Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

mardi, 14 septembre 2021

Age of Entitlement : Caldwell met en pièces la révolution des "droits civils".

1066_multi_3ssxp_christopher-caldwell-auteur-de-une-revolution-sous-nos-yeux x3xssr-H.jpg

Age of Entitlement : Caldwell met en pièces la révolution des "droits civils"

par Daniele Scalea

Ex: https://www.centromachiavelli.com/2021/09/09/caldwell-age-of-entitlement-recensione/

Le journaliste américain Christopher Caldwell, rédacteur en chef de la Claremont Review of Books, est un homme qui, à bien des égards, va à contre-courant de la tendance dominante : un conservateur qui parvient à se faire publier régulièrement par le New York Times, mais, à l'ère de l'hyper-simplification sociale boulimique, on ne le trouve pas sur Facebook ou Twitter, et il publie un livre tous les dix ans. Mais ce sont des livres qui laissent des traces.

41Z-jV4EksL.jpg

1A07FB18EAAAFA76E3BF919730DC296677ECF6B5_364_front_226x364.jpeg

En 2009, deux ans avant la grande crise migratoire qui lancera le thème, il publie Réfllexions sur la révolution en Europe: une analyse fine de la manière dont l'immigration, notamment musulmane, révolutionne déjà l'Europe. Ceux qui ont lu le livre beaucoup plus modeste de l'auteur de cette critique, Immigration : the Reasons of Populists, se souviendront de l'ouvrage de Caldwell comme l'un des textes fondamentaux sur le sujet.

L'année dernière, un nouvel ouvrage du journaliste américain est arrivé sur les étagères des librairies : The Age of Entitlement. America since the Sixties. Le titre, qui se traduit approximativement par "l'âge des droits" (mais le terme "entitlement" a une connotation qui renvoie au privilège et à la revendication), fait référence à l'ère de l'histoire américaine qui a débuté avec la loi sur les droits civils de 1964.

51e6HQdl1rL._SX336_BO1,204,203,200_.jpg

Le livre analyse ces cinquante dernières années, en essayant de lire entre les lignes des événements et d'expliquer comment et pourquoi la société a changé. Il s'agit sans aucun doute d'un ouvrage essentiel pour le chercheur américain, mais il est également intéressant et précieux pour d'autres : parce que l'on sait combien le Nouveau Monde a eu d'influence sur l'Ancien, et parce que, comme l'écrit Caldwell lui-même, "la politique des droits civils s'est avérée être l'exportation américaine la plus réussie de la fin du vingtième siècle". L'Amérique décrite par Caldwell est aussi, dans les grandes lignes, notre Europe : en comprenant la première, on peut comprendre la seconde.

Age of Entitlement est un livre iconoclaste, qui met en pièces l'un des totems du progressisme (la déségrégation raciale) ainsi que celui du conservatisme (Reagan). Bien entendu, Caldwell n'est pas nostalgique du racisme et de la ségrégation, mais il regarde au-delà de la surface pour pénétrer dans les profondeurs de la révolution que le président Lyndon Johnson, exploitant la vague d'émotions suscitée par l'assassinat de son prédécesseur Kennedy, a lancée avec le Civil Rights Act, la loi fédérale qui a mis fin à la discrimination raciale dans le Sud. Comme l'explique en détail l'auteur, cette révolution a été lancée par une Amérique encore conservatrice, dominée à tous les niveaux (politique, médias et académie) par les vétérans de la Seconde Guerre mondiale, qui ne souhaitaient que mettre fin à la honte de la ségrégation.

Le résultat n'a pas répondu aux attentes du public. La réforme des droits civils est devenue l'une des entreprises les plus difficiles et les plus durables de l'histoire des États-Unis : elle a débuté dans les années 1960, a duré (jusqu'à présent) un demi-siècle, a coûté des billions de dollars et a conduit à une relecture de l'ensemble de l'histoire américaine à la lumière du problème racial. La race a pris une signification religieuse et le mouvement des droits civiques est devenu son église. La réforme des droits civils était censée mettre fin à l'obsession de la race dans le Sud : elle a fini par la nationaliser par le biais de l'action positive, ou discrimination "positive". Avec elle, un système explicite de préférence raciale a été introduit au niveau fédéral.

En outre, la loi sur les droits civils a également offert un modèle de pouvoir transformateur fondé sur la coercition, les dépenses et le mépris des prescriptions constitutionnelles. L'imposition bureaucratique, les décrets, la surveillance militante, les poursuites judiciaires et les décisions de justice ont été les outils utilisés, au cours des décennies suivantes, par chaque minorité pour affirmer ses privilèges contre la tradition et la volonté de la majorité. Les tribunaux et la bureaucratie ont remplacé la politique démocratique. Par exemple, le Bureau des droits civils a été créé, dont les directives ont depuis été traitées comme des lois par les tribunaux, bien qu'elles aient été rédigées par des bureaucrates en dehors de toute représentation et de tout contrôle démocratiques. La loi sur les droits civils est devenue une deuxième constitution "non officielle" qui, en cas de conflit avec la première et "officielle", prévaut toujours. D'où l'annulation de certains "anciens" droits constitutionnels tels que la liberté d'association (pour interdire la ségrégation) et la liberté d'expression. En 1978, la Cour suprême a statué qu'il était légitime d'attribuer des notes sur une base raciale en tant que handicap ; en d'autres termes, la discrimination positive ne visait plus à compenser le racisme passé, mais à corriger le racisme (supposé) présent. Les différences de résultats entre les groupes doivent désormais nécessairement être attribuées au racisme. Prétendre le contraire (par exemple en remettant en question le mérite individuel) revient à délégitimer la révolution des droits civils, la nouvelle "Constitution" de facto des États-Unis. Voici la censure des opinions divergentes, qui prendra la forme du "politiquement correct". Le système créé par les droits civils fait qu'il est intenable pour toute entreprise de supporter des cas de discrimination. Les employeurs sont donc toujours prêts à licencier les employés qui sont attaqués par les "progressistes". C'est la privatisation de la censure. Tout le monde a peur de dire un mot déplacé qui pourrait lui coûter sa carrière. Le politiquement correct est une réforme imposée d'en haut à l'opinion publique par le biais de la punition des dissidents. Il s'agit - écrit Caldwell - de "la conquête idéologique du pouvoir institutionnel la plus complète de l'histoire des États-Unis".

37_Lyndon_Johnson_3x4.jpg

Toutes les impulsions des minorités ont, depuis 1964, toujours prévalu sur la démocratie. Un exemple évident est celui des gays. Caldwell retrace dans un chapitre le processus d'émancipation/affirmation jusqu'au mariage homosexuel, en soulignant comment il a eu lieu à chaque étape contre l'opinion dominante (qui ne se conformera qu'a posteriori aux décisions affirmées par la minorité) et toujours par le biais de décisions de justice dans des cas étudiés à la table par des fondations et des cabinets d'avocats, dans lesquels les plaignants eux-mêmes sont soigneusement sélectionnés pour plaire aux juges (voir Edith Windsor). Le résultat a été la redéfinition juridique du mariage, qui n'est plus une réalité préexistante à l'État et reconnue par lui, mais une institution sociale créée par l'État lui-même (et qui, en tant que telle, ne peut accepter aucune forme de discrimination).

Les premières épigones noires à exploiter le nouveau modèle dans les années 1970 ont toutefois été les féministes, mais pas toujours avec des résultats heureux pour les femmes elles-mêmes. Le modèle du New Deal de la famille à revenu unique, dans lequel le salaire du mari devait compenser les tâches ménagères de sa femme, a été renversé. Depuis les années 1970, les femmes aussi doivent travailler sur le marché pour gagner leur part, mais cela ne s'ajoute pas à ce qu'elles avaient déjà par l'intermédiaire de leur mari. Le revenu familial reste le même, mais deux personnes doivent désormais travailler pour le gagner. Caldwell cite une pensée intéressante de Bertrand Russell, selon laquelle l'État-providence remplacerait l'État dans le rôle du père et, ce faisant, saperait la moralité traditionnelle. La mère n'a plus besoin d'un père fiable pour ses enfants. Les hommes, privés du rôle paternel, perdent tout intérêt pour la postérité, l'histoire, la continuité et la procréation. Nous ne savons pas si le diagnostic de Russell est correct, mais les symptômes sont sans aucun doute ceux décrits et Lyndon Johnson a créé un État-providence aux États-Unis.

