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jeudi, 26 août 2021

La Seconde Venue païenne de Yeats

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La Seconde Venue païenne de Yeats

Greg Johnson

William Butler Yeats écrivit son plus célèbre poème, « La Seconde Venue », en 1919, à l’époque de la Grande Guerre et de la Révolution bolchevique, quand les choses étaient vraiment en train de « se disloquer », en premier lieu la civilisation européenne. Le titre fait bien sûr allusion à la Seconde Venue du Christ. Mais tel que je le lis, le poème rejette l’idée que la Seconde Venue littérale du Christ soit proche. Il affirme plutôt deux sens non-chrétiens de la Seconde Venue. D’abord, il y a le sens métaphorique de la fin du monde actuel et de la révélation de quelque chose de radicalement nouveau. Ensuite, il y a le sens de la Seconde Venue non pas du Christ, mais du paganisme jadis remplacé par le christianisme. Yeats annonce une Seconde Venue païenne.

Le poème dit :

Tournant sans cesse dans la spirale toujours plus large,
Le faucon ne peut plus entendre le fauconnier.
Tout se disloque. Le centre ne peut plus tenir.
La simple anarchie se déchaîne sur le monde
Comme une mer noircie de sang : partout
On noie les purs élans de l’innocence.
Les meilleurs manquent de toute conviction,

Et les pires sont remplis d’une ardeur passionnée.

Sûrement quelque révélation est proche ;
Sûrement la Seconde Venue est pour bientôt.
La Seconde Venue ! A peine ces mots prononcés,
Une immense image du Spiritus Mundi
Trouble ma vue ; quelque part dans les sables du désert,
Une forme avec un corps de lion et une tête d’homme
Et un regard vide et impitoyable comme le soleil,
Déplace lentement ses cuisses, tandis que tout autour
Tournoient les ombres des oiseaux du désert indignés.
L’obscurité revient ; mais je sais maintenant
Que vingt siècles d’un sommeil de pierre
Ont été poussés au cauchemar par le balancement d’un berceau,
Et quelle bête brute, son heure finalement revenue,
Se traîne vers Bethléem pour naître ?

Si on lit ce poème comme une allégorie du nihilisme moderne, beaucoup de choses deviennent compréhensibles. « Tournant sans cesse dans la spirale toujours plus large » représente ici un faucon, peut-être avec une longue corde attachée à une de ses pattes, volant selon une spirale de plus en plus large à mesure que la corde se déroule. Au centre de la spirale, tenant la corde, se trouve le fauconnier, le maître du faucon. A mesure que la corde se déroule et que la spirale s’élargit, arrive un moment où « le faucon ne peut plus entendre le fauconnier ».

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Probablement, ce que le faucon ne peut pas entendre est le fauconnier appelant l’oiseau à revenir sur son bras. Ne pouvant plus entendre la voix du fauconnier, le faucon continue à s’éloigner. A un certain moment, néanmoins, sa corde finira de se dérouler, et à cet instant son vol finira par une violente secousse et il tombera vers la terre – ou le fauconnier lâchera la corde et le faucon continuera son vol sans contrôle.

Mais sans l’attache avec le centre – une attache littérale, ou seulement la voix de son maître – le chemin de vol du faucon perdra sa trajectoire en spirale, qui est constituée par l’attache entre le faucon et le fauconnier, et le faucon devra déterminer son chemin de vol par lui-même, un chemin qui zigzaguera sans doute entre les courants d’air et les désirs fugitifs du faucon, mais qui ne montrera aucune structure intelligente – sauf, peut-être, quelques échos décadents de sa spirale originelle.

