Quelques notes sur la notion d'«aristocratie»
par Philippe JOUET
Un projet politique, projet culturel, reposant nécessairement sur un certain nombre de choix éthiques qui expriment, à l'aide de références choisies tenues pour cohérentes, les aspirations, les idéaux, la culture de leurs promoteurs.
De toutes ces références, de ces «mots-clés» qui s'affrontent, s'appuient et se repoussent au gré des «combats d'idées», il en est une, pas la plus employée ni la plus claire, qui mérite qu'on s'y arrête: celle d'«aristocratie» qui poursuit, çà et là, une carrière idéologique déjà ancienne. Le terme est suffisamment vague pour qu'on l'admette sans examen et, de plus, il est évocateur d'histoire(s). C'est cependant un terme suspect, au contenu ambigu et dont l'usage ne va pas de soi. Son insignifiance politique présente contraste plaisamment avec l'abus que l'on en peut faire dans certains milieux droitistes. C'est pourquoi tout débat sur la notion d'«aristocratie» doit commencer par une clarification sémantique. Ce faisant, on n'échappera pas, et l'on s'en excuse, aux déterminations intellectuelles de l'espace francophone. Mais si le mot est d'introduction récente en français (le terme aristocratie, latinisé dans les traductions d'Aristote, n'est usuel qu'à partir de 1750. L'aristocrate date du XVIe s. et ne se vulgarise, si l'on peut dire, qu'à la veille de la révolution (1778, Linguet) (1). La notion est ancienne.
Il faut donc s'attacher à donner des points de repère historiques relatifs à l'origine de cette notion, tant il est vrai que le «style aristocratique», quelles que soient les analogies que peuvent présenter sur ce point différentes civilisations, ne se laisse définir que dans un milieu culturel donné, en relation avec une situation historique précise. L'«aristocratie chinoise», ou pharaonique, ou inca, mais on risquerait alors de méconnaître l'univers mental particulier qui les explique.
Aussi ces quelques notes s'attachent-elles aux données de la tradition indo-européenne, reconnues comme fondement de la notion européenne d'«aristocratie». On a ainsi accès moins aux réalités des aristocraties historiques qu'à l'image que nous permettent d'atteindre les textes les plus anciens des cultures indo-européennes.
1.1. Le vocabulaire
Le sens du terme ayant varié au cours des temps, il convient de rechercher les valeurs premières. Si l'on se reporte au grec ancien, on se rend compte que les composés en aris- sont extrêmement nombreux, de même que les noms de personnes. C'est l'indice d'une notion traditionnelle conservée par le formulaire et comme telle révélatrice des idéaux du peuple qui l'utilise, donc une notion fondamentale.
áristos sert de superlatif à ágathós «bon», et s'applique à l'«excellent», au «meilleur», au «plus brave», au «plus noble». L'aristocrate est donc celui qui se distingue dans un emploi précis, jugé essentiel par la tradition nationale. A l'origine, l'emploi devait être guerrier, l'áristeus étant «celui qui tient le premier rang», le «chef le plus distingué, le plus brave». Chez Homère, le terme s'applique à la suite ou à l'entourage des rois (Iliade 15, 363; 23, 236, etc…), d'où l'épique ándres áristèes. L'áristeía est la supériorité, notamment la vaillance et, au pluriel, les hauts faits, les exploits qui procurent la gloire ári-prepéoos «impérissable». Aussi trouve-t-on l'adverbe ári-prepréoos «avec distinction, supérieurement». La notion de hiérarchie, ou mieux de hiérarchisation (active) des mérites n'est pas loin et se traduit dans le vocabulaire du gouvernement: áristarxéoo est «exercer la magistrature avec distinction», on classe les hommes áristíndèn «par rang de noblesse ou de mérite». L'idéal social d'áristeúoo «exceller» entretient les espérances lignagères, d'où le composé áristo-gónos «qui enfante les plus nobles fils». L'áristokratía est donc le «gouvernement des plus puissants ou des meilleurs». L'«aristocratie» est donc une notion issue de l'expérience sociale, vérifiée et somme toute relative. Elle n'est pas un concept métaphysique.
