mardi, 04 mai 2021
Nuccio Ordine: "Nous avons l'Europe des banques et de la finance, mais pas celle de la culture"
Nuccio Ordine: "Nous avons l'Europe des banques et de la finance, mais pas celle de la culture"
Propos recueillis par Miguel Manso de Lucas
Source : Compte vk de Natella Speranskaya
Nuccio Ordine (né à Diamante, Calabre, 1958) est professeur de littérature italienne à l'université de Calabre et auteur de plusieurs ouvrages, dont un sur Giordano Bruno. Il a été professeur invité dans des centres tels que l'Université de Yale, l'Université Paris IV Sorbonne, le CESR de Tours, l'IEA de Paris, l'Institut Warburg et la Société Max Planck de Berlin. Il est également membre du Harvard Center for Italian Renaissance Studies, de la Fondation Alexander von Humboldt, et chevalier de la Légion d'honneur française (2002). Il a récemment reçu le prix du Museo Liceo Egipcio en même temps que Noam Chomsky.
Les éditions Acantilado ont publié L'utilité de l'inutile et Les classiques de la vie, que Nuccio Ordine nous explicite via un lien vidéo depuis la ville calabraise de Rende, dans le sud de l'Italie. L'auteur parle un espagnol parfait et nous informe qu'il s'est plongé dans l'écriture d'un livre sur les petites histoires qui se sont déroulées entre le 14ème et le 17ème siècles. Au cours de son travail, il a découvert la fonction thérapeutique du rire, notamment dans le Decameron de Boccace, qui fuit à la campagne depuis Florence, dévastée par la peste (1348), pour raconter des histoires comiques et guérir son esprit.
Q : C'est très opportun d'écrire sur ce sujet maintenant.
Réponse : C'est un pur accident.
Q : Dans Classics for Life, vous évoquez le professeur Louis Germain, qui préparait son meilleur élève, et le plus pauvre, à une bourse d'études dans un lycée d'Algérie, et ce, de manière totalement gratuite. L'étudiant ne remerciera son professeur que 33 ans plus tard, lorsqu'il recevra le prix Nobel de littérature: "J'ai d'abord pensé à ma mère, puis à vous", lui écrit Albert Camus. Les enseignants comme Louis Germain sont-ils plus que nécessaires aujourd'hui ?
Réponse : Oui. Aujourd'hui, par exemple, compte tenu de l'expérience de la pandémie, nous observons deux réactions opposées. Il y a des enseignants et des recteurs qui ont dit: "Comme c'est merveilleux que la pandémie nous donne l'occasion de comprendre ce que sera l'enseignement à l'avenir, car la télématique est fondamentale pour la transmission des connaissances". Mon idée est à l'opposé de cela. Je pense que la seule façon d'enseigner est l'enseignement en face à face, car la transmission du savoir se fait en communauté ; sans relations entre étudiants et étudiants, entre professeurs et étudiants, entre professeurs et instructeurs, la sagesse ne peut être transmise. Je dis cela parce qu'on pense aujourd'hui qu'une bonne plateforme numérique peut changer la vie d'un étudiant. C'est faux. C'est impossible. Seul un bon professeur peut le changer.
Le professeur Ordine fait ici une digression pour parler de ses professeurs.
"L'histoire de Camus résume de nombreuses histoires que nous ne connaissons pas. La mienne, par exemple. Je suis né dans une petite ville de Calabre, Diamante, qui n'avait même pas d'école. Pendant les quatre premières années de l'école primaire, mon professeur a tenu ses cours dans sa propre maison. Puis un bâtiment a été construit (où mes nièces et neveux étudient maintenant). Pour moi, né dans une ville pauvre du Sud, sans librairies, sans bibliothèques, sans théâtres, sans rien, l'école était la seule possibilité de changer ma vie. J'avais de bons professeurs, avec un grand cœur. La rencontre avec l'école a changé ma vie. Il était impensable qu'un garçon de six ans originaire d'une ville pauvre devienne professeur d'université. Ce fut donc une école miraculeuse. De tels miracles existent dans le monde entier: peut-être dans une hutte en Afrique ou dans un igloo au Groenland. Mais aujourd'hui, il y a cependant des fous qui pensent que la télématique peut changer votre vie’’.
Q : D'un prix Nobel à un autre. D'un Albert à un autre. De Camus à Einstein. Dans Classics for Life, vous citez un célèbre physicien à propos de l'éducation: "Le but de l'école devrait toujours être de former un individu harmonieux, et non un spécialiste’’. Et il semble qu'un pas important ait été fait récemment dans cette direction - votre livre L'utilité de l'inutile a connu un grand succès et a déjà été publié en 24 éditions en Espagne et a été publié dans 32 pays.