Les années 1970 ont également marqué un changement important au sein de la classe dirigeante américaine. La défaite au Vietnam a miné le prestige de l'armée : ce ne sont plus les anciens combattants qui donnent le ton, mais la génération des baby-boomers et, en particulier, ceux qui s'étaient opposés à la guerre et ne l'avaient pas combattue (essentiellement l'élite universitaire). Il est essentiel de comprendre le rôle des baby-boomers : comme leur nom l'indique, les personnes nées entre 1946 et 1964 constituent une génération numériquement énorme. Pour être précis, note Caldwell, la plus grande génération de l'histoire américaine. Pendant trois quarts de siècle, toutes les autres générations, qu'elles aient précédé ou suivi, ont dû se conformer aux préoccupations exprimées par les baby-boomers, plus nombreux, qui, bien entendu, ont évolué au fur et à mesure de leur maturation : dans les années 1960 et 1970, ils sont jeunes et la sexualité domine ; dans les années 1980 et 1990, ils sont en pleine maturité et l'accent est mis sur la famille et les possibilités d'enrichissement ; après 2000, il s'agit de protéger le patrimoine constitué au cours des décennies précédentes. Caldwell ne peut pas le faire pour des raisons de temps, ayant écrit la majeure partie du livre avant 2020 : mais on pourrait ajouter ce qui s'est passé ces deux dernières années, lorsque les Boomers, maintenant âgés de 60-70 ans, face à une vague épidémique, ont soumis l'ensemble de la société aux exigences de la santé préventive.

Caldwell donne une interprétation originale de la contre-culture des années 1970 : selon lui, elle est essentiellement réactionnaire, un mouvement mystique qui regrette la pureté perdue de l'Amérique du passé ; tout est marqué par un sentiment de décadence. Ce n'est pas un hasard si les citoyens de cette décennie, confrontés à une criminalité galopante et à la propagation de la toxicomanie, sont arrivés à la conclusion que les brillants projets sociaux des années 1960 avaient échoué : c'est pour mettre fin à ces expériences qu'ils ont, à leur grande surprise, porté Ronald Reagan à la Maison Blanche en 1981. Contrairement aux attentes, Reagan n'a pas coulé mais sauvé le système progressiste, qui reviendra d'ailleurs avec encore plus de force après lui.

ronald_reagan.jpg

L'accusation de Caldwell contre Reagan était qu'il n'était conservateur qu'en paroles. Il était plutôt un libertaire, influencé (comme beaucoup de droitiers de sa génération) par Ayn Rand et le culte anti-traditionnel et anti-moraliste du capitalisme débridé. Le slogan Reagan du "rêve américain" est celui d'une génération qui n'accepte pas les limites de la nature ou du bon sens, qui veut tout maintenant. Avec les Reaganomics, les Boomers ne font qu'exploiter le futur travail de leurs enfants, par l'endettement, et celui des étrangers, par les délocalisations et les portes ouvertes à l'immigration.

La voie choisie par Reagan n'était en aucun cas obligatoire : au cours de ces années, la société américaine a atteint le taux de dépendance le plus bas (c'est-à-dire le rapport le plus élevé entre la population productive et la population non productive) et n'était pas confrontée à une urgence particulière. Et pourtant, la dette a encore augmenté pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale. Selon Caldwell, les baby-boomers ont acheté (avec l'argent de leurs enfants) la paix sociale avec les secteurs de la société qui dépendaient désormais de l'État-providence Johnsonien, dont le coût explosait et qui, sous Reagan, atteignait des trillions. Reagan a financé (et augmenté) les coûts de la déségrégation mais a compensé la classe moyenne blanche (affectée par la discrimination positive : chaque emploi donné à un homme noir par préférence raciale est un emploi enlevé à un homme blanc qui l'aurait eu par mérite) en réduisant les impôts. Il a donc été le sauveur de la Grande Société (c'est ainsi qu'on appelle en Amérique le programme des démocrates, à partir de Johnson, visant à éliminer la pauvreté et les inégalités raciales), mais au prix de l'endettement de la postérité, de la désindustrialisation du pays et de l'ouverture des portes à l'immigration sauvage.

C'est en 1986, sous la présidence de Reagan, qu'une loi bipartisane a accordé l'amnistie et la citoyenneté aux nombreux immigrants illégaux et, par le biais d'une législation anti-discrimination, a de facto forcé les employeurs (qui ne pouvaient pas "discriminer" sur la base de l'origine nationale) à embaucher des illégaux. Les immigrés ont moins de droits sur le lieu de travail, bien sûr, mais ils en auront davantage devant les tribunaux, en tant que victimes éventuelles de discrimination. De nouveaux groupes ethniques rejoignent les Noirs en tant que "minorités" à protéger dans le cadre du nouveau culte de la "diversité".

Les années 1990 ont été la décennie de l'essor de la nouvelle économie, à propos de laquelle Caldwell est également critique. Avant elle, le pays était "un tout économique"; avec elle, il est devenu une simple partie économique de la division internationale du travail. Des concepts tels que la "souveraineté" et l'"indépendance" ont perdu leur sens; la capacité (donnée par la technologie) d'assembler des composants individuels à distance a permis même aux pays pauvres et non industrialisés de concurrencer les États-Unis. Surtout, les nouvelles chaînes de valeur mondiales n'avaient plus une finalité industrielle (c'est-à-dire la recherche d'une valeur ajoutée dans le monde) mais une finalité politique: elles servaient à passer outre les droits des travailleurs. Le favoritisme fiscal accordé aux entreprises de haute technologie devait porter le coup de grâce à l'économie traditionnelle: des géants comme "Amazon" devaient être aidés par la politique pour remplacer les petits détaillants.

istockphoto-483917903-612x612.jpg

Les années 1990 ont également vu une accélération de la spirale de l'endettement. Le Républicain George H.W. Bush et le Démocrate Bill Clinton ont tous deux procédé au Bush et Bill Clinton ont poursuivi sur la voie de Reagan (financement de l'État-providence par la dette plutôt que par les impôts). Les prêts ont été complètement politisés : suivant le mantra selon lequel toute inégalité serait une discrimination, l'État a favorisé et garanti les prêts aux minorités (la facture sera payée la décennie suivante avec la crise des prêts hypothécaires à risque et les sociétés soutenues par l'État - "Fannie Mae" et "Freddie Mac" - qui les ont accordés). En outre, les banques ont été incitées (pour éviter les accusations de racisme) à accorder des prêts libéraux et à faire contrôler leurs prêts par des "groupes communautaires" liés au mouvement des droits civiques : des milliards de dollars entre les mains d'organisations politiques hautement idéologisées.

La "société civile" a gagné en importance au cours de cette période, complétant les juristes et les bureaucrates dans l'exercice du pouvoir réel. Dans les années 1980, les super-riches augmentaient leur richesse à un rythme sans précédent, alors que dans le même temps, un culte idolâtre des managers et de l'élite en général se répandait. Le concept de "philanthropie" a subi un changement majeur : alors qu'il ne s'agissait auparavant que de charité et d'aide aux pauvres et aux nécessiteux, il a été établi que la propagande idéologique pouvait également être incluse. Ce qui n'a pas changé, c'est la large déductibilité fiscale des sommes consacrées à la "philanthropie". Les super riches peuvent désormais utiliser des fondations pour influencer la politique en fonction de leurs intérêts pratiques ou de leurs idéaux, l'ensemble de la population devant payer la facture et compenser la perte de recettes fiscales. Il va sans dire que la grande majorité de ces super-riches sont du côté des "progressistes" et des "droits civils". Selon M. Caldwell, parmi les nombreuses motivations, une seule prévaut : l'élite est une minorité et, en tant que telle, bénéficie de lois et de pratiques qui réduisent le pouvoir de la majorité. Elle ne se soucie peut-être pas du sort des Noirs, des immigrés et des homosexuels, mais elle se soucie que la minorité ait les moyens de l'emporter sur la majorité.

