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lundi, 04 juillet 2016

Ce qu'on doit au grec et au latin

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Ce qu'on doit au grec et au latin

Ex: http://www.marianne.net
 
Face au déclin des cadres idéologiques modernes, il est utile et urgent de lire ou de relire Tacite, Plutarque ou Cicéron. Car l'humanisme antique et ses classiques indémodables ne sont pas que l'archéologie de la pensée, ils continuent de nous donner les clés pour comprendre nos problèmes existentiels et nos crises contemporaines.

« La Grèce et Rome sont la mémoire commune de nos cultures contemporaines, mémoire qui dépasse les frontières, transcende les langues, les religions et les nationalités, mais mémoire aujourd'hui menacée par la violence intégriste comme par l'utilitarisme libéral », expliquaient la philosophe Barbara Cassin et la philologue Florence Dupont dans une pétition « pour une refondation de l'enseignement des humanités » destinée à défendre les langues antiques face à la réforme du collège proposée par Najat Vallaud-Belkacem. « Si je lis la littérature grecque ou latine, c'est parce que Homère et Horace, Lucrèce et Aristote, Sénèque et Marc Aurèle me donnent des clés pour comprendre ma vie d'aujourd'hui », renchérit le critique William Marx dans une tribune intitulée « Le grec et le latin pour préserver l'esprit du 11 janvier ». De manière inattendue et intempestive, l'antiquité gréco-latine et son héritage reviennent hanter nos débats contemporains les plus brûlants. Sur le terrain des idées, les éditeurs n'hésitent pas à rééditer des textes rares et anciens pour les faire résonner avec nos problématiques : pour parler de nos relations avec Angela Merkel, pourquoi ne pas recourir à la Germanie de Tacite (De situ ac populis Germaniae, 98 après Jésus-Christ) puisque «[vis-à-vis de l'Allemagne] la leçon de Tacite reste d'actualité», comme le justifie la quatrième de couverture ? Pour s'opposer au fanatisme, la collection «Mille et Une Nuits» propose ainsi, pour moins de 3 €, un court traité de Plutarque tout aussi ravageur que ceux de Voltaire : De la superstition.

Face au libéralisme ploutocratique, autant revenir aux origines étymologiques du mot, en lisant l'une des deux éditions de la comédie d'Aristophane Ploutos disponibles à petit prix (celle de Fayard étant très directement sous-titrée : Dieu du fric). Les futurs candidats aux primaires pourront même s'appuyer sur les conseils de Cicéron à son frère pour être élu consul - opportunément réédités sous le titre de Petit manuel de campagne électorale... Face au déclin ou à la suspicion que connaissent nos cadres idéologiques modernes, force est de constater notre besoin de retourner à l'humanisme antique et à ses classiques indémodables : Quid novi sub sole ?

