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lundi, 17 février 2020

André Siegfried et le collectivisme américain

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André Siegfried et le collectivisme américain

Par Nicolas Bonnal

 

Ex: https://leblogalupus.com

Une culture organisée autour de la consommation de masse encourage le narcissisme — qui désigne la tendance à voir le monde comme un miroir, et plus précisément comme une projection des peurs et des désirs intimes d’une personne — non pas parce qu’elle rend possessif et capricieux, mais parce qu’elle rend faible et dépendant. Elle mine la confiance que les individus ont en leur capacité à comprendre et modeler le monde, et à pourvoir à leurs propres besoins. Le consommateur a le sentiment qu’il vit dans un monde qui défie la compréhension et le contrôle pratiques, un monde de bureaucratie géante, «saturé d’informations» et constitué de systèmes technologiques complexes et réticulaires susceptibles de s’effondrer subitement, comme lors de la coupure d’électricité géante qui a plongé le Nord-Est des États-Unis dans l’obscurité en 1965 ou lors de la fuite de radiations de Three Mile Island en 1979.

— Christopher Lasch, The Minimal Self (trad. SD).

Rien ne ressemble plus un américain qu’un autre américain, rien ne ressemble plus à un homme moderne qu’un autre homme moderne. On supprime sexes, nations et cultures pour bien le démontrer ; pas besoin d’être un esprit traditionnel pour s’en rendre compte.

Journaliste, essayiste et connaisseur des sociétés anglo-saxonnes, André Siegfried, qui fut repris par Julius Evola, avait la dent dure. Il y a déjà un siècle il écrivait sur ce conformisme des modernes :

« De là une tendance grandissante à réduire toutes les vertus à celle, primordiale, de la conformité. »

Important, l’américain n’est pas une victime (c’est ce que ne comprennent pas les antisystèmes, en France comme ailleurs) : il est un volontaire, un enthousiaste, comme dit Céline. Siegfried :

« Ce ne sont pas les dirigeants qui imposent cette manière de voir, ni même le gouvernement, c’est le grand public lui-même. Dans les universités, la majorité des étudiants sollicitent l’enseignement d’une vérité toute faite, ils demandent aux maîtres moins une culture qu’un instrument de succès. »

AS-ame.jpgPhilippe Grasset a comparé l’américanisme au germanisme. Siegfried rappelait :

« La même crainte instinctive que ressentait la France devant le système germanique, à la veille de la guerre, elle l’éprouve maintenant à l’égard de certaines méthodes américaines, symbolisées dans l’usine Ford. Elle sait bien que, si ce système triomphe, la productivité du monde subira un accroissement formidable, que tout ce qui demeure entre nos mains, latent, noué et matériellement stérile, s’épanouira en réalisations de richesse, mais elle hésite à payer le prix. »

A cette époque (années vingt donc), Duhamel publie ses justes Regards sur le monde moderne ; Céline décrit la rue newyorkaise ou les usines Ford dans les inoubliables pages du Voyage, Hermann Hesse narre sa révolte intérieure dans le Loup des steppes. Siegfried ajoute sur cette massification, ce fordisme des esprits :

« Une transformation sociale d’immense portée résulte en effet de cette structure, qui incline toutes les énergies vers un même but. L’être humain, devenu moyen plus que but, accepte ce rôle de rouage dans l’immense machine, sans penser un instant qu’il puisse en être diminué. La religion, enrôlée dans l’entreprise, exalte à ses yeux le rendement comme une mystique de la vie et du progrès. »

Tocqueville nous disait qu’il ne nous resterait que la famille dans sa Démocratie. Pas même, selon notre essayiste :

« Mais, prise entre l’individu atrophié et la société trop puissamment organisée, la famille se trouve diminuée : aux yeux des chercheurs de rendement social, elle apparaît presque comme un barrage qui arrête le courant. Si l’Église catholique la défend à ce titre, comme une forteresse de résistance et de sécession, la société dans son ensemble ne compte plus sur elle pour l’éducation de la nation : c’est à l’école publique, aux Églises, aux dix mille associations de morale, d’éducation, de réforme, c’est à la presse et presque à la publicité qu’elle demande plutôt d’éduquer les masses. »

Le monde est un drive-in où l’on subit la même programmation, cinématographique, radiophonique ou télévisuelle. Tex Avery s’en rendit très bien compte, lui le dernier esprit libre américain avec Henry Miller.  