Il existe un autre événement peu connu des années 1990 que Caldwell désigne comme très important dans l'histoire américaine : la légalisation et la commercialisation massive de l'OxyContin et d'autres opioïdes à base d'oxycodone en 1996. Puissants analgésiques à fort effet de dépendance, ils ont été à la base d'un nouveau cycle épidémique de toxicomanie dans la population américaine, après l'héroïne dans les années 1970 et le crack dans les années 1980. M. Caldwell se demande comment, dans le débat public et la culture populaire, ces deux autres épidémies d'opioïdes ont eu une profonde influence, alors que l'épidémie actuelle passe plutôt inaperçue. Pourtant, son taux de mortalité est 10 fois supérieur à celui des années 1980 et 20 fois supérieur à celui des années 1970. Qu'est-ce qui a changé ? La réponse de Caldwell est la suivante : à la différence des deux précédentes, l'épidémie d'oxycodone touche principalement les Blancs (au point de provoquer un déclin anormal et rapide de leur population qui n'est compensé que par l'immigration) et ne peut donc pas s'inscrire dans le récit moral "officiel". Le politiquement correct a créé une hiérarchie "morale" entre les races, dans laquelle les Blancs constituent la base méprisée et ne sont destinés qu'à se tordre de culpabilité. L'autorité morale appartient aux Noirs (à tel point que de nombreux Blancs se font passer pour des Noirs : le livre en offre quelques exemples illustres, mais nous avons également abordé ce phénomène dans ce blog) ; la blancheur, en revanche, est considérée comme un état spirituel inférieur - et héréditaire. En somme, la révolution des droits civiques n'a pas créé un monde nouveau, mais seulement effectué une transvalorisation : c'est le même vieux monde mais à l'envers. La pyramide raciale et raciste est toujours là, mais elle a été renversée. La situation s'est peut-être même aggravée, selon M. Caldwell. L'ancienne Constitution américaine garantissait la neutralité et la liberté raciales. La "nouvelle constitution" officieuse des droits civils, en revanche, favorise la conscience raciale et le dirigisme gouvernemental.

Dans ce cadre, les démocrates sont devenus le parti de ceux qui bénéficient des droits civils : les minorités (y compris les super-riches), les immigrants, les femmes (et plus particulièrement les féministes), les bureaucrates, les juges et les avocats. Le parti républicain a donc changé : il englobe désormais l'ensemble du spectre politique d'avant 1960, qui était à l'époque divisé entre les partisans et les opposants du New Deal. Les démocrates, qui contrôlent l'économie et la culture grâce à leur hégémonie dans les universités et les organisations à but non lucratif, dirigent le système même lorsqu'ils ne sont pas au gouvernement. Les républicains, isolés de la classe instruite, sont incapables d'influencer le système (même lorsqu'ils gouvernent) et même de comprendre sa logique.

C'est le dernier et précieux avertissement du livre de Caldwell, qui rend également justice à l'activité de ces associations ou fondations qui, comme le Centro Studi Machiavelli, tentent de reconnecter la droite avec la connaissance afin de la rendre capable de dominer le système, au lieu de s'illusionner en pensant qu'elle peut gouverner - sans le faire - après chaque élection qu'elle gagne.

Daniele Scalea

Fondateur et président du Centre d'études Machiavelli. Diplômé en sciences historiques (Université de Milan) et docteur en études politiques (Université Sapienza), il enseigne "Histoire et doctrine du djihadisme" et "Géopolitique du Moyen-Orient" à l'Université Cusano. De 2018 à 2019, il a été conseiller spécial sur l'immigration et le terrorisme auprès du sous-secrétaire aux affaires étrangères Guglielmo Picchi. Son dernier livre (écrit avec Stefano Graziosi) s'intitule Trump contre tous. L'Amérique (et l'Occident) à la croisée des chemins.

 

13:27 Publié dans Actualité, Livre, Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : actualité, livre, christopher caldwell, états-unis | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

vendredi, 30 décembre 2011

Une grande transformation

chriscaldwell.jpg

Une grande transformation

par Georges FELTIN-TRACOL

 

En 2009, le journaliste Christopher Caldwell faisait paraître Reflections on the revolution in Europe, clin d’œil appuyé à l’ouvrage contre-révolutionnaire du Whig Edmund Burke publié en 1790. Les Éditions du Toucan viennent de sortir sa traduction française sous le titre d’Une révolution sous nos yeux. Alors que les maisons d’éditions institutionnelles se gardent bien maintenant de traduire le moindre ouvrage qui irait à l’encontre de la pesante pensée dominante, saluons cette initiative qui permet au public francophone de découvrir un point de vue divergent bien éloigné de l’agencement ouaté des studios de radio et des plateaux de télévision.

 

caldwell.jpgÉditorialiste au Financial Times (le journal officiel de la City) et rédacteur au Weekly Standard et au New York Times Magazine, Christopher Caldwell relève du courant néo-conservateur anglo-saxon. Il en remercie même William Kristol, qui en est l’une des têtes pensantes. L’édition française est préfacée par la démographe Michèle Tribalat qui, avec son compère Pierre-André Taguieff, semble ébaucher une sensibilité néo-conservatrice dans l’Hexagone plus charpentée que les guignols de la triste revue Le meilleur des mondes.

 

On pourrait supposer qu’Une révolution sous nos yeux est un lourd pensum ennuyeux à lire composé de douze chapitres réunis en trois parties respectivement intitulées « Immigration », « L’islam » et « L’Occident ». Nullement ! Comme la plupart des enquêtes journalistiques anglo-saxonnes, les faits précis et détaillés sont étayés et argumentés. Il faut avouer que le sujet abordé est risqué, surtout en France…

 

« Ce livre, avertit l’auteur, évitera l’alarmisme et la provocation vaine, mais il évitera aussi l’euphémisme et cette façon de se coucher (à titre préventif) qui caractérise tant d’écrits sur les questions relatives à l’ethnicité (p. 53). » Qu’aborde-t-il donc ? « Ce livre, répond Caldwell, traite de l’Europe, de comment et pourquoi l’immigration et les sociétés multi-ethniques qui en résultent marquent une rupture dans son histoire. Il est écrit avec un œil rivé sur les difficultés que l’immigration pose à la société européenne (p. 52). 

 

 

Partant des déclarations prophétiques en avril 1968 du député conservateur Enoch Powell au Midland Hotel de Birmingham consacrées aux tensions raciales à venir, l’auteur estime que « l’immigration n’améliore pas, ne valorise pas la culture européenne; elle la supplante. L’Europe ne fait pas bon accueil à ses tout nouveaux habitants, elle leur cède la place (p. 47) ». Pourquoi ?


Les racines du mal

 

Avant de répondre, Christopher Caldwell rappelle que « l’immigration de masse a débuté dans la décennie postérieure à la Seconde Guerre mondiale. […] En Grande-Bretagne, en France, aux Pays-Bas et en Scandinavie, l’industrie et le gouvernement ont mis en place des politiques de recrutement de main-d’œuvre étrangère pour leurs économies en plein boom (p. 25) ». Par conséquent, « l’Europe devint une destination d’immigration, suite à un consensus de ses élites politiques et commerciales (p. 25) ». Il insiste sur le jeu du patronat qui préfère employer une main-d’œuvre étrangère plutôt que locale afin de faire baisser les salaires… Il y a longtemps que l’immigration constitue l’arme favorite du capital (1). Or « les effets sociaux, spirituels et politiques de l’immigration sont considérables et durables, alors que ses effets économiques sont faibles et transitoires (pp. 69 – 70) ».

 

Il importe d’abandonner l’image du pauvre hère qui délaisse les siens pour survivre chez les nantis du Nord… « Pour Enoch Powell comme pour Jean Raspail, l’immigration de masse vers l’Europe n’était pas l’affaire d’individus “ à la recherche d’une vie meilleure ”, selon la formule consacrée. C’était l’affaire de masses organisées exigeant une vie meilleure, désir gros de conséquences politiques radicalement différentes (p. 31, souligné par l’auteur). » Dans cette « grande transformation » en cours, en raison du nombre élevé de pratiquants parmi les nouveaux venus, l’islam devient une question européenne ou, plus exactement, le redevient comme au temps du péril ottoman et des actes de piraterie maritime en Méditerranée jusqu’en 1830… Dorénavant, « l’immigration jou[e] un rôle aussi perturbateur que le nationalisme (p. 402) ».

 

Très informé de l’actualité des deux côtes de l’Atlantique, Christopher Caldwell n’hésite pas à comparer la situation de l’Europe occidentale à celle des États-Unis. Ainsi, les remarques politiques ne manquent pas. L’auteur estime par exemple que, pour gagner les électeurs, Nicolas Sarközy s’inspire nettement des méthodes de Richard Nixon en 1968 et en 1972.