Réponse : Il y a un processus très dangereux dans l'éducation aujourd'hui - l'éducation considère le marché comme son étoile polaire. On pense que l'école doit être un outil pour répondre aux besoins du marché. C'est de la folie. Si nous ne regardons que le marché, en croyant que l'éducation est principalement un outil pour trouver un emploi, maîtriser une profession, nous faisons une énorme erreur. Si le marché ne crée pas une demande pour des connaissances qui n'ont pas d'application pratique, ces connaissances seront exclues des programmes universitaires. À quoi servent le latin et le grec, la littérature, la poésie et la philosophie ? Pourquoi avons-nous besoin des mathématiques ? Les mathématiques dans leur application pratique créent l'intelligence artificielle. Mais il y a des mathématiciens qui pensent comme des poètes, et ils ne cherchent pas l'"utilité". Un théorème a une beauté qui n'a pas d'application pratique immédiate. Einstein savait très bien que la science vit de la créativité, et il est très important de la nourrir de curiosité, d'imagination, de fantaisie. Vous pouvez apprendre en lisant des romans, des poèmes, en contemplant des tableaux, en étant en contact avec l'art, en écoutant de la musique. C'est pourquoi nous sommes confrontés à cette distinction aujourd'hui: d'une part, il existe des connaissances injustement inutiles parce qu'elles n'ont pas d'application pratique immédiate, et d'autre part, il existe des connaissances qui sont considérées comme importantes uniquement parce qu'elles ont une application pratique immédiate.
Ordine se souvient d'une conversation entre un scientifique et un politicien devant une commission du Sénat américain. Un physicien du Fermilab (l'un des plus grands laboratoires de physique des particules) défendait le financement du projet lorsqu'un sénateur démocrate lui a demandé : "À quoi sert cette expérience, est-elle utile pour défendre militairement les États-Unis, est-elle utile dans notre compétition avec les Russes ?". Le physicien a répondu: "Cette recherche est inutile pour défendre notre pays, mais elle est utile pour rendre notre pays digne d'être défendu". Ordine explique: "Si votre pays n'a pas de pensée, pas de recherche, c'est un pays sans valeur."
Il poursuit: "Toutes les grandes découvertes et inventions de l'histoire des sciences ont commencé par des expériences qui, au départ, n'avaient aucune application pratique. Aujourd'hui, le GPS est utilisé dans les téléphones portables, les avions, les bateaux... Sans la théorie de la relativité d'Einstein, le GPS aurait été impensable, mais lorsqu’Einstein a développé sa théorie, il n'avait aucune idée qu'elle pourrait être utilisée dans les téléphones portables ou même le GPS. Pour lui, la tâche consistait à apprendre sur le monde, sur la nature.
Question : En tant que professeur d'université constamment entouré de jeunes, que pensez-vous des réseaux sociaux ?
Réponse: ils sont une pure illusion. Facebook, WhatsApp, Twitter créent l'illusion que nous pouvons développer des relations humaines par leur intermédiaire, mais en fait ils créent une nouvelle forme de solitude: croyant communiquer avec d'autres personnes, nous sommes enfermés dans notre propre maison 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Et c'est ce à quoi la pandémie nous a habitués. Une chose est indispensable: je ne peux pas sortir de chez moi car une loi me l'interdit, mais je peux parler à ma mère, qui se trouve à 100 km de moi, par liaison vidéo. C'est l'exception. Mais dans des circonstances normales, ce n'est pas une véritable communication. La vraie communication est une relation humaine physique. Le toucher est très important dans les relations humaines, et de tels moyens les rendent impossibles: je peux vous voir et vous parler, mais je ne peux pas vous toucher. Le toucher est très important. Les philosophes en ont beaucoup parlé. Le toucher est une véritable relation humaine: deux corps se touchent, sentent la peau de l'autre; c'est comme une énergie qui va de l'un à l'autre. C'est pourquoi je suis très inquiet. Cette solitude est dangereuse: elle préfigure les changements anthropologiques à venir. La pandémie nous a fait prendre conscience que l'on peut continuer à rester cloîtré chez soi car il y a Amazon qui vous envoie un livre, un restaurant qui vous livre une paella, il y a le télétravail et l'apprentissage numérique. Mais la vie entre chez vous sous la forme de la consommation, sans véritables relations sociales.
Q : Le fait de passer du temps en ligne vous détourne-t-il de la lecture de livres?
Réponse : C'est un gros problème. Les nouveaux outils numériques sont affûtés pour la vitesse. Je regarde un objet, mais j'ai un faible seuil d'attention. Deux minutes tout au plus. Je passe immédiatement à autre chose, comme lorsque je feuillette les chaînes de télévision. C'est pourquoi les écoliers d'aujourd'hui ont un seuil d'attention très bas. Lire un texte sur papier et le lire sur un écran sont deux choses différentes. Le niveau de concentration sur l'écran est plus faible que sur le texte papier. Il y a beaucoup de distractions sur l'écran, des messages contextuels, des appels pour aller à d'autres parties du texte. C'est ce que les neuroscientifiques étudient aujourd'hui. Lorsque j'ai commencé à enseigner il y a 30 ans, les élèves pouvaient écouter tranquillement le professeur pendant une heure. Maintenant, c'est 15-20 minutes au maximum. Mais ce n'est pas la faute des étudiants. D'après mon expérience, si les enseignants travaillent dur, les élèves suivront. Les étudiants ont toujours des valeurs en demande.
Q : Quels conseils donneriez-vous aux élèves du secondaire qui doivent décider d'une orientation professionnelle ?
R : Et le conseil est de choisir non pas ce qui vous permettra de gagner plus d'argent, mais ce qui vous intéresse et vous passionne. Par exemple, de nombreux étudiants choisissent aujourd'hui des carrières médicales parce que l'avenir financier d'un médecin est assuré, tout comme celui d'un ingénieur informatique.
