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mercredi, 05 novembre 2025

Vox clamantis in deserto

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Vox clamantis in deserto
 
Claude Bourrinet
 
L'amateur de littérature que je suis n'a jamais conçu d'existence réelle que dans le monde du mot imprimé – à condition que son assignation fût aussi splendide que la Quête du Graal.
 
J'essaie, à chaque expérience de lecture, de retrouver presque aussi frais celle qui enluminait mon adolescence, quand j'éprouvais ce bonheur frémissant que soufflait l'ouverture fébrile des pages d'un livre – aventure traversée de vertiges, comme lorsqu'on attendait jadis la venue du facteur apportant – peut-être... – une lettre. C'est là une sensation aussi captivante que l'expansion contemplative du regard face à un vaste paysage limité par l'infini du ciel.
 
Mais, au fond, tout cela est tout un – livre et paysage - et appartient à l'expérience de la vie supérieure.
 
A l'orée de la vieillesse, et ayant senti la griffe feutrée de la mort, je ne conçois plus guère de la vie que la voie du sacrifice – seul le sacrifice est sacré, car il éclot les prémisses du don –, de la dévotion à l'écriture, ayant désormais rempli mon devoir d'homme – j'allais dire de « plante humaine » - devant peut-être Dieu, sinon parmi les hommes.
 
image-4135315154.jpgEn ce moment, j'achève une « Vie » de Julien Gracq qui, je dois le dire, a bouleversé ma vision du monde, la confirmant néanmoins dans sa pente à retrouver la « face de la terre ». J'ai l'impression certaine d'avoir rencontré en lui un maître, au sens spirituel (il en aurait été fort fâché!), de vivre avec lui, de penser avec lui, de quêter avec lui, de sentir avec lui (regrettant cruellement et puérilement d'avoir jadis dédaigné l'étude de la géographie – surtout de la géographie physique, si belle et si poétique – il est vrai celle de Vidal de la Blache - non sans que cette voie scientifique – ou plutôt cryptographique - et esthétique, n'entretienne quelque analogie évidente avec l'entomologie merveilleuse contée par Jünger, ce « gardien du sacré », comme l'appelle Gracq. Je me souviens néanmoins d'avoir enchanté certains jeudis de pluie, quand j'étais enfant, à dessiner et à colorier de couleurs vives les cartes du monde sur du papier Canson, et j'avais l'impression d'avoir comprimé terres et mers sur la table de la salle de séjour, comme dans une nasse dont mes songes étaient les maîtres absolus. J'ai compris maintenant, peut-être trop tard, que l'existence est une carte magique qu'il nous faut déchiffrer.
 
Notre époque d'indifférentismes replets s'est détourné, à une vitesse stupéfiante (une génération à peine !) de la littérature authentique, du livre véritable, qui exige des lecteurs lents et profonds, patients et exigeants, comme le rappelait Gracq en 1951.
Le désert d'hommes s'est étendu, autant que la dévastation du monde. Il arrive trop souvent qu'un spécimen d'humanité comme moi s'essaie à parler, et s'aperçoive, au regard vide ou ennuyé de l'interlocuteur, qu'il pratique un idiome étranger et incompréhensible. Et notez bien que le reproche qui pourrait être fait de cette incommunicabilité à double sens, qu'à se réfugier dans les hauteurs, on ne risque pas d'être entendu par l'humble résident de la glèbe, qui a lui aussi quelque trésor enfoui, et qui ne serait pas dénué de fondement s'il existait encore une terre plantée d'hommes, ne manque pas d'un sel susceptible de heurter mon orgueil. Mais je ne porte aucun jugement. Je ne fais que constater : depuis une cinquantaine d'années, le cercle de la parole vraie s'est réduit tragiquement, abandonnant la place au chaos confus d'une Pentecôte schizo-frénétique, où chacun lance au ciel sa gnose idiosyncratique, qui n'est, au fond, que le décor sonore et spéculaire d'une pièce de théâtre dont le canevas est su d'avance, puisqu'il n'est tramé que les nubes de nos chimères, qui tombent sur la terre en langues de glace. Et c'est bien ce saisissement frigorifié qui vitrifie la parole. La glossolalie est une prise tumultueuse de voix, même intraduisibles, mais ce sont des voix silencieuses. En vérité, les lèvres bougent, mais de fantômes errants mâchant le néant.

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