 

À la différence de Qui sommes-nous ? de Samuel P. Huntington qui s’inquiétait de l’émergence d’une éventuelle Mexamérique, Caldwell pense que les Latinos, souvent catholiques et occidentalisés, peuvent renforcer et améliorer le modèle social étatsunien. L’auteur remarque même, assez justement, que « les Américains croient que l’Amérique, c’est la culture européenne plus l’entropie (p. 447) ». En revanche, l’Europe est confrontée à une immigration pour l’essentiel musulmane. L’Europe ne serait-elle pas dans le même état si l’immigration extra-européenne était principalement non-musulmane ? L’auteur n’y répond pas, mais gageons que les effets seraient semblables. Le problème majeur de l’Europe n’est pas son islamisation qui n’est qu’une conséquence, mais l’immigration de masse. Il serait temps que les Européens comprennent qu’ils deviennent la colonie de leurs anciennes colonies…

 

L’injonction morale multiculturaliste

 

Si cette prise de conscience tarde, c’est parce que « le multiculturalisme, qui demeure le principal outil de gestion de l’immigration de masse en Europe, impose le sacrifice des libertés que les autochtones européens tenaient naguère pour acquises (p. 38) ». L’imposture multiculturaliste (ou multiculturelle) – qui est en fait un monothéisme du marché et de la consommation – forme le soubassement fondamental de l’Union européenne et des « pays occidentaux [qui] sont censés être des démocraties (p. 435) ». Néanmoins, sans la moindre consultation électorale, sans aucun débat public véritable, « sans que personne ne l’ait vraiment décidé, l’Europe occidentale s’est changée en société multi-ethnique (p. 25) ».

 

À la suite d’Alexandre Zinoviev, d’Éric Werner et d’autres dissidents de l’Ouest, Christopher Caldwell observe la démocratie régresser en Occident avec l’adoption fulgurante de lois liberticides contre les hétérodoxies contemporaines. En effet, « l’Europe de l’après-guerre s’est bâtie sur l’intolérance de l’intolérance – un état d’esprit vanté pour son anti-racisme et son antifascisme, ou brocardé par son aspect politiquement correct (p. 128) ». Après la lutte contre l’antisémitisme, l’idéologie multiculturaliste de la tolérance obligatoire s’élargit aux autres minorités raciales et sexuelles et renforce la répression. Il devient désormais tout aussi grave, voire plus, de dénigrer un Noir, un musulman, un homo ou de nier des faits historiques récents que de violer une fillette ou d’assassiner un retraité ! « Peu à peu, les autochtones européens sont […] devenus moins francs ou plus craintifs dans l’expression publique de leur opposition à l’immigration (p. 38). » Rôdent autour d’eux de véritables hyènes, les ligues de petite vertu subventionnées grassement par le racket organisé sur les  contribuables. Et garde aux « contrevenants » ! Dernièrement, une Londonienne, Emma West, excédée par l’immigration et qui l’exprima haut et fort dans un compartiment de transport public, a été arrêtée, accusée de trouble à l’ordre public et mise en détention préventive. « Le journal Metro puis un journaliste de la chaîne américaine C.N.N. ont lancé un appel à la délation sur Twitter (2) ». La police des transports a même appelé à la délation sur Internet pour connaître l’identité de cette terrible « délinquante » ! Sans cesse soumis à une propagande « anti-raciste » incessante, « les Européens ont commencé à se sentir méprisables, petits, vilains et asexués (p. 151) ». Citant Jules Monnerot et Renaud Camus, Caldwell voit à son tour l’antiracisme comme « le communisme du XXIe siècle » et considère que « le multiculturalisme est presque devenu une xénophobie envers soi-même (p. 154) », de l’ethno-masochisme ! Regrettons cependant que l’auteur juge le Front national de Jean-Marie Le Pen comme un parti « fasciste », doctrine disparue depuis 1945…

 

La mésaventure d’Emma West n’est pas surprenante, car « l’État-nation multiculturel est caractérisé par un monopole sur l’ordre moral (p. 413) ». Les racines de ce nouveau moralisme, de ce néo-puritanisme abject, proviennent du traumatisme de la dernière guerre mondiale et de l’antienne du « Plus jamais ça ! ». « Ces dernières années, l’Holocauste a été la pierre angulaire de l’ordre moral européen (p. 356) ». Il était alors inévitable que « le repentir post-Holocauste devient le modèle de régulation des affaires de toute minorité pouvant exiger de façon plausible d’un grave motif de contrariété (p. 357) ». Être victime est tendance, sauf quand celle-ci est blanche.

 

Dans cette perspective utopique d’harmonie interraciale, il paraît certain qu’aux yeux des tenants du politiquement correct et du multiculturalisme, « l’Islam serait tout simplement la dernière catégorie, après le sexe, les préférences sexuelles, l’âge et ainsi de suite, venue s’ajouter au langage très convenu qu’ont inventé les Américains pour évoquer leur problème racial au temps du mouvement des droits civiques (pp. 234 – 235) ». Pour Christopher Caldwell, c’est une grossière erreur, lui qui définit l’islam comme une « hyper-identité ».

 

Le défi musulman

 

Le choc entre l’islam et l’Occident est indéniable : le premier joue de son dynamisme démographique, de son nombre et de sa vigueur spirituel alors que le second se complaît dans la marchandise la plus indécente et la théocratie absconse des droits de l’homme, de la femme, du travelo et de l’inter… Les frictions sont inévitables entre la conception traditionnelle phallocratique musulmane et l’égalitarisme occidental moderne. Allemands et Scandinaves sont horrifiés par les « crimes d’honneur » contre des filles turques et kurdes « dévergondées » par le Système occidental. Les pratiques coutumières de l’excision, du mariage arrangé et de la polygamie choquent les belles âmes occidentales qui exigent leur interdiction pénale. Mais le musulman immigré n’est-il pas lui même outré par l’exposition de la nudité féminine sur les panneaux publicitaires ou de l’homoconjugalité (terme plus souhaitable que « mariage homosexuel ») ?

 

Caldwell rappelle que le Néerlandais Pim Fortuyn combattait l’islam au nom des valeurs multiculturalistes parce qu’il trouvait la religion de Mahomet trop monoculturelle et donc totalitaire. Des mouvements populistes européens (English Defence League, Vlaams Belang, Parti du Peuple danois, Parti de la Liberté de Geert Wilders, etc.) commettent l’erreur stratégique majeur de se rallier au désordre multiculturel ambiant et d’adopter un discours conservateur moderne (défense de l’égalité homme – femme, des gays, etc.) afin d’être bien vus de la mafia médiatique. Par cet alignement à la doxa dominante, ils deviennent les supplétifs d’un système pourri qui reste l’ennemi prioritaire à abattre.

 

Pour l’auteur d’Une révolution sous nos yeux, l’islam est dorénavant la première religion pratiquée en Europe qui connaît l’immense désaffection des églises. L’homme étant aussi un être en quête de sacré, il est logique que la foi mahométane remplit un vide résultant de décennies de politique laïciste démente. Et ce ne seront pas les tentatives désespérées de Benoît XVI pour réévangéliser le Vieux Continent qui éviteront cette incrustation exogène parce que Caldwell démontre – sans le vouloir – le caractère profondément moderniste du titulaire putatif du siège romain : l’ancien cardinal Ratzinger est depuis longtemps un rallié à la Modernité !

 

Dans ce paysage européen de l’Ouest en jachère spirituelle, « les musulmans se distinguent par leur refus de se soumettre à ce désarmement spirituel. Ils se détachent comme la seule source de résistance au multiculturalisme dans la sphère publique. Si l’ordre multiculturel devait s’écrouler, l’Islam serait le seul système de valeur à patienter en coulisse (p. 423) ». Doit-on par conséquent se résigner que notre avenir d’Européen soit de finir en dhimmi d’un quelconque califat universel ou bien en bouffeur de pop corn dans l’Amérique-monde ?

 

Puisque Caldwell souligne que « l’immigration, c’est l’américanisation (p. 446) », que « l’égalité des femmes constitu[e] un principe ferme et non négociable des sociétés européennes modernes (p. 317) » et que « vous pouvez être un Européen officiel (juridique) même si vous n’êtes pas un “ vrai ” Européen (culturel) (p. 408) », il est temps que, hors de l’impasse néo-conservatrice, le rebelle européen au Diktat multiculturel occidental promeuve une Alter-Europe fondée sur l’Orthodoxie traditionnelle ragaillardie, un archéo-catholicisme antétridentin redécouvert et des paganismes réactivés, une volonté de puissance restaurée et des identités fortes réenracinées. « L’adaptation des minorités non-européennes dépendra de la perception qu’auront de l’Europe les autochtones et les nouveaux arrivants – civilisation florissante ou civilisation décadente ? (p. 45) » Ni l’une ni l’autre; c’est la civilisation européenne qu’il faut dans l’urgence refonder !

 

Georges Feltin-Tracol

 

Notes

 

1 : Pour preuve supplémentaire, lire la chronique délirante d’Ariel Wizman, « Pourquoi les immigrés sont les meilleurs alliés du libéralisme », dans L’Express, 7 décembre 2011.