1.2. Dans la tradition indo-européenne
1.2.1. L'individu dans le groupe
On remarque l'association de l'«aristocratie», qui est un terme composé et donc secondaire par rapport à la notion d'aristeia, constatée, éprouvée dans les faits, avec les valeurs guerrières et la compétition sociale. Le rapport avec Indien arya- est probable mais le sens de ce dernier terme est discuté (2): l'arí- (avec sa personnification le dieu Aryaman) désigne la confédération des tribus qui constitue la «nation», tous ceux qui se revendiquent du même «naître»; mais en même temps qu'il désigne la communauté nationale par opposition aux non-aryens, arí- désigne l'étranger à la famille, au clan et à la tribu. Emile Benvéniste a pu écrire que le style indo-européen était «aristocratique» et Meillet n'a pas dit autre chose: l'analyse du vocabulaire hérité montre que l'indo-européen «est une langue de chefs et d'organisateurs imposée par le prestige d'une aristocratie» (3). L'étude du formulaire traditionnel confirme cette impression d'ensemble: «on y trouve l'image d'une fière aristocratie guerrière, qui aime la vie, les larges espaces, les biens de ce monde et par-dessus tout la gloire, et qui consacre à l'élevage, aux sports équestres et à la chasse les loisirs du temps de paix. Aristocratie pour qui le «caractère» (*ménos) est la qualité essentielle de l'homme, et la gloire (*kléwos «ce qu'on entend») le but suprême de l'existence» (4). Nul doute que l'organisation distendue de la «nation» entre clans rivaux et compétiteurs a favorisé la sélection de ces «aristocraties» guerrières. Tel est encore le mode d'organisation de plusieurs peuples indo-européens historiques, en particulier les Celtes de l'Antiquité et du Haut Moyen Age irlandais.
L'«aristocratie» se laisse ainsi définir comme la recherche et la maîtrise d'une perfection technique dans les activités caractéristiques de son mode de vie et génératrices de hauts faits. Les exploits du guerrier lui valent la gloire, la «bonne réputation» qui fait que l'on parlera de lui. C'est le seul moyen de conquérir l'immortalité, car la gloire est «impérissable» (formule reconstruite à partir de védique áksitan ´srávah et grec homérique kléos áphthiton (5)). Le meilleur échappera ainsi à l'anonymat de la «seconde mort» qui est le lot commun de ceux que guette l'oubli.
Comment cette idéologie d'apparence très «individuelle» s'inscrit-elle dans une doctrine sociale éminemment communautaire, entretenue par une tradition orale nécessairement supra-individuelle? C'est d'abord que la recherche de gloire profite au groupe tout entier, puisqu'elle lui assure la maîtrise du «large espace», de l'«espace pour vivre». Ainsi les cosmogonies vantent les exploits du héros qui a fixé le soleil et repoussé les Ténèbres (Indra), servant en cela l'Ordre divin et rendant possible la vie du peuple et de l'univers (libération des eaux/vaches/aurores). La victoire militaire permet aussi l'instauration du sacrifice, l'organisation mystique de l'espace, la maîtrise distinctive des champs de pouvoir (les différents ager de Rome). C'est aussi parce que la réussite individuelle renforce le sens de la lignée dont la famille, le premier des cercles de l'appartenance sociale, est l'expression synchronique: «Les devoirs envers la lignée sont ceux du système que les sociologues nomment trustee, «caractérisé par la croyance que la race, la lignée étaient la réalité métaphysique, et que l'individu n'était qu'un maillon transitoire d'une chaîne permanente de la famille idéalement éternelle, gardant le nom, la réputation, le statut et la propriété de la famille en dépôt (in trust) pendant son temps de vie. C'était la responabilité de l'individu de transmettre ce dépôt non diminué et si possible accru par sa propre conduite. L'individu acquérait l'immortalité quant la postérité et en particulier ses propres descendants se rappelaient son nom avec orgueil et honneur» (6)».
Cette conception est inséparable de la solidarité clanique (famille étant ici à entendre comme «grande famille», élargie à l'ensemble de la parenté, pratiquement l'unité réelle de la vie nationale). C'est d'ailleurs la reconnaissance de la solidarité-dépendance qui seule permet l'existence sociale. On peut résumer ainsi E. Benvéniste (7): «En latin et en grec, l'homme libre, *(e)leudheros, se définit positivement par son appartenance à une «croissance», à une «souche»; à preuve, en latin, la désignation des «enfants» (bien nés) par liberi: naître de bonne souche et être libre, c'est tout un. En germanique, la parenté encore sensible par exemple entre all. frei «libre» et Freund «ami», permet de reconstituer une notion primitive de la liberté comme appartenance au groupe fermé de ceux qui se nomment mutuellement «amis». A son appartenance au groupe –de croissance ou d'amis– l'individu doit non seulement d'être libre, mais aussi d'être soi: les dérivés du terme *swe, gr. idiotes «particulier», lat. suus «sien», mais aussi gr. étes, hetaîros «allié, compagnon», lat. sodalis «compagnon, collègue», font entrevoir dans le *swe primitif le nom d'une unité sociale dont chaque membre ne découvre son «soi» que dans «l'entre-soi».
