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samedi, 31 mai 2014

Comment on justifie les “interventions”...

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Bernhard TOMASCHITZ:

Comment on justifie les “interventions”...

De la notion d’Etat failli en Afrique

Depuis plus de vingt ans, on évoque les “Etats faillis” dans tous les débats internationaux. Les Etats menacés de faillite sont souvent des Etats dont les frontières sont incertaines et ont été jadis fixées par les puissances coloniales. Pourtant les “Etats faillis” ou “affaiblis” recèlent de bonnes opportunités pour les puissances mondiales. Ils offrent autant d’opportunités à intervenir, à s’incruster sur d’autres continents; ensuite, le processus de “nation building” s’avère très lucratif, permet de faire de très bonnes affaires.

Dans le Sud-Soudan, le conflit, qui y sévissait depuis décembre 2013, a subitement gagné en intensité fin avril 2014: ce conflit oppose l’ancien vice-président Riek Machar au président en exercice Salva Kiir. Les rebelles, pour la plupart partisans de Machar, avaient commis un massacre dans la ville de Bentiu (plus de 200 morts), comme le rapporte l’ONU. Ces turbulences nous amènent à nous poser une question: le Sud-Soudan, devenu indépendant en juillet 2011, doit-il déjà être considéré comme un Etat failli?

Généralement, on parle d’Etat failli, de “failed state”, quand on évoque un Etat qui ne peut plus remplir ses fonctions fondamentales. La Somalie, l’Afghanistan, le Yémen, la République Démocratique du Congo, la République centrafricaine et Haïti sont des exemples emblématiques d’Etats qui, de facto, n’existent plus que sur le papier et où le gouvernement central a perdu le contrôle de larges portions du territoire national ou n’y exerce plus qu’une autorité limitée.

Le concept d’Etat failli est apparu pour la première fois en 1992 dans une revue américaine spécialisée en relations internationales, “Foreign Policy”, où l’on trouvait un article de Gerald Helman et Steven Ratner, qui disait: “Un phénomène inquiétant émerge, celui de l’Etat national failli, devenu totalement incapable sur le long terme de devenir un membre à part entière de la communauté internationale. Des troubles intérieurs, l’effondrement des structures gouvernementales et la misère économique débouchent, ensemble, sur une destruction complète, pareille à celle que connaissait l’Allemagne après la seconde guerre mondiale”.

Lorsque Helman et Ratner ont publié leur article, c’était la Somalie, pays de la Corne de l’Afrique, qui faisait la une de l’actualité internationale. Après la chute en 1991 du dictateur marxiste Siad Barré, auparavant soutenu par l’Union Soviétique, le pouvoir central s’était progressivement érodé; des chefs de guerre locaux et, plus tard, des bandes d’islamistes (qu’on disait proches du réseau terroriste Al Qaeda) se sont emparé du pouvoir. En 1993, sous la direction des Etats-Unis, l’ONU est intervenue mais la mission a lamentablement échoué.

Depuis lors, les Américains font une véritable fixation sur les “Etats faillis”, mais leurs préoccupations ne sont pas pour autant humanitaires. En effet, le concept d’Etat failli a une utilité: on décrit de tels Etats comme autant de dangers pour les Etats-Unis mais leur existence permet, simultanément, de maintenir les budgets très élevés de la défense après l’effondrement du rival géopolitique soviétique, de justifier ces dépenses face aux contribuables américains. La définition de l’Etat failli va toutefois de paire avec l’idée de “nation building”, soit de reconstruction des structures étatiques. Pour affronter et combattre les problèmes soulevés par la diffusion du terrorisme, par la “chaotisation” de régions entières ou par les catastrophes écologiques et leurs causes, le Professeur Michael Mazarr du “National War College” (une université de l’armée américaine) avance la thèse suivante depuis les années 90: “Les Etats-Unis doivent aller de l’avant et aider les pays dont question”. Mazarr évoque dans ce contexte un “engagement d’ampleur néo-impériale”. Il ajoute: “Les Etats-Unis sont allés de l’avant, surtout, et de manière bien visible, dans les longues campagnes menées en Afghanistan et en Irak”.