 

2 : Louise Couvelaire, dans M (le magazine du Monde), 10 décembre 2011. Pour soutenir au moins moralement Emma West, on peut lui envoyer une carte postale à :

 

Mrs Emma West

co HMP Bronzfield

Woodthorpe Road

Ashford

Middlesex TW15 3J2

England

 

• Christopher Caldwell, Une révolution sous nos yeux. Comment l’islam va transformer la France et l’Europe, préface de Michèle Tribalat, Éditions du Toucan (25, rue du général Foy, F – 75008 Paris), coll. « Enquête & Histoire », 2011, 539 p., 23 €.

 


 

Article printed from Europe Maxima: http://www.europemaxima.com

 

URL to article: http://www.europemaxima.com/?p=2342

 

mercredi, 09 novembre 2011

Une révolution sous nos yeux

Une révolution sous nos yeux

Ex: http://aristidebis.blogspot.com/

 
Les éditions du Toucan viennent de publier la traduction française du livre de Christopher Caldwell Reflexions on the revolution in Europe, sous le titre Une révolution sous nos yeux.
Je profite donc de cette occasion pour republier - cette fois d'un seul tenant - le compte-rendu que je lui avais consacré, et je vous encourage vivement à lire cet ouvrage et à en parler autour de vous. Ce livre mérite une large audience, et il se pourrait qu'il l'obtienne si chacun de nous y contribue un peu
 
.
 
 
Veritas odium parit
 
 
Lorsqu’Edmund Burke publia ses Réflexions sur la révolution en France, en 1790, peu de gens lui en furent reconnaissants et moins encore, sans doute, prirent au sérieux ses prévisions concernant la tournure que devaient prendre les événements. Annoncer ainsi les tempêtes qui allaient se déchaîner sur la France et sur l’Europe toute entière, au moment où la plupart des beaux esprits croyaient au contraire voir se lever l’aube radieuse de la liberté, ne pouvait être que le fait d’un réactionnaire furieux ou d’un esprit dérangé. Burke fut ainsi soupçonné de s’être secrètement converti au catholicisme et le bruit courut que son équilibre mental était atteint.
On ne saurait dire si Christopher Caldwell avait présent à l’esprit le sort réservé à l’ouvrage de Burke, et à son auteur, lorsqu’il choisit d’intituler son propre livre Réflexions sur la révolution en Europe[1]. Mais, à coup sûr, Christopher Caldwell pense que la situation qu’il examine est porteuse d’autant de bouleversements et de déchirements que celle dont Burke entrevoyait trop bien les conséquences voici deux siècles. La « révolution » que Christopher Caldwell a en vue est indiquée avec toute la clarté nécessaire par le sous-titre de son livre : « L’immigration, L’islam, et l’Occident ». « L’Europe », écrit-il, « est devenue une société multiethnique dans un moment d’inattention » (p3). Ce sont les conséquences probables de cette « inattention » que Christopher Caldwell se propose d’examiner, et les conclusions auxquelles il parvient ne plairont ni à ceux qui les contesteront ni à ceux qui les accepteront. Que Christopher Caldwell soit un journaliste américain, écrivant pour des publications aussi notoirement « conservatrices » que The Weekly Standard ou le Financial Times, sera pour beaucoup une raison suffisante pour ignorer ses analyses. Ceux qui agiront ainsi le feront à leur propre détriment, car Christopher Caldwell connaît manifestement bien le sujet dont il traite et, s’il n’apporte pas d’éléments réellement nouveaux au dossier, le sérieux et l’intelligence de ses analyses pourraient bien faire de son ouvrage une référence en la matière. 
 
***
 
Bien qu’il soit devenu presque nécessaire d’affirmer, en public, que les pays européens sont « depuis toujours » des pays d’immigration, nul n’ignore que cette affirmation est au moins à demi mensongère. Le phénomène auquel l’Europe est confrontée depuis bientôt un demi-siècle est celui d’une immigration extra européenne de masse intervenant en un temps relativement court, et ce phénomène là est incontestablement inédit. Ainsi, d’ici 2050, dans la plupart des pays européens, la population d’origine étrangère devrait représenter entre 20% et 32% de la population totale[2]. Ce bouleversement démographique n’est pas dû seulement à l’arrivée massive et continue d’immigrants, mais aussi à la très faible natalité de la plupart des populations européennes. En 2008 le taux de fécondité global au sein de l’Union Européenne était de 1,6 enfants par femme. D’ici 2050 l’Union Européenne devrait donc avoir perdu une bonne centaine de millions d’habitants, hors immigration. 
Le déclin sera plus ou moins marqué selon les pays, léger dans certains d’entre eux, comme la France, spectaculaire dans d’autres, comme l’Allemagne, l’Italie ou l’Espagne. Sur la base des tendances actuelles, ces trois derniers pays devraient ainsi avoir perdu entre un quart et un tiers de leur population actuelle en 2050. En 2100, et toujours sur la base des tendances actuelles, ces pays auront, pour ainsi dire, disparu. Les prévisions sont tout aussi sombres pour la plupart des pays d’Europe de l’Est. Si les européens de souche ne font plus guère d’enfants tel n’est pas le cas des populations immigrées qui rentrent en Europe et qui, bien souvent, conservent des taux de fécondité élevés même longtemps après leur installation sur le sol européen. En conséquence la proportion des jeunes d’origine étrangère s’accroît rapidement dans la plupart des pays d’Europe[3]. Christopher Caldwell remarque, avec une certaine ironie, que cette réalité démographique nouvelle transparaît involontairement dans l’euphémisme employé pour désigner une certaine délinquance. Lorsqu’un Parisien parle des déprédations commises par « une bande de jeunes », tout le monde comprend que les jeunes en question sont, la plupart du temps, d’origine africaine ou nord-africaine (p16).

Comme le rappelle Christopher Caldwell, la décision de recourir à une immigration extra-européenne massive se fondait essentiellement, à ses débuts, sur des considérations économiques. Les pays européens, ravagés et décimés par la seconde guerre mondiale, avaient un important déficit de main d’œuvre qui paraissait justifier le recours à des travailleurs étrangers. Des programmes furent donc mis en place, un peu partout en Europe, pour les attirer. L’immigration semblait alors une bonne affaire pour les pays d’accueil. En réalité ce calcul apparemment rationnel reposait sur deux hypothèses qui furent insuffisamment examinées. La première était que les besoins couverts par la main d’œuvre étrangère étaient des besoins durables, la seconde était que ces immigrants rentreraient chez eux une fois que ces besoins auraient cessé. A la fin des années 1960, la plupart des emplois industriels occupés par la main d’œuvre immigrée avaient disparu ou étaient en voie de disparition mais la main d’œuvre, elle, était toujours là. Non seulement les « travailleurs invités » (gastarbeiter) ne rentraient pas chez eux, mais leur simple présence sur le sol européen suscitait un flot continu de nouvelles arrivées : « Le premier facteur de l’immigration, c’est l’immigration. Il faut du courage pour se lancer le premier et pour se soumettre aux lois, aux coutumes et aux caprices d’une société qui ne se soucie pas de vous. Mais une fois que vos compatriotes ont établi une tête de pont, l’immigration devient simple et routinière. » (p31). Autrement dit, et sans en avoir bien conscience, en recourant à l’immigration les décideurs européens avaient choisis de résoudre des problèmes économiques transitoires par un changement démographique permanent (p35).
Au moment où le chômage de masse commençait à frapper l’Europe et où il devenait évident que les maigres gains économiques que l’on pouvait attendre de l’immigration n’étaient plus d’actualité, un nouvel argument apparu pour expliquer à des populations de plus en plus inquiètes pourquoi les flux migratoires ne diminuaient pas. Les pays européens, du fait de leur natalité déclinante, avaient besoin d’un apport massif de jeunes étrangers pour sauvegarder leur Etat-providence. L’idée que les indigents du tiers-monde puissent se porter au secours des avantages acquis et des confortables retraites des travailleurs européens est pourtant encore plus improbable, en termes économiques, que l’idée de recourir à eux pour faire tourner des industries déclinantes. Personne, apparemment, n’avait envisagé que les migrants puissent vieillir et faire un jour valoir leurs droits à la retraite, ni que leur nombreuse famille pourrait peser sur le système social qu’ils étaient censés sauver. 
En réalité, pour que les immigrés puissent aider l’Etat-providence, il faudrait qu’eux-mêmes et leurs descendants cotisent plus qu’ils ne reçoivent, mais ce n’est jamais le cas : ils travaillent et gagnent trop peu pour cela (p49). Parmi les nombreuses statistiques que cite Christopher Caldwell sur ce sujet, deux peuvent suffire pour mesurer le problème. En 2005 aux Pays-Bas, 40% des immigrés recevaient une forme ou une autre d’aide sociale. Entre 1971 et 2000, le nombre d’étrangers résidants en Allemagne est passé de 3 à 7,5 millions, mais le nombre de travailleurs étrangers est lui resté constant. Il va sans dire que la situation de l’Allemagne et des Pays-Bas n’a rien d’atypique. Les mêmes phénomènes peuvent être observés dans tous les pays européens.
 