Le faucon est l’homme moderne. La force motrice du vol du faucon est le désir, la fierté, la passion, et l’élan faustien de l’être humain. La structure en spirale du vol est la mesure intelligible – la modération et la moralisation du désir humain et de l’action humaine – imposée par le centre moral de notre civilisation, représenté par le fauconnier, le maître du faucon, notre maître, que j’interprète en termes nietzschéens comme étant les plus hautes valeurs de notre culture. La corde qui nous rattache au centre et qui lui permet d’imposer une mesure à notre vol est la « voix de Dieu », c’est-à-dire l’affirmation des valeurs de notre civilisation au-dessus de nous ; la capacité des valeurs de notre civilisation à nous mouvoir.

Nous, le faucon, avons cependant spiralé trop loin pour entendre la voix de notre maître nous rappelant vers le centre, donc nous continuons à voler en spirale, notre mouvement devenant progressivement plus excentrique (non-centré), nos désirs et nos actions de moins en moins mesurés…

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Ainsi, « Tout se disloque. Le centre ne peut plus tenir ». Quand le centre moral de la civilisation n’a plus de prise, les choses se disloquent. Cette dislocation a au moins deux sens. Elle désigne la désintégration mais aussi les choses s’éloignant les unes des autres parce qu’elles s’éloignent aussi de leur centre commun. Elle désigne la fin de la communauté et de la civilisation, la fin du gouvernement du désir humain par la moralité et la loi, et donc…

« La simple anarchie est déchaînée sur le monde ». Anarchie, signifiant le manque d’arche : le mot grec pour origine, principe, et cause ; métaphoriquement, le manque de centre. Mais qu’y a-t-il de « simple » dans l’anarchie ? L’anarchie n’est pas « simple » parce qu’elle est inoffensive et non-menaçante. Dans ce contexte, la « simple anarchie » signifie anarchie dans un sens non-qualifié, l’anarchie pure et simple. Ainsi :

Comme une mer noircie de sang : partout
On noie les purs élans de l’innocence.
Les meilleurs manquent de toute conviction,

Et les pires sont remplis d’une ardeur passionnée.

Pourquoi le nihilisme ferait-il que les meilleurs manquent de toute conviction et remplirait-il les pires d’une ardeur passionnée ? Je pense qu’ici Yeats nous offre sa version de la distinction nietzschéenne entre nihilisme actif et passif. Le nihiliste passif – parce qu’il s’identifie à un certain niveau aux valeurs centrales de sa culture – connaît la dévaluation de ces valeurs comme une perte énervante de sens, comme la défaite de la vie, comme la perte de toute conviction. Par contre, le nihiliste actif – parce qu’il perçoit les valeurs centrales de sa culture comme des contraintes et des obstacles au libre jeu de son imagination et de ses désirs – perçoit la dévaluation de ses valeurs comme libératrice, comme la liberté d’affirmer des valeurs à lui, donc le nihilisme le remplit d’une ardeur passionnée, créatrice ou destructrice.

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Cette caractérisation du nihilisme actif et passif représente le combat entre les conservateurs et la gauche. Les conservateurs sont les « meilleurs » qui manquent de toute conviction. Ils sont les meilleurs, parce qu’ils sont attachés aux valeurs centrales de l’Occident. Ils manquent de toute conviction, parce qu’ils ne croient plus en elles. Donc ils perdent chaque fois qu’ils se trouvent face à l’ardeur passionnée de la Gauche, qui perçoit le nihilisme comme un  stimulant.

La seconde strophe du poème de Yeats indique précisément les valeurs centrales qui ont été dévaluées. L’anxiété apocalyptique de la première strophe nous conduit à penser que l’Apocalypse, la Seconde Venue, est peut-être proche :

Sûrement quelque révélation est proche ;
Sûrement la Seconde Venue est pour bientôt.

Mais cela est suivi par l’exclamation « La Seconde Venue ! », que j’interprète comme équivalant à « La Seconde Venue ? Ha ! Exactement le contraire ». Et le contraire est alors révélé, non par le Dieu chrétien, mais par le Spiritus Mundi (l’Esprit du Monde) païen :

…A peine ces mots prononcés,
Une immense image du Spiritus Mundi
Trouble ma vue ; quelque part dans les sables du désert,
Une forme avec un corps de lion et une tête d’homme
Et un regard vide et impitoyable comme le soleil,
Déplace lentement ses cuisses, tandis que tout autour
Tournoient les ombres des oiseaux du désert indignés.
L’obscurité revient ; mais je sais maintenant
Que vingt siècles d’un sommeil de pierre
Ont été poussés au cauchemar par le balancement d’un berceau,
Et quelle bête brute, son heure finalement revenue,
Se traîne vers Bethléem pour naître ? [1]

Deux images sont ici associées. D’abord, la forme avec un corps de lion, une tête d’homme, et un regard vide et impitoyable est un sphinx égyptien – peut-être le Grand Sphinx de Gizeh, peut-être l’un des nombreux petits sphinx dispersés à travers l’Egypte. Ensuite, il y a la nativité, la naissance du Christ à Bethléem. Le lien entre Bethléem et l’Egypte est la dénommée « fuite en Egypte ». Après la naissance de Jésus, la sainte famille s’enfuit en Egypte pour échapper au massacre des nouveau-nés ordonné par le roi Hérode.

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Yeats n’est pas le premier artiste à associer les images du sphinx et de la nativité. Par exemple, il y a une peinture de l’artiste français du XIXe siècle, Luc Olivier Merson, intitulée « Le repos pendant la fuite en Egypte », qui représente une nuit, il y a vingt siècles, au cours de laquelle Marie et l’enfant Jésus sont endormis, blottis entre les pattes d’un petit sphinx.

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Cette peinture fut si populaire à son époque que l’artiste en fit trois versions, et l’une d’elles, au Musée des Beaux-arts de Boston, est si populaire que des reproductions sous forme de lithographies, de puzzles et de cartes de Noël peuvent être achetées aujourd’hui.

Je ne sais pas si Yeats pensait à cette peinture spécifique. Mais il pensait à la fuite en Egypte. Et le poème semble indiquer une inversion de cette fuite, et une inversion de la naissance du Christ. Marie, se reposant au cours de la fuite en Egypte, berçant Jésus entre les pattes d’un sphinx, aurait-elle pu exaspérer la bête de pierre jusqu’à lui causer des cauchemars ? Celle-ci  aurait-elle pu finalement sortir de son sommeil troublé, grosse du prophète d’un nouvel âge, et commencer à chercher un endroit approprié pour mettre bas ? « Et quelle bête brute, son heure finalement revenue, se traîne vers Bethléem pour naître ? ». Et quel meilleur endroit que Bethléem, non pas pour répéter la naissance du Christ mais pour l’inverser et inaugurer un âge postchrétien ?

On peut se demander, cependant, si le poème se termine sur une note d’horreur ou d’espoir. Tel que je le lis, il y a trois stades distincts dans le récit de Yeats. Le premier est l’âge où les valeurs chrétiennes étaient le cœur incontesté de la civilisation occidentale. C’était une civilisation pleine de vie et épanouie, mais maintenant cela est fini. Le second stade est le nihilisme, actif aussi bien que passif, occasionné par la perte de ces valeurs centrales. C’est l’époque actuelle pour Yeats et pour nous-mêmes.

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Le troisième stade, qui est encore à venir, suivra la naissance de la « bête brute ». De même que la naissance de Jésus inaugura la civilisation chrétienne, la bête brute inaugurera une nouvelle civilisation païenne. Ses valeurs centrales seront différentes des valeurs chrétiennes, ce qui horrifie bien sûr les chrétiens, qui espèrent faire revivre leur religion. Mais les nouvelles valeurs païennes, à la différence des valeurs chrétiennes, seront réellement crues, mettant fin au règne du nihilisme et créant une nouvelle civilisation débordant de vitalité. Pour les païens, c’est un message d’espoir.

Note:

[1] Cette version française est basée sur la traduction classique d’Yves Bonnefoy, mais s’en écarte partiellement. (NDT)

Source:

https://counter-currents.com/2015/02/yeats-pagan-second-c...