Siegfried conclut donc sur cette abdication et ce collectivisme :

« Par-là, en l’absence de ces institutions intermédiaires, dont la collaboration sociale se tempère d’autonomie, le milieu américain tend à prendre l’aspect d’un collectivisme de fait, voulu des élites et allègrement accepté de la masse, qui subrepticement mine la liberté de l’homme et canalise si étroitement son action que, sans en souffrir et sans même le savoir, il confirme lui-même son abdication. »

Le pire est la jeunesse moderne qui est d’autant plus massifiée qu’elle se croit (ou est décrétée) rebelle :

« De cette discipline sociale c’est surtout l’élite étrangère, mal assimilée, qui paraît souffrir. Il se trouve aussi des Américains d’âge mûr pour protester contre elle. Mais la jeunesse, elle, ne laisse apparaître aucune protestation, aucune réaction contre la tyrannie collective : elle l’accepte manifestement comme allant de soi, elle n’a pas la mentalité individualiste ; bref, le régime lui convient. »

Il y a même un vertige à abandonner son individualité :

« Du reste, le profit qu’elle en retire est si grand, la sécurité qu’elle y trouve si parfaite, le vertige de la collaboration qu’elle apporte à quelque chose de plus grand qu’elle-même est si enivrant que, dans cet abandon où il entre du mysticisme, le reste échappe à sa pensée ou à son regret. Nous continuerons cependant de nous demander si, dans cette atmosphère, l’individu peut survivre. »

9782070259120.jpgEt comme Ortega Y Gasset à cette même et lucide époque, Siegfried dénonce le péril collectiviste américain et il pressent ce que l’européen va perdre :

« Dans son enthousiasme à parfaire une incomparable réussite matérielle, l’Amérique ne risque-t-elle pas d’éteindre cette flamme de liberté individuelle que l’Europe, enfantine peut-être dans son rendement économique, avait cru être un des trésors essentiels de l’humanité civilisée ? »

Il en fait même le procès de cette civilisation :

« Ainsi, au moment où les États-Unis connaissent un état de prospérité tel que jamais le monde n’en avait vu de semblable, l’observateur impartial éprouve un doute : cette maîtrise inouïe des biens de la terre conduit-elle en fin de compte à une civilisation plus haute ? Initiatrice des formes modernes de la grande production industrielle, l’Europe s’arrête, effrayée, en percevant les conséquences extrêmes que, logiquement, sa pratique entraîne. »

Il faut rappeler que l’Europe d’alors n’avait pas tout perdu :

« Si certains Européens, qui veulent rajeunir industriellement leur vieux continent, ont pris les États-Unis pour modèle, il en est d’autres qui hésitent et regrettent leur passé, comme plus raffiné et meilleur. Vue du nouveau monde, quand ils y vont, l’Europe, sous une perspective nouvelle, leur apparaît autre qu’ils ne pensaient, autre aussi que les reproches des penseurs orientaux ne la leur avaient dépeinte. À la lumière du contraste américain ils s’aperçoivent que, dans sa hiérarchie des valeurs, la poursuite matérielle n’avait pas tout absorbé, qu’elle réservait encore une grande place, dans ses vénérations, à la pensée libre et sans profit, à la recherche des joies de l’esprit, payée souvent du renoncement à la fortune ou au confort. »

Depuis l’Europe a craqué, et le reste du monde…

NICOLAS BONNAL

Sources :

  • André Siegfried – Les Etats-Unis d’aujourd’hui, dernières pages (classiques.uqac.ca)