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jeudi, 27 novembre 2025

Le « Mal » dans la cosmogonie de Tolkien

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Le « Mal » dans la cosmogonie de Tolkien

par Ralf Van den Haute

La lecture de l'épopée Le Seigneur des Anneaux[1] ne révèle pas toute la portée mythique de l'œuvre de J. R. R. Tolkien, qui fournit dans Le Silmarillion[2] la véritable clé de son univers. On y trouve une description de l'origine du monde, des dieux et du « Mal ». Le statut de ce dernier dans l'œuvre de Tolkien correspond à plusieurs égards aux différentes manifestations du Mal dans la mythologie germanique. Le but de cet article est d'examiner cet aspect et de retracer certaines similitudes entre le Mal dans l'œuvre de Tolkien et la mythologie germanique telle qu'elle nous est transmise par les Eddas[3] .

Le « Mal » dans l'œuvre de Tolkien ne correspond pas à la définition qui nous a été transmise par le monothéisme chrétien: il faut plutôt le considérer comme un ensemble de forces destructrices qui défient la vie et l'ordre divin, comme on le retrouve dans l'Edda.

Dans la littérature fantastique, et plus particulièrement dans le genre appelé « fantasy héroïque », Tolkien jouit indéniablement d'une popularité inégalée. Éminent philologue, spécialiste de la grammaire comparée des langues germaniques et indo-européennes, il n'est pas seulement l'auteur d'un récit merveilleux et d'une épopée. Contrairement aux innombrables livres et productions cinématographiques pseudo-mythiques — qui sont dépourvus de toute dimension tragique —, l'œuvre de Tolkien constitue un système mythologique véritablement cohérent, basé sur un mythe cosmogonique et doté d'un cadre dans lequel peut se dérouler une épopée quasi homérique.

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Le Silmarillon, clé de l'œuvre de Tolkien

Tout dans cette œuvre — des anneaux aux épées magiques, des représentants du « Bien » et du « Mal » — est l'expression d'un ordre intérieur propre à l'être humain, tant à l'individu qu'à la communauté du destin. Il s'agit d'un ordre immanent à ce monde, dont l'essence ne peut être comprise en lisant uniquement Le Hobbit[4] - qui a commencé comme une histoire que Tolkien a écrite pour ses enfants - et Le Seigneur des Anneaux. Dans Le Silmarillion, le lecteur séduit par la Terre du Milieu trouvera les clés indispensables. Bien qu'il ait été publié après Le Seigneur des Anneaux, l'auteur a commencé à écrire le texte dès son retour des tranchées en 1916. Initialement destiné à être inclus dans Le Livre des contes perdus[5] , le manuscrit partiellement inachevé a finalement été publié en 1977 par Christopher Tolkien, le fils de l'auteur.

Dès le départ, Le Silmarillion apparaît comme un livre moins accessible que l'épopée de Tolkien : c'est l'histoire des origines, du commencement lointain – la nuit des temps – qui n'est pas sans rappeler la Völuspá, dans laquelle la mystérieuse Völva raconte les origines et le destin du monde. Le Silmarillion contient tout le contenu mythique qui permet de mieux comprendre Le Seigneur des Anneaux, d'autant plus que les événements du Silmarillion précèdent chronologiquement ceux du Seigneur des Anneaux et en décrivent les causes en détail. Le lecteur y découvre l'élaboration d'un véritable mythe cosmogonique originel, la présence d'un panthéon — dont les fonctions des divinités ne sont pas toujours complètement élaborées — et une vision de la fonction du « Bien » et du « Mal », qui atteindra son apogée dans Le Seigneur des Anneaux.

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Certains ont voulu voir dans cette dynamique entre deux forces opposées une allégorie — comme celle de la Seconde Guerre mondiale. Tolkien lui-même a rejeté cette interprétation. Il nous semble plus intéressant d'étudier le statut du « Mal » dans l'œuvre de Tolkien à la lumière de la mythologie germanique telle qu'elle est représentée dans l'Edda. Pourquoi spécifiquement la mythologie germanique ? Germaniste, Tolkien connaissait particulièrement bien plusieurs langues germaniques anciennes telles que le vieux norrois, le vieil anglais et le gothique, et a lui-même traduit et commenté plusieurs textes épiques et mythologiques. Sa connaissance des mythes et légendes germaniques était pour le moins très approfondie. Cette tentative d'analyse succincte n'exclut pas l'existence d'autres influences : certains noms dans le Silmarillon semblent notamment être tirés de l'épopée finlandaise Kalevala. Le quenya et le sindarin, langues elfiques créées par Tolkien, sont quant à elles basées sur le finnois et le gallois. Il est difficile de se prononcer de manière catégorique sur les parallèles entre le Silmarillion et le mythe de la création dans le Mahabarata, car on ne sait pas dans quelle mesure Tolkien connaissait le contenu de ce texte. Certains suggèrent que les sept rivières d'Ossiriand seraient inspirées des sapta sindhu, les sept rivières du Rigveda. Quoi qu'il en soit, il est possible de démontrer de manière convaincante que Tolkien a rédigé un mythe de la création, une mythologie et une épopée héroïque à part entière, qui s'inscrivent dans la lignée de la mythologie germanique et indo-européenne au sens large.

Le mythe fondateur

Le problème du « Mal » ne peut être dissocié de l'ensemble de la cosmogonie. Le mythe tolkienien de la création en fournit lui-même l'explication : il ne s'agit pas d'une création comme acte unique émanant d'une divinité unique et toute-puissante. Cette cosmogonie s'inscrit plutôt dans une conception de l'origine telle que l'a formulée Ernst Jünger dans Besuch auf Godenholm[6] : « La création (...) était possible à chaque point où les flammes de l'inétendu éclataient. »

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Dans le Silmarillion, Eru, ou Ilúvatar (illustration) — un nom apparenté à l'allemand Allvater, l'un des nombreux noms d'Odin — crée les Ainur et leur donne trois thèmes musicaux qu'ils doivent élaborer et développer. Ils donnent ainsi forme à Arda, la Terre, et à , le « monde qui est », l'univers.

Ilúvatar ne possède aucune des caractéristiques du dieu jaloux de la Bible ; au contraire, il semble incarner le principe du Devenir. N'envoie-t-il pas ses flammes éternelles à travers l'espace — les flammes de l'inétendu de Jünger —, flammes qui sont à l'origine des mélodies infinies, véritables sculptures musicales ? C'est ainsi que la Terre et l'univers deviennent réalité.

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Les Valar, les dieux de la cosmogonie tolkienienne, sont les meilleurs parmi les Ainur. Ils sont quatorze et leurs fonctions sont multiples. Certains Valar présentent des similitudes avec les dieux de notre panthéon familier : il y a ainsi un dieu de la mer (et des eaux en général). Ils correspondent à des forces de la nature, et l'on pourrait ici utiliser le terme de « religion naturelle », si Tolkien ne semblait pas veiller soigneusement à ne jamais inclure de culte religieux ou de forme quelconque d'eschatologie dans son œuvre.

Les Valar, qui participent au chant éternel des Ainur, représentent en quelque sorte les forces de la nature qui façonnent et refaçonnent sans cesse le visage du monde. Ce chant symbolise le devenir : seuls des éléments créateurs peuvent exister. Un monde sans éléments destructeurs serait statique, incomplet et, en l'absence d'une dimension tragique, totalement inintéressant.

Friedrich Gundolf, membre éminent du cercle de poètes autour de Stefan George, suggère que « les dieux subliment toutes les tensions humaines en forces créatrices ».[7] Ces tensions existent également dans l'œuvre de Tolkien ; elles en constituent même le fondement. Quels sont donc les éléments destructeurs nécessaires pour rendre possibles les tensions créatrices ? Le « Mal », en tant que force opposée au « Bien », apparaît déjà dans l'Ainulindalë, où Tolkien raconte le développement des mélodies par les Ainur.

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Alors que les Ainur et les Valar façonnent le monde et la vie à travers leur musique, Melkor — lui-même un Valar — développe ses propres mélodies, dissonantes et violentes, qui semblent consister en une négation des harmonies créées par les autres Valar. Les mélodies de Melkor s'ajoutent à l'ensemble des mélodies des Valar : à certains moments, les tonalités harmoniques prédominent, non sans difficulté ; à d'autres moments, c'est la musique dissonante de Melkor qui domine.

Cet antagonisme, mais aussi cette alternance entre les deux forces, reflète la lutte entre les dieux et les Titans, entre l'ordre et le chaos, entre la vie et la mort. Les Valar sont ainsi constamment confrontés à la destruction de leur œuvre, voire à leur propre destruction. Les deux forces sont engagées dans une lutte éternelle, dans laquelle aucune des deux ne peut jamais se vanter d'une victoire définitive.

L'eucatastrophe

1362112-1204743065.jpgMais Le Seigneur des Anneaux ne se termine-t-il pas par une eucatastrophe ? Tolkien lui-même mentionne l'eucatastrophe comme l'une des issues possibles dans un essai intitulé On Fairy-stories[8] . La définition qu'il donne à ce terme — dérivé du grec eu et katastrophê — est la suivante : « L'eucatastrophe est le revirement soudain et joyeux [...] une grâce soudaine et miraculeuse, sur laquelle on ne doit jamais compter pour qu'elle se reproduise. »

Dans cet essai, Tolkien décrit comment la structure du conte de fées, notamment à travers l'eucatastrophe, trouve un écho lointain dans l'histoire du salut chrétien. Tolkien, qui a écrit cet essai une dizaine d'années avant de commencer ses récits, relativise lui-même cette notion lorsqu'il affirme que l'eucatastrophe n'est pas la seule fin possible. Cet essai traite des contes de fées en général, et non spécifiquement du Seigneur des Anneaux, dont la rédaction n'a commencé qu'une dizaine d'années plus tard.

Dans l'eschatologie chrétienne, le Mal est définitivement vaincu lors du Jugement dernier, qui marque la fin de l'Histoire (qui, dans la tradition judéo-chrétienne, a commencé avec l'expulsion d'Adam et Ève du Paradis). Si l'œuvre de Tolkien contient des éléments chrétiens, c'est plutôt dans le personnage de Nienna, une déesse (Valar) qui présente certains attributs de Notre-Dame et plus précisément de la Mater dolorosa, à savoir la tristesse, la compassion et la miséricorde.