George W. Bush, au début de sa carrière, n’aimait pas trop les interventions militaires dans les “Etats faillis”: “Laissez-moi vous dire ce qui m’inquiète; je suis inquiet devant tous mes interlocuteurs qui utilisent les notions de ‘reconstruction étatique’ et d’’intervention militaire’ dans la même phrase”. Ce sont ces termes mêmes qu’il a utilisés, un jour, pendant la campagne électorale de 2000, en faisant allusion aux idées du candidat démocrate à la présidence, Al Gore, qui était partisan de telles interventions “reconstructrices”. Pourtant, après les attentats du 11 septembre 2001, Bush, sous l’influence des néo-conservateurs ancrés dans son gouvernement et dans l’équipe de ses proches conseillers, va changer radicalement d’avis. Ainsi, dans le texte fixant “la stratégie nationale de sécurité” de 2002, on peut lire: “L’Amérique n’est plus tant menacée aujourd’hui par des Etats conquérants que par des Etats faillis”.

Tout en haut de la liste des Etats, dont émanait soi-disant un danger pour la “sécurité nationale” des Etats-Unis, se trouvait bien entendu l’Afghanistan. Ce pays montagneux de l’Hindou Kouch était campé comme un “havre sûr” pour les terroristes islamistes et comme un repère pour Al Qaeda: tels étaient les arguments américains pour envahir le pays en octobre 2001. Les “Etats faillis” sont donc des “havres sûrs” pour les terroristes: cette équation est encore et toujours posée aujourd’hui. Par ce tour de passe-passe, on camoufle les véritables intérêts qui sont en jeu.

Michael Mazarr montre que l’index des Etats faillis, dressé par “Foreign Policy”, et auquel on fait si souvent référence dans les débats, ne constitue pas pour autant une liste de priorités pour la sécurité nationale des Etats-Unis. Seuls trois Etats parmi les vingt premiers de la liste (l’Afghanistan, l’Irak et le Pakistan) détiennent une importance géostratégique, à cause, précisément, de “leurs liens avec le terrorisme”. Quant à la “menace terroriste”, Mazarr écrit: “Ce n’est pas vraiment le danger terroriste qui est mis en exergue dans la liste des Etats affaiblis: seul un Etat parmi les vingt premiers de la liste, le Soudan, se retrouve sur une autre liste, celle du Ministère des Affaires étrangères, qui reprend les Etats qui financent le terrorisme; la plupart des autres Etats affaiblis n’ont qu’un rapport très marginal avec le terrorisme”.

En mars 2003, la guerre d’agression est déclenchée contre l’Irak qui, sous la férule de Saddam Hussein, n’était nullement un Etat failli mais, au contraire, un Etat qui fonctionnait bien. Aujourd’hui, après sa “libération”, l’Irak est menacé d’effondrement définitif et des attentats sanglants ponctuent la vie quotidienne, devenue bien précaire, de ses habitants. La construction d’un Etat démocratique de modèle occidental, pour autant qu’elle ait été même envisagée, a échoué sur toute la ligne. Cependant, la destruction délibérée des structures de cet Etat a permis au complexe militaro-industriel américain de faire de substantiels bénéfices.

Très éclairante à ce propos est une étude réalisée par William D. Hartung en 2008. Dans son introduction, ce spécialiste des dépenses militaires, actif au sein de la boîte-à-penser “New America Foundation”, constate que le coût des dépenses pour la défense après le 11 septembre 2011 n’a cessé d’augmenter et que cet accroissement ininterrompu s’est poursuivi tout au long de la décennie 2000-2010. Dans son ensemble, le budget régulier alloué au Pentagone et les dépenses complémentaires pour les opérations en Afghanistan et en Irak ont atteint la somme annuelle de 700 milliards de dollars, le chiffre le plus élevé depuis la seconde guerre mondiale.