Je me souviens qu'à la fin d'une de mes conférences, une dame s'est précipitée vers moi et m'a dit: "Professeur, je pleure parce que je me suis rendu compte que j'ai fait une énorme erreur dans ma vie: je suis médecin et je gagne beaucoup d'argent, mais je suis malheureuse parce que chaque jour je me lève pour faire quelque chose qui ne m'intéresse pas, qui ne me passionne pas du tout’’.
C'est mieux de faire ce que tu aimes. Par exemple, pour moi, le travail n'est pas du tout du travail, je ne peux pas vivre sans mes livres (il désigne l'étagère). Si je pars en vacances, je mets toujours des livres dans ma valise, car je ne peux pas imaginer des vacances sans lire un roman, un poème... En vacances, je me permets de lire uniquement pour mon propre plaisir.
Q : Passons à des thèmes plus importants. Sur la page consacrée aux Lettres de Nicolas Machiavel, le secrétaire florentin affirme que chaque journée est toujours complétée par la lecture des classiques qui "nourrissent l'esprit": "Pendant quatre heures, j'oublie l'ennui, je ne pense pas à mes chagrins, je ne me décourage pas de la pauvreté et ne crains pas la mort: je suis entièrement transporté vers eux’’.
Réponse : C'est l'idée du "pain de la pensée", qui est une métaphore utilisée par Garcia Lorca, Pétrarque, Victor Hugo, ainsi que Machiavel: il faut non seulement du pain pour le corps, mais aussi du pain pour l'esprit. C'est une erreur de croire que seul le corps a besoin de pain. En cas de pandémie, il faut garder ouverts non seulement les supermarchés, mais aussi les écoles, les universités et les librairies, car c'est le "pain de la pensée". Sans ce pain, la société échouera.
Dans notre monde matérialiste, nous vivons dans une désertification de l'esprit.
Il est inimaginable que le président des États-Unis soit un ignorant sans éducation. C'est une conséquence du fait que la classe politique a abaissé son seuil d'attention et de connaissance. Si nous perdons le savoir, injustement jugé inutile, nous perdons l'occasion de cultiver le "pain de la pensée".
Q : C'est maintenant le tour de la politique. Sur une autre page de ses Discours, Montesquieu déclare: "Si je savais quelque chose d'utile à ma patrie, mais de dangereux pour l'Europe et pour l'humanité, je le regarderais comme un crime’’.
Réponse : Cette page vous permet de comprendre le problème de la Catalogne. J'ai beaucoup d'amis catalans, certains d'entre eux sont indépendantistes, d'autres non. L'idée de Montesquieu n'est pas de créer de petits États, mais de les éliminer et de créer une Europe plus grande, plus vaste. L'objectif principal est de supprimer les barrières entre l'Espagne, la France, l'Allemagne et l'Italie. Mes amis catalans pensent que c'est une bonne idée. La protection de leur langue et de leur culture est nécessaire, mais toujours dans une perspective européenne, et à l'avenir, dans le but de devenir des citoyens du monde.
Q : "L'Europe, oubliant ses racines culturelles, tue progressivement l'étude des langues anciennes, de la philosophie, de la littérature, de la musique et de l'art en général", dites-vous dans l'introduction de Classics for Life. Êtes-vous pessimiste quant à l'avenir du Vieux Continent ?
Réponse : Le problème de l'Europe est que nous n'avons pas d'Europe culturelle. Nous avons une Europe des banques et de la finance, mais pas de la culture.
Le paradoxe est que l'ère de la culture existait à l'époque de Giordano Bruno, qui a vécu à la cour d'Henri III en France, puis à la cour de Rodolphe II à Prague, et plus tard à la cour d'Angleterre avec la reine Élisabeth I. Des scientifiques comme Galilée ont interagi avec d'autres scientifiques cosmologistes dans d'autres parties de l'Europe. Il y avait une sorte de République de la littérature, de la science, de la culture. Il n'y a rien de tel aujourd'hui. Il existe un égoïsme économique très fort dans chaque pays. Une pandémie pourrait être une bonne occasion de changer cela et de devenir plus solidaire avec les États qui ont le plus souffert. Comme l'Italie et l'Espagne. Cette idée de solidarité nous permettrait de faire de l'Europe une véritable union de citoyens réfléchissant à un avenir commun.
Nuccio Ordine tire une conclusion décevante : "L'égoïsme est le résultat des politiques néolibérales qui ont tout détruit dans le monde. La pandémie nous a fait prendre conscience de la valeur de deux piliers de la dignité humaine: le droit à la santé et le droit à la connaissance. Pourtant, au cours des trente dernières années, les budgets consacrés à la santé et à l'éducation ont été considérablement réduits parce qu'ils étaient considérés comme inutiles. Aujourd'hui, nous payons pour cette erreur. J'espère que nous n'oublierons pas ce que nous avons appris pendant la pandémie".
Le professeur Ordine résume ses réflexions par une citation tirée du Livre du rire et de l'oubli de Milan Kundera: "La lutte de l'homme contre le pouvoir est une lutte de la mémoire contre l'oubli." "Si nous oublions, les choses seront encore pires qu'avant", conclut le professeur, avant de revenir aux histoires de Boccace.