Cependant, de nombreux indices suggèrent que le « Mal » n'est pas définitivement vaincu à la fin de la grande bataille dans Le Seigneur des Anneaux. Comme le fait remarquer Paul Kocher dans Master of Middle-Earth[9] : « À en juger par les Âges précédents, le Mal reviendra bientôt. »  Lors du dernier conseil avant la bataille, Gandalf, personnage emblématique de l'épopée, déclare que même si Sauron était vaincu et qu'un grand mal était ainsi banni du monde, d'autres se lèveraient.

Par l'intermédiaire de Gandalf, l'auteur relativise davantage l'eucatastrophe, un concept qu'il définit et décrit certes dans un essai, mais dont les perspectives chrétiennes sont finalement absentes tant dans son récit cosmogonique que dans son épopée.

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Histoire cyclique

Le « soleil invaincu » est un autre thème récurrent dans l'œuvre de Tolkien : vers la fin du Seigneur des anneaux, le soleil renaît à l'horizon. Tout cela indique que la vision de l'histoire n'est pas linéaire ici : tant que le soleil se lèvera le matin, les grands midis seront inévitablement suivis de crépuscules. La victoire du soleil sur les ténèbres, de l'ordre sur le chaos, est elle-même de nature cyclique.

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Le risque et le défi sont donc étroitement liés : la lutte entre les peuples libres (the free people) et les autres — les esclaves des ténèbres, porteurs de destruction et de chaos (les Orques, les Nazgûl, etc.) — revêt ici une dimension véritablement cosmique, mythique et intemporelle. On retrouve cette lutte dans la chasse effrénée du Vala Oromë (ill.), un dieu qui ressemble à Odin à plus d'un titre : le martèlement des sabots de son cheval annonce l'aube et chasse les ténèbres, qui réapparaissent immédiatement derrière lui.

La guerre entre Melkor et les Valar est sans fin et de nature cyclique. Selon Mircea Eliade[10] , la notion de temps chez les peuples archaïques ou les sociétés indo-européennes traditionnelles n'est pas vécue de manière linéaire, mais cyclique. Les rites, les mythes et les fêtes reproduisent les actes originels des dieux, des héros ou des ancêtres mythiques et permettent aux participants de revenir à chaque fois à l'époque primitive (illud tempus).

Eliade fait notamment référence à la tradition védique : les kalpas y sont des époques qui se succèdent à l'infini ; le rituel (agnihotra) permet la régénération du cosmos (au sens de l'Ordre). Eliade estime que le renouvellement périodique du pouvoir royal (dans les traditions iranienne et romaine) constitue une variante indo-européenne de la régénération cosmique.

Lutte éternelle

Peut-on alors compter Le Silmarillio parmi la tradition indo-européenne et plus précisément germanique, dont on sait qu'elle fut l'une des principales sources d'inspiration de l'auteur ? L'Edda nous raconte l'histoire des géants qui ont tué le géant primitif Ymir et ont utilisé les différentes parties de son corps pour façonner l'Univers et le Monde, avant d'être bannis aux confins du Monde par les dieux. Les géants se sont sentis humiliés, et c'est ainsi qu'a commencé une guerre sans fin entre les géants — représentants des forces brutes du commencement du monde et du chaos destructeur — et les dieux, symboles de l'ordre.

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Gustav Neckel y voit un élément mythique très ancien et démontre sa présence dans les récits perses, helléniques et celtiques (principalement irlandais). Dans Vom Germanentum[11] , Neckel parle de l'«*ewigen Kampf dieser entgegengesetzten Gewalten*» (lutte éternelle entre ces forces opposées), dans le même contexte que celui que l'on retrouve dans l'œuvre de Tolkien.

La vision du monde des Indo-Européens considère la vie comme une lutte éternelle entre des forces qui s'opposent et qui constituent ensemble le Devenir. Tolkien oppose le monde ensoleillé des forêts et des paysages verdoyants et vallonnés, avec ses sources et sa magie, aux déserts, à la désolation des terres arides couvertes de nuages sombres.

En ce sens, la cosmogonie et la mythologie de Tolkien, qui se déploient autour de ce *Streit der aufbauenden mit den niederreißenden Gewalten* (lutte entre les forces constructrices et destructrices, selon Neckel), sont à la fois crédibles et cohérentes.

Les arbres de Yavanna

Dans Le Silmarillion, Tolkien illustre ce cycle à travers l'histoire des deux arbres de Yavanna. Ces deux arbres sont étroitement liés à la mythologie germanique, et plus particulièrement à Yggdrasil, l'if sacré des Germains. Yavanna, tantôt déesse, tantôt arbre sacré reliant la terre et le ciel, veille sur Laurelin et Telperion, deux arbres qui partagent avec l'if sacré des Germains la notion de fertilité et de croissance, ainsi que la menace de leur destruction.

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Yggdrasil est en effet constamment menacé par un cerf qui broute son feuillage et par des serpents qui rongent ses racines. Grâce à la présence des Nornes du destin, qui vivent sous ces racines, il ne succombera pas aux attaques sans cesse renouvelées avant le Ragnarök. Yggdrasil reflète la condition humaine et celle du monde dans la mythologie germanique.

Les deux arbres sous la protection de Yavanna finiront par périr, empoisonnés par Melkor : leur disparition marquera la fin de l'ère solaire et le début d'une période sombre, qui ne prendra fin que lorsqu'une des précieuses graines de Telperion redeviendra un arbre. Cela ne se produira qu'au moment où un roi légitime, héritier de l'épée de ses ancêtres les plus lointains et divins, aura reconquis le trône ancestral.

Il s'agit bien sûr d'un mythe de régénération, qui n'est pas sans rappeler le cycle arthurien et les récits de la quête du Graal (Chrétien de Troyes, Wolfram von Eschenbach, mais aussi T. S. Eliot dans The Waste Land[12] ). Le rôle de ces arbres sacrés montre à quel point Tolkien nous plonge dans un univers qui nous est familier.

Loki

Quant au personnage de Melkor, lui aussi semble avoir ses homologues du côté germanique. Tout comme les géants, il a été banni de leur demeure par les dieux. Humilié, il ne cesse de penser à se venger. Il existe une parenté tout aussi évidente entre Melkor, qui est particulièrement rusé, et Loki, le dieu germanique du feu, que Felix Genzmer décrit dans Die Edda[13] comme un fauteur de troubles, un instigateur de tous les malheurs qui frappent les dieux.

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Georges Dumézil a consacré une étude approfondie[14] à ce dieu aux multiples facettes. Loki est en effet associé à la ruse et au mensonge. Il est après tout le père de la géante Hel, du serpent Midgard et du loup Fenrir, qui joueront un rôle important dans le Ragnarök. Melkor s'est également forgé une réputation de menteur qui trompe ses victimes par la ruse, la peur, la tromperie et la violence. Les Valar parviennent un jour à le précipiter dans le Néant (nothingness), mais sa place est immédiatement prise par Sauron. Il s'agit clairement d'une fonction essentielle, sinon il n'y aurait eu aucune nécessité de le remplacer.

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Loki a engendré des créatures monstrueuses : Melkor fait de même et forme, à partir d'êtres vivants capturés ou enlevés, des races dégénérées, primitives et laides. Les Orques, son chef-d'œuvre — une race monstrueuse et cruelle — sont en effet une dégénérescence de la noble race des Elfes.

La parenté ainsi établie entre Melkor et Loki soulève une question pertinente: alors que Loki vit parmi les Ases à Asgard, Melkor est banni aux confins du monde. Pourquoi les dieux ne se débarrassent-ils jamais complètement de Loki, qui sera finalement responsable de la mort de Balder, le dieu germanique du soleil — un événement qui annonçait le début du Ragnarök et correspond à l'empoisonnement des arbres sacrés par Melkor ?

Après la mort de Balder, les dieux soumettent Loki à d'horribles tortures. À une autre occasion, lorsque Loki se moqua et insulta les dieux, Thor menaça de lui fracasser le crâne avec son marteau. Dans les deux exemples cités, Loki réussit toutefois à échapper à cette punition.

Il en va de même pour Fenrir : bien qu'Odin sache qu'il sera dévoré par ce loup au moment du Ragnarök, il ne le tue pas, mais l'enchaîne. Thor et un géant réussirent un jour à capturer le serpent Midgard ; eux non plus ne le tuèrent pas, mais le laissèrent au contraire libre dans les profondeurs de l'océan, afin qu'il puisse accomplir sa tâche fatidique lors du Ragnarök.

Dans chacun des cas mentionnés, le représentant du Mal — dans toute sa dimension cosmique — parvient à chaque fois à s'échapper alors qu'il est sous le pouvoir des dieux.

Dans le chapitre du Silmarillion intitulé « De la venue des Elfes et de la captivité de Melkor », les Valar capturent Melkor et lui lient les mains avec une corde magique, qui rappelle les chaînes de Fenrir. Pourtant, en échange de quelques vagues promesses, les Valar ne font rien de mieux que de lui rendre sa liberté.

Quand, bien plus tard, ils parviennent enfin à se débarrasser de lui, un successeur endosse immédiatement le même rôle.

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Melkor, Loki, Fenrir et le Serpent de Midgard ne sont rien d'autre que les adversaires nécessaires, les ennemis qui confèrent aux dieux leur dimension tragique. Ce sont ces adversaires indispensables qui créent les tensions nécessaires à l'élan créateur du monde.

Gustav Neckel voit dans cette tendance à épargner un ennemi qui s'avérera mortel à l'avenir l'expression mythique d'un ordre cosmique nécessaire, car imposé par le Destin. Même si les dieux avaient voulu détruire ces acolytes du Chaos, ils n'y seraient pas parvenus, car, précise Neckel, le destin est scellé.

Paul Kocher remarque que la survie des héros dans Le Seigneur des anneaux dépend de la chance, de la providence et du destin. Certains personnages de cette épopée connaîtront un destin tragique et héroïque et mèneront une vie risquée.