Les chiffres qu’utilise Christopher Caldwell pour montrer le caractère largement illusoire des gains attendus de l’immigration ne sont pas secrets, la plupart sont même produits par des organismes officiels. Le mécontentement croissant des autochtones face à l’arrivée continue de nouveaux migrants n’est pas un secret non plus. Comment expliquer alors que des gouvernements démocratiquement élus n’aient pas fermé brutalement les portes, au moment où il devenait évident pour tout le monde que l’eau commençait sérieusement à monter ?
Les portes ne se sont pas fermées, car ceux qui les commandaient n’ont pas eu le courage de les actionner. Un pays ne peut guère refuser l’entrée sur son territoire aux migrants qui se pressent à ses frontières que pour deux raisons : pour préserver sa prospérité, ou pour préserver ses lois, ses coutumes, sa religion, ce que l’on appelle ordinairement sa culture. Mais le premier motif paraîtra égoïste, voir injuste si l’on s’est persuadé « qu’ils sont pauvres parce que nous sommes riches ». Le second motif paraîtra xénophobe, voire raciste. Dans une Europe rongée par la culpabilité après les crimes du nazisme et désireuse de désavouer son passé coloniale, de telles accusations étaient insupportables (p55, 268). Plus exactement, ces accusations se révélèrent impossibles à supporter pour les élites européennes. Plutôt que de devoir y faire face, ces élites politiques, économiques et intellectuelles préfèrent donc fermer les yeux sur une immigration dont elles n’avaient guère à supporter personnellement les conséquences, et elles ne purent résister à la tentation de battre leur coulpe sur la poitrine de leurs concitoyens.
Christopher Caldwell insiste sur le fait que les populations européennes n’auraient, dans leur très grande majorité, jamais accepté une telle immigration si elles avaient été consultées sur le sujet (p4, 14, 65, 101, 111, 328). Qu’elles ne l’aient pas été n’est pas un oubli : jusqu’à aujourd’hui presque toutes les décisions prises en matière d’immigration reposent implicitement sur l’idée qu’il n’est pas possible de faire confiance à un électorat démocratique pour se conduire de manière civilisée dans ce domaine (p80, 330). La politique d’immigration fait partie de ces questions sur lesquelles les élites européennes s’accordent, pour reconnaître qu’il ne serait pas raisonnable de demander leur avis aux premiers concernés.
Christopher Caldwell ne manque pas de noter les similarités, et les interactions, entre cette approche des questions migratoires et la construction européenne (p83). Bien qu’elle ait pendant longtemps été officiellement justifiée par des considérations économiques, la construction européen est essentiellement, depuis ses débuts, un projet moral, visant à rédimer les pays européens de leurs pêchés nationalistes et elle procède, depuis toujours, soigneusement à l’abri des réactions électorales des populations concernées. Au fond de l’intégration européenne, comme au fond des politiques migratoires suivies depuis un demi siècle, se lisent le même désir d’expier les crimes de l’Europe, réels ou supposés, et la même défiance vis-à-vis des citoyens ordinaires, soupçonnés, sans doute à juste titre, d’être spontanément attachés à leurs mœurs, à leurs coutumes, à leurs pays.
Non seulement l’intégration européenne rend la défense de vos frontières de plus en plus difficile à justifier – pourquoi défendre ce que vous cherchez par ailleurs à dépasser ? – mais elle tend à priver effectivement les gouvernements nationaux des moyens nécessaires pour le faire. Au sein de l’espace Schengen, n’importe quel Etat-membre est à la merci de l’Etat le plus faible ou le plus corrompu pour régler ses flux migratoires. Par ailleurs cette intégration habitue insensiblement les citoyens des Etats-membres à dépendre, dans leur vie quotidienne, des décisions d’une administration lointaine, opaque et, à strictement parler, irresponsable. Elle les rend peu à peu indifférents au fait de se gouverner eux-mêmes. Bien que la construction européenne ait été pensée tout à fait indépendamment de la question migratoire, cette construction contribue sans doute beaucoup à expliquer la relative passivité avec laquelle les populations européennes ont accepté des politiques migratoires qu’elles désapprouvaient.
 
Malheureusement pour les pays européens, ce qui avait provoqué l’ouverture de leurs frontières aux migrants extra-européens était aussi ce qui allait rendre leur assimilation de plus en plus difficile.
Outre l’invocation du pieux mensonge selon lequel leurs pays seraient « depuis toujours » des pays d’immigration, un grand nombre d’Européens tentent de se rassurer face à la transformation démographique en marche en invoquant l’exemple des Etats-Unis. Ne sont-ils pas la preuve du fait qu’un pays peut accueillir un très grand nombre d’immigrants et cependant rester essentiellement lui-même ? Mais, comme l’explique Christopher Caldwell, les Etats-Unis ne peuvent guère servir de modèle pour l’Europe. Outre les différences historiques et géographiques considérables entre la situation américaine et la situation européenne, deux éléments principaux expliquent le relatif succès des Etats-Unis, jusqu’à présent, dans l’assimilation de leurs immigrants : un patriotisme vivace et un Etat-providence de taille encore modeste. 
Aux Etats-Unis, la plupart des nouveaux venus adoptent rapidement la langue, les mœurs et jusqu’au patriotisme sourcilleux de leur pays d’accueil essentiellement car ils n’ont pas le choix (p338-340). Ne pas s’assimiler signifie l’isolement, l’ostracisme, le confinement aux marges de l’économie. Il n’est nullement besoin de faire signer aux immigrants des « contrats d’intégration », car ceux-ci découvriront très vite que, si les Etats-Unis sont bien une terre d’opportunité, ils sont aussi un pays où la plupart des habitants attendent des nouveaux venus une loyauté sans faille vis-à-vis de leur pays d’accueil et où le système économique rejette impitoyablement ceux qui ne s’adaptent pas à ses exigences. 
Cette situation, où la pression pour s’assimiler est d’autant plus forte qu’elle est informelle, était celle qui prévalait dans les pays européens avant la seconde guerre mondiale (p151). Mais aujourd’hui la plupart des immigrants savent, avant même d’arriver sur le sol européen, que le gouvernement viendra à leur secours s’ils déclarent n’avoir pas de ressources et ils savent aussi, ou ils découvrent rapidement, qu’en Europe le patriotisme est passé de mode. Pourquoi donc les nouveaux arrivants devraient-ils se donner de la peine pour s’intégrer sur le marché du travail, alors que l’Etat-providence rend cette intégration à la fois plus difficile et moins nécessaire ? Pourquoi donc devraient-ils s’attacher à leur pays d’accueil, alors que les autochtones paraissent avoir honte de la plus innocente manifestation de patriotisme ? Dans de telles conditions, le fait étonnant n’est pas que l’assimilation n’ait pas lieu mais plutôt le fait qu’elle continue parfois à avoir lieu.
La conjonction malheureuse de l’immigration de masse, de l’extension de l’Etat-providence et de la construction européenne aurait, par elle-même, été porteuse de bouleversements considérables pour les pays européens concernés. Mais, selon Christopher Caldwell, c’est un quatrième facteur qui menace d’élever ces bouleversements au rang d’une véritable révolution. Ce facteur est l’islam.
 
L’expansion de l’islam en Europe est devenue ce sujet auquel tout le monde pense, mais dont il est bien entendu qu’il ne faut surtout pas parler entre gens de bonne compagnie. La raison officielle de ce silence est que l’islam n’est pas du tout un problème, mais la raison véritable est bien plutôt que nul ne sait comment résoudre ce problème. Etant Américain, Christopher Caldwell n’a pas ces pudeurs et il n’a pas non plus à craindre l’ostracisme qui, en Europe, frapperait celui qui cesserait d’être de bonne compagnie.
 