Interviewé par Miguel Manso de Lucas,
Traduction de l'espagnol par Natella Speranskaya.
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lundi, 04 juillet 2016
Ce qu'on doit au grec et au latin
Ce qu'on doit au grec et au latin
« La Grèce et Rome sont la mémoire commune de nos cultures contemporaines, mémoire qui dépasse les frontières, transcende les langues, les religions et les nationalités, mais mémoire aujourd'hui menacée par la violence intégriste comme par l'utilitarisme libéral », expliquaient la philosophe Barbara Cassin et la philologue Florence Dupont dans une pétition « pour une refondation de l'enseignement des humanités » destinée à défendre les langues antiques face à la réforme du collège proposée par Najat Vallaud-Belkacem. « Si je lis la littérature grecque ou latine, c'est parce que Homère et Horace, Lucrèce et Aristote, Sénèque et Marc Aurèle me donnent des clés pour comprendre ma vie d'aujourd'hui », renchérit le critique William Marx dans une tribune intitulée « Le grec et le latin pour préserver l'esprit du 11 janvier ». De manière inattendue et intempestive, l'antiquité gréco-latine et son héritage reviennent hanter nos débats contemporains les plus brûlants. Sur le terrain des idées, les éditeurs n'hésitent pas à rééditer des textes rares et anciens pour les faire résonner avec nos problématiques : pour parler de nos relations avec Angela Merkel, pourquoi ne pas recourir à la Germanie de Tacite (De situ ac populis Germaniae, 98 après Jésus-Christ) puisque «[vis-à-vis de l'Allemagne] la leçon de Tacite reste d'actualité», comme le justifie la quatrième de couverture ? Pour s'opposer au fanatisme, la collection «Mille et Une Nuits» propose ainsi, pour moins de 3 €, un court traité de Plutarque tout aussi ravageur que ceux de Voltaire : De la superstition.
Face au libéralisme ploutocratique, autant revenir aux origines étymologiques du mot, en lisant l'une des deux éditions de la comédie d'Aristophane Ploutos disponibles à petit prix (celle de Fayard étant très directement sous-titrée : Dieu du fric). Les futurs candidats aux primaires pourront même s'appuyer sur les conseils de Cicéron à son frère pour être élu consul - opportunément réédités sous le titre de Petit manuel de campagne électorale... Face au déclin ou à la suspicion que connaissent nos cadres idéologiques modernes, force est de constater notre besoin de retourner à l'humanisme antique et à ses classiques indémodables : Quid novi sub sole ?
De fabuleux détours
Mémoire vivante de mythes et de fictions, les romans de l'univers gréco-latin méritent d'être écoutés, sans s'arrêter à un corpus prétendument scolaire. Aussi admirables que soient ces œuvres, qui mériteraient qu'on puisse retourner vers elles d'un œil neuf, ce serait se tromper que de limiter la littérature antique aux épopées d'Homère et de Virgile, à la tragédie grecque ou aux mythologies d'Hésiode. Loin d'offrir un intérêt simplement archéologique, les romans antiques (noirs, d'aventures, historiques ou de mœurs, pour employer des catégories modernes) offrent ainsi une invitation à de fabuleux détours, en possédant la vertu d'instiller du très nouveau au cœur du supposé connu, dans une forme d'exotisme intérieur à notre culture. Certes, au sens strict, le roman, qui est un terme construit au Moyen Age, n'existait pas dans l'Antiquité - pas plus que la lecture privée et à voix basse moderne : seuls quelques récits grecs de l'époque hellénistique (Daphnis et Chloé, de Longus ; Leucippé et Clitophon, d'Achille Tatius ; les Ethiopiques, d'Héliodore ; le Roman de Chairéas et de Callirhoé, de Chariton) et quelques textes latins (le Satiricon, de Pétrone, les Métamorphoses, d'Apulée) peuvent être appelés rétrospectivement romans - mais quels romans ! Contrairement à Zola qui réduisait tous les romans antiques à « la même histoire banale et invraisemblable », le lecteur moderne, peut-être moins obsédé par le réalisme du récit et la rationalité de l'intrigue, y trouvera des récits à suspense formidablement divertissants : par exemple ce texte aujourd'hui parfaitement oublié, le Roman de Chairéas et de Callirhoé, qui accumule les voyages en mer, les revers du destin, les histoires d'enlèvements, de reconnaissance, de fausses morts, en un véritable cliffhanger à faire pâlir ses successeurs. Voulez-vous l'enchantement d'amours hors le monde ? A défaut d'une psychologie moderne, Daphnis et Chloé, pastorale sensuelle et romantique par anticipation, ringardise dans son idéalisme bien des « romances » contemporaines. Capable de se moquer de ses propres lieux communs, comme dans le délicieux Leucippé et Clitophon, d'Achille Tatius, antiroman avant la lettre, le roman grec a pour thème principal les mésaventures d'un couple uni dans un univers hostile : face à l'adversité d'un monde cruel, désordonné et absurde, l'amour et le stoïcisme du couple sont les seules valeurs qui vaillent. Les héros redécouvrent dans un monde inhospitalier et instable « la surprise de vivre au présent », comme l'explique l'historien du roman Thomas Pavel : voilà des schémas et des thèmes que ne feront au fond que reprendre, en plus ou moins bien, nos best-sellers de l'été, pour nous accompagner dans nos problèmes existentiels - amor omnibus idem. Les Latins ont quant à eux marqué notre mémoire littéraire (et des cinéastes comme Pasolini ou Fellini) par la puissance scandaleuse de leurs romans de mœurs, mais on ne saurait pour autant les réduire aux banquets du Satiricon : érotisme souriant, magie et conte initiatique, roman picaresque se mêlent à la tradition grecque du roman d'aventures dans des récits parfaitement désaxés, sans qu'on sache si les Métamorphoses d'Apulée (appelées parfois aussi l'Ane d'or pour des raisons que des millénaires d'érudition n'ont pas vraiment réussi à élucider) détournent la métaphysique platonicienne au profit du burlesque ou, au contraire, font de l'humour une voie suprême d'accès aux mystères célestes.
