Les derniers feux de la noblesse française
UN PRINCE DE ROMAN
19 mai 1643. La France et l’Empire espagnol des Habsbourg guerroient déjà depuis 25 ans. L’armée espagnole des Flandres, commandée par Francisco de Melo, assiège la place forte de Rocroi. Deux éclairs de génie vont révéler à l’opinion européenne l’existence d’un jeune héros de 22 ans, aguerri dès son plus jeune âge sur les champs de bataille, ce duc d’Enghien au bec d’aigle, au regard perçant, au corps aiguisé comme celui du loup, qui deviendra le Grand Condé : il tait la mort de Louis XIII, pour ne pas démobiliser le camp français, et, par une manœuvre hardie, pendant que Gassion et ses chevau-légers poursuivent l’aile gauche des espagnols commandée par Albuquerque, jetant dans un premier mouvement sa cavalerie contre les arrières du centre ennemi, il s’aperçoit que l’aile gauche française est en pleine déroute. Il contourne alors l’arrière des Espagnols et fond sur leur aile droite et leurs réserves. On connaît la suite, les trois dernières charges contre le Tercio, ces 4500 vieux soldats, ces Castillans naturels, hérissés de piques, invincibles depuis toujours, placés en carré et pourvus de 18 canon crachant le feu, commandés par le valeureux comte de Fontaines porté en litière. Le futur vainqueur (avec Turenne) de Fribourg, de Nördlingen, puis de Dunkerque et de Sedan, incarne la fougue, l’intrépidité, la valeur d’une noblesse française qui se trouve à un tournant tragique de sa destinée. Condé, quelque peu libertin, sera un des acteurs de la Fronde, révolte des Grands contre Mazarin et l’absolutisme, et en partagera les ambiguïtés, passant un moment dans le camp espagnol contre son Roi, et surpassant de sa superbe l’avilissement d’une aristocratie de plus en plus domestiquée et adonnée au pessimisme janséniste.
Condé, Prince de roman, assurément, où il prend les traits de Mithridate ou d’Alexandre. La noblesse vit autant dans l’imaginaire que dans le réel. Pour elle, qui évolue dans un cadre féerique, dans des palais, des châteaux, qui s’abreuve de spectacles, de poésie, de théâtre, l’existence est une fable, une histoire farcie d’exploits épiques et d’intrigues amoureuses, comme on en trouve dans les romans de Bellegarde, de Saint-Aignan.
DUEL AU SOLEIL COUCHANT
12 mai 1627. Trois heures de l’après-midi, place Royale. François, comte de Montmorency-Bouteville, cousin d’Henri II de Montmorency, se bat en duel contre le marquis de Beuvron, sous les fenêtres mêmes du Cardinal de Richelieu. Bien que malade, Bussy d’Amboise, qui seconde le marquis, a déclaré : « Quand j’aurais la mort entre les mains, je veux être de ce combat ». Il mourra. Montmorency-Bouteville a déjà commis 21 duels, bravant les ordonnances royales punissant les duellistes survivants de la peine capitale. Lui et son second des Chapelles seront décapités le 22 juin.
19 mai 1643. La France et l’Empire espagnol des Habsbourg guerroient déjà depuis 25 ans. L’armée espagnole des Flandres, commandée par Francisco de Melo, assiège la place forte de Rocroi. Deux éclairs de génie vont révéler à l’opinion européenne l’existence d’un jeune héros de 22 ans, aguerri dès son plus jeune âge sur les champs de bataille, ce duc d’Enghien au bec d’aigle, au regard perçant, au corps aiguisé comme celui du loup, qui deviendra le Grand Condé : il tait la mort de Louis XIII, pour ne pas démobiliser le camp français, et, par une manœuvre hardie, pendant que Gassion et ses chevau-légers poursuivent l’aile gauche des espagnols commandée par Albuquerque, jetant dans un premier mouvement sa cavalerie contre les arrières du centre ennemi, il s’aperçoit que l’aile gauche française est en pleine déroute. Il contourne alors l’arrière des Espagnols et fond sur leur aile droite et leurs réserves. On connaît la suite, les trois dernières charges contre le Tercio, ces 4500 vieux soldats, ces Castillans naturels, hérissés de piques, invincibles depuis toujours, placés en carré et pourvus de 18 canon crachant le feu, commandés par le valeureux comte de Fontaines porté en litière. Le futur vainqueur (avec Turenne) de Fribourg, de Nördlingen, puis de Dunkerque et de Sedan, incarne la fougue, l’intrépidité, la valeur d’une noblesse française qui se trouve à un tournant tragique de sa destinée. Condé, quelque peu libertin, sera un des acteurs de la Fronde, révolte des Grands contre Mazarin et l’absolutisme, et en partagera les ambiguïtés, passant un moment dans le camp espagnol contre son Roi, et surpassant de sa superbe l’avilissement d’une aristocratie de plus en plus domestiquée et adonnée au pessimisme janséniste.