On n'est libre que dans le mesure où on reconnaît sa dépendance de nature, on n'est une personne que dans la mesure où le groupe vous reconnaît. L'aristocratie, la première à suivre le modèle social des sodalités et des unions de lignages, avec le système complexe d'engagements réciproques qu'elles supposent, participe entièrement de cette idéologie de la cohésion sociale, de type pourrait-on dire génétique.
1.2.2. Hiérarchie des valeurs et mobilité sociale.
Les différentes sociétés issues des Indo-Européens ont conservé et cette exaltation de l'excellence sociale et le sens corollaire de la hiérarchisation: «Un ensemble formulaire constitué à partir de la racine *kens- «qualifier», «porter un jugement de valeur sur» évoque ces mécanismes complémentaires (la louange et le blâme). Ainsi la notion indo-européenne de *nára(m) ou *nárya-´sámsa «la qualification des seigneurs» est personnifiée en une entité à la fois crainte et aimée; on en retrouve peut-être le nom dans les anthroponymes grecs comme kássandros, kassándra. On se fait une mauvaise réputation (*dus-klewes) en manquant au code d'honneur de la communauté ou à l'un des devoirs de sa condition» (8).
Les idéaux, les valeurs qui permettent la sélection, l'orientation, la fixation d'un idéal type, celui d'un homme qui tient son «honneur», sont codifiés par la tradition, ensemble des formules et des schèmes notionnels transmis intangiblement (et considérés comme vrais parce que d'origine divine), qui sous-tendent les mythes, les épopées, l'onomastique, etc… (9). La qualité d'«aristocrate», si elle est favorisée par une bonne naissance, n'en est pas moins soumise à un jugement de valeur communautaire, celui du code social lui-même, et tout manquement à ce code signe le déclassement du fautif: si les dirigeants ont des privilèges, ils ont de lourds devoirs, ressorts de la fatalité historique.
A Rome, une même exigence se retrouve dans le cursus honorum et les distinctions de la titulature, amplissimus, cum primis honestus, bonus, infimo loco (10). Chez les Celtes, c'est la distinction irlandaise entre les dee «dieux» et les andee «non dieux», ces derniers étant les cultivateurs, les premiers tous les possesseurs d'un «art».
Dans tous les cas, l'homme bien doué par la nature ou les dieux chargés de la distribution des dons (nordique gaefumadhr) doit en faire la preuve et les mettre au service de son lignage et donc de son clan.
Lorsque l'homme d'exception, dont le type «littéraire» le plus connu est le héros homérique, vient à succomber sous les coups des hommes, des dieux, ou de quelque alliance des deux voulue par le destin, le drame prend des proportions démesurées et dévoile brutalement le tragique de la «valeur mortelle». Ainsi dans le récit irlandais de La Mort tragique des Enfants de Tuireann, le vieux père qui se lamente sur la mort héroïque mais injuste de ses trois fils laisse échapper cette plainte: «le pire est qu'ils n'aient pas d'égaux vivants». Même personnelle, la douleur humaine ne prend tout son sens que par le drame plus général dont elle participe: le drame de la qualité, l'atteinte irréparable faite à «ce qu'il y a de meilleur» dans l'humanité.
1.3. Hommes qualifiés et hommes du commun
Une dualité remontant à la période commune, celle des Indo-Européens indivis, est celle des hommes supérieurs par leur qualification, les *ner–es, et des hommes du commun, les *wiro–. Les premiers sont associés au sacré, les seconds au bétail. A Rome, le patriciat était détenteur des sacra face à la plèbe occupée à la troisième fonction. On se souviendra utilement que le chef de famille était à l'origine le maître du sacrifice (essentiellement familial). Remarquable est cependant la mobilité sociale des sociétés indo-européennes historiques: faible importance de l'esclavage en dehors de la Méditerranée, importance à Rome des homines noui, selon le mérite: «les Romains de la fin de la République sont persuadés de l'existence dès l'époque royale, d'une hiérarchisation fondée sur les qualités. Tite-Live prête à Tanaquil l'idée que Rome est le lieu où la noblesse et le premier rang sont promis «forti ac strenuo viro» (…) Tant et si bien que l'histoire de Rome apporte toujours en première ligne des individualités nouvelles: patriciens d'abords, plébéiens ensuite,alienigenas méritants même sont succesivement et progressivement amenés à jouer les premiers rôles» (11).