On n'hésitera pas non plus à découvrir des textes qui ne sont pas des fictions au sens strict, mais qui peuvent aujourd'hui être lus en tant que telles : les formidables vies et chroniques romancées des historiens antiques. Si la bataille des Thermopyles est redevenue un mythe avec 300, le film de Zack Snyder, et sa suite, 300, naissance d'un empire, de Noam Murro, il faut lire ce que Les Belles Lettres appellent la Véritable Histoire de Thémistocle, à savoir le récit, tout haletant, et, en un sens, tout aussi romanesque, qu'ont produit Plutarque, Diodore et Hérodote sur la bataille de Salamine. La Vie d'Apollonios de Tyane, de Philostrate, est moins riche en documents qu'en épisodes fantastiques sur les cultes solaires orientaux : contrairement aux Vies parallèles édifiantes de Plutarque, c'est une vie imaginaire assez rocambolesque d'un illuminé comme celles que pourraient raconter les romanciers d'aujourd'hui. Sulfureuses et cruelles jusqu'à l'horreur sont les vies racontées par Suétone, dont les empereurs dépravés font passer DSK pour un petit-maître (lisez sa Vie de Néron), et, a fortiori, celles, plus mélancoliques, de Tacite (lisez sa Vie d'Agricola) : leur vision ironique du monde politique et leur nostalgie d'un âge d'or du pouvoir trouvent, mutatis mutandis, bien des échos dans notre imaginaire français ; elle nous permet, quoi qu'il en soit, de relativiser la gravité des turpitudes contemporaines. Quant à l'Histoire véritable, de Lucien de Samosate, que l'on peut trouver dans une collection des Belles Lettres en poche sous le titre de Voyages extraordinaires, c'est, derrière l'apparence d'un récit sérieusement géographique, une facétie qui nous emmène au-delà du monde connu pour moquer Homère et Platon. Plutôt que de rappeler doctement son importance dans l'histoire de la littérature (c'est le premier récit de science-fiction et le premier exemple de voyage sur la Lune), enivrons-nous plutôt de sa verve comique désopilante dirigée à l'encontre de toute forme d'héroïsme - c'est dire à quel point, avant même que le mot « littérature » existe, les écrivains antiques étaient capables à la fois de satisfaire et de moquer nos besoins de légendes.
Romans accessibles
Fin août, paraîtra un volume de 1 200 pages compact et très accessible et préfacé par Barbara Cassin, Romans grecs et latins (Les Belles lettres). D'ici là, à l'exception des Ethiopiques, le roman-fleuve d'Héliodore, qui n'est hélas facilement lisible que dans le très beau volume de la Pléiade consacré par Pierre Grimal aux Romans grecs et latins, on retrouvera tous ces récits en poche et parfois gratuitement en ligne sur Gallica dans des éditions anciennes - lorsque ce n'est pas dans des éditions numériques gratuites et facilement téléchargeables pour nos liseuses, en goûtant alors le plaisir de revenir, sur ces machines électroniques, à cette forme de lecture tabulaire qui était celle de tous les écrits dans l'Antiquité... On pourra préconiser ainsi pour les plages d'avant la réforme du collège un programme de lecture vraiment original : son principe serait de redécouvrir dans notre Antiquité notre propre étrangeté - pour emprunter une formule au héros du Patient anglais, de Michael Ondaatje : « Assez de livres. Donnez-moi Hérodote, c'est tout. » De nobis fabula narratur.
Romans grecs et latins, édition dirigée par Romain Brethes et Jean-Philippe Guez, Les Belles Lettres, 1 200 p., 35 €.