L’Europe, depuis une cinquantaine d’années, est devenue terre d’accueil pour une immigration de masse. Ces migrants sont d’origines diverses, mais une grande partie d’entre eux partagent une caractéristique très importante : ils sont musulmans. A ce caractère majoritairement musulman de l’immigration extra-européenne s’ajoutent les taux de fécondité en général élevés de ces migrants. Comme le remarque Christopher Caldwell, la religiosité est le meilleur indicateur de la fécondité et, même longtemps après leur arrivée, les populations musulmanes conservent un taux de fécondité supérieur à celui des autochtones (p118). La conséquence est la croissance continue de la population musulmane en Europe. Ainsi, en Autriche, un pays presque uniformément catholique à la fin du siècle dernier, l’Islam sera probablement devenue la religion majoritaire parmi les moins de quinze ans en 2050. A Bruxelles, en 2006, 57% des nouveaux-nés étaient nés dans des familles musulmanes. Par conséquent il est probable que, d’ici vingt ans, la capitale de l’Union Européenne sera devenue une ville à majorité musulmane. A un journaliste allemand qui lui demandait, en 2004, si l’Europe serait une grande puissance à la fin du siècle, le grand orientaliste Bernard Lewis avait répondu sans ciller que, à cette date, l’Europe serait devenue une partie du Maghreb (p14).
Cette transformation religieuse de l’Europe aurait pu passer relativement inaperçue parmi des populations européennes de plus en plus indifférentes à leur propre religion, si les européens de souche n’avaient pas remarqué, avec un malaise grandissant, que ces populations musulmanes paraissaient avoir beaucoup plus de mal à s’assimiler que toutes les autres. Bien pire, certains indicateurs semblaient même montrer que les dernières générations allaient plutôt dans le sens de la désassimilation (p133). Un moyen relativement sûr de juger de l’assimilation d’une population immigrée est d’observer ses pratiques matrimoniales. 
Une population en voie d’assimilation est une population dont les enfants se marient, pour l’essentiel, avec des autochtones. Mais, partout en Europe, les populations musulmanes montrent une nette préférence pour les mariages à l’intérieur de leur communauté religieuse et ethnique. Cette préférence parait même plus marquées pour les plus jeunes générations. En Allemagne, en 2004, plus de la moitié des citoyens allemands d’origine turque allaient chercher leurs conjoints en Turquie. En Grande-Bretagne, on estime couramment que 60% des mariages à l’intérieur des communautés pakistanaises et bangladeshi se font avec des conjoints venus de l’étranger. Comme le note Christopher Caldwell, les statistiques de ce genre émeuvent légitimement les pays concernés, car elles sont le signe clair d’un refus collectif de l’assimilation (p225). Plus immédiatement inquiétant, les taux de réussite scolaire des jeunes hommes issus de l’immigration musulmane se révèlent, là où les statistiques existent, parmi les plus bas et leurs taux de délinquance parmi les plus hauts. En France l’absence de statistiques officielles permet de jeter un voile pudique sur cette réalité, mais tous les professionnels de la justice savent parfaitement que l’islam est vraisemblablement aujourd’hui la première religion des prisons françaises (p136). Que, lors des émeutes qui se sont déroulées en octobre 2005 autour de Paris, l’écrasante majorité des émeutiers aient été des jeunes gens d’origine africaine ou nord-africaine n’a pas échappé au grand public, pas plus que le fait qu’un bon nombre d’entre eux paraissaient attacher une grande importance à leurs racines musulmanes (p141-142).
La seule interprétation publiquement acceptable de ces particularités est que les populations musulmanes ne s’assimilent pas à cause du racisme et des discriminations dont elles seraient victimes dans leur pays d’accueil. Christopher Caldwell n’est manifestement pas convaincu par ce genre d’explications. Il n’est pas vraisemblable que les sociétés européennes soient plus racistes aujourd’hui ou plus portées à la xénophobie qu’au début du siècle dernier. Le contraire est même presque certain. Pourtant les immigrants arrivés au siècle dernier se sont fondus bien plus rapidement dans leur pays d’accueil que les migrants actuels. Personne, en France, n’a jamais parlé des Italiens ou des Polonais de la seconde génération, car cette seconde génération ne se distinguait plus du reste de la population que par son patronyme. Ces immigrés Italiens, Polonais, Russes, Portugais n’avaient aucun organisme gouvernemental pour les aider à leur arrivée, pas de travailleurs sociaux pour les informer sur leurs « droits », pas ou peu de prestations sociales, pas d’habitations à loyer modéré pour se loger, et cependant l’assimilation se faisait rapidement. Mais aujourd’hui, en dépit de tous ces nouveaux avantages, en dépit de milliards d’euros dépensés en « politiques de la ville », en dépit d’une traque aux « discriminations » de plus en plus obsessionnelle de la part des pouvoirs publics, parmi les populations musulmanes chaque génération est toujours, dans une large mesure, une première génération (p228).
Les gouvernants européens, aidés en cela par une certaine sociologie, tentent de dissimuler ce fait massif en substituant à la notion d’assimilation celle d’intégration et en définissant l’intégration comme certains comportements extérieurs. Les nouveaux venus sont censés être « intégrés » à leur société d’accueil s’ils adoptent certaines de ses particularités insignifiantes, ou s’ils acquièrent des diplômes, ou s’ils obéissent aux lois. Mais bien sûr la question qui taraude l’Européen ordinaire n’est pas de savoir si les immigrants obéissent aux lois, puisque cela est de toutes façons obligatoire, ni s’ils acquièrent des diplômes, puisque cela est leur intérêt évident, ni s’ils connaissent la différence entre une Schinkenwurst et une Bratwurst, mais s’ils sont loyaux envers le pays qui est censé être le leur (p154-158). Si leur attachement envers leur patrie d’accueil est, comme pour les autochtones, supérieur à tous les autres éléments de leur « identité ». C’est ce que l’Européen ordinaire entend par « assimilation », mais c’est ce dont les gouvernants européens ne veulent plus entendre parler, en partie sans doute car ils devinent trop bien la réponse.
 