Plus de la moitié de ces 700 milliards de dollars, soit 400 milliards de dollars, ont abouti dans l’escarcelle de partenaires contractuels privés du ministère américain de la défense. Hartung se fait alors plus précis: “Les grands partenaires contractuels du Pentagone ont pu quasiment doubler leurs chiffres d’affaires et leurs carnets de commande pendant les années fiscales de 2001 à 2008”. Il s’agit bien entendu des industries de l’armement. L’entreprise Lockheed Martin a encaissé à elle seule, rien qu’en 2008, la somme de 29 milliards de dollars sur base de contrats signés avec le Pentagone. Cette entreprise a dès lors reçu plus d’argent des contribuables américains que l’agence pour la protection de l’environnement (7,5 milliards de dollars), que le ministère du travail (11,4 milliards) ou que le ministère de la mobilité (15,5 milliards).

Même après les guerres sans succès menées en Afghanistan et en Irak, Washington demeure obnubilé par les Etats faillis ou fragilisés, qui doivent recevoir de l’aide pour éviter la faillite totale. Dans le document “Global Trends 2030”, émis par le “National Intelligence Council” (une organisation chapeautant les seize services de renseignement américains) en décembre 2012, on peut lire: “Le modèle que nous avons élaboré montre que bon nombre d’Etats fragiles ou faibles, comme l’Afghanistan, la République Démocratique du Congo et la Somalie, demeureront encore et toujours très fragiles dans les quinze ou vingt années à venir”.

Les Etats faillis ou affaiblis demeureront dans l’avenir une menace pour la sécurité nationale des Etats-Unis comme l’atteste notamment la “Quadrennial Defence Review” (QDR) de 2014. Cette publication consiste en un rapport, établi tous les quatre ans, sur les plans de défense américains. On y constate: “Troubles et violences ne cessent pas d’exister, créant un environnement fertile pour l’extrémisme violent et pour les conflits sectaires, surtout dans les Etats faibles, qui s’étendent du Sahel à l’Asie méridionale, où les citoyens américains expatriés courent des dangers”. Le Pentagone cherche à éliminer ce type de situation en “ré-équilibrant ses efforts dans la lutte contre le terrorisme”, stratégie qui doit se déployer prioritairement en suscitant des “capacités de partenariat”, surtout dans les Etats affaiblis. Les Etats-Unis ne veulent pas seulment renforcer les partenariats existants mais aussi et surtout créer de “nouveaux partenariats innovateurs”.

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Dans la pratique, cela signifie que Washington tentera désormais d’installer de nouvelles bases militaires à l’étranger. En 2005, on estimait que les Etats-Unis entretenaient environ 750 installations de plus ou moins grande ampleur dans le monde. La concentration de leurs efforts sur la zone du Sahel nous permet de conclure que c’est désormais en Afrique que le déploiement militaire américain aura lieu dans les années à venir. Ce n’est toutefois qu’en 2007 que l’AFRICOM fut mis sur pied, soit le commandement militaire américain pour l’ensemble de l’Afrique, sauf l’Egypte. Or ce sont précisément les Etats “faillis” ou “faibles” qui ont été déterminants pour la création de ce commandement régional africain des forces armées américaines. Parmi les tâches que s’assigne l’AFRICOM et ses partenaires, il y a bien sûr, “contrer le danger que représente les agissements d’Al Qaeda et d’autres groupes extrémistes, les empêcher d’avoir des havres sûrs et de poursuivre leurs activités déstabilisatrices”.

Si l’on veut donner un bon exemple d’Etat failli qui a servi de prétexte aux Américains pour s’incruster dans la région, on doit immanquablement citer la Somalie. Dans ce pays, les Etats-Unis et l’Union Européenne soutiennent la mission AMISOM de l’Union Africaine et combattent, avec leurs forces navales, la piraterie dans le Golfe d’Aden. La pièce maîtresse des Etats-Unis dans la région est le fameux Camp Lemonnier à Djibouti, petit Etat situé au nord de la Somalie. Le 16 avril 2014 le journal militaire américain “Army Times” écrit, à propos de cette base américaine: “Les dangers qui ont émergé dans cette région nous ont aidé à transformer le point d’appui américain de Camp Lemonnier, sur la côte orientale de l’Afrique, à Djibouti, qui n’était plus qu’un poste éloigné à moitié en ruines et n’abritant que deux centaines de soldats, en une plaque tournante pour les missions de l’AFRICOM et en une base capable d’accueillir plusieurs milliers de soldats américains”.

En Afrique, l’Union Européenne, elle aussi, tente de s’implanter, sous l’impulsion de la France; elle cherche ainsi à stabiliser d’autres “Etats faillis”. Au début de l’année 2013, Paris a forcé la main de ses partenaires européens pour qu’ils acceptent le principe d’une mission de l’UE au Mali, où, un an auparavant, des islamistes avaient pris le contrôle du Nord du pays et avaient proclamé l’indépendance de l’Etat dit d’Azawad, non reconnu par la communauté internationale.

Au Mali, l’enjeu n’était pas tant la sauvegarde de l’unité du pays et la lutte contre le terrorisme islamiste: il s’agissait bien plutôt d’intérêts autres dans ce pays d’Afrique occidentale, notamment de sécuriser l’exploitation de richesses naturelles car le Mali est le troisième producteur d’or en Afrique et dispose également d’importantes réserves d’uranium, de cuivre et de bauxite. Qui plus est, bon nombre d’indices semblent indiquer que le Mali recèlerait en son sous-sol des réserves pétrolières. Dans un rapport établi par le ministère malien de l’énergie et des mines, on peut lire: “Le Mali pourrait bien devenir un espace de transit stratégique pour l’exportation de pétrole et de gaz provenant de la région du Sud-Sahara et qu’il s’agira d’acheminer vers le monde occidental; de plus, il sera sans doute possible de relier le bassin de Taoudeni au marché européen via l’Algérie”.

Les “Etats faillis” sont donc principalement perçu par les stratégistes sous l’angle de la géostratégie et de la géoéconomie. Cependant, si l’on s’en tient à ces seules réalités géographiques et économiques, on oublie les véritables racines des troubles qui secouent toute l’Afrique. Ces turbulences incessantes révèlent l’impossibilité de “construire des nations” (“nation building”) dans les Etats actuels du continent noir. Très souvent sinon toujours, les “Etats faillis” sont des constructions arbitraires dont les frontières artificielles remontent à l’ère coloniale, quand on ne tenait absolument pas compte des équilibres entre ethnies et tribus. La vague de décolonisation a, elle, apporté d’autres problèmes.

Gerald Helman et Steven Ratner attiraient déjà notre attention en 1992: l’ONU et ses Etats membres ont accordé plus de poids au droit à l’autodétermination des anciennes colonies qu’à leurs chances de survie. “Tous étaient d’accord pour dire que les nouveaux Etats avaient besoin d’aides économiques; l’ONU a donc incité des institutions comme la Banque mondiale et l’UNDP (“United Nations Development Programme”), à aider ces pays (...). A cette époque, dans l’euphorie de la décolonisation, à laquelle on voulait donner du sens, on considérait comme totalement inconvenant de penser que des Etats pouvaient faillir, qu’ils seraient à terme incapables de fonctionner en tant qu’entités indépendantes”.

Pour résoudre les problèmes endémiques d’un grand nombre d’Etats africains, il ne faut plus construire des Etats artificiels, imaginés par l’idéologie universaliste, mais il faudrait bien plutôt procéder à une modification généralisée du tracé des frontières inter-africaines, sous l’égide de comités internationaux.

Bernhard TOMASCHITZ.

(article paru dans “zur Zeit”, Vienne, n°19/2014, http://www.zurzeit.at ).