Condé, Prince de roman, assurément, où il prend les traits de Mithridate ou d’Alexandre. La noblesse vit autant dans l’imaginaire que dans le réel. Pour elle, qui évolue dans un cadre féerique, dans des palais, des châteaux, qui s’abreuve de spectacles, de poésie, de théâtre, l’existence est une fable, une histoire farcie d’exploits épiques et d’intrigues amoureuses, comme on en trouve dans les romans de Bellegarde, de Saint-Aignan.
DUEL AU SOLEIL COUCHANT
12 mai 1627. Trois heures de l’après-midi, place Royale. François, comte de Montmorency-Bouteville, cousin d’Henri II de Montmorency, se bat en duel contre le marquis de Beuvron, sous les fenêtres mêmes du Cardinal de Richelieu. Bien que malade, Bussy d’Amboise, qui seconde le marquis, a déclaré : « Quand j’aurais la mort entre les mains, je veux être de ce combat ». Il mourra. Montmorency-Bouteville a déjà commis 21 duels, bravant les ordonnances royales punissant les duellistes survivants de la peine capitale. Lui et son second des Chapelles seront décapités le 22 juin.
Un an auparavant, le 31 juillet 1626, Louis XIII avait ordonné la destruction de châteaux forts et forteresses pour mater la grande noblesse.
Le sang répandu en son sein, le sang généreusement versé pour l’honneur, el punto de honor, comme disent les Castillans, est tout ce qui reste de la Geste des guerriers pour garder le rang, l’ultime potlatch, celui qui ne ment pas, le don de la vie, pour se dire encore maître de soi-même, de cette liberté suprême qui s’inflige à sa propre conscience les devoirs les plus hauts. Car c’est bien là le cœur du théâtre cornélien, l’enjeu véritable qui va enflammer, derrière les débats sur les unités, les esprits, et soulever l’enthousiasme de Paris pour Rodrigue, un noble espagnol, l’ennemi pourtant héréditaire. Car, quelles que soient les dissensions qui opposent les nations en formation autour de leurs monarques, la noblesse européenne possède plus de valeurs qui la rassemblent que de sources de divisions sérieuses. Cela n’empêche pas la bravoure extravagante sur le champ de bataille, vertu qui caractérise particulièrement la noblesse française, mais ses goûts, ses mœurs, ses idéaux en font encore une classe transnationale, dont la raison de vivre, l’éthique, le fondement repose sur sa capacité à sacrifier sa vie biologique pour justifier la maîtrise, laquelle offre bien plus de joie d’exister que tous les plaisirs de l’existence.
LE MONDE EST UN THEATRE
Matamore, dans L’Illusion comique, de Corneille (1635), est le théâtre fait chair, ou plutôt l’ombre la plus lumineuse du baroque triomphant. « La vida est une sueno », affirme Calderon. Un rêve de fureur et de gloire. Descartes doute du réel, parce que peut-être est-il la vapeur de la nuit. Plus tard, Pascal fixera le vide. Dans le « Grand théâtre du monde », l’essentiel est de tenir son rôle. Matamore, tout ridicule soit-il, n’a pas l’appétit petit. Tout, les royaumes, les mers du globe, les princesses, les empereurs, les étoiles, le Cosmos, est à sa portée. Pour être pris au sérieux, il lui faudrait tuer. Ce que fera le Cid un an plus tard.
RICHELIEU ET MACHIAVEL
De petite noblesse, l’ancien évêque de Luçon, le cardinal de Richelieu, est à sa manière baroque. Par son caractère, son génie, sa férocité, sa froide détermination, son énergie, ses cabales machiavéliques, ses risques calculés qui le mettent parfois près de la mort, il est de son temps, un âge de géants, de surhommes.
Dans le même temps, il participe à l’abaissement et à l’amoindrissement de l’homme. Après lui, les deux ne seront plus qu’ombres méprisables. Au nom de l’Etat, il a fait progresser l’esprit de soumission, la flagornerie, la corruption et la méfiance.