Il s'ensuit que les distinctions sociales sont marquées. Elles se fondaient à l'origine sur l'exercice de la puissance et la capacité de faire durer le groupe clanique dans les vicissitudes de l'histoire. Dans les sociétés historiques, elle s'exprime par un compromis entre la nécessaire stabilité (conservatrice) et l'appétit des nouvelles élites (dynamique). Dans tous les cas, la renommée, la gloire, la bonne réputation, héritage d'une civilisation sans écriture et d'une «shame culture» proto-historique, restent le moteur de la sélection. Significativement, le «prix de l'honneur» est en celtique brittonique l'enebwerth, le «prix du visage», un visage qu'une satire bien décochée peut à tout jamais flétrir.
1.4. Justification des hiérarchies: l'aristocratie comme principe «diurne».
Une chose est de constater l'existence d'individus mieux doués que les autres (dans un système donné, selon des critères donnés), une autre de l'expliquer. Dans leur plus ancienne religion, les Indo-Européens ont mis en rapport les comportements, les domaines éthiques avec des couleurs symboliques issues de la cosmologie. Ce rapport a été récemment souligné par le Pr. Jean Haudry dans un série d'études relatives à la cosmologie reconstruite (12). Il sert en quelque sorte de «justification» naturelle et supra-humaine au «principe d'aristocratie».
Selon la plus ancienne cosmologie indo-européenne, reconstruite, trois cieux tournent autour de la terre. Un ciel diurne blanc (*dyew), un ciel auroral et crépusculaire rouge (régwos) et un ciel nocturne noir (*ne/okwt). De ces trois cieux viennent les «trois couleurs» cosmiques: «Qu'il s'agisse du monde, de la société ou de l'être individuel, nous trouvons invariablement, à la base de la conception indo-européenne, une triade de couleurs: le blanc, le rouge et le noir. Pour l'être individuel, on parle de trois «qualités», de trois «principes spirituels»: les Indiens disent «trois fils» (guna) mais à chacun de ces «fils» est attachée une couleur: le sattva («bonté») est un principe luminueux, blanc éclatant; le rajas («l'ardeur», «passion») est un principe rouge; le tamas «inertie spirituelle» est un principe noir, la «ténèbre». Pour la société, on parle de trois «fonctions» à la suite de G. Dumézil, qui a jadis postulé imprudemment trois «classes sociales» correspondantes, comme si la vision du monde était nécessairement le reflet de la réalité sociale. En fait, comme l'indiquent le terme indien de varna et le terme avestique de pistra – désignant les trois castes aryennes–, ces castes sont fondamentalement des "couleurs" (13)».
En chacun se mêlent plus ou moins heureusement ces trois composantes. Dans le Chant de Rígr de l'Edda, Noble est blond, pâle, Karl (Paysan libre) est roux et Thraell (Serviteur) a la peau sombre. Diverses valeurs, des éthiques et des devoirs différents traduisent ces différences de participation aux trois couleurs cosmiques (qui se retrouvent aussi chez les héroïnes «aurorales» de nos contes populaires). D'autres faits (14) confirment que l'«allure» est une caractéristique du rang social. De fait, dans toutes les provinces du monde indo-européen, l'opposition des castes ou des classes est d'abord celle des caractères. Ainsi s'expliquent toutes ces légendes de fils de rois ou de nobles élevés modestement, loin de leur milieu d'origine, mais qui parvenus à l'adolescnece font la preuve de leurs vertus intrinsèques: ce qui est «par nature» ne peut se cacher longtemps. La racine *men ne désigne pas particulièrement les activités de l'intellect, mais s'applique à la puissance de la vie psychique traduite en actes, d'où l'équivalence grecque ieron ménos Alkinóoio = Alkinoos lui-même. Celui qui possède cette ardeur, cette force, est dit avoir «le caractère d'un seigneur» (*nr-menes–).
De tout cela se dégage une hiérarchie que l'on peut schématiser en l'ordonnant sur les trois «domaines d'activité» reconnus par la tradition: la pensée, la parole et l'action (15):
1. Principe clair, relatif au ciel-diurne:
- La pensée est fidèle à la tradition, droite, sans arrière-pensée, réfléchie, consciente de sa fin.
- La parole est rare, sensée, efficace, «bien ajustée» (16), parfois énigmatique (thème de la «langue des dieux»).
- L'acte est techniquement irréprochable.
2. Principe rouge, relatif au ciel-crépusculaire (et auroral):
- L'esprit est peu réfléchi, sensible aux sollicitations, tourné vers l'acte.
- La parole, parfois imprudente, provoque l'action dont elle peut être un agent (défi héroïque).
- L'action est la raison d'être de l'individu.
3. Principe noir, relatif au ciel-nocturne dans son aspect négatif:
- L'esprit est vide, irréfléchi, lent.
- La parole est pauvre ou se réduit à un vain bavardage.
- L'action est tout entière dans l'obéissance, dépourvue d'initiative personnelle.
Ce tableau ne se confond pas avec celui de la «tripartition fonctionnelle» dégagée par G. Dumézil, pas plus qu'avec le système quadriparti indien (trois castes aryennes, qui sacrifient, + les sudra). Le type supérieur qui tend vers la clarté diurne est ici celui de l'aristocratie guerrière détentrice des sacra (l'invention d'une classe sacerdotale peut être récente chez les Indo-Européens. Quoi qu'en aient dit certains auteurs, les druides celtiques ne sont que les auxiliaires de la royauté sacrée (17)). C'est à cette aristocratie que se rapportent les qualités diurnes: la perfection technique du dire et du faire, le physique irréprochable, qui signalent aux yeux de tous l'être «porteur du vrai», celui qui rayonne de la puissance magique de ce qui est «bien ajusté».
Il est facile de retrouver dans les protagonistes du mythe et de l'épopée la mise en œuvre de ces principes d'organisation. La classe aristocratique, en dépit de son endogamie protectrice et de son système d'éducation par fosterage, garant de ses alliances et de son homogénéité (d'où le sens de Germ. Edel et d'Irl. aite), n'apparaît pas figée une fois pour toutes, mais soumise elle aussi aux exigences du renouvellement comme au principe de «décadence».
Elle est d'abord, ou se doit d'être, une réalité constatée et estimée pour les services qu'elle peut rendre. Estimée d'abord par les chefs eux-mêmes, dépositaires de la tradition, et exaltée par les poètes gardiens de la mémoire nationale, mais aussi par la communauté des hommes libres. La conciliation des trois ordres de comportements, des trois natures de l'être individuel, leur mise en harmonie, leur «attelage» se manifestent dans un personnage supérieur, le roi, incarnation de son peuple. Position risquée, car le roi, qui par son nom di–rige, est le premier responsable de l'ordre cosmique. De fait, une disette, une atteinte naturelle au bien-être de la communauté, la défaveur des dieux, sont souvent interprétées comme un affaiblissement du charisme royal, de son efficacité mystique, d'où la «mort sacrificielle du roi» celtique, si bien commentée par Mme Clémence Ramnoux (18).
1.5. La décadence.
La décadence est causée par l'éloignement du principe diurne, dans l'ordre biologique, politique, moral. Chacun connaît la doctrine hésiodique des Ages du Monde et la conception indienne des Ages, le dernier étant le kali-yuga, dominé par le principe noir. Pour Platon (République 547 ss.) on passe de la «timocratie» (gouvernement de l'honneur) aristocratique à l'oligarchie ploutocratique, puis à la démocratie. L'anarchie engendre ensuite la tyrannie. La disparition, la perversion de l'aristocratie marque donc la dégradation des principes de l'«Age d'or». En outre, la décadence est liée au devenir cosmique: ce qui s'efface dans tous les ordres, c'est la capacité à reconnaître la supériorité du principe diurne (19).
1.6. Idéaltype hérité.
L'«aristocratie» indo-européenne est, pour autant qu'on se la puisse représenter, un idéal éthique, esthétique, moral, qui se retrouve à l'époque historique dans les littératures européennes qui ont hérité de la communauté originelle le fonds et souvent la forme de leurs constructions.
Mais cet «idéal» contraignant résulte bien d'un choix initial, probablement issu d'une sélection culturelle et biologique, celle qui a donné naissance, à partir d'un fond commun prénéolithique, à un peuple particulier qui en a été le propagateur. Il est permis de penser que la communauté indo-européenne indivise représente assez largement ce type moral (psychique, physique).
2. Aristocratie
et forme sociale
L'aristocratie est donc au mieux la partie «active» et «rayonnante» du peuple. Au pire, lorsque les liens sociaux sont distendus et que le sentiment de la solidarité sociale se défait, elle peut devenir une caste parasitaire, ressentie comme telle, et combattue en conséquence par un peuple qui la considère comme un «corps étranger» (ce fut le sort des aristocrates «usés» de l'Ancien Régime français).
Dans les sociétés de l'Europe préchrétienne, les devoirs des différentes «fonctions» reflètent la grande variété de l'«excellence» sociale. De même, le charisme solaire nommé xvar°nah– dans l'Avesta est triple: il y a celui des prêtres, celui des guerriers, celui des éleveurs, et c'est la perte de ces trois charismes qui entraîne la décadence du royaume de Yima.
2.1. Aristocratie/Peuple
A dire vrai, l'«aristocratie» est ce qui porte à leur perfection les qualités latentes dans l'ensemble du corps social (la*teuta). Elles sont donc l'expression d'une qualification globale, celle qui relie tous les membres de la nation, quelle que soit par ailleurs leur activité sociale. Il n'est d'aristocratie que par rapport à un ensemble qui lui donne son sens. La stérile dialectique de l'«élite« et de la «masse», qui a pris une si grande ampleur dans la pensée française (conséquence des difficultés identitaires de la «nation française» elle-même), relève d'une conception viciée du corps social. Trop souvent on définit l'élite (ce qui est «hors du rang») contre le peuple, alors que l'aristocratie, conformément à l'étymologie, devrait être le «meilleur du peuple» dans l'exercice de son «pouvoir» formateur (kratos). Comme telle il s'agit d'un faisceau de qualités, d'une veine qui peut être recouverte par d'autres courants, d'autres représentations, d'autres «aristocraties», autres par leur éthique, leur système de pensée, leur «outillage mental» et parfois mais pas nécessairement leur origine ethnique.
2.2. Finalité de l'aristocratie?
Le conflit des peuples, des classes, des idées, tout cela se recoupant de toutes les façons, est toujours, en dernière analyse, une lutte destinée à établir une aristocratie destinée à servir de modèle social et devant tôt ou tard conformer à son image les groupes dirigés, ses tributaires. Les grands systèmes égalitaires n'échappent pas à ce schéma: Prophètes, dirigeants politiques, «fondateurs» de millénarismes, il y a toujours un groupe «en avance». La supériorité spatiale des anciennes élites s'est simplement transformée en supériorité temporelle: C'est la logique des «avant-gardes».
C'est précisément la nature égalitaire ou inégalitaire de l'idéologie dominante qui fonde la raison d'être de l'aristocratie, sa finalité. Le contraste entre les sociétés égalitaires qui imposent à tous un stéréotype d'humanité, et les sociétés différentialistes de type holiste qui tolèrent et requièrent le jeu de plusieurs idéaltypes à l'intérieur de la même «vue-du-monde» (type des «trois fonctions») se traduit dans l'appréhension même du temps et du devenir. Alors que les premières sont généralement progressistes et entendent trouver la fin de l'espèce dans la fin de l'histoire, les secondes, sensibles à la notion cyclique de décadence, recherchent leur fin dans une réalisation historique vouée à de perpétuelles métamorphoses. Pour elles, la fin de l'humanité ne se trouve pas dans un au-delà inaccessible, mais dans la difficile réalisation d'un idéal humain tenu pour supérieur (i.e. aristocratique). Un tel idéal est par nature soumis à l'usure du temps, il n'est jamais «achevé», il doit donc toujours être «construit». C'est pourquoi l'appel aux forces divines et les qualités supra-humaines du héros sont fréquemment exposés sur le mode tragique dans les mythes et les épopées de l'Europe antique: réduit à lui-même, privé du secours de ses dieux, l'individu ne pourrait se hausser jusqu'à la sur-nature que sa tradition nationale lui fait un devoir d'atteindre. Mais l'humanité «ordinaire» n'est pas tenue à une telle «héroïsation», qui reste exceptionnelle. On sait qu'elle a, par nature, d'autres préoccupations.
3. Recours à la tradition?
Il n'est pas illégitime de s'interroger sur le sens que peut garder aujourd'hui, dans le monde tel qu'il est, ce que nous pouvons atteindre de la «tradition indo-européenne». On peut le faire, conscient qu'une tradition ne s'efface jamais tout à fait pour peu qu'elle soit transmise, (et à la condition de ne pas se laisser enfermer dans la systématique du «traditionnalisme» intégral et universel d'un René Guénon ou d'un A.K. Coomaraswamy). On constatera qu'à l'évidence, les fins de la société occidentale sont fort peu compatibles avec les «valeurs héritées». Cas de figure expressément prévu par la tradition elle-même, sous les vocables d'«âge noir», d'«âge de fer» ou de «mauvais temps» (olc aimser irlandais de la Prédiction de la Bodb), d'ailleurs équilibré par la croyance, elle aussi cyclique, au retour progressif de l'«âge d'or» (20).
Mais enfin, les questions fondamentales auxquelles toute tradition se veut une réponse —à cet égard, l'humanité n'est qu'un concert d'imprécations—, n'ont pas changé: quelle configuration donner à la cité? Quelles limites dessiner? Quels interdits formuler? A qui attribuer le titre de bonus uir, de uir integer? Par quoi définir le sens d'un «bien», qui doit être aussi celui d'un «mal»? Et, dans ce cas, quelles définitions donner d'une éventuelle «aristocratie»? A cela, quelques remarques et deux textes anciens serviront non de «réponse» (il n'y a pas de réponse à ces questions) mais d'accompagnement:
a) Si l'«aristocratie» est le «gouvernement des meilleurs», on se souviendra qu'aristos est utilisé comme superlatif d'agathos «bon». L'aristos n'est qu'une concentration exceptionnelle de «ce qui est bon». Les aristoi sont les individus qui manifestent avec le plus de force ce «bien» qui donne à leur cité force et éclat. Le «gouvernement» des meilleurs révèle en fait, qu'il se traduise ou non en institutions politiques, la puissance d'attraction de «ce qu'il y a de meilleur dans le peuple». En ce sens, la reconnaissance d'une aristocratie est intimement liée à la conscience du bien commun.
b) Considérée non comme une caste mais comme un principe de vie, l'aristocratie échappe à la définition sommaire. Chaque fonction a son idéal, chaque ordre a ses aspirations. Mais la figure de l'aristocrate, échappant aux catégorismes étroits, surmonte l'histoire et lui survit comme un regret, un sarcasme ou une menace.
c) L'aristocrate n'est donc pas nécessairement celui qui dit les valeurs, les décrit, les représente; ce n'est pas celui qui les explique, c'est celui qui les incarne.
d) C'est par l'aristocratie que le peuple a connu ses dieux et s'est constitué en puissance. L'aristocratie est ainsi la face claire du peuple, ce qui lui donne son immortalité et sa mémoire, lui rappelle son origine, lui dicte ses espérances.
e) L'acte aristocratique par excellence est donc celui qui étend au sein du peuple le pouvoir du bien, tel que le définit la tradition, dans son vocabulaire, ses mythes, ses exempla.
Mot usé et galvaudé, lié à des moments parfois bien douteux de l'histoire, et généralement manié à tort et à travers, sans doute vaut-il mieux réduire l'usage argumentaire de l'«aristocratie» et de son «aristocratie». Chacun peut se passer du mot. Mais chacun peut aussi entretenir en lui la part de bien qui lui est fixée, et veiller à protéger, à garantir, à étendre au sein du peuple la part divine qui le rendra meilleur (21). C'est cela qui est indispensable.
Est-il tellement vain ou audacieux de penser que l'Aristocratie, c'est notre peuple quand nous l'aurons rappelé à l'existence?
4. Deux textes
pour s'éclairer
Pour comprendre et méditer, rien de mieux qu'un recours à notre mémoire la plus ancienne. Voici un passage de l'Avesta iranien qui nous dévoile la sollicitude du «Seigneur sage» pour ses créatures menacées par l'arrivée du grand hiver cosmique. (Zend–Avesta, Vendidad, fargard 2, traduction Darmesteter, Paris 1892, p.20 ss.).
Ahura-Mazda dit à Yíma fils de Vîvanhat (§ 22 ss.):
«Voici que sur le monde des corps vont fondre les hivers de malheur, apportant le froid dur et destructeur. (…) Et tout ce qu'il y a d'animaux dans les lieux les plus désolés et sur le sommet des montagnes et dans les profondeurs des campagnes se réfugiera de ces trois lieux dans des abris souterrains (…). Fais-toi donc un var (abri) long d'une course de cheval sur chacun des quatre côtés. Porte là les germes du petit bétail et du gros bétail, et des hommes, et des chiens, des oiseaux, et des feux rouges et brûlants (…) (§ 27). Tu apporteras là des germes d'homme et de femme, les plus grands, les meilleurs, les plus beaux, qui soient sur cette terre (…) (§ 28) (…). Et ces germes, tu les mettras là par couples pour y rester sans périr, aussi longtemps que ces hommes resteront dans les vars (§ 29). Il n'y aura là ni difforme par devant ni difforme par derière, ni impuissant, ni égaré; ni méchant, ni trompeur; ni rancunier, ni jaloux; ni homme aux dents mal faites, ni lépreux qu'il faut isoler; ni aucun des signes dont añgra Mainyu (le mauvais esprit) marque le corps des mortels» (§ 39). «Quelles sont les lumières, ô saint Ahura-Mazda, qui éclairent dans le var qu'a fait Yíma?» (§ 40). «Ahura-Mazda répondit: «les lumières faites d'elles-mêmes et des lumières faites dans le monde. La seule chose qui manque là, c'est la vue des étoiles, de la lune et du soleil et une année ne semble qu'un jour». (§ 41) (…) et ces hommes vivent de la plus belle des vies dans le var fait par Yíma».
Et un passage tripa? de la Grèce ancienne: Tyrtée, fragment 12:
«Je ne songe pas», dit Tyrtée, à louer un homme parce qu'il court vite et qu'il est bon lutteur, ni s'il a la taille et la force de Cyclones, ni s'il vainc Borée à la course, ni s'il est plus beau que Tithonos, plus riche que Midas, que Cinyras, ni s'il est roi plus que Pélops, plus éloquent qu'Adraste, ni s'il se targue de quelque gloire que ce soit, en dehors du courage. Tenir bon dans la bataille, au moment où l'ennemi serre de près, c'est cela, la valeur, et cette louange-là, plus belle que toute autre, est celle qu'un jeune homme doit souhaiter». Cité par M. Delcourt, Légendes et cultes de héros en Grèce, Paris, PUF, 1942, p. 74.
Philippe JOUET.
Notes
(1) Dauzat, Dubois, Mitterand, Dict. étym. de la langue fr., Paris, 1971.
(2) E. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, I, Paris, 1969, p. 367 s., G. Dumézil, «L'arî et les Aryas» in Les Dieux souverains des Indo-Européens, Paris, 1977, p. 233-251.
(3) Introduction à l'étude comparative des langues indo-européennes, 1937, p. 47.
(4) J. Haudry, Les Indo-Européens, «Que sais-je?» n° 1965, Paris, P.U.F., p.15.
(5) Kuhn, in K. Zeitschrift, 2, p. 467; relevée dans Schmitt, Dichtung und Dichtersprache in indogermanischer Zeit.
(6) C.C. Zimmerman, in J. Haudry, op. cit., p. 32.
(7) op. cit., I, p. 321 s.
(8) Haudry, op. cit., p. 17.
(9) On trouvera une excellente définition de la «tradition indo-européenne» dans le n° 21 de la revue Etudes Indo-Européennes, Institut d'Etudes I-E, Fac. des Langues, Université Jean Moulin, 74, rue Pasteur, 69007 Lyon. Ici abrégé EIE.
(10) Guy Achard, «La société romaine à la fin de la République, une société de classes?», EIE 15, p. 33-42.
(11) G. Achard, loc. cit., p. 40-41.
(12) L'Information grammaticale, n°29, p. 3-11, «La tradition indo-européenne au regard de la linguistique», La Religion cosmique des Indo-Européens, Archè/Les Belles Lettres, Milan/Paris, 1987.
(13) Haudry, art. cit., p. 5-6.
(14) Dans EIE 15, p. 43-50. Une étymologie nouvellement proposée interprète par trois verbes de mouvement les noms des trois classes de la société germanique: °erla d'une racine signifiant «s'élever», le nom de l'Homme libre de °ger- «se mouvoir», le nom du Serviteur de °trek- «courir, se hâter», donc trois manières de se déplacer, perçues différentiellement.
(15) Schème notionnel indo-européen. Voir B. Schlerath, Gedanke, Wort und Werk im Veda und im Awesta, in Antiquitates Indogermanicas, Gedenkschrift für H. Güntert, Innsbruck, 1974. Nouvelles attestations dans EIE 9, p. 36.
(16) Lalies, 2, revue, Paris, 1981.
(17) Cf. Ph. Jouët, L'Aurore celtique, à paraître.
(18) Dans une série d'études remarquables récemment rééditées: Le Grand Roi d'Irlande, éd. L'Aphélie, Perpignan, 1989.
(19) La notion de décadence a été récemment revisitée par J. Haudry, EIE 1990, p. 99 s. Il semble bien qu'initialement une phase «ascendante» répondait à la phase «descendante» des cycles; cette phase de «progrès» comportait elle-même plusieurs «âges».
(20) Voir la note précédente et les considérations relatives au «roi caché du monde à venir» dans Haudry, Religion cosmique.
(21) Lire P. Simon, «Le sacré: unité du monde et destin du peuple, in Nouvelle Ecole, revue, Paris, n° 37.