En juin 1993, la collection « Mille et Une Nuits » (Fayard) lança un nouveau concept éditorial, «le classique à 10 francs», avec une réussite immédiate : la Lettre sur le bonheur, d'Epicure, se vend à plus de 100 000 exemplaires. Il sera suivi par pléthore de manuels de vie antique, bien dignes de se trouver au rayon développement personnel des librairies : on compte rien moins que six éditions à moins de 10 € de De la brièveté de la vie, de Sénèque, (certaines étant habilement suivies du commentaire célèbre de Denis Diderot). En faisant un saut par-dessus la morale chrétienne, les traités de sagesse antique, ceux-là mêmes qui nourrirent la Renaissance, viennent réintroduire les valeurs épicuriennes ou stoïques dans nos existences pressées. Plutarque est particulièrement mis à l'ouvrage, et ses traités moraux, qui faisaient le délice de Montaigne, sont transformés pro bono en opuscules utiles vendus peu cher, car ne coûtant rien en droits d'auteur aux éditeurs : on trouvera chez Arléa De l'excellence des femmes (qui est tout sauf un traité féministe avant l'heure), Erotikos («l'érotique», proposé comme une réflexion sur les vertus et les inconvénients de l'homosexualité), la Conscience tranquille (qui souligne, nous dit-on, « le bonheur de vivre loin des passions » et « la vanité insupportable des bavardages ») ou encore quatre traités sur l'Ami véritable ou les pensées de l'historien hellénistique sur l'Intelligence des animaux, leurs droits et comportements. Cicéron servira évidemment à réfléchir sur la morale (le Traité des devoirs, c'est-à-dire le De officiis), sur la Vieillesse (c'est sous ce titre que plusieurs éditeurs reprennent en poche son Caton l'ancien), un autre éditeur proposant de fabriquer une trilogie Devant la mort, Devant la souffrance, le Bonheur en découpant en extraits les Tusculanes, recueil d'entretiens philosophiques du Ier siècle avant Jésus-Christ) actualisé et transformé en bréviaire. Pour quelques euros, Pline le Jeune servira, quant à lui, quelques millénaires avant Facebook et ses détracteurs, à réfléchir à la nécessité d'un Temps à soi : là encore, par un bien habile retitrage, les lettres de l'historien latin font résonner à notre profit « la douceur et noblesse de ce temps à soi, plus beau, peut-être, que toute activité ». De la philosophie émiettée en leçons de vie pour éditeur en quête de bon coup commercial et pour lecteur en peine de normes - lorsque ce n'est pas en viatiques en tout genre, comme en témoigne la traduction dans la collection « Retour aux grands textes » du savoureux, mais bien vain, Eloge de la calvitie du rhéteur alexandrin Synésios de Cyrène (IVe siècle) : voilà à quoi nous servent aussi les antiques...
00:05 Publié dans Ecole/Education, Littérature, Livre, Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : livre, auteurs grecs et latins, littérature, lettres, littérature latine, lettres latines, littérature grecque antique, lettres grecques antiques, philologie classique, humanités greco-latines, humanités | | del.icio.us | | Digg | Facebook
samedi, 16 mai 2015
Maintenir et transmettre l’esprit de la culture antique
Danièle Sallenave, académicienne*
Ex: http://metamag.fr
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mercredi, 06 mai 2015
Pourquoi il faut se remettre à Sénèque (et aussi au latin !)
Il est inepte et socialiste de se remettre au latin sans savoir pourquoi. Le latin, langue de Pétrone, de Virgile et d’une poignée de grands génies politiquement incorrects…
Précepteur de Néron, Sénèque fut bien placé pour savoir que les bons conseils n’ont pas de bons suiveurs. Pourtant, à vingt siècles de là, et dans les temps postmodernes désastreux et désabusés où nous vivons, nous ne pouvons que nous émerveiller de la justesse de ses analyses, comme si Sénèque faisait partie de ces penseurs qui cogitent dans ce que Debord appelait le présent éternel.
Et je lui laisse écrire à Lucilius :
Sur le quidam obsédé par l’argent et par la consommation : « Les riches sont plus malheureux que les mendiants ; car les mendiants ont peu de besoins, tandis que les riches en ont beaucoup. »
Sur l’obsession des comiques et de la dérision, si sensible depuis les années Coluche : « Certains maîtres achètent de jeunes esclaves effrontés et aiguisent leur impudence, afin de leur faire proférer bien à propos des paroles injurieuses que nous n’appelons pas insultes, mais bons mots. »
Sur la dépression, ou ce mal de vivre mis à la mode par les romantiques, Sénèque écrit ces lignes : « De là cet ennui, ce mécontentement de soi, ce va-et-vient d’une âme qui ne se fixe nulle part, cette résignation triste et maussade à l’inaction…, cette oisiveté mécontente. »
Sur le tourisme de masse et les croisières, Sénèque remarque : « On entreprend des voyages sans but ; on parcourt les rivages ; un jour sur mer, le lendemain, partout on manifeste la même instabilité, le même dégoût du présent. »
Extraordinaire, aussi, cette allusion au délire immobilier qui a détruit la terre : « Nous entreprendrons alors de construire des maisons, d’en démolir d’autres, de reculer les rives de la mer, d’amener l’eau malgré les difficultés du terrain… »
Une société comme la nôtre ne manque pas d’esquinter les gens, de les réduire à un état légumineux. Sénèque le sait, à son époque de pain et de jeux, de cirque et de sang : « Curius Dentatus disait qu’il aimerait mieux être mort que vivre mort » (Curius Dentatus aiebat malle esse se mortuum quam uiuere).
L’obsession du « people », amplifiée par Internet et ses milliers de portails imbéciles (parfois un million de commentaires par clip de Lady Gaga), est aussi décrite par le penseur stoïcien : « De la curiosité provient un vice affreux : celui d’écouter tout ce qui se raconte, de s’enquérir indiscrètement des petites nouvelles, tant intimes que publiques, et d’être toujours plein d’histoires (auscultatio et publicorum secretorumque inquisitio).