Quête de régénération

Melkor incarne donc plusieurs aspects du Mal, tels qu'ils sont exprimés dans l'Edda. Soulignons tout d'abord la place du Mal dans la cosmogonie germanique et tolkienienne, telle qu'elle est exposée dans l'Ainulindalë, le premier chapitre du Silmarillion. Il existe ensuite des similitudes indéniables entre la fonction de Melkor et celle de Loki au sein de leurs panthéons respectifs. Melkor n'est pas le diable du monothéisme, mais plutôt un démiurge tragique, sans doute apparenté à Loki, voire à Prométhée.

Ce point de vue est diamétralement opposé à la réinterprétation catholique de l'œuvre de Tolkien. Bien qu'il soit incontestable que Tolkien lui-même était catholique, toute trace d'eschatologie chrétienne est absente de son œuvre.

Dans l'œuvre de Tolkien, on ne trouve aucune trace d'une création du monde ex nihilo. Tout tourne autour d'un mythe de la création dans lequel le Devenir prend forme à travers l'harmonie (l'Ordre), la disharmonie (le Chaos) et la lutte éternelle entre les deux. Melkor, comme Ymir dans la cosmogonie germanique, fait partie des êtres qui précèdent les dieux et n'est pas un ange déchu. Melkor, qui est doté de tous les dons, aspire à l'autonomie et à la domination. Il est le créateur du Chaos, comme les Titans et autres géants dans la tradition indo-européenne.

Et ce Chaos, composante indispensable du devenir, en fait partie intégrante. Melkor confère au monde une dimension tragique qui rend possible l'apparition du héros — une notion qui fait défaut au christianisme, qui préfère vénérer les martyrs qui aspirent à une récompense transcendante.

Nous pouvons conclure que la mythologie créée par Tolkien — même s'il était lui-même catholique — n'a pas un caractère théologique, mais véritablement mythologique, caractérisé par la lutte éternelle entre des forces à la fois opposées et complémentaires: l'Ordre et le Chaos, comme dans les mythes de la création de la tradition indo-européenne.

Le Bien et le Mal dans l'œuvre de Tolkien n'ont pas une dimension morale, mais purement ontologique. Le christianisme aspire au salut ; dans le monde de Tolkien, nous assistons à une quête de  régénération, de rétablissement d'un équilibre entre les forces cosmiques. Tout comme dans le Ragnarök, la destruction et la renaissance sont ici indissociables.

Ralf Van den Haute

Notes:

[1] Tolkien, J. R. R. Le Seigneur des anneaux. Londres : George Allen & Unwin, 1955.

[2] Tolkien, J. R. R. Le Silmarillion. Éd. Christopher Tolkien. Londres : George Allen & Unwin, 1977.

[3] Ralf Van den Haute. Indo-European and traditional mythological elements in Tolkien: A comparative study of the pantheon in « The Silmarillion » and « The Edda », Université libre de Bruxelles, 1984.

[4] Tolkien, J. R. R. Le Hobbit ; ou, Aller et retour. Londres : George Allen & Unwin, 1937.

[5] Tolkien, J. R. R. Le Livre des contes perdus. Partie I. Édité par Christopher Tolkien. Londres : George Allen & Unwin, 1983.

[6] Ernst Jünger. Besuch auf Godenholm. Francfort-sur-le-Main : Vittorio Klostermann, 1952

[7] Gundolf, Friedrich. Goethe. Berlin : Georg Bondi, 1916.

[8] Tolkien, J. R. R. « On Fairy-Stories ». Dans Essays Presented to Charles Williams, édité par C. S. Lewis, 38–89. Oxford : Oxford University Press, 1947.

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[9] Kocher, Paul H. Master of Middle-earth: The Fiction of J. R. R. Tolkien. Boston : Houghton Mifflin, 1972.

[10] Eliade, Mircea. Le Mythe de l’éternel retour : Archétypes et répétition. Paris : Gallimard, 1949

[11] Neckel, Gustav. Vom Germanentum : Ausgewählte Aufsätze und Vorträge. Leipzig : Harrassowitz, 1944.

[12] Eliot, T. S. The Waste Land. New York : Boni and Liveright, 1922.

[13] Genzmer, Felix (trad.). Die Edda. Iéna : Eugen Diederichs, 1912-1920.

[14] Dumézil, Georges. Loki. Paris : G. P. Maisonneuve, 1948

mercredi, 19 novembre 2025

Visionnaires dans l'erreur

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Visionnaires dans l'erreur

Par Juan Manuel de Prada

Source: https://noticiasholisticas.com.ar/visionarios-equivocados...

Beaucoup de récits de science-fiction se sont révélés, avec le temps, prophétiques. Leurs auteurs, de véritables visionnaires capables d’apercevoir des réalités qui, à leur époque, pouvaient sembler inconcevables, ont anticipé avec leur imagination ce que le développement scientifique et technologique rendrait possible plusieurs décennies plus tard. C’est le cas, par exemple, de Jules Verne, qui a prédit l’invention d’engins tels que la télévision, le sous-marin ou les vaisseaux spatiaux. Ou celui de Karel Čapek, qui a anticipé la création de machines qui remplaceraient le travail de l’homme, allant jusqu’à usurper sa place dans la société, machines qu’il a nommées « robots ».

Et, pour couronner le tout, l’influence de ces récits spéculatifs a largement dépassé le domaine purement scientifique pour envahir ceux de la politique et de la sociologie, comme c’est le cas, par exemple, avec des auteurs comme George Orwell ou Aldous Huxley, qui ont anticipé de nouvelles formes de tyrannie, avec une surveillance omniprésente, un langage manipulé et un divertissement « immersif » et idiotisant, des délices sur lesquels reposent nos régimes démocratiques merveilleux et opulents.

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Parmi tous les auteurs classiques de science-fiction, c’est peut-être Herbert George Wells (1866-1946) qui a bénéficié de la plus grande reconnaissance littéraire, avec des œuvres emblématiques telles que La Guerre des mondes, La Machine à explorer le temps ou L’Homme invisible; cependant, aucune de ses anticipations ne s’est réalisée.

Un siècle après que Wells les ait imaginées, ses romans restent, en effet, dans son univers de fiction: les hommes n'ont pas voyagé dans le futur, les martiens n’ont pas envahi notre planète, l’invisibilité n’a pas éliminé notre pauvre enveloppe charnelle. Peut-être ma préférée parmi toutes les œuvres de Wells est La Machine à explorer le temps, où son auteur n’a pas encore sombré complètement dans le pessimisme funeste où il finira par s’engluer dans ses dernières œuvres. Le roman contient des réflexions sur certaines des obsessions les plus récurrentes de Wells (le communisme et le darwinisme, en particulier), mêlées à une intention moraliste peut-être trop accentuée, qui met en garde contre la possibilité d’un avenir inhabitable. La division de l’Humanité en deux races opposées (et également déshumanisées), une belle et douce humanité qui habite à la surface de la Terre, une monstrueuse humanité confinée dans un monde souterrain, constitue une allégorie du destin atroce où nous conduisent les différences de classe; et la fin inexorable – nous avertit Wells – d’une Humanité déshumanisée, sans solidarité ni courage, ne sera autre que l’extinction pure et simple.

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Lorsque Wells exploitait sa faculté singulière de rêver (surtout de cauchemarder), il s’avérait un narrateur inégalé dans l’artifice, la technique, la finesse, la force plastique, l’humour, la variété et la pénétration intellectuelle, bien que sa conception manichéenne de l’univers l’incline toujours à la désespérance, malgré ses proclamations progressistes (ou peut-être justement pour cela).

En revanche, lorsqu’il essayait d’écrire des livres avec des programmes rigoureusement charpentés pour réformer le monde et créer des paradis sur terre (une manie messianique qui s’est approfondie au fur et à mesure qu'il vieillissait), ses livres devenaient de véritables boulets, aussi prolixes que grotesques; souvent contradictoires, mais toujours unis dans sa haine implacable contre le christianisme.

Homme d’origine modeste, de santé robuste, avec une vie sentimentale tumultueuse et des habitudes de travail très disciplinées, moitié communiste, moitié socialiste, mais toujours très anglais et obstinément antireligieux, Wells a évolué, passant de l’euphorie optimiste de sa jeunesse, propre à celui qui croit pouvoir réparer le monde en un clin d’œil, jusqu’au désespoir amer de ses dernières œuvres, où il déclare sans ambiguïté que l’espèce humaine va droit dans le mur, qu’il n’y a pas de sortie possible à cette impasse dans laquelle l’Humanité est entrée, que Homo sapiens a épuisé son cycle et qu’un autre animal devrait venir prendre le relais, suivant les lois du darwinisme.

Les anticipations littéraires de Wells ne se sont pas réalisées; cependant, en ce qui concerne les voyages dans le temps, on pourrait toujours soutenir que notre vie est un voyage constant à la vitesse d’une heure par heure. Mais que Wells n’ait pas démontré dans ses romans la prescience – prenons Verne comme exemple – ne diminue en rien leur valeur littéraire. Au contraire, ses visions politiques sur l’avenir et ses délires darwinistes nous paraissent aujourd’hui, en plus d’être ennuyeuses, complètement erronées (d’où le fait que plus personne ne les lit). Lorsque l’on professe des idées erronées ou délirantes, il vaut mieux se consacrer à une littérature pure et agréable.

jeudi, 06 novembre 2025

James Joyce à Zurich

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James Joyce à Zurich

La plus grande ville suisse a été un lieu important dans la vie de l’écrivain irlandais, à la fois comme lieu de création et comme refuge, ainsi que celui où il est décédé.

Duarte Branquinho

Source: https://sol.sapo.pt/2025/11/05/james-joyce-em-zurique/     

Comme son nom l’indique, la Bahnhofstrasse est l’avenue qui relie la gare centrale de Zurich au lac. Je l’ai parcourue tant de fois qu’elle est devenue une routine et a élevé mes exigences en matière de propreté urbaine. Aujourd’hui, je jette un regard oblique et laisse échapper une exclamation spenglerienne en voyant la moindre négligence, comme un rare mégot sur le sol. C’est ironique, car dans ma Lisbonne natale, j’ignore de telles traces laissées par les fumeurs, comme si elles faisaient partie du paysage. C’est la preuve que les lieux s’ancrent en nous…

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Cependant, je me souviens avoir admiré la propreté impeccable de cette avenue et noté que cela restait fidèle au commentaire de James Joyce: «Si vous renversiez de la soupe sur la Bahnhofstrasse, vous pourriez la manger directement du sol, sans cuillère».