Bien qu’il ne le dise pas tout à fait aussi explicitement, Christopher Caldwell estime à l’évidence que le facteur essentiel qui s’oppose à l’assimilation des populations musulmanes est leur religion. Christopher Caldwell semble penser que l’islam, au moins tel qu’il existe actuellement, n’est pas compatible avec des institutions et, surtout, avec des mœurs démocratiques. Il rappelle ainsi que l’islam n’est pas seulement une foi mais aussi une loi religieuse hautement détaillée (la Sharia) qui règle tous les aspects de la vie des croyants. Il rappelle aussi que « les cultures musulmanes ont produit régulièrement des régimes autoritaires - si régulièrement en fait que, lorsque des savants bien intentionnés veulent apporter des preuves que l’islam est ouvert aux réinterprétations et au débat rationnel, ils se tournent en général vers les innovations éphémères des Mu’tazilites au neuvième siècle. » (p278). 
En suggérant que l’islam est incompatible avec des principes démocratiques aussi fondamentaux que la liberté de conscience ou la liberté de parole, Christopher Caldwell reprend simplement à son compte une interprétation vénérable et qui, jusqu’à une date récente, était très majoritaire parmi les penseurs européens, l’interprétation selon laquelle l’islam est fondamentalement la religion du despotisme. De nos jours cette interprétation est bien évidemment frappée d’anathème parmi les élites européennes, mais elle transparaît néanmoins involontairement dans l’assurance donnée par ces mêmes élites que l’islam serait sur la voie de la « modernisation ». La « modernisation » en question est celle qui devrait amener l’islam au point où en est parvenu le christianisme : une religion qui accepte la séparation des autorités temporelles et spirituelles et qui respecte toutes les grandes libertés démocratiques. 
Les deux prémisses essentielles du dogme de la « modernisation » sont que toutes les religions sont fondamentalement identiques et que ce qui est arrivé au christianisme arrivera nécessairement à l’islam. Ces deux prémisses sont fausses. Certaines religions sont, de par leurs caractéristiques intrinsèques, plus « modernisables » que d’autres et cette « modernisation » dépend aussi de conditions extérieures qui ne sont pas toujours réunies. Comme le rappelle à juste titre Christopher Caldwell, la « modernisation » du christianisme fut en partie le produit de luttes intenses, et parfois violentes, entre les autorités religieuses et leurs adversaires (p201). Mais aujourd’hui l’obsession européenne de la « tolérance » et de « l’anti-racisme » protège efficacement l’islam contre le genre de pressions auquel le christianisme fut soumis pendant des siècles. Les libres-penseurs européens, qui se réclament de Voltaire lorsqu’il s’agit de ridiculiser le christianisme, seraient parmi les premiers à exiger sa condamnation pour « islamophobie » si celui-ci venait à publier son Mahomet aujourd’hui. Ce n’est pas qu’au fond de leur cœur ils jugent l’islam plus aimable que le christianisme, mais ils espèrent, sans oser le dire, que l’islam aura l’amabilité de bien vouloir s’écrouler tout seul, de l’intérieur.
La situation serait déjà suffisamment sérieuse si les populations musulmanes d’Europe se contentaient de former des enclaves de plus en plus séparées du reste de la population. Mais une partie de ces populations, et notamment leur fraction la plus jeune, montre des signes aussi clairs qu’inquiétants d’hostilité franche envers le pays qui est censé être le leur. Leur attachement, leur loyauté, ne vont pas au pays européen dans lequel ils résident, et dont beaucoup d’entre eux sont désormais citoyens, mais à l’Oumma, la communauté mondiale des musulmans. 
Christopher Caldwell s’attarde longuement sur l’affaire des caricatures de Mahomet publiées en septembre 2005 par le quotidien danois Jyllands-Posten, car cette affaire lui semble particulièrement révélatrice. Outre le fait que les protestations extrêmement violentes qui secouèrent le monde musulman après la publication de ces caricatures avaient été orchestrées par deux imans danois, « l’aspect le plus alarmant de cette affaire était que les musulmans d’Europe tendaient à prendre parti pour les manifestants à l’étranger plutôt que pour leurs concitoyens » (p207). Cet aspect de la question ne passa pas inaperçu des gouvernants et des milieux d’affaire européens qui, dans leur immense majorité, rivalisèrent d’obséquiosité pour bien montrer à la « communauté musulmane » de leur pays à quel point ils désapprouvaient « l’offense » qui lui était faite. Derrière les déclarations solennelles sur le « respect » dû à toutes les religions et sur « l’insensibilité » des éditeurs du Jyllands-Posten, il n’était guère difficile, en effet, de percevoir qu’un tout autre sentiment était à l’oeuvre : la peur. Christopher Caldwell remarque ainsi qu’il existe désormais en Europe, de facto, une loi contre le blasphème, à l’usage exclusif des musulmans (p203). Cette loi repose sur la détermination de certains fanatiques religieux à assassiner ceux qui parleraient de l’islam d’une manière qui leur déplait. Ces fanatiques ne se trouvent pas seulement dans les pays musulmans, mais aussi un peu partout sur le sol européen. De Salman Rushdie à Robert Redeker en passant par Ayaan Hirsi Ali, nombreux sont désormais ceux qui ont dû basculer dans la clandestinité ou quitter le territoire européen pour avoir blessé certaines sensibilités musulmanes ; trop heureux de ne pas avoir été assassinés, comme Théo Van Gogh ou l’éditeur Norvégien des Versets sataniques. Sans doute seraient-ils plus nombreux encore, si les menaces adressées à certains n’avaient pas eu pour effet d’amener la plus grande partie des élites politiques et intellectuelles à renoncer, par avance, à tout ce qui pourrait de près où de loin ressembler à une critique de l’islam (p204).
Le caractère manifestement très fragile de la loyauté d’une partie de la population musulmane à l’égard du pays dans lequel elle vit est évidemment particulièrement inquiétant dans le contexte actuel de la lutte contre le terrorisme islamiste. Nul n’ignore que les auteurs des attentats de Londres, le 7 juillet 2005, étaient de jeunes musulmans britanniques. Cette lutte contre le terrorisme est officiellement présentée, en Occident, comme une lutte contre une frange infime de mauvais musulmans qui pervertiraient l’islam. Nombre d’hommes politiques occidentaux se sont ainsi transformés du jour au lendemain en expert en théologie islamique, et affirment gravement que l’islam est une religion pacifique et tolérante qui est défigurée par ceux qui tuent en son nom. Peut-être est-il de bonne politique de dire de telles choses en public, mais Christopher Caldwell ne parait pas tout à fait convaincu que ce genre d’affirmation soit plus qu’un pieux mensonge. 
Bien qu’il ne se prononce pas définitivement sur la question, Christopher Caldwell semble plutôt être de l’avis du sociologue anglais David Martin, selon lequel l’islam recherche certes la paix, mais à ses propres conditions (p277, 298). Les gouvernants européens cherchent eux désespérément à obtenir le soutien des « musulmans modérés » face aux islamistes, afin de valider leur thèse sur le caractère essentiellement pacifique de l’islam. Mais les interlocuteurs les plus « modérés » qu’ils parviennent à trouver condamnent du bout des lèvres les méthodes d’Al-Quaida, tout en insistant sur le fait que l’Occident doit surtout veiller à ne pas « offenser » les musulmans de par le monde. Christopher Caldwell remarque, avec un peu d’ironie : « Al-Quaida dit que l’Occident doit faire certaines choses ou subir des attaques terroriste. Les modérés disent que l’Occident doit faire certaines choses ou les modérés rejoindront les rangs d’Al-Quaida. S’il s’agit là du choix de l’Occident, il est difficile de voir ce qu’il pourrait gagner en courtisant les musulmans modérés. » (p287).
 
***
 
L’avenir est par définition inconnu et Christopher Caldwell reste légitimement prudent lorsqu’il s’agit d’envisager les développements de la révolution qu’il décrit. Mais il est assez clair qu’il ne pense pas que le futur de l’Europe sera radieux. Il insiste notamment sur le fait que l’immigration massive à laquelle l’Europe fait face aura un coût élevé en termes de libertés (p13, 93, 209, 214, 229, 237), ce qui en réalité est moins une prévision qu’une constatation. La peur, le politiquement correct et les lois « anti-discriminations » ont déjà réduit à bien peu de choses la liberté de paroles quand il s’agit de traiter le sujet de l’immigration en général et de l’islam en particulier. Par ailleurs, lorsqu’un gouvernement européen tente timidement de s’opposer à des pratiques importées contraires aux coutumes et aux mœurs du pays, il ne parvient en général à le faire qu’en restreignant les droits de tous ses citoyens. Ainsi, pour stopper la progression du foulard islamique dans ses écoles publiques, la France a pris une loi bannissant tous les signes religieux ostensibles des lieux publics. Pour s’opposer aux mariages arrangés pratiqués par une partie de leur population musulmane, plusieurs pays européens, comme les Pays-Bas ou le Danemark, ont imposé des restrictions à tous leurs citoyens qui désireraient épouser un étranger ou une étrangère. Pour s’opposer aux mutilations génitales pratiquées par certains immigrants musulmans originaires d’Afrique, un ministre suédois a proposé que soit instauré un examen gynécologique obligatoire pour toutes les petites suédoises.
Le problème essentiel, selon Christopher Caldwell, est que, dans sa confrontation avec l’islam, l’Europe apparaît bien comme la partie spirituellement la plus faible. Elle a perdu de vue depuis longtemps, non seulement ce qui faisait la spécificité de la civilisation occidentale mais aussi les raisons pour lesquelles celle-ci mériterait d’être défendue (p82, 347). Son relativisme l’empêche de mener plus que des combats d’arrière-garde contre ceux qui voudraient changer ses mœurs et ses lois. Un demi-siècle d’Etat-providence et de construction européenne ont considérablement affaibli l’attachement de ses habitants à leurs libertés essentielles et à leurs patries. Sa déchristianisation accélérée la laisse sans grande ressource face à une religion conquérante, incapable même de comprendre la séduction qu’une vie organisée autour de la religion peut exercer (p181). Au vu de tous ces éléments, il est aisé de comprendre pourquoi le livre de Christopher Caldwell ne dit pas un mot sur la manière dont l’Europe pourrait sortir de l’impasse où elle s’est engagée. Il conclut en ces termes :
« Il est certain que l’Europe émergera changée de sa confrontation avec l’islam. Il est beaucoup moins certain que l’islam se révèlera assimilable. L’Europe se trouve engagée dans une compétition avec l’islam pour gagner l’allégeance de ses nouveaux arrivants. Pour le moment l’islam est la partie la plus forte, dans un sens démographique bien sûr, mais aussi dans un sens philosophique moins évident. Dans de telles circonstances, les mots « majorité » et « minorité » ont peu de signification. Lorsqu’une culture doutant d’elle-même, malléable, relativiste, rencontre une culture bien ancrée, confiante et fortifiée par des doctrines communes, c’est en général la première qui change pour s’adapter à la seconde. »
 
 
 
 


[1] Christopher Caldwell, Reflections on the revolution in Europe, Doubleday, 2009, 422 pages.
[2] Le terme population d’origine étrangère signifie ici essentiellement les population d’origine extra-européenne. Etant donnés les très faibles taux de natalité des pays européens, les migrations de populations d’origine européenne resteront selon toute vraisemblance marginales comparées aux migrations d’origine extra-européenne.
[3] Pour la France voir par exemple Bernard Aubry et Michèle Tribalat, « Les jeunes d’origine étrangère », Commentaire n°126.