Je terminerai par l’obsession humanitaire de nos temps étiolés, dont Chesterton disait qu’ils étaient marqués par les idées chrétiennes devenues folles, voire idiotes : « C’est une torture sans fin que de se laisser tourmenter des maux d’autrui » (nam alienis malis torqueri aeterna miseria est).
Fort heureusement, on peut se remettre aux classiques grecs et romains grâce à remacle.org.
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mercredi, 29 avril 2015
Pro lingua latina
Courage, Madame le Ministre ! Encore un effort, encore une réforme pédagogique, encore un coup de hache et ça y est. Soyons de notre temps, soyons de notre monde, l’avenir et la raison sont si évidemment de votre côté. Il y a des luxes que nous ne pouvons plus nous permettre. Ce ne sont pas seulement les charges des entreprises, c’est notre encombrant bagage culturel, ou ce qui en reste, qu’il faut alléger d’urgence. Parce qu’enfin, à quoi bon tout ce fatras ? Quel besoin pour être trader, quelle nécessité pour être chômeur, ou député, ou présentateur de télé, ou commissaire de police, ou technicien de surface, ou caissière de Monoprix, ou président de la République, ou informaticien, ou aide-soignant, ou préretraité, ou emploi-jeune, ou jardinier-paysagiste, de se frotter si peu que ce soit à Cicéron, à César, à Salluste, à Virgile, à Catulle, à Tacite, à Eschyle, à Sophocle, à Euripide, à Platon, à Aristote, à Homère ? A quoi ça sert, je vous le demande !
Et comment ne pas comprendre, et comment ne pas prévoir, et comment ne pas constater que ce qui est vrai du latin et du grec l’est tout autant de l’histoire, de la géographie, de la littérature, du dessin, de la musique, de la philosophie, des langues étrangères, à l’exception naturellement de l’anglais commercial, de tout ce qui élargit notre horizon, de tout ce qui embellit notre vie, de tout ce qui nous distingue des animaux, de tout ce qui nous élève, de tout ce qu’on a ou qu’on avait la chance, quelques chances d’aborder, d’apprendre, d’aimer à l’école, au collège, au lycée, en faculté, de tout ce qui, transmis par nos aînés à leurs cadets, était transmis par ceux-ci à leurs enfants, de tout ce qui était gratuité et qu’il y a si peu de chances, si l’on n’y est pas initié avant l’âge adulte, que l’on croise de nouveau une fois entrés dans « la vie » ?
Un ordinateur et un téléphone portables, une calculette, un vocabulaire français de cinq cents mots, quelques notions de verlan et de globish, le mépris de la culture, le culte de la réussite, la religion de l’argent, c’est plus qu’il n’en faut pour faire son chemin dans l’existence et pour que nous ressemblions entièrement et définitivement à des porcs.
Les insensés ! Ils n’ont pas compris ou ils ont oublié la formule sublime du Cyrano de Rostand : « Non, non, c’est bien plus beau lorsque c’est inutile ! »
00:05 Publié dans Actualité, Ecole/Education | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : langue latine, latin, philologie classique, humanités, école, éducation | | del.icio.us | | Digg | Facebook
vendredi, 03 septembre 2010
Latin et grec, notre bien
Latin et grec, notre bien
par Claude BOURRINET
Personne ne parviendra à nous convaincre que nous ne vivons pas une époque formidable, une de ces fractures historiques qui rendent la vie intéressante, du moins du point de vue du spectateur. La disparition programmée de l’apprentissage du latin et du grec, par exemple, apparaît bien comme un symptôme d’un changement de civilisation dont nous sommes témoins, lequel n’arrive que rarement, tous les cinq cents ans peut-être, ou même tous les deux mille ans. En effet, on nous apprend que le C.A.P.E.S. [ou Certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré qui est un diplôme professionnel du ministère français de l'« Éducation nationale » - N.D.L.R.] de Lettres classiques est vidé de sa substance, et qu’en lieu et place de la maîtrise de ces langues anciennes, qui constituent l’une des expressions de notre longue mémoire, constitutive de notre être, de notre destin, l’accent va être mis, comme d’ailleurs dans les autres épreuves disciplinaires, sur les gadgets pédagogiques et l’éthique de la servilité. Tout un programme.
Au moins les Barbares du Ve siècle, tout en combattant Rome, l’adulaient-ils, et ne rêvaient que de se mouler dans l’Empire pour mieux le renforcer. Ce que l’on appelle le Moyen Âge, au demeurant, avec ses moines appliqués, ses évêques princiers et tout son appareil ecclésial, n’a fait que nous transmettre ce que, jusqu’à maintenant, on considérait comme un trésor, la culture humanistique antique.
L’Europe a vécu sur ce legs, qui l’a constituée. Homère, Thucydide, Platon, Aristote, Virgile, Horace, etc. en sont les fondateurs, et fréquenter ces auteurs, c’est retrouver une grande partie de nos racines.
Dénoncer l’utilitarisme étroit de nos libéraux dont le cerveau a été remplacé par un tiroir-caisse n’est certes pas inutile. C’est là souligner combien la nouvelle élite est inférieure aux Goths, qui avaient l’humilité de se vouloir les écoliers des vaincus. Les nouveaux barbares ne jurent que par la modernité la plus vulgaire, celle qui se fonde sur la pacotille de supermarché, pour l’accumulation de laquelle il suffit de quelques connaissances rudimentaires, et d’un esprit confinant au réflexe conditionné reptilien. Le monde de la consommation de masse n’exige pas plus pour être heureux. Et il suffit par-dessus d’un peu de prêchi-prêcha bien-pensant, et de conditionnement pervers, pour attacher la planète sur le lit de Procuste.
Il paraît cependant pour le moins fragile de vouloir opposer un utilitarisme à un autre. Les membres du jury de C.A.P.E.S. de Lettres classiques, qui ont publié une lettre de protestation contre le mauvais coup porté par les malfaiteurs qui nous gouvernent, arguent pour défendre l’apprentissage du latin et du grec, de l’avantage qu’on en tirerait pour la maîtrise de notre propre langue, et plus généralement de l’approfondissement de la sensibilité langagière qu’il apporterait. Soit, on veut bien en convenir, et même reconnaître que la familiarité avec ces langues anciennes puisse contribuer à un rééquilibrage, notamment au profit de classes « défavorisés » (selon le jargon convenu), ce que tend à prouver certaines expériences pédagogiques en banlieue. De la même façon, la référence, dans la proclamation, à la démocratie athénienne, relève pathétiquement d’une dernière tentative de persuasion, en invoquant les mânes républicains, qui font consensus.
C’est assez vain, en regard de la tendance lourde à éradiquer tout rapport à la culture dans l’Éducation nationale, et d’une certaine manière on se trompe de combat.
D’abord, il est indispensable de faire justice à une illusion. Un coup de sonde dans les quarante dernières années suffit pour cela. En quoi l’enseignement du latin et du grec a-t-il pu contribuer en quoi que ce soit à l’approfondissement de la culture, sinon à sa défense ? Les élèves qui sont passés par cette étape scolaire, certes en soi passionnante, ne se sont pas singularisés dans la critique d’une modernité qui se présente comme une guillotine de l’intelligence. Ils ont suivi le mouvement. Il est presque normal que ce pôle d’excellence ait été emporté, comme tout le reste, par la cataracte de néant qui ensevelit notre civilisation. Il aurait pu servir de môle de résistance, mais il aurait fallu que la classe moyenne fût d’une autre trempe. Car est-il est utile aussi d’évoquer les professeurs de latin et de grec qui, sauf exceptions (soyons juste) ne sont pas différents des autres enseignants ? Ils possèdent, comme chacun, leur petit pré carré, leurs us et coutumes, leurs intérêts, et, généralement, partagent les mêmes illusions politiquement correctes, ainsi qu’un penchant à profiter (comme tout le monde, soyons juste !) de la société de consommation. Faire des thèmes et des versions contribue à renforcer la maîtrise intellectuelle et langagière, certes, mais cela suffit-il à la pensée ? Ne se référer par exemple qu’à la démocratie athénienne, pour autant qu’elle soit comprise de façon adéquate, ce qui n’est pas certain dans le contexte mensonger de l’éducation qui est la nôtre, c’est faire fi de Sparte (victorieuse de la cité de Périclès), de l’opinion de quasi tous les penseurs antiques, qui ont méprisé la démocratie, de l’idéologie monarchique, apportée par Alexandre et les diadoques, consolidée par le stoïcisme et le néoplatonisme, et qui a perduré jusqu’aux temps modernes. Il faut être honnête intellectuellement, ou faire de l’idéologie. De même, la Grèce et la Rome qu’ont imaginées les professeurs du XIXe siècle sont complètement fallacieuses. Les Grecs et les Romains étaient, d’une certaine manière, plus proche du monde que Jack London dépeint dans L’Appel de la forêt, et le fascisme mussolinien avait plus de légitimité à y chercher des raisons d’exister qu’une démocratie moderne que les Anciens n’ont même pas imaginée (ils en auraient été horrifiés, plutôt !).
D’une certaine manière, on comprend pourquoi, instinctivement ou consciemment, les béotiens qui nous gouvernent cherchent à faire disparaître les références à l’Antiquité, qui a le fâcheux défaut de faire connaître un mode de penser, de sentir, d’exister autre. Notre époque, qui est toujours à la recherche de l’Autre, devrait bien s’en aviser.
Faut-il absolument connaître, par ailleurs, le latin et le grec, pour avoir accès à des penseurs qui nous sont aussi vitaux que l’oxygène que nous respirons ? C’est bien sûr préférable, mais pas indispensable. Et, en guise de provocation, pourquoi ne pas se féliciter de la disparition de l’enseignement de ces langues dans notre éducation de moins en moins « nationale » ? Si le mouvement que l’on nommera (pour faire vite) « identitaire » (au sens large) était conséquent, il sauterait sur l’occasion pour susciter des écoles spécifiques, et nous ramasserions avec délectation, jubilation, ce que nos ennemis, nos ennemis mortels, ont laissé tomber avec mépris, et qui peut être, entre nos mains, une arme culturelle redoutable. Récupérons notre bien !
Claude Bourrinet
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