LA POESIE EST UN HONNEUR
L’existence est un style. L’aristocratie renaissante, à la suite de la Pléiade, désirait ressusciter Homère, Pindare, Eschyle, la grandeur des Anciens, le souffle épique et un sens profond de la vie. Henri IV, ayant remis de l’ordre, tente d’instaurer dans la pratique les intuitions absolutistes qu’avait développées Bodin dans La République. La contre-Réforme oriente les esprits dans les principes d’obéissance. Les poètes, dans les salons, notamment celui de la marquise de Rambouillet, se font arrangeurs de syllabes et joueurs mondains. La nouvelle noblesse de cour, pénétrée par la bourgeoisie riche, prend le contre-pied des aristocrates du XVIe siècle, qui étaient animés par un esprit affranchi. Malherbe est venu et a initié ce qui allait devenir le classicisme, cette autodiscipline de l’art, faite de rétention, d’ascèse, d’appauvrissement de la langue et de contraintes consacrées par la création de l’Académie française en 1635, entreprise de domestication des intelligences et des talents. Les règles, au théâtre, s’imposeront dans les années 30, ainsi que les « poètes grammairiens », les « docteurs en négative », comme le dénonce Mlle de Gournay (image).
La révolte poétique sera l’expression d’un refus de cette expression culturelle de la Raison d’Etat. Les champions en seront, dans le domaine théâtral, Hardy, le grand Corneille lui-même, avant qu’il ne se convertisse aux règles, et en poésie, Régnier, anti-conformiste, individualiste original, Théophile de Viau, libertin converti, qui, bien que « moderniste », avait toujours sous sa plume le mot de « franchise », mort à 36 ans après avoir été mis au cachot par les cagots, Boisrobert, sévère pour un siècle voué à l’argent, Saint-Amant, La Ménardière, qui célébra « le grand Ronsard », le concettiste Tristan… Tous ces écrivains sont des êtres de plein air, des amants de la liberté, de la libre expression de soi, sans laquelle il n’est pas de noblesse. Même Sorel, le satirique qui ne l’aimait pas, louait « l’âme véritablement généreuse ». (1) Et il n’est pas d’auteur exprimant mieux cette aspiration qu’Honoré d’Urfé, qui a donné à la France l’exquis roman pastoral L’Astrée, qu’il situe dans le Forez, au milieu des bergers et des druides. Rien de plus étranger à l’ancien ligueur catholique que la médiocrité. Il prône une éthique platonicienne, fondée sur l’amour, le sublime, l’enthousiasme, la générosité, tous mouvements de l’âme et du cœur qui portent le fini vers Dieu. Honoré d’Urfé, c’est l’anti-Descartes, le négateur de l’esprit géométrique. Racan le suivra dans ses Bergeries, célébrant l’âge d’or. Mais l’Astrée est une utopie dans un siècle qui s’adonne à l’intérêt, à l’utilité, à l’ambition calculée, à la ruse, à la mathématique appliquée.
Honoré d'Urfé
VALEURS ARISTOCRATIQUES
Au XVIe siècle encore, il suffisait de deux ou trois générations de vie noble, c’est-à-dire oisive et belliqueuse, soucieuse d’honneur et de paraître, pour qu’une famille devînt noble. Les progrès de l’Etat depuis deux siècles, un Etat calculateur, s’appuyant sur la roture, créateur de la noblesse de robe, que consolident la vente et l’hérédité des office, l’invention des armes du lâche que sont les canons et arquebuses, les ravages économiques d’une société de plus en plus fondée sur la spéculation financière, l’emprise sur les esprits des théoriciens machiavéliens, portent un coup fatal à un ordre dont la légitimité reposait sur la Terre et le Sang, la loyauté et la franchise. Les folies de la noblesse baroque sont une tentative désespérée d’inverser la fatalité historique. Elle y mettra une rage et un orgueil de caste dont le culte du moi sera l’expression la plus intense. Rien de tiède n’apparaît alors. Que les vies de ses membres soient calcinées ou que son geste théâtral éclate, tout lui est grand. Louis XIV ne fera qu’en ramasser les braises pour se parer de soleil.
(1) Le terme « généreux », qui signifiait « énergique », « de bonne race », « de grand caractère », « prodigue de son sang », tend, au début des années 40, à offrir le sens moral actuel, qui met l’accent sur l’altruisme et la bonté.