L’écrivain irlandais, figure centrale du modernisme, a passé une grande partie de sa vie itinérante à Zurich, qu’il fréquentait souvent, et c’est ici qu’il a écrit une grande partie de son oeuvre monumentale Ulysse. Cette œuvre maîtresse fut une de mes lectures précoces car elle se trouvait dans la bibliothèque de mes parents et, interpellé par sa difficulté, je n’y reviendrai que bien plus tard, lors d’un voyage à Dublin, où j’ai suivi ses pas. Déjà à Zurich, malgré l’importance que la ville eut dans la vie et l’œuvre de l’auteur, je n’ai jamais fait de parcours complet et réfléchi, peut-être parce que je me sentais « chez moi », mais je l’ai finalement fait en plusieurs moments séparés.

Dans le bâtiment de l’Universitätsstrasse où Joyce a vécu en 1918, il y a une plaque indicatrice, discrète, mais l’écrivain irlandais a eu plusieurs résidences à Zurich, et il est difficile de suivre sa trace.

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Il y a quelques années, je suis allé au James Joyce Pub, dans la Pelikanstrasse, et j’ai aimé la décoration (photo). L’établissement existe depuis 1978 et, bien sûr, l’auteur qui lui donne son nom n’y a jamais mis les pieds. Plus tard, j’ai appris que l’intérieur de style victorien provenait de l'Antique Bar de l’hôtel Jury’s à Dublin, qui a été installé ici après avoir été acheté par une banque suisse. Finalement, il y avait un lien avec l’écrivain irlandais, car Joyce fréquentait l’Antique et l’a mentionné dans son œuvre.

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Y avait-il encore d’autres établissements fréquentés par Joyce ? La réponse était évidente: un lieu central où je passe si souvent. Le Café Bar Odeon est un classique de Zurich, ouvert en 1911, dans le style Art Nouveau, qui a vu passer écrivains, poètes, peintres, musiciens, politiciens, scientifiques, car c’était un point de rencontre en ville. Parmi les noms les plus connus qui y sont venus, on compte Stefan Zweig, Somerset Maugham, Hermann Hesse ou James Joyce. Mais aussi Arturo Toscanini, Albert Einstein, Lénine et Benito Mussolini. Ici, se rassemblaient les dadaïstes, et au premier étage, Mata Hari s’est produite, deux ans avant d’être exécutée en France pour espionnage. Aujourd’hui, c’est un lieu historique mais vivant, dont le charme résiste au passage du temps.

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James Joyce est retourné à Zurich en 1940 et y a trouvé, l’année suivante, son dernier repos. En mars de cette année, j’ai finalement décidé de visiter la tombe de Joyce, un Ehrengrab, située au fond du couloir central du cimetière de Fluntern, où sont aussi enterrés sa femme Nora, son fils Giorgio et sa femme Asta. Il ne manque que sa fille, Lucia Joyce, qui a été diagnostiquée schizophrène et a été une patiente de C. G. Jung, et qui a été internée au Burghölzi, mais a été transférée dans un hôpital à Northampton, la ville où elle est décédée et où elle repose. L’endroit est discret et parfaitement entretenu, et la statue de Joyce, œuvre de Milton Hebald, nous regarde détendue, tandis qu’il fait une pause de lecture et de cigarette…

vendredi, 10 janvier 2025

Les prophéties inutiles d'Orwell, écrivain ostracisé et oublié

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Les prophéties inutiles d'Orwell, écrivain ostracisé et oublié

La vengeance de l'histoire frappe l'écrivain anglo-saxon. Ou plutôt Nemo propheta in patria

par Gianfranco de Turris

Source: https://www.barbadillo.it/117276-il-punto-di-g-deturris-l...

George Orwell, né Eric Blair (1903-1950), est le journaliste et écrivain dont on se souviendra toujours pour avoir mis en garde ses compatriotes et l'Occident tout entier contre la dictature de la pensée mise en œuvre aussi, et peut-être surtout, par la dictature des mots et contre une pseudo-démocratie fondée uniquement sur les apparences. On pense à ses deux romans les plus célèbres, du moins ceux dont on se souvient le plus aujourd'hui dans l'ensemble de sa vaste production: La Ferme des animaux de 1943 où la phrase des cochons adressée aux autres bêtes est devenue immortelle: « tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que d'autres » ; et 1984, publié en 1948 et dont le scénario semble maintenant avoir été réalisé en 2024, c'est-à-dire 40 ans après la date qu'il avait prévue, parce que celui-là même qui a indiqué comment, dans les faits concrets, dans la préservation de la mémoire et du souvenir, dans l'utilisation précise du papier imprimé, se jouait le destin de l'humanité, aujourd'hui, au lieu de 2018, comme l'a rappelé le Corriere della Sera le 27 août 2024, toutes ses archives ont été dispersées...

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Qu'est-ce que cela signifie ? Cela signifie qu'une grande maison d'édition, ayant acheté celle qui avait imprimé ses livres jusqu'à sa mort, a décidé, pour des raisons triviales, celles d'un manque d'espace, de céder certaines archives et parmi elles, par coïncidence, précisément celle d'Orwell, qui n'est certainement pas un auteur mineur et inconnu, et par conséquent tout ce qu'elles contenaient, des textes originaux aux brouillons, notes, correspondance, etc., tout, vraiment tout, a été dispersé, non pas rassemblé en un seul endroit, mais éparpillé chez des particuliers, dans des librairies, des bibliothèques, tout simplement parce que la personne qui devait effectuer ce déménagement avait décidé de le donner à quelqu'un et avait exigé la somme exorbitante d'un million de livres sterling. N'ayant pas pu l'obtenir, au lieu de négocier, il a réparti le matériel des archives Orwell entre de nombreuses personnes, de sorte qu'e l'écrivain a été touché précisément là où il était le plus typique et le plus caractéristique.

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À ce stade, on ne peut manquer de rappeler la figure de Big Brother immortalisée dans 1984. Le titre italien dérive de la traduction littérale de l'anglais Big Brother, qui signifie simplement "grand frère", celui qui nous aide sur le chemin, celui qui nous vient en aide dans les moments difficiles, ce qui, dans la version italienne, n'est pas immédiatement évident et que l'on peut comprendre en partie en pensant que l'écrivain a choisi cette définition en contraste - et c'était peut-être le cas - avec le terme Little Father (petit père) attribué à Staline et, avant lui, au tsar.

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Or, le personnage principal de 1984, Winston Smith, travaille au ministère de la Vérité, chargé de mettre à jour, ou plutôt d'adapter, les livres, dictionnaires et encyclopédies à l'évolution de la situation politique et historique du moment, en supprimant des noms et des faits et en en ajoutant d'autres, ce qui est typique des dictatures de la pensée qui veulent faire oublier certaines choses et n'en retenir que d'autres, selon un autre principe immortel: celui qui contrôle le passé contrôle le présent, et celui qui contrôle le présent contrôle l'avenir.

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En outre, l'écrivain a eu l'idée d'ajouter en annexe à son roman un petit essai consacré aux Principes de la novlangue, celui sur lequel il s'est appuyé pour démontrer comment une dictature pouvait exister en influençant simplement les mots, un essai qu'un éditeur intelligent et clairvoyant devrait décider de republier sous une forme autonome avec un appareil critique et topique adéquat.

Le néo-langage, ou novlangue, est le langage grâce auquel on peut dire tout et le contraire de tout sans être illogique ou contradictoire: pour donner un exemple, la guerre signifie la paix (et vice versa). Et n'est-ce pas ce qui se passe aujourd'hui où certains mots doivent être utilisés d'une certaine manière et d'autres ne peuvent pas l'être, voire sont absolument interdits, où Big Brother s'appelle aujourd'hui Politically Correct, conçu et imposé par l'élite académique américaine et qui s'est ensuite répandu comme une traînée de poudre et est devenu une sorte de sens commun artificiel grâce aux intellectuels et aux médias, jusqu'à arriver à la récente culture woke, qui signifie "réveille-toi !". Bien sûr, se réveiller, ouvrir les yeux, se réaliser jusqu'à s'exprimer avec l'infâme cancel culture, qui veut effacer tout ce qui ne correspond pas aux critères du Politically Correct, jusqu'à détruire des monuments, abattre des statues, interdire des livres.

Et nous sommes au cœur du problème, car d'un César monocratique et autoritaire qui impose sa volonté et ses goûts à ses sujets, bref, de Big Brother comme on l'entend communément, nous sommes passés à un César démocratique à mille têtes qui voudrait dicter sa loi à tout le monde dans un mélange frémissant de politiquement correct et de respectabilité/de bien-pensance. Et même cette bonne nouvelle nous vient d'Amérique, où, souvenez-vous, il y a quelque temps, une enseignante d'histoire de l'art a été renvoyée de son école à cause des protestations des familles des élèves à qui elle avait osé montrer, la pauvre, l'image du David de Michel-Ange ! Heureusement, le maire de Florence l'a invitée à visiter la ville...

La nouvelle est à lire dans Il Giornale du 8 octobre 2024 où Alessandro Gnocchi raconte comment le PEN Club a publié un dossier sur les « livres interdits » aux Etats-Unis, ceux qui passent pour tels dans le pays des libertés démocratiques par excellence. Il y en a pas moins de dix mille (10.000) qui ne peuvent pas être inclus dans les bibliothèques de l'enseignement public, les écoles, les foires du livre, etc. Des Etats comme la Floride, l'Iowa, le Wisconsin se distinguent par leur législation restrictive, une tendance à la censure (c'est le cas de le dire) qui s'est intensifiée au cours des cinq dernières années.

4d8861e9-aaa4-41fb-86c4-c1e38f3c1538-4086231416.jpgLa liste des auteurs et/ou des livres est vraiment impressionnante : Toni Morrison, Chuck Palahniuk, Bret Easton Ellis, Ranson Riggs, Danielle Steel, Jodi Piccoult, Sally Rooney, Margaret Atwood, George R. R. Martin, John Grisham, Alice Walker, mais aussi Stephen King, Kurt Vonnegut, Agatha Christie et Philip K. Dick avec les plus célèbres romans du monde. Dick avec le désormais célèbre Blade Runner, ainsi que de nombreux « classiques » non spécifiques qu'il serait important de connaître afin de mieux comprendre les critères selon lesquels ils sont eux aussi considérés comme « interdits », et enfin, et c'est ce qui nous intéresse ici, George Orwell avec 1984, c'est-à-dire l'œuvre la plus célèbre et la plus significative qui a dénoncé cette « dictature de la pensée » et c'est peut-être précisément pour cette raison qu'elle est censurée ! S'agit-il ou non d'un némesis de l'histoire contre l'écrivain anglais ?

Derrière tout cela, autant qu'on puisse en déduire, se cachent une respectabilité et une bigoterie pures et simples, typiques d'un certain provincialisme du « Sud profond », mais manifestement, dans l'Amérique d'aujourd'hui, beaucoup plus répandues qu'on ne le pense, comme le prouve aussi le fait que parmi les ouvrages interdits figurent deux livres d'un historien de l'art italien, Federico Zeri, avec un essai sur les nus de Michel-Ange et un autre sur la peinture d'Edward Munch. Incroyable mais vrai, et il serait intéressant de connaître les raisons de l'ostracisme à l'encontre de ce dernier : pourquoi Le Cri interpelle-t-il autant ? tandis que pour le premier essai, il suffit de rappeler l'histoire du professeur dont la mésaventure a été racontée plus haut... Pure bigoterie d'une certaine Amérique pas si « profonde »...

La cancel culture ne fait donc pas seulement partie du mouvement woke, elle est devenue pratiquement « institutionnelle »: de la démolition des monuments, on est passé à la démolition de la pensée. Sans paradoxe, on peut supposer qu'au XXIe siècle, il n'y a pas beaucoup de différence entre les États-Unis et l'ex-Union soviétique en termes de liberté d'expression des idées, comme l'avait prophétisé Julius Evola dans les années 1930. Et comme le pauvre George Orwell, aujourd'hui ostracisé, nous avait prévenu en vain....

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Dans l'état actuel des choses aux États-Unis, nous ne voudrions pas qu'il soit si paradoxal ou absurde que, même dans la nation des libertés par excellence, un ministère de la répression du vice et de la promotion de la vertu puisse être créé, comme dans l'Iran des ayatollahs, et que, d'autre part, nous arrivions à la société décrite dans Fahrenheit 451 de Ray Bradbury il y a 70 ans, mais toujours aussi pertinente aujourd'hui, où les pompiers n'éteignent pas les incendies, mais les allument... tout compte fait ! Coupable de dire des choses trop différentes les unes des autres au risque d'embrouiller les pauvres lecteurs, comme l'explique le chef des pompiers à un jeune préposé perplexe.

Malheureusement, la culture de l'annulation est fondamentalement similaire….

Chesterton et Borges

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Chesterton et Borges

Par Juan Manuel de Prada

Source: https://noticiasholisticas.com.ar/chesterton-y-borges-por...

Un siècle et demi après sa naissance, les œuvres de Gilbert Keith Chesterton sont encore régulièrement réimprimées et sa figure fait l'objet d'un « culte » croissant. Il est en effet paradoxal (mais un écrivain aussi doué pour le paradoxe que Chesterton ne pouvait avoir d'autre destin) qu'une époque qui s'acharne à ne pas croire tout ce en quoi Chesterton croyait avec ferveur s'acharne également à vénérer Chesterton. Car le scepticisme terminal et putrescent de notre époque n'a pu venir à bout du talent foisonnant du créateur du Père Brown, avec sa tonne de bon sens, avec la bonne santé rugissante de son argumentation et la splendeur de son style, qui débordait sur tous les genres.

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Chesterton, qui dans ses dernières années était un auteur de plus en plus vilipendé par ses compatriotes, a néanmoins joui en Espagne et dans d'autres pays catholiques d'une popularité qui s'est prolongée tout au long des années 1940 et 1950. Mais dans la seconde moitié du siècle dernier (alors que les pays catholiques devenaient « protestants »), un manteau d'opprobre s'est abattu sur Chesterton, en raison de ses opinions « réactionnaires » (c'est-à-dire clairvoyantes et très sages) sur la démocratie, le progressisme, l'évolutionnisme, le féminisme et les autres « ismes » émétiques en circulation. Même son plus fervent et prestigieux défenseur, Jorge Luis Borges, n'échappe pas au rejet général de la pensée de Chesterton dans le progressisme environnemental ; et déjà, lorsqu'il écrit sa nécrologie dans la revue « Sur », il prend ses distances avec les positions de son maître (« Aucun des attraits du christianisme ne peut rivaliser avec son invraisemblance débridée »), affirmant que Chesterton est ce qu'il est en dépit de son catholicisme, et non grâce à lui.

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Borges affirmera également que « l'intérêt qu'elles [les croyances de Chesterton] suscitent est limité ; supposer qu'elles l'épuisent, c'est oublier qu'un credo est l'aboutissement ultime d'une série de processus mentaux et émotionnels ». Mais il s'avère que pour Chesterton, le credo était quelque chose de bien plus important qu'une « série de processus mentaux et émotionnels ». Il était le carburant de toute sa littérature, qui s'attachait à éclairer les mystères de la foi, non pas à la manière sèche de tant d'apologistes étouffants, mais à la manière jonglée d'un artiste de cirque, de sorte que les dogmes sont mis sous nos yeux pour faire des sauts périlleux et faire semblant d'être ivres, nous faisant rire presque sans que nous nous en apercevions, comme le ferait un gentleman en pyjama et en chapeau melon. Borges n'a jamais compris quelque chose d'aussi élémentaire, et il a eu beau lire, citer et traduire Chesterton, imiter son humour polémique et la belle « clarté latine » de son style paradoxal, il a toujours insisté pour construire un Chesterton à sa mesure, allégé ou « purifié » des aspects de sa pensée qu'il jugeait inintelligibles ou qu'il rejetait (n'oublions pas que, pour Borges, « l'idée d'un être parfait, omnipotent, tout-puissant est l'ultime création de la littérature fantastique »).

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Ainsi, toutes les lectures de Chesterton par Borges sont boiteuses, hémiplégiques, souvent grotesques, quand elles ne sont pas carrément idiotes. C'est le cas, par exemple, lorsqu'il présente « Le nommé Jeudi » comme une fantaisie à mi-chemin entre Lewis Carroll et Franz Kafka, en ignorant la thèse théologique que le livre cache dans ses pages. Car « Le nommé Jeudi » est avant tout une très belle fable sur les mystères de la souffrance, le libre arbitre et le problème du mal, qui sont après tout les mêmes questions que celles que l'on trouve dans le Livre de Job ; seul le traitement chestertonien est totalement nouveau. Pour un lecteur non averti, « Le nommé Jeudi » peut sembler être une diatribe contre l'anarchisme ; mais Chesterton ne dirige pas ses fléchettes contre la désobéissance aux gouvernements, mais contre le « non serviam » transformé en un « vaste mouvement philosophique qui annonce toujours un âge futur de béatitude ».

En fin de compte, Borges faisait partie de ce vaste mouvement philosophique ; c'est pourquoi, bien qu'il ait toujours écrit sous l'« influence notoire » de Chesterton, il n'a jamais pu pénétrer l'homme qui palpitait dans l'éclat de son écriture, en qui s'amalgamaient - comme l'a écrit Leonardo Castellani - « la sagesse du vieillard, la raison de l'homme, la combativité du jeune homme, la pétulance du garçon, le rire de l'enfant et le regard étonné et sérieux du nourrisson ». Et tous ces vêtements apparaissent dans ses écrits, qui exercent une influence vitale sur ses lecteurs. Car l'influence de Chesterton n'est pas seulement (contrairement à celle de Borges) intellectuelle ou esthétique ; Chesterton est aussi un « maître à penser » qui façonne notre pensée et nous apprend à vivre.

Je crois que c'est finalement la raison ultime de la pertinence de Chesterton, un siècle et demi après sa naissance ; une pertinence de la même nature que celle d'autres auteurs comme Cervantès ou Dostoïevski qui, en plus de nous donner un plaisir littéraire, nous façonnent intérieurement ; une pertinence que Borges ne pourra jamais avoir, même s'il est l'écrivain espagnol le plus techniquement parfait de tout le vingtième siècle. C'est sans doute une magnifique ironie que Dieu ait choisi Borges comme sauveur de Chesterton, sans lui permettre de pénétrer la raison ultime de sa valeur, tout comme il a choisi Moïse comme guide vers la terre promise, sans lui permettre d'y mettre les pieds. Car Dieu est un ironiste aussi paradoxal et éblouissant que Chesterton lui-même.

 

jeudi, 05 décembre 2024

Le dernier safari et les fourmis blanches

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Le dernier safari et les fourmis blanches

Nicolas Bonnal

Henry Hathaway est le dernier cinéaste de l’âge d’or hollywoodien qui ait survécu aux années soixante. Pendant que le royal trio des westerns (voyez mon livre) composé de Hawks, Ford et Wash s’étiole et s’absente, Hathaway tient bon. Il tient grâce à John Wayne et aussi à Stewart Granger et aussi grâce à la violence, qui devient son terreau d’inspiration. Les quatre fils de Kathy Elder sont par ailleurs un chef-d’œuvre mythologique et tragique.

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Le septuagénaire Hathaway (photo) se permit même un film d’auteur où il régla discrètement ses comptes avec le monde moderne. Comme toujours on découvre ce genre de film par hasard : c’est le Dernier Safari (1967), avec le royal Stewart Granger toujours, qui honore son statut de star vieillissante. Le film s’ouvre par une dénonciation du devenir-touriste du monde des chasseurs. On croirait du Guy Debord. Tiens, relisons-le :

« Sous-produit de la circulation des marchandises, la circulation humaine considérée comme une consommation, le tourisme, se ramène fondamentalement au loisir d'aller voir ce qui est devenu banal. L'aménagement économique de la fréquentation de lieux différents est déjà par lui-même la garanti de leur équivalence. La même modernisation qui a retiré du voyage le temps, lui a aussi retiré la réalité de l'espace. »

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Le livre de Gerald Hanley, anar de droite à l’anglaise, avait été édité par ma noble amie Simone Gallimard (voyez mon Céline) au Mercure de France. C’était quand on pouvait résister et le dire, au début des années soixante, avant qu’il ne devînt interdit d’interdire…

En bon homme de droite Hanley en a marre de la race blanche consommatrice et humanitaire :

« Il avait cinquante-sept ans mais ne s'inquiétait toujours pas des approches de l'âge. Il n'éprouvait toujours aucun des symptômes qui annoncent celui-ci. Il pouvait encore toujours abattre une bête avec la même rapidité, la même aisance qu'à ses débuts, trente ans plus tôt. Haïsseur de la civilisation, des endroits comme Nairobi, Mombasa, Aroucha, Dar Es Salam le mettaient hors de lui. Ceux-là et tous les autres où les « Hommes-Fourmis » avaient construit leurs rangées de bâtiments en ciment armé, et leurs cinémas, leurs boutiques... »

C’est quoi cet homme-fourmi alors ?

« Les « Hommes-Fourmis », c'étaient tous ceux qui achètent et vendent jusqu'au jour de leur mort où on les met au cimetière, en rangées, parmi les autres « Hommes-Fourmis » morts avant eux. Les seuls indigènes qu'ils connaissent, les « Hommes-Fourmis », ce sont leurs cuisiniers, bien que peu d'entre eux soient même capables de leur parler seulement. »

On se rapproche presque du Julius Evola de la Fin, de celui des guides de survie façon tigre, arc et massue...

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Notre anar de droite british façon Gabin (revoyez la Horse) ne peut parler avec ses contemporains :

« Au bout de deux jours à Nairobi, il en venait toujours à se quereller avec les « Hommes-Fourmis ». Il ne pouvait garder son calme quand il les entendait, dans les bars, parler de choses dont ils ignoraient tout. »

Le meilleur gibier à abattre pour un anar de droite c’est la gent féminine... Hanley ajoute :

« …il était patient et il avait appris à supporter beaucoup de choses. Il détestait les femmes blanches et ne craignait pas d'affirmer que si jamais il se mariait, ce serait avec une « garce de négresse, qui elle au moins n'aurait pas d'idées au sujet de l'émancipation ». Il n'avait jamais emmené une femme en safari depuis une première et unique expérience où il était tombé sur une femme qui lui avait reproché de ne pas se raser et de porter des vêtements tachés et déchirés. C'était une de ces femmes qui ont de bonnes intentions, elle voulait qu'il eût bon aspect, parce qu'elle l'avait admiré. »

Hanley oublie que les films d’aventure servent quand même à faire coucher les guides et les riches femmes qui partent à la recherche de leur mari perdu : on pense à Deborah Kerr toujours avec Stewart Granger (le premier Quatermain, celui de l’étonnant Marton), à Out of Africa (un résumé de ce qu’il ne faut pas faire dans la vie, ce film) ou à la Vallée des rois de Pirosh avec l’impeccable Robert Taylor. Après le genre présumé raciste (et il l’est) passera de mode – et comme les girafes finissent électrocutées au Kenya, fin géographique du monde oblige…

Mais il n’oublie pas de régler ses comptes avec l’homme blanc humanitaire, bourré de fric et donneur de leçons :

« Vous ne vivez pas ici. Vous êtes un Américain embarqué en trombe dans un voyage, et vous vous mettez à prononcer des sermons sur les Droits de l'Homme. Moi, il faut gue je vive ici. Je n'ai pas envie d'entendre vos opinions sur les Droits de l’Homme. Il fonça, tête baissée, emporté par la véhémence de ce qu'il avait à dire :

-Si vous voulez être un missionnaire, si vous voulez faire quelque chose pour les opprimés, alors retournez en Amérique, combattre pour que vos nègres aient le droit d'être Américains.

Mais vous avez un sacré culot de venir ici et de tout bousculer sous prétexte que vous représentez la Démocratie. Je ne le supporterai pas, non, je ne le supporterai pas. »

Quand vous serez de retour en Amérique, mon vieux, au milieu des Hommes-Fourmis, vous regretterez de ne plus être là. Evidemment, on ne peut pas faire tout le temps ce que vous êtes en train d'essayer de faire aujourd'hui. Il faut y aller doucement, un petit peu à la fois, pour durer. Oui, je laisserai mes os en Afrique, sous n'importe quel rocher et ces saloperies d'hyènes viendront me bouffer. D'accord. Mais j'aime mieux ça que d'être enterré dans un de vos cimetières au milieu de longues rangées d'autres corniauds. »

Cette histoire de cimetière me rappelle un cas personnel, le mien : je suis allé une dernière fois au cimetière de Pantin et je n’ai pas retrouvé la tombe de ma grand-mère ; et une dernière fois au Père-Lachaise en 2014 je crois, et je n’ai pas trouvé la tombe de Serge de Beketch.

Lui aussi commençait à en avoir marre de ces blancs consommateurs humanitaires qu’il avait défendus toute sa vie. Hollywood avait encore raison, revoyez l’invasion des profanateurs de sépulture. Les blancs c’est des légumes (Don Siegel).

On les a remplacés DEPUIS LONGTEMPS.

Sources :

https://www.etsy.com/fr/listing/1157203690/le-dernier-saf...

https://ok.ru/video/914848156212

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mardi, 15 octobre 2024

Chesterton et la conspiration fantastique (1908)

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Chesterton et la conspiration fantastique (1908)

Nicolas Bonnal

Je suis très heureux de préfacer Chesterton traduit en ukrainien par ma femme. C’est un beau cadeau qu’elle fait au public ukrainien car le livre de Chesterton est un des plus importants pour comprendre le monde moderne. En outre, je peux ainsi me corriger. Dans mon livre sur « les grands écrivains et la théorie de la conspiration », j’ai été incapable de consacrer un chapitre à Chesterton et à son Nommé Jeudi, un des livres les plus fantastiques et compliqués du monde.

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Pourtant, cela parle bien crânement d’une conspiration, et de la conspiration mondialiste et capitaliste, appuyée par les intellectuels dégénérés, conspiration à laquelle nous assistons maintenant et qui provient d’Occident, en particulier des pays anglo-saxons, à la fois élitistes et nihilistes, capitalistes et progressistes. Sont-ils le siège ou la source de cette subversion ? C’est un autre problème...

L’originalité de Chesterton est qu’il décrit une lutte menée par un homme étonnant, un poète réactionnaire. Présenter son personnage comme un « réac » et comme un poète, c’est déjà phénoménal, au sens étymologique. Cette lutte n’est pas chrétienne du reste : on est dans un registre cauchemardesque, fantastique, et on doute de toutes les réalités, on se demande même s’il y en a une, s’il y en eut une, si le destin de l’homme n’est pas de chuter de cauchemar en cauchemar, comme Alice dans son puits de sciences incertaines. « Gabriel Syme n’était pas simplement un policier déguisé en poète : c’était vraiment un poète qui s’était fait détective. Il n’y avait pas trace d’hypocrisie dans sa haine de l’anarchie. Il était un de ceux que la stupéfiante folie de la plupart des révolutionnaires amène à un conservatisme excessif. Ce n’était pas la tradition qui l’y avait amené. Son amour des convenances avait été spontané et soudain. Il tenait pour l’ordre établi par rébellion contre la rébellion. »

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Chesterton commet l’irréparable : il représente son héros comme un homme de droite, attaché sinon à des valeurs traditionnelles, sinon au monde qui existe et que nos milliardaires (cf. Guénon dans Le Règne de la Quantité) veulent dissoudre. On est à l’époque déjà fameuse des 300 qui dirigent le monde, 300 dont a parlé le président d’AEG Rathenau (qui était aussi essayiste) et qui allaient encadrer un siècle durant la désintégration de l’Occident/agent oxydant et la mondialisation totalitaire qui émerge définitivement avec le règne informatique (Chesterton parle comme Thoreau ou Dostoïevski du télégraphe et du chemin de fer – voyez Walden ou même L’Idiot). Mais la Geste chevaleresque de Syme sera limitée : « Entouré qu’il était depuis son enfance par toutes les formes possibles de la révolte, il était fatal que Gabriel se révoltât aussi contre quelque chose ou en faveur de quelque chose. C’est ce qu’il fit en faveur du bon sens, ou du sens commun. Mais il avait dans ses veines trop de sang fanatique pour que sa conception du sens commun fût tout à fait sensée. »

Le monde ne serait-il passez réel pour être sauvé des conspirateurs ?

Très intéressant Syme va se retrouver avec des policiers politiques, des agents secrets comme on dit (Chesterton avait-il prévu l’extension du pouvoir étatique ?) qui ont noyauté l’organisation de Dimanche, le milliardaire surhumain et nietzschéen, modèle de Blofeld qui tient l’Organisation. Et cette police est intellectuelle.

« — Être des vôtres ! demanda Syme, et pour quoi ?

— Je vais vous dire… Voici la situation. Depuis longtemps le chef de notre Division, l’un des plus fameux détectives d’Europe, estime qu’une conspiration intellectuelle, purement intellectuelle [souligné par nous, NB], ne tardera pas à menacer l’existence même de la civilisation : la Science et l’Art ont entrepris une silencieuse croisade contre la Famille et l’État. C’est pourquoi il a créé un corps spécial de ‘’policemen-philosophes’’. Leur rôle est de surveiller les initiateurs de cette conspiration, de les surveiller non seulement par les moyens dont nous disposons pour réprimer les crimes, mais de les surveiller et de les combattre aussi par la polémique, par la controverse. Je suis, pour mon compte, un démocrate, et je sais très bien quel est, dans le peuple, le niveau normal du courage et de la vertu. Mais il serait peu prudent de confier à des ‘’policemen’’ ordinaires des recherches qui constituent une chasse aux hérésies. »

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En réalité, Chesterton reconnaît implicitement ici le génie du Moyen Age : on chassait les idées et les œuvres car elles allaient détruire la société !  La démocratie libérale occidentale aura tout laissé faire : voir la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques à Paris. La mission de l’art est de bousiller la société et l’art – et la religion.

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Tolstoï le remarque dans son excellent et réactionnaire essai sur l’art publié à la même époque. Il accuse Wagner, les poètes français, les écrivains symbolistes, la peinture impressionniste et postérieure : on est déjà dans un monde bousillé et c’est en cela que le jeune Chesterton rejoint le Maître (qui a quarante-six ans de plus que lui). Le monde va devenir fantastique et expressionniste, presque au sens cinématographique (Jeudi est d’ailleurs un roman cinématographique, très visuel, schématique et dialogué) ; si on ne l’a pas plus adapté, c’est à cause de son contenu trop politiquement incorrect. Hitchcock a adapté « Les Trente-neuf marches » de John Buchan, mais en les mutilant. 

*

La vision de Chesterton (la police noyautant la communauté terroriste) deviendra une constatation chez Guy Debord : « Mais l’ambition la plus haute du spectaculaire intégré, c’est encore que les agents secrets deviennent des révolutionnaires, et que les révolutionnaires deviennent des agents secrets (Commentaires). »

Le mystérieux homme en bleu explique à Syme le rôle subtil de la police intellectuelle (nouvelle inquisition, mais en position de faiblesse cette fois, socialement et politiquement, et même spirituellement, car le monde terrestre n’est objectivement plus chrétien, il est livré aux forces).  « — Le rôle du ‘’policeman philosophe’’, répondit l’homme en bleu, exige plus de hardiesse et de subtilité que celui du détective vulgaire. Celui-ci va dans les cabarets borgnes arrêter les voleurs. Nous nous rendons aux ‘’thés artistiques’’ pour y dénicher les pessimistes. Le détective vulgaire découvre, en consultant un grand livre, qu’un crime a été commis. Nous, nous diagnostiquons, en lisant un recueil de sonnets, qu’un crime va être commis. Notre mission est de monter jusqu’aux origines de ces épouvantables pensées qui inspirent le fanatisme intellectuel et finissent par pousser les hommes au crime intellectuel. »

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Chose importante, Syme [le nommé Jeudi] va comprendre que les anarchistes, les rebelles, les destructeurs ne sont pas les pauvres (aucune peur de l’égalitarisme chez Chesterton, qui est un populiste forcené, un admirateur éperdu de l’homme de la rue) mais les riches et les privilégiés. Dans Le Talon de fer toujours publié à la même époque, Jack London dénonce l’intervention des milliardaires humanitaires qui veulent faire le bien à n’importe quel prix. Et le petit romancier Gustave Le Rouge dénonce la conspiration des milliardaires américains dans un triple volume. On est à l’époque ou Bernanos dénonce « le trust des trusts » qui va bouffer le monde, mélange de Black Rock et de Google. Mais ce trust, et tous les grands écrivains le savent, fusionne avec l’Etat. Il est inepte déjà d’opposer socialisme et libéralisme. Les deux ne font plus qu’un depuis longtemps.

Chesterton (c’est un écrivain maudit, voyez l’idiot et hideux texte de Christopher Hitchens contre lui) va donc taper sur élites conspiratrices et misanthropes : « — Vous n’êtes pas assez démocrate, répondit le policeman, mais vous aviez raison de dire, tout à l’heure, que nous traitons trop brutalement les criminels pauvres. Je vous assure que le métier, s’il se réduisait à persécuter les désespérés et les ignorants, me dégoûterait. Mais notre nouveau mouvement est tout autre chose. Nous donnons un démenti catégorique à cette théorie des snobs anglais selon laquelle les illettrés sont les criminels les plus dangereux. »

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Chesterton en rejoint presque Rousseau et le légendaire et génial Discours sur les sciences et les arts. Mais comme on sait, Dostoïevski (Les Possédés) ou Oscar Wilde (toujours à la même époque, dans Dorian Gray bien sûr) ont pris la mesure de cette élite riche et cultivée, exotique et dégénérée qui va prendre le pouvoir en Europe puis ailleurs (voyez le film Eyes Wide Shut de Kubrick et son inspirateur Schnitzler). L’élite est pire que le malfaiteur moyen, que Nietzsche célèbre après Dostoïevski, et qui orne de sa haute et solide présence les prisons. Chesterton rappelle : « Nous nous souvenons des princes empoisonneurs de la Renaissance. Nous prétendons que le criminel dangereux par excellence, c’est le criminel bien élevé. Nous prétendons que le plus dangereux des criminels, aujourd’hui, c’est le philosophe moderne, affranchi de toutes les lois. Comparés à lui, le voleur et le bigame sont des gens d’une parfaite moralité. Combien mon cœur les lui préfère ! Ils ne nient pas l’essentiel idéal de l’homme. Tout leur tort est de ne pas savoir le chercher où il est. Le voleur respecte la propriété ; c’est pour la respecter mieux encore qu’il désire devenir propriétaire. Le philosophe déteste la propriété en soi : il veut détruire l’idée même de la propriété individuelle. Le bigame respecte le mariage, et c’est pourquoi il se soumet aux formalités, cérémonies et rites de la bigamie. Le philosophe méprise le mariage en soi. »

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Chesterton ajoute avec humour comme pour mieux prouver son point de vue. « L’assassin même respecte la vie humaine : c’est pour se procurer une vie plus intense qu’il supprime son semblable. Le philosophe hait la vie, la vie en soi ; il la hait en lui-même comme en autrui. »

Syme découvre alors la menace ‘’bolchévique’’ si l’on veut. Il y a des philosophes qui veulent tout SUPPRIMER. Suppression, destruction et déconstruction (l’ami Le Vigan a travaillé là-dessus). « — Comme cela est vrai ! s’écria Syme en battant des mains. C’est ce que j’ai pensé dès mon enfance ; mais je n’étais pas parvenu à formuler l’antithèse verbale. Oui, tout méchant qu’il soit, le criminel ordinaire est du moins, pour ainsi dire, conditionnellement un brave homme. Il suffirait qu’un certain obstacle — disons un oncle riche — fût écarté pour qu’il acceptât l’univers tel qu’il est et louât Dieu. C’est un réformateur ; ce n’est pas un anarchiste. Il veut réparer l’édifice, il ne veut pas le démolir. Mais le mauvais philosophe ne se propose pas de modifier : il veut anéantir. »

Et la société moderne pas très maligne se contente de pourchasser le pauvre, comme le remarque Céline au début du Voyage (au bout de la nuit c’est-à-dire au bout de l’Occident). Etre pauvre est une indignité. La police chasse donc le pauvre et laisse le riche pessimiste ou sataniste détruire le monde à sa guise avec ses agents politiques ou bureaucratiques. Syme déclare avec flamme (c’est un héros plus passionné qu’intelligent, sinon il serait à son tour DANGEREUX…) : « Oui, la société moderne a gardé de la police ce qui en est vraiment oppressif et honteux. Elle traque la misère, elle espionne l’infortune. Elle renonce à cette œuvre autrement utile et noble : le châtiment des traîtres puissants dans l’État, des hérésiarques puissants dans l’Église. Les modernes nient qu’on ait le droit de punir les hérétiques. Je me demande, moi, si nous avons le droit de punir qui que ce soit qui ne l’est pas. »

*

Augustin Cochin avait parlé, pour la Révolution Française, du cercle intérieur. Ce sont eux qui commandent les trusts, les gouvernements, les organisations internationales. Citons-le… « La société fondée, il est fatal qu’un cercle intérieur se forme qui la dirige à son insu. Où la liberté règne, c’est la machine qui gouverne. Ainsi se forme d’elle-même, au sein de la grande société, une autre plus petite, mais plus active et plus unie, qui n’aura pas de peine à diriger la grande à son insu. Elle se compose des plus ardents, des plus assidus, des mieux au fait de la cuisine des votes. »

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Cochin  explique comment la cabale fonctionne, deux siècles après Molière. Il serait à relire celui-là avec ses hypocrites, ses dévots, ses bourgeois gentilshommes, ses malades imaginaires, ses fils de famille efféminés, ses femmes savantes et ses précieuses si ridicules… « Chaque fois que la société s’assemble, nous dit Cochin, ils se sont assemblés le matin, ont vu leurs amis, arrêté leur plan, donné leur mot d’ordre, excité les tièdes, pesé sur les timides. Comme leur entente date de loin, ils tiennent en main toutes les bonnes cartes. Ils ont maté le bureau, écarté les gêneurs, fixé la date et l’ordre du jour. »

Dans le monde de Chesterton c’est la même chose :

« — Ne la cherchez pas, expliqua le policeman, dans ces explosions de dynamite qui se produisent au hasard, en Russie ou en Irlande, actes de gens sans doute mal inspirés, mais réellement opprimés. Le vaste mouvement dont je parle est philosophique, et l’on y distingue un cercle intérieur et un cercle extérieur. On pourrait même désigner le cercle extérieur par le mot ‘’laïc’’ et le cercle intérieur par le mot ‘’sacerdotal’’. Je préfère ces deux étiquettes, plus claires : section des innocents et section des criminels. »

On précise qui sont les innocents (on dirait « idiots utiles ») : « Les premiers, les plus nombreux, sont de simples anarchistes, des gens convaincus que les lois et les formules ont détruit le bonheur de l’humanité. Ils croient que les sinistres effets de la perversité sont produits par le système précisément qui admet la notion de la perversité. Ils ne croient pas que le crime engendre la peine : ils croient que la peine engendre le crime. Pour eux, le séducteur, après avoir séduit sept femmes, serait aussi irréprochable que les fleurs du printemps. Selon eux, le pickpocket aurait l’impression d’être d’une exquise bonté. Voilà ma section des Innocents. »

Après, il y a un cercle intérieur comme chez Cochin. « — Naturellement, ces gens-là parlent de l’heureux temps qui s’annonce, d’un avenir paradisiaque d’une humanité délivrée du joug de la vertu et du vice, etc. Ceux du cercle intérieur, du cercle sacerdotal, tiennent le même langage. » Raymond Abellio parla plus tard de « communisme sacerdotal ». Une communauté d’esprits supérieurs et tout-puissants (Davos toujours) établie en Suisse, et qui conspire contre la masse du troupeau animal détesté. Chesterton les a vus : « Eux aussi, devant les foules délirantes, parlent de félicité future, de délivrance finale. Mais, dans leur bouche — et ici le policeman baissa la voix — ces mots ont un sens épouvantable. Car ils ne se font pas d’illusions ; ils sont trop intelligents pour croire que l’homme, en ce monde, puisse jamais être tout à fait libéré du péché originel et de la lutte. »

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Mais le but de ces hommes n’est pas le transhumain ou le surhumain (de qui se fout-on  avec ces notions ?), le but de ces hommes, c’est la mort. « Ils pensent à la mort. Quand ils parlent de la délivrance finale de l’humanité, ils pensent au suicide de l’humanité. Quand ils parlent d’un paradis sans mal et sans bien, ils pensent à la tombe. Ils n’ont que deux buts : détruire les autres hommes, puis se détruire eux-mêmes. » Le but suprême est la destruction : « C’est pourquoi ils lancent des bombes au lieu de tirer des coups de revolver. La foule des Innocents est désappointée parce que la bombe n’a pas tué le roi, mais les Grands-Prêtres se réjouissent, parce que la bombe a tué quelqu’un. »

Puis Syme, qui n’avait pas tout compris, va enfin tout comprendre :

«  — Quoi ! Que voulez-vous dire ? s’écria Syme. Il est impossible qu’ils aient un tel empire sur le monde réel. Il n’y a pas beaucoup d’anarchistes parmi les travailleurs, et, s’il y en avait, de simples bandes de révoltés n’auraient pas aisément raison des armées modernes, de la police moderne.

— De simples bandes ! releva Ratcliff avec mépris. Vous parlez des foules et des travailleurs comme s’il pouvait être question d’eux ici. Vous partagez cette illusion idiote que le triomphe de l’anarchie, s’il s’accomplit, sera l’œuvre des pauvres. Pourquoi ? Les pauvres ont été, parfois, des rebelles ; des anarchistes, jamais. Ils sont plus intéressés que personne à l’existence d’un gouvernement régulier quelconque. Le sort du pauvre se confond avec le sort du pays. Le sort du riche n’y est pas lié. Le riche n’a qu’à monter sur son yacht et à se faire conduire dans la Nouvelle-Guinée. Les pauvres ont protesté parfois, quand on les gouvernait mal. Les riches ont toujours protesté contre le gouvernement, quel qu’il fût. Les aristocrates furent toujours des anarchistes ; les guerres féodales en témoignent. » On répète pour les plus distraits : « Les pauvres sont plus intéressés que personne à l’existence d’un gouvernement régulier quelconque. Le sort du pauvre se confond avec le sort du pays. Le sort du riche n’y est pas lié… »

La lutte contre la féodalité ou contre les hérésies chic fut aussi une donnée médiévale. Mais aboutir à la monarchie absolue (Dostoïevski pourfend Louis XIV) ou à la démocratie totalitaire de Jouvenel n’est pas un cadeau non plus. Sur cette barbarie intérieure et intellectuelle, fille du modernisme et de la Révolution Française, Dostoïevski écrivait dans Les Possédés : « Le précepteur qui se moque avec les enfants de leur dieu et de leur berceau, est des nôtres. L’avocat qui défend un assassin bien élevé en prouvant qu’il était plus instruit que ses victimes et que, pour se procurer de l’argent, il ne pouvait pas ne pas tuer, est des nôtres. Les écoliers qui, pour éprouver une sensation, tuent un paysan, sont des nôtres. Les jurés qui acquittent systématiquement tous les criminels sont des nôtres. Le procureur qui, au tribunal, tremble de ne pas se montrer assez libéral, est des nôtres. Parmi les administrateurs, parmi les gens de lettres un très grand nombre sont des nôtres, et ils ne le savent pas eux-mêmes ! D’un côté, l’obéissance des écoliers et des imbéciles a atteint son apogée ; chez les professeurs, la vésicule biliaire a crevé ; partout une vanité démesurée, un appétit bestial, inouï... Savez-vous combien nous devrons rien qu’aux théories en vogue ? Quand j’ai quitté la Russie, la thèse de Littré qui assimile le crime à une folie faisait fureur ; je reviens, et déjà le crime n’est plus une folie, c’est le bon sens même, presque un devoir, à tout le moins une noble protestation… »

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Voici pour le fond idéologique donc : Chesterton est un « populiste réac », un « déplorable » qui a peur de la racaille riche totalitaire et globaliste. Mais il y a le fond formel. Ici, on est chez Goya, ou chez Kubin (auteur du similaire roman L’Autre côté – 1909 - et dessinateur cauchemardesque) dans Un nomme Jeudi ; le monde devient fantastique, la réalité devient hallucinatoire (penser à notre changement climatique et aux extraordinaires phénomènes météo dont nous saoulent les médias) : « Mais toujours il retombait sous l’empire d’un symbolisme fantastique. Chacun de ces personnages paraissait situé à l’extrême frontière des choses, de même que leur théorie était à l’extrême frontière de la pensée. Il savait que chacun de ces hommes se tenait pour ainsi dire au point extrême de quelque route sauvage de la pensée. »

Puis vient cette page extraordinaire qui fascina tant Borges (voir son texte un peu mince sur Chesterton dans ses Nouvelles Inquisitions) : « — Un homme, songeait Syme, qui marcherait toujours vers l’ouest jusqu’au bout du monde, finirait sans doute par trouver quelque chose, par exemple un arbre, qui serait à la fois plus et moins qu’un arbre, soit un arbre possédé par des esprits. Et, de même, en allant toujours vers l’est, jusqu’au bout du monde, il rencontrerait une certaine chose qui ne serait pas non plus tout à fait cette chose même, une tour peut-être, dont l’architecture déjà serait un péché. » On est dans le « globe détraqué » d’Hamlet ou du roi Lear. Les visions de Syme deviennent surréalistes et dignes de Goya (penser aux peintures noires) : « C’est ainsi que les membres du Conseil, avec leurs silhouettes violentes et incompréhensibles, étaient pour Syme de vivantes visions de l’abîme, et se détachaient sur un horizon ultime. En eux les deux bouts du monde se rejoignaient. »

Dimanche – le nommé Dimanche est le président de la société secrète, du reste pas si secrète et au vrai aveuglante plus que secrète –,  lui, revêt une dimension religieuse (parodie du Christ ou même de l’Antéchrist – on ne fait plus la différence et c’est inquiétant, car il est question de vin, de tablée, de repas…) et surnaturelle. Comme chez Nietzsche le mot de surhomme apparaît : « Ils auraient salué en lui le Surhomme. Et, en effet, si le Surhomme est concevable, Dimanche lui ressemblait beaucoup, avec son énergie capable d’ébranler la terre dans un moment de distraction. C’était une statue de pierre en mouvement. Oui, cet être aux plans vastes, trop visibles pour être vus, au visage trop ouvert, trop explicite pour qu’on le comprît, pouvait faire penser qu’il y avait là plus qu’un homme. »

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La prodigieuse condition physique, la vitalité de Dimanche évoque ces supérieurs inconnus dont le patron Samuel Mathers de la Golden Dawn (l’Aube dorée, société secrète britannique) parla un jour. Amusante description des agapes de ces drôles de disciples : « Les anarchistes mangeaient en causant, et jusque dans leur manière de manger se révélait le caractère de chacun. Le docteur Bull et le marquis chipotaient avec négligence les meilleurs morceaux, du faisan froid, du pâté de Strasbourg. Le secrétaire était végétarien, et discutait de bombes et de meurtres tout en absorbant une tomate crue, arrosée d’un verre d’eau tiède. »

*

Comme on sait, il y a beaucoup de duels dans Jeudi (qui a vécu par l’épée…), et ces duels prennent donnent et reflètent aussi une dimension non naturelle :  « Pour un moment, le ciel de Syme se chargea de nouveau de noires terreurs monstrueuses : le marquis avait un charme. Cette nouvelle peur spirituelle était quelque chose de plus épouvantable que ce monde renversé dans lequel le paralytique lui avait donné la chasse. Le professeur n’était qu’un lutin. Cet homme-ci était un diable — peut-être le Diable ! En tout cas, il y avait cela de certain que, par trois fois, une épée l’avait atteint, vainement. » Ce monde renversé, dit-il.

Le cauchemar peut provenir du désespoir de ces policiers infiltrés (dans l’organisation) et défaits : le Mal triomphe sur toute la terre. L’ubiquité est une marque de l’Antéchrist comme on sait (voir Gougenot des Mousseaux, le RP Castellani ou bien sûr Mgr Gaume) ; comme dans Le Roi Lear le désordre politique et métapolitique produit le chaos climatique et le désordre cosmique (voir aussi la fameuse tirade de Titania dans Le Songe d’une nuit d’été. Nous sommes une fois de plus chez William Shakespeare). Allez, on redonne la parole à Chesterton : « Nous ne sommes pas des bouffons ; nous sommes des hommes qui luttons dans des conditions désespérées contre une vaste conspiration. Une société secrète d’anarchistes nous poursuit comme des lapins. Il ne s’agit pas de ces pauvres fous qui, poussés par la philosophie allemande ou par la faim, jettent de temps en temps une bombe ; il s’agit d’une riche, fanatique et puissante Église : l’Église du Pessimisme occidental, qui s’est proposé comme une tâche sacrée la destruction de l’humanité comme d’une vermine. Ces misérables nous traquent, et vous pouvez juger de l’ardeur de leur poursuite par les déguisements dont vous voyez que nous avons dû nous affubler et pour lesquels je vous présente nos excuses, et par des folies comme celles dont vous êtes victimes. »

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Plus prosaïquement, pour Chesterton, Dimanche est aussi, parfois, seulement un businessman qui a acheté tout le monde (vers 2020, on sent que tout cela est revenu…) : « Je vous le dis, il a acheté tous les trusts, il a capté tous les câbles, il a le contrôle de tous les réseaux de chemins de fer et en particulier de celui-ci, continua Ratcliff en désignant d’un doigt tremblant la petite gare. C’est lui qui a tout mis en mouvement. À son ordre, la moitié du monde est prête à se lever. Il n’y avait peut-être que cinq hommes qui fussent capables de lui résister, et ce vieux Diable a réussi à les faire entrer dans son Conseil, afin qu’ils perdissent leur temps à s’épier les uns les autres ! ».

Intéressante, cