce point, tout comme la souffrance des enfants (p 318). »

La souffrance animale obsédait Savitri Devi (qui ressemble un peu à Yourcenar, fanatisme idéologique dérisoire en plus) ; ici :

« Je me dis souvent que si nous n'avions pas accepté, depuis des générations, de voir étouffer les animaux dans des wagons à bestiaux, ou s'y briser les pattes comme il arrive à tant de vaches et de chevaux, envoyés à l'abattoir dans des conditions absolument inhumaines, personne, pas même les soldats chargés de les convoyer, n'aurait supporté les wagons plombés de 39/45. »

Cette insensibilité (Novalis en parle très bien et je l’ai repris dans mon livre sur Tolkien) est caractéristique des hommes modernes eux-mêmes élevés en batterie :

« Si nous étions capables d'entendre le hurlement des bêtes prises à la trappe (pour leur fourrure), nous ferions sans doute plus attention à l'immense détresse de certains prisonniers, dérisoire parce qu'elle va à l'encontre du but : les améliorer, les rééduquer, faire d'eux des êtres humains (p. 313). »

Sur l’éducation, elle propose ce modèle solidaire et païen (Céline fait de même dans ses Beaux draps où il propose un modèle radicalement nouveau de société, artiste et païen aussi) :

« Je condamne l’ignorance qui règne en ce moment dans les démocraties aussi bien que dans les régimes totalitaires. Cette ignorance est si forte, souvent si totale, qu’on la dirait voulue par le système, sinon par le régime. J’ai souvent réfléchi à ce que pourrait être l’éducation de l’enfant.Je pense qu’il faudrait des études de base, très simples, où l’enfant apprendrait qu’il existe au sein de l’univers, sur une planète dont il devra plus tard ménager les ressources, qu’il dépend de l’air, de l’eau, de tous les êtres vivants, et que la moindre erreur ou la moindre violence risque de tout détruire. »

imagmyes.jpgYourcenar remet comme Valéry l’enseignement de l’histoire à sa place, et elle propose un enseignement nouveau, pratique et non théorique (tous l’ont dit et fait pour rien, de Rousseau à Gustave Le Bon en passant par Illich) :

« Il apprendrait que les hommes se sont entretués dans des guerres qui n’ont jamais fait que produire d’autres guerres, et que chaque pays arrange son histoire, mensongèrement, de façon à flatter son orgueil. On lui apprendrait assez du passé pour qu’il se sente relié aux hommes qui l’ont précédé, pour qu’il les admire là où ils méritent de l’être, sans s’en faire des idoles, non plus que du présent ou d’un hypothétique avenir. On essaierait de le familiariser à la fois avec les livres et les choses ; il saurait le nom des plantes, il connaîtrait les animaux sans se livrer aux hideuses vivisections imposées aux enfants et aux très jeunes adolescents sous prétexte de biologie. ; il apprendrait à donner les premiers soins aux blessés ; son éducation sexuelle comprendrait la présence à un accouchement, son éducation mentale la vue des grands malades et des morts. »

Elle propose la construction d’un homme libre et tolérant (c’est le contraire de ce que veut Greta, même si Greta adore la planète et les animaux, cherchez l’erreur) :

« On lui donnerait aussi les simples notions de morale sans laquelle la vie en société est impossible, instruction que les écoles élémentaires et moyennes n’osent plus donner dans ce pays.
En matière de religion, on ne lui imposerait aucune pratique ou aucun dogme, mais on lui dirait quelque chose de toutes les grandes religions du monde, et surtout de celle du pays où il se trouve, pour éveiller en lui le respect et détruire d’avance certains odieux préjugés. »

Il faut aussi éviter la publicité marchande (Yourcenar vit aux USA, je suppose qu’elle avait une télé…) :

On lui apprendrait à aimer le travail quand le travail est utile, et à ne pas se laisser prendre à l’imposture publicitaire, en commençant par celle qui lui vante des friandises plus ou moins frelatées, en lui préparant des caries et des diabètes futurs. »

Et, alors qu’on masque les enfants et qu’on les fanatise-formate sur le plan écologique ou sexuel :

« Il y a certainement un moyen de parler aux enfants de choses véritablement importantes plus tôt qu’on ne le fait. »

Tout cela est fini, maintenant on les masque, on les vaccine et on les encadre comme jamais. C’est Julius Evola qui compare constamment l’homme capitaliste à l’homme socialiste ; et notre dissident Zinoviev qui dit que le premier est pire que le second : comme il a raison !

Comme tout esprit censé elle refuse les actus alitées (le premier moderne à en avoir bien parlé fut Thoreau, voyez mon texte sur Platon et CNN…) :

« Je me suis toujours beaucoup méfiée de l'actualité, en littérature, en art, dans la vie. Du moins, de ce que l'on considère comme l'actualité, et qui n'est souvent que la couche la plus superficielle des choses. »

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Elle ajoute sur ce merveilleux instrument (que plus personne ne critique, que tout le monde commente) nommé télévision :

«... l'homme manque de loisirs ?
Le fermier assis l'hiver près de son feu, se fabriquant au couteau une cuiller de bois en crachant de temps en temps dans les cendres, lui en avait. Il était plus libre que l'homme d'aujourd'hui, incapable de résister aux slogans de la télévision p 305 ».

Heidegger en parle quelque part de ce paysan, de sa pipe, du modèle de Van Gogh… Tout cela est loin maintenant, c’est pourquoi je dis et répète qu’il ne faut plus entretenir aucune nostalgie.

Suddenly it’s too late.

Après à l’heure où les religions abrahamiques continuent de faire parler d’elles si intelligemment, au Moyen-Orient et ailleurs, Yourcenar déclare :

« En matière de religion, on ne lui imposerait (toujours au pauvre enfant) aucune pratique ou aucun dogme, mais on lui dirait quelque chose de toutes les grandes religions du monde, et surtout de celle du pays où il se trouve, pour éveiller en lui le respect et détruire d’avance certains odieux préjugés. »

« On lui apprendrait à aimer le travail quand le travail est utile, et à ne pas se laisser prendre à l’imposture publicitaire, en commençant par celle qui lui vante des friandises plus ou moins frelatées, en lui préparant des caries et des diabètes futurs. »

Ici elle se rapproche de Jünger (voyez mes textes sur Jünger et la santé) et de sa vision solaire et anti-médicale du corps physique.

Végétarienne (enfin, pas tout à fait), Yourcenar évoque son menu (ici elle fait penser à un des autres esprits libres de cette époque, l’indianiste Daniélou) :

« En ce qui me concerne, je suis végétarienne à quatre-vingt-quinze pour cent. L'exception principale serait le poisson, que je mange peut-être deux fois par semaine pour varier un peu mon régime et en n'ignorant pas, d'ailleurs, que dans la mer telle que nous l'avons faite le poisson est lui aussi contaminé. »

Elle évoque l’agonie des bêtes (qui ne frappe personne dans les Evangiles pourtant) :

« Mais je n'oublie surtout pas l'agonie du poisson tiré par la ligne ou tressautant sur le pont d'une barque. Tout comme Zénon, il me déplaît de "digérer des agonies". En tout cas, le moins de volaille possible, et presque uniquement les jours où l'on offre un repas à quelqu'un ; pas de veau, pas d'agneau, pas de porc, sauf en de rares occasions un sandwich au jambon mangé au bord d'une route ; et naturellement pas de gibier, ni de bœuf, bien entendu.
- Pourquoi, bien entendu ?
- Parce que j'ai un profond sentiment d'attachement et de respect pour l'animal dont la femelle nous donne le lait et représente la fertilité de la terre. Curieusement, dès ma petite enfance, j'ai refusé de manger de la viande et on a eu la grande sagesse de ne pas m'obliger à le faire. Plus tard, vers la quinzième année, à l'âge où l'on veut "être comme tout le monde", j'ai changé d'avis ; puis, vers quarante ans, je suis revenue à mon point de vue de la sixième année (p. 288). »

Repensons à la manière dont Tony Blair traita un jour les vaches en Angleterre, pays de John Bull pourtant. Aujourd’hui de Davos il veut appliquer sa marotte et ses méthodes aux humains.

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Yourcenar termine avec une citation bouddhiste :

« les QUATRE VOEUX bouddhiques que je me suis souvent récités au cours de ma vie :
lutter contre ses mauvais penchants ;
s'adonner jusqu'au bout à l'étude ;
se perfectionner dans la mesure du possible ;
si nombreuses soient les créatures errantes dans l'étendue
des trois mondes, travailler à les sauver.Tout est là, dans ce texte vieux de quelques vingt-six siècles… »

Esprit libre et original, dernière aristocrate élevée par un père dilettante et artiste, Yourcenar ne faisait déjà pas partie de ce monde. Et maintenant...

lundi, 13 novembre 2023

Georges Bernanos et « la masse affreusement disponible » des hommes trop modernes

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Georges Bernanos et « la masse affreusement disponible » des hommes trop modernes

Nicolas Bonnal

Bernanos fait rêver dans la France contre les robots, son essai le plus connu. Il rêve encore, on est en 44-45, la France est libérée et va renaître et montrer le droit chemin aux hommes, etc. Mais c’est dans La Liberté, pour quoi faire ? qu’il donne son vrai message. Le livre, ensemble de quatre conférences et non essais, est écrit (bravo à la préface courageuse de Pierre Gilles dans l’édition Folio) entre décembre 46 et avril 47 ; et le grand homme (« votre place est parmi nous ! » lui dit le Général qui quitte très vite le pouvoir lui aussi) a compris à qui il avait affaire.

1507-1.jpgLe constat est désespéré et désespérant. Sommes-nous tombés plus bas depuis, à coups de Gaza, de Reset, de Covid, de vaccins, de Biden-Macron-Leyen et consorts ? C’est possible mais je n’en suis pas sûr avec mon présent permanent ou ma Fin de l’Histoire: voyez mes textes sur Drumont, Céline ou Bernanos sans oublier ceux sur Bloy. Le froncé républicain issu de la débâcle de 1870-1871 mit fin à la certaine idée de la France. C’est un bourgeois ou un micro-consommateur débile, ringard et soumis que la télé mène à l’abattoir. Il ira twitter sur vos tombes. Même Péguy avec ce destin de retraité qu’il dénonce dans un texte sur Descartes avait compris. C’est dire.

Quand les carottes sont cuites il faut le dire. Bernanos écrit ainsi dans sa Liberté :

« Le drame de l'Europe, le voilà. Ce n'est pas l'esprit européen qui s'affaiblit ou s’obscurcit depuis cinquante plus, c'est l'homme européen qui se dégrade, c'est I ‘humanité européenne qui dégénère. Elle dégénère en s'endurcissant. Elle risque de s'endurcir au point d'être capable de résister à 'importe quelle expérience des techniques d'asservissement, c'est-à-dire non pas seulement de les subir, mais de s'y conformer sans dommage. Car cette décomposition dont je parlais tout à l'heure aura évidemment une fin. »

La dégradation et la dégénérescence sont le fruit de l’étatisme et du socialisme, denrées très chéries en France. Bernanos se rapproche des libertariens (je parle des grands historiens comme mes regrettés amis Butler ou Raico, pas des politiciens) mais aussi de Tocqueville (que ne peut-il – le Souverain – nous ôter la peine de penser et de vivre ?) ou de Jouvenel, qui publie son phénoménal du Pouvoir au lendemain de la Guerre. Avec l’admirable Stefan Zweig Bernanos évoque ces temps d’avant 1914 où l’on voyageait sans passeport : une carte de visite et des lettres d’introduction suffisaient (c’était l’époque où l’on voyageait pour voir des gens, pas pour visiter des expos).

Bernanos a compris que la France est une masse, ce n’est plus un peuple. Il sort ces phrases formidables alors sur cette « masse affreusement disponible ».

« Il y a des millions et des millions d'hommes dans le monde qui n'ont pas attendu notre permission pour soupçonner que la France de 1940 - formée d'une immense majorité de pétainistes et d'une poignée de gaullistes - et celle de 1944 - formée d'une immense majorité de gaullistes et d'une poignée de pétainistes - ne forment réellement qu'une seule masse affreusement disponible, dont l'événement de Munich avait déjà permis de mesurer le volume et le poids, qui s'est retrouvée presque tout entière à l'Armistice pour rouler dans le pétainisme par le seul effet de la pesanteur, jusqu'à ce que l'invasion de l'Afrique du Nord, rompant l'équilibre, l'ait fait choir sur l'autre pente. »

Munich, Pétain, de Gaulle, en attendant mai 68 et la coupe du monde de football ! Un qui a bien compris cela aussi c’est Audiard. Voyez son film sur la France pour rire.

Certains ici trouvent que Bernanos exagère. Mais pensez aux vaccins, présents et à venir, vaccins qui seront obligatoire sinon vous n’aurez plus droit de manger ou d’éclairer votre maison.

« Supposez que demain - puisque nous sommes dans les suppositions, restons-y - les radiations émises sur tous les points du globe par les usines de désintégration modifient assez profondément leur équilibre vital et les sécrétions de leurs glandes pour en faire des monstres, ils s'arrangeront très bien de leur condition de monstres, ils se résigneront à naitre bossus, tordus, ou couverts d'un poil épais comme les cochons de Bikini, en se disant une fois de plus qu'on ne s'oppose pas au progrès. Le mot de progrès sera le dernier qui s'échappera de leurs lèvres à la minute où la planète volera en éclats dans l'espace. Leur soumission au progrès n’a égale que leur soumission à l’Etat. »

La-grande-peur-des-bien-pensants.jpgDes distraits nous parlent du néolibéralisme alors que l’on assiste au triomphe de l’Etat central universel qui accompagne le Trust des Trusts dont Bernanos parlait déjà dans sa Grande peur des bien-pensants.

C’est ma mère qui parlant de sa plage à Biarritz me disait qu’elle ne voulait plus s’y rendre, écœurée par le « dirigisme français » qui s’y manifestait : CRS, coups de sifflet, flipper, barboter entre des piquets, surfeurs industriels partout, etc.

Ce dirigisme Bernanos le voit à l’œuvre :

« La menace qui pèse sur le monde est celle d'une organisation totalitaire et concentrationnaire universelle qui ferait, tôt ou tard, sous un nom ou sous un autre, qu'importe ! de l'homme libre une espèce de monstre réputé dangereux pour la collectivité tout entière, et dont l'existence dans la société future serait aussi insolite que la présence actuelle d'un mammouth sur les bords du Lac Léman. Ne croyez pas qu'en parlant ainsi je fasse seulement allusion au communisme. Le communisme disparaîtrait demain, comme a disparu l'hitlérisme, que le monde moderne n'en poursuivrait pas moins son évolution vers ce régime de dirigisme universel auquel semble aspirer les démocraties elles-mêmes. »

Oh, mais comme il est pessimiste ce Bernanos ! Comme il est prophète de malheur ce Bernanos ! Comme il devrait se soigner (ou se vacciner) ce Bernanos, ai-je lu ici ou là.

Il envoie dinguer les optimistes dans une belle et célèbre formule :

« L'optimisme est un ersatz de l'espérance, dont la propagande officielle se réserve le monopole. Il approuve tout, il subit tout, il croit tout, c'est par excellence la vertu du contribuable. Lorsque le fisc l'a dépouillé même de sa chemise, le contribuable optimiste s'abonne à une revue nudiste et déclare qu'il se promène ainsi par hygiène, qu'il ne s'est jamais mieux porté. »

Claude Janvier expliquait à Bercoff qu’il connaissait un jeune content de ne pas voyager, content de ne pas posséder de bagnole, content de ne pas prendre l’avion, content de disposer à vie de neuf mètres carrés et content surtout de ne pas polluer. Ils sont quelques milliards comme ça.

Bernanos voit très bien qu’il va être trop tard (le chant du « signe » comme on sait c’est Debord et ses Commentaires) :

« Il faut se hâter de sauver l'homme, parce que demain il ne sera plus susceptible de l'être, pour la raison qu’il ne voudra plus être sauvé. Car si cette civilisation est folle, elle fait aussi des fous. »

Loin de l’hypocrisie de tous nos commentateurs cathos qui auront tout gobé avec ce pape (Gaza, le vaccin, l’Europe, le Reset, les migrants, le truc LGBTQ) Bernanos écrit :

« ... l'opinion cléricale qui a justifié et glorifié la farce sanglante du franquisme n'était nullement exaltée. Elle était lâche et servile. Engagés dans une aventure abominable, ces évêques, ces prêtres, ces millions d'imbéciles n'auraient eu, pour en sortir, qu'à rendre hommage à la vérité. Mais la vérité leur faisait plus peur que le crime. »

Le catholique était déjà une conscience disponible, affreusement disponible.

lundi, 06 novembre 2023

Le voyage du chevalier Jean Cau dans la forêt

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Le voyage du chevalier Jean Cau dans la forêt

Non pas la farce des positions du monde, mais la posture droite dans le voyage d'une vie

par Donato Novellini

Source: https://www.barbadillo.it/111631-artefatti-il-percorso-del-cavaliere-jean-cau-verso-il-bosco/

Le parcours de l'écrivain français Jean Cau est curieux : il est passé du militantisme intellectuel de gauche - il a été le secrétaire de Jean-Paul Sartre pendant dix ans - à la droite radicale et à la Nouvelle Droite dans l'après-guerre, apparemment à la suite de certains de ses rapports sur l'épineuse question algérienne ; un choix sans doute anticonformiste et courageux, bien qu'en toute honnêteté placé dans un contexte culturel comme celui de nos voisins transalpins, beaucoup plus vivant que l'homologation intellectuelle presque totale de l'après-guerre qui s'est produite dans nos contrées italiques. Il a reçu le prix Goncourt pour son excellent roman La pitié  de Dieu, qu'il faudra récupérer, et il s'est battu surtout dans le monde du journalisme. 

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Attention, Jean Cau n'est pas le réactionnaire typique, bien qu'il en ait progressivement pris toutes les caractéristiques, puisque Che Guevara était l'un de ses héros et qu'il a passionnément fait l'apologie du révolutionnaire argentin (Une passion pour Che Guevara, 1979), contribuant ainsi à introduire sa figure dans les circuits flétris de la droite, dans une tonalité anti-impérialiste et existentialiste.

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Cau, originaire de Gascogne, portait secrètement dans son cœur, même dans la mondanité parisienne de ses années progressistes, un lien intime et atavique avec sa terre d'origine, une destination à la frontière de l'Espagne chargée d'histoire : sa passion pour la corrida, par exemple, une corrida réactionnaire à son époque, inavouable aujourd'hui sans déclencher un tollé animaliste. Occitanie, lenga d'òc, langue romane et vignobles, christianisme et paganisme se rejoignent ou se superposent pour le maintien des rites ancestraux, plus importants que la politique, plus importants que l'État et la religion en vogue. Là encore, il s'agit d'Europe, de racines.

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C'est précisément de cette conscience d'appartenance à l'Occident, chargée de symboles, de traditions et de retour à la terre, qu'est né un livre de chevet très étrange, visionnaire, romantique et utopique, comme on dit dans ces cas-là : Le Chevalier, la mort et le Diable (1977), avec une double préface de Pietrangelo Buttafuoco et Sigfrido Bartolini. Un livre en quelque sorte formateur, si "passé" qu'il a transcendé le temps et les modes, si obsolète aujourd'hui qu'il est même prophétique dans certains passages. Le texte, examen artistique mais surtout symbolique de la célèbre gravure du même nom d'Albrecht Dürer, devient un prétexte pour esquisser la physionomie et la conduite d'un héros intemporel, donc accidentellement toujours contemporain. L'écrivain français fait sortir l'œuvre du musée, en animant sa fixité austère sans négliger aucun des éléments, même les plus microscopiques et allégoriques de la composition, pour tisser une intrigue qui touche à l'épuisement de la contemporanéité européenne.

La forêt, donc, une scénographie active et une destination nécessaire, ici certainement liée au traitement jungien, ainsi que référée par suggestion à l'épopée du Seigneur des Anneaux, précisément à la forêt de Fangorn, à la fois lieu de danger et de salut, et cela dépend de l'âme de la personne qui y entre. D'autre part, le chevalier d'acier va consciemment de droite à gauche, de la ville sur la colline au danger, de la vie à la mort, et Tolkien lève le doute avec la question de Frodon: "Mordor, Gandalf, est-ce à gauche ou à droite ? À gauche".

La mort ceinturée à la tête par des serpents avec un sablier à la main et le diable, un sanglier cornu armé d'une hallebarde, deux figures monstrueuses et bestiales semblent entourer désespérément le chevalier, un crâne au sol reposant sur le tronc d'arbre coupé devient un avertissement, vanitas memento mori, et pourtant il y a aussi la salamandre propice, symbole médiéval et transsubstantiel du Christ, puis le chien fidèle, à son tour protégé par l'allure puissante du destrier. Malgré le danger imminent et l'atmosphère hostile, le chevalier solitaire avance impassiblement, sans soucis matériels, sans illusions déformantes sur le passé et l'avenir, sans se soucier des contingences et des conséquences ; il se tient, inébranlable et serein, dans son passage boisé ; l'interprétation de Cau se fonde précisément sur l'archétype du soldat chrétien médiéval, un homme d'ascendance païenne, converti à la "nouvelle" foi plus par la possibilité de pouvoir se battre sous une bannière que par les principes fondateurs de la religion elle-même. C'est finalement - comme dans le film d'Ingmar Bergman Le Septième Sceau - une ultime bataille décisive qu'il doit affronter seul. Ici, à la fin, en l'absence du signe de l'ordre chevaleresque, l'influence existentialiste de Sartre et de son "Dieu absent" revient, ainsi que la définition particulière de l'anarchie développée par Jünger dans Le traité du rebelle.

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Le Chevalier, la Mort et le Diable de Dürer

Le jeu des renvois à l'actualité clivante (celle, politisée, de la fin des années 1970) fonctionne jusqu'à un certain point, notamment en évoquant - quoique dans le pessimisme crépusculaire conscient de la civilisation européenne - une forme d'individualisme héroïque d'origine évolienne, plus concrètement l'indépendance active de l'individu à la manière de L'Unique et sa propriété de Stirner ; le livre n'indique en effet pas une voie, mais suggère plutôt la conduite à tenir. L'auteur prévoit, à tort comme d'autres dystopies à la Orwell, que le danger totalitaire viendra de l'Est, et pourtant au fond de lui il l'espère, au moment où les communistes de salon français et européens cessent d'y croire : le communisme russe est un masque destiné à tomber tôt ou tard, une peinture rouge sous laquelle résiste la dernière cavalerie européenne.

Les pages consacrées à la Russie, comme celles, impitoyablement réalistes, sur la décadence de l'homme européen, la purulence démocratique et la sécularisation catholique, ont tout le goût amer d'une prophétie adverse réalisée. S'éloignant radicalement du flou intellectuel, des arguties spéculatives et de l'existentialisme impuissant, Jean Cau nous laisse un précieux témoignage éthique et esthétique, dans une moindre mesure politique, car Le Chevalier, la Mort et le Diable n'est pas un essai sur la position possible à prendre dans les farces du monde démocratique libre, fait totalement négligeable, mais au contraire il pourrait encore nous apprendre à nous tenir droit sur un cheval, peut-être en direction de la forêt et de ses réponses.

Donato Novellini

 

Maurice Barrès et la France décérébrée vers 1890…

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Maurice Barrès et la France décérébrée vers 1890…

Nicolas Bonnal

Barrès n’est pas du tout ma tasse de thé (ô ces nationalistes bellicistes revanchards…), mais en retombant grâce à Wikisource.org sur ses médiocres Déracinés, je suis tombé sur ces pépites. Il semble que le destin de la France se soit joué les vingt premières années de la IIIème république, comme l’ont alors vu Cochin, Maupassant, Bloy, Drumont ou Bernanos. Un pays vieillissant bureaucratique, conditionné (programmation patriotique), humanitaire (lumière du monde, droits de l’homme, etc.) mais sanglant et conquérant, mais immoral aussi et nihiliste – en voie rapide de déchristianisation (voyez mes textes sur Mgr Gaume ou sur Mgr Delassus). Le reste est chez Zola, quand on aura appris à le lire (voyez mon texte sur le Bonheur des dames).

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Barrès part en tout cas de prémices justes :

« Les forces vivantes de notre pays, ses groupes d’activité, ses principaux points d’union et d’énergie, dans l’ordre matériel ou spirituel, c’est aujourd’hui :

1° Les bureaux, c’est-à-dire l’ensemble de l’administration, où il faut bien faire rentrer l’armée. — Qu’on aime ou blâme leur fonctionnement, c’est eux qui supportent tout le pays, et, s’ils ont contribué pour une part principale à détruire l’initiative, la vie en France, il n’en est pas moins exact qu’aujourd’hui ils sont la France même. Il faut bien les respecter et les appuyer, quoi qu’on en ait : car, après avoir diminué la patrie par des actes qui n’ont plus de remèdes, ils demeurent seuls capables de la maintenir. »

On se demande ce que cela veut dire : « après avoir diminué la patrie par des actes qui n’ont plus de remèdes, ils demeurent seuls capables de la maintenir ».

La bureucratie républicaine a tué la patrie mais elle seule sait la faire marcher ? C’est Léautaud qui se déchaînait contre Barrès – et comme il avait raison ! Dans Wikipédia on lit donc :

Le-Jardin-de-Berenice.jpg« Maurice Barrès a été élu hier à l’Académie. Cela me laisse extrêmement froid. Il y a longtemps que Barrès ne m’intéresse plus. Dire que j’ai lu vers 1894 Le Jardin de Bérénice avec dévotion, et que l’ayant repris tantôt, pour voir, les phrases qui me troublaient tant me sont insipides aujourd’hui. Encore un mauvais maître, pour ceux qui ont besoin de maîtres. Cela se voit à ce que font tous les jeunes gens qui l’imitent, témoin cet article signé Eugène Marsan, dans une petite revue, Les Essais, de décembre 1905, que je lisais hier. C’est énorme de ridicule et de prétention. Je l’ai souvent pensé et dit. […] De plus, il n’y a pas de maîtres pour les idées, il n’y en a pas pour la forme et Barrès a été un maître détestable pour la forme, avec ses phrases heurtées, nuageuses. Quant à ses idées ! Aucune à lui. On ne peut guère l’aimer quand on aime la netteté, le style qui court vite. »

Il est intéressant de rappeler que Barrès n’a pas été du tout un écrivain maudit (vil antisémite, fasciste, etc.) mais consacré par la république. Des dizaines de rues et autres portent son nom dans toute la France. Ah, ces lieux de culte de la mémoire…

Mais restons avec Barrès :

« …la France est divisée entre deux religions qui se contredisent violemment, et chacune impose à ses adeptes de ruiner l’autre. L’ancienne est fondée sur la révélation ; la nouvelle s’accorde avec la méthode scientifique et nous promet par elle, sous le nom de progrès nécessaire et indéfini, cet avenir de paix et d’amour dont tous les prophètes ont l’esprit halluciné… »

C’est évidemment la deuxième religion (ce scientisme si froncé) qui a le vent en poupée et qui va emporter une double victoire : le catholicisme va reculer – et il va se transformer. Retour à un de nos textes sur  Bernanos :

Bernanos enfonce un clou cruel dans notre inconscience confortée :

« Les puissantes démocraties capitalistes de demain, organisées pour l’exploitation rationnelle de l’homme au profit de l’espèce, avec leur étatisme Forcené, l’inextricable réseau des institutions de prévoyance et d’assurances, finiront par élever entre l’individu et l’Église une barrière administrative qu’aucun Vincent de Paul n’essaiera même plus de franchir. »

Et il annonce, notre Bernanos, Jean XXIII, Paul VI ou Bergoglio, le polonais d’Assise, qui l’on voudra :

« Dès lors, il pourra bien subsister quelque part un pape, une hiérarchie, ce qu’il faut enfin pour que la parole donnée par Dieu soit gardée jusqu’à la fin, on pourra même y joindre, à la rigueur, quelques Fonctionnaires ecclésiastiques tolérés ou même entretenus par l’Etat, au titre d’auxiliaires du médecin psychiatre, et qui n’ambitionneront rien tant que d’être traités un jour de « cher maître » par cet imposant confrère… Seulement, la chrétienté sera morte. Peut-être n’est-elle plus déjà qu’un rêve ? »

On comparer le style de d’un au non-style de l’autre au passage.

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En bon droitier républicain, Barrès envoie dinguer (ce n’était pas le moment) l’aristocratie :

« Quant à la noblesse, qui, avec les bureaux, la religion et la terre, encadrait et constituait l’ancienne société, c’est une morte: elle ne rend aucun service particulier, ne jouit d’aucun privilège, et, si l’on met à part quelques noms historiques qui gardent justement une force sur les imaginations, elle ne subsiste à l’état d’apparence mondaine que par les expédients du rastaquouérisme. »

Rastaquouère c’est peut-être un peu dur non ?

Enfin vient le juste mot :

« Quand de telles questions sont considérées comme essentielles par ceux qui discutent les affaires de ce pays et par ceux qui les mènent, on penche vraiment à conclure que la France est décérébrée, car le grave problème et, pour tout dire, le seul, est de refaire la substance nationale entamée, c’est-à-dire de restaurer les blocs du pays ou, si vous répugnez à la méthode rétrospective, d’organiser cette anarchie. »

Achever-Clausewitz.jpgDans son livre Barrès relève le mortifère culte napoléonien auquel on n’a pas assez rendu justice. René Girard s’y est essayé, mais trop mollement (et tardivement !) dans son beau livre sur Clausewitz. Si jamais il y eut un monstre moderne mimétique (dont ne profitèrent, comme dit Chateaubriand, qu’une poignée d’usuriers – voir Mémoires, 2 L20 Chapitre 5), ce fut bien Napoléon. Que de cimetières remplis grâce à lui...

Le culte du héros est vite balayé :

« Car les héros, s’ils ne tombent pas exactement à l’heure et dans le milieu convenables, voilà des fléaux. »

Le culte impérial (comme le pseudo-culte pseudo-gaulliste aujourd’hui, voyez mes textes sur Michel Debré pour vous en guérir) est décrit :

« Au tombeau de l’Empereur et tandis que des jeunes gens impatients de recevoir une direction s’agitaient sous nos yeux, nous avons cru reconnaître que la France est dissociée et décérébrée. »

Barrès voit des symptômes : 

« Des parties importantes du pays ne reçoivent plus d’impulsion, un cerveau leur manque qui remplisse près d’elles son rôle de protection, qui leur permette d’éviter un obstacle, d’écarter un danger. Il y a en France une non coordination des efforts. Chez les individus, c’est à de tels signes qu’on diagnostique les prodromes de la paralysie générale. »

Ses réponses (des réponses de mauvais politicien, comme le constate alors Gustave Le Bon) on les connaît – et celles de ses parèdres - : éducation ou matraquage patriotique, germanophobie (aisément remplacée par la russophobie quand la bise sera venue), guerres antiallemandes puis mondiales, guerres de colonisation puis de décolonisation, construction euro-napoléonienne, etc.

Mais ce n’est pas notre sujet du jour…

Sources:

https://www.dedefensa.org/article/bernanos-et-la-fin-de-l...

https://www.dedefensa.org/article/zola-et-le-conditionnem...

https://fr.wikisource.org/wiki/Les_D%C3%A9racin%C3%A9s/IX

https://nicolasbonnal.wordpress.com/2023/09/17/general-de...

https://www.dedefensa.org/article/chateaubriand-et-la-con...

https://nicolasbonnal.wordpress.com/2023/04/18/monseigneu...