daphnisXTLY1qcj84mo1_1280.jpgDe fabuleux détours

Mémoire vivante de mythes et de fictions, les romans de l'univers gréco-latin méritent d'être écoutés, sans s'arrêter à un corpus prétendument scolaire. Aussi admirables que soient ces œuvres, qui mériteraient qu'on puisse retourner vers elles d'un œil neuf, ce serait se tromper que de limiter la littérature antique aux épopées d'Homère et de Virgile, à la tragédie grecque ou aux mythologies d'Hésiode. Loin d'offrir un intérêt simplement archéologique, les romans antiques (noirs, d'aventures, historiques ou de mœurs, pour employer des catégories modernes) offrent ainsi une invitation à de fabuleux détours, en possédant la vertu d'instiller du très nouveau au cœur du supposé connu, dans une forme d'exotisme intérieur à notre culture. Certes, au sens strict, le roman, qui est un terme construit au Moyen Age, n'existait pas dans l'Antiquité - pas plus que la lecture privée et à voix basse moderne : seuls quelques récits grecs de l'époque hellénistique (Daphnis et Chloé, de Longus ; Leucippé et Clitophon, d'Achille Tatius ; les Ethiopiques, d'Héliodore ; le Roman de Chairéas et de Callirhoé, de Chariton) et quelques textes latins (le Satiricon, de Pétrone, les Métamorphoses, d'Apulée) peuvent être appelés rétrospectivement romans - mais quels romans ! Contrairement à Zola qui réduisait tous les romans antiques à « la même histoire banale et invraisemblable », le lecteur moderne, peut-être moins obsédé par le réalisme du récit et la rationalité de l'intrigue, y trouvera des récits à suspense formidablement divertissants : par exemple ce texte aujourd'hui parfaitement oublié, le Roman de Chairéas et de Callirhoé, qui accumule les voyages en mer, les revers du destin, les histoires d'enlèvements, de reconnaissance, de fausses morts, en un véritable cliffhanger à faire pâlir ses successeurs. Voulez-vous l'enchantement d'amours hors le monde ? A défaut d'une psychologie moderne, Daphnis et Chloé, pastorale sensuelle et romantique par anticipation, ringardise dans son idéalisme bien des « romances » contemporaines. Capable de se moquer de ses propres lieux communs, comme dans le délicieux Leucippé et Clitophon, d'Achille Tatius, antiroman avant la lettre, le roman grec a pour thème principal les mésaventures d'un couple uni dans un univers hostile : face à l'adversité d'un monde cruel, désordonné et absurde, l'amour et le stoïcisme du couple sont les seules valeurs qui vaillent. Les héros redécouvrent dans un monde inhospitalier et instable « la surprise de vivre au présent », comme l'explique l'historien du roman Thomas Pavel : voilà des schémas et des thèmes que ne feront au fond que reprendre, en plus ou moins bien, nos best-sellers de l'été, pour nous accompagner dans nos problèmes existentiels - amor omnibus idem. Les Latins ont quant à eux marqué notre mémoire littéraire (et des cinéastes comme Pasolini ou Fellini) par la puissance scandaleuse de leurs romans de mœurs, mais on ne saurait pour autant les réduire aux banquets du Satiricon : érotisme souriant, magie et conte initiatique, roman picaresque se mêlent à la tradition grecque du roman d'aventures dans des récits parfaitement désaxés, sans qu'on sache si les Métamorphoses d'Apulée (appelées parfois aussi l'Ane d'or pour des raisons que des millénaires d'érudition n'ont pas vraiment réussi à élucider) détournent la métaphysique platonicienne au profit du burlesque ou, au contraire, font de l'humour une voie suprême d'accès aux mystères célestes.

On n'hésitera pas non plus à découvrir des textes qui ne sont pas des fictions au sens strict, mais qui peuvent aujourd'hui être lus en tant que telles : les formidables vies et chroniques romancées des historiens antiques. Si la bataille des Thermopyles est redevenue un mythe avec 300, le film de Zack Snyder, et sa suite, 300, naissance d'un empire, de Noam Murro, il faut lire ce que Les Belles Lettres appellent la Véritable Histoire de Thémistocle, à savoir le récit, tout haletant, et, en un sens, tout aussi romanesque, qu'ont produit Plutarque, Diodore et Hérodote sur la bataille de Salamine. La Vie d'Apollonios de Tyane, de Philostrate, est moins riche en documents qu'en épisodes fantastiques sur les cultes solaires orientaux : contrairement aux Vies parallèles édifiantes de Plutarque, c'est une vie imaginaire assez rocambolesque d'un illuminé comme celles que pourraient raconter les romanciers d'aujourd'hui. Sulfureuses et cruelles jusqu'à l'horreur sont les vies racontées par Suétone, dont les empereurs dépravés font passer DSK pour un petit-maître (lisez sa Vie de Néron), et, a fortiori, celles, plus mélancoliques, de Tacite (lisez sa Vie d'Agricola) : leur vision ironique du monde politique et leur nostalgie d'un âge d'or du pouvoir trouvent, mutatis mutandis, bien des échos dans notre imaginaire français ; elle nous permet, quoi qu'il en soit, de relativiser la gravité des turpitudes contemporaines. Quant à l'Histoire véritable, de Lucien de Samosate, que l'on peut trouver dans une collection des Belles Lettres en poche sous le titre de Voyages extraordinaires, c'est, derrière l'apparence d'un récit sérieusement géographique, une facétie qui nous emmène au-delà du monde connu pour moquer Homère et Platon. Plutôt que de rappeler doctement son importance dans l'histoire de la littérature (c'est le premier récit de science-fiction et le premier exemple de voyage sur la Lune), enivrons-nous plutôt de sa verve comique désopilante dirigée à l'encontre de toute forme d'héroïsme - c'est dire à quel point, avant même que le mot « littérature » existe, les écrivains antiques étaient capables à la fois de satisfaire et de moquer nos besoins de légendes.

Romans accessibles

hersent_daphnis.jpgFin août, paraîtra un volume de 1 200 pages compact et très accessible et préfacé par Barbara Cassin, Romans grecs et latins (Les Belles lettres). D'ici là, à l'exception des Ethiopiques, le roman-fleuve d'Héliodore, qui n'est hélas facilement lisible que dans le très beau volume de la Pléiade consacré par Pierre Grimal aux Romans grecs et latins, on retrouvera tous ces récits en poche et parfois gratuitement en ligne sur Gallica dans des éditions anciennes - lorsque ce n'est pas dans des éditions numériques gratuites et facilement téléchargeables pour nos liseuses, en goûtant alors le plaisir de revenir, sur ces machines électroniques, à cette forme de lecture tabulaire qui était celle de tous les écrits dans l'Antiquité... On pourra préconiser ainsi pour les plages d'avant la réforme du collège un programme de lecture vraiment original : son principe serait de redécouvrir dans notre Antiquité notre propre étrangeté - pour emprunter une formule au héros du Patient anglais, de Michael Ondaatje : « Assez de livres. Donnez-moi Hérodote, c'est tout. » De nobis fabula narratur.

Romans grecs et latins, édition dirigée par Romain Brethes et Jean-Philippe Guez, Les Belles Lettres, 1 200 p., 35 €.

Quand les anciens inventaient les manuels de psychologie 

 

epic414-gf.jpgEn juin 1993, la collection « Mille et Une Nuits » (Fayard) lança un nouveau concept éditorial, «le classique à 10 francs», avec une réussite immédiate : la Lettre sur le bonheur, d'Epicure, se vend à plus de 100 000 exemplaires. Il sera suivi par pléthore de manuels de vie antique, bien dignes de se trouver au rayon développement personnel des librairies : on compte rien moins que six éditions à moins de 10 € de De la brièveté de la vie, de Sénèque, (certaines étant habilement suivies du commentaire célèbre de Denis Diderot). En faisant un saut par-dessus la morale chrétienne, les traités de sagesse antique, ceux-là mêmes qui nourrirent la Renaissance, viennent réintroduire les valeurs épicuriennes ou stoïques dans nos existences pressées. Plutarque est particulièrement mis à l'ouvrage, et ses traités moraux, qui faisaient le délice de Montaigne, sont transformés pro bono en opuscules utiles vendus peu cher, car ne coûtant rien en droits d'auteur aux éditeurs : on trouvera chez Arléa De l'excellence des femmes (qui est tout sauf un traité féministe avant l'heure), Erotikos («l'érotique», proposé comme une réflexion sur les vertus et les inconvénients de l'homosexualité), la Conscience tranquille (qui souligne, nous dit-on, « le bonheur de vivre loin des passions » et « la vanité insupportable des bavardages ») ou encore quatre traités sur l'Ami véritable ou les pensées de l'historien hellénistique sur l'Intelligence des animaux, leurs droits et comportements. Cicéron servira évidemment à réfléchir sur la morale (le Traité des devoirs, c'est-à-dire le De officiis), sur la Vieillesse (c'est sous ce titre que plusieurs éditeurs reprennent en poche son Caton l'ancien), un autre éditeur proposant de fabriquer une trilogie Devant la mort, Devant la souffrance, le Bonheur en découpant en extraits les Tusculanes, recueil d'entretiens philosophiques du Ier siècle avant Jésus-Christ) actualisé et transformé en bréviaire. Pour quelques euros, Pline le Jeune servira, quant à lui, quelques millénaires avant Facebook et ses détracteurs, à réfléchir à la nécessité d'un Temps à soi : là encore, par un bien habile retitrage, les lettres de l'historien latin font résonner à notre profit « la douceur et noblesse de ce temps à soi, plus beau, peut-être, que toute activité ». De la philosophie émiettée en leçons de vie pour éditeur en quête de bon coup commercial et pour lecteur en peine de normes - lorsque ce n'est pas en viatiques en tout genre, comme en témoigne la traduction dans la collection « Retour aux grands textes » du savoureux, mais bien vain, Eloge de la calvitie du rhéteur alexandrin Synésios de Cyrène (IVe siècle) : voilà à quoi nous servent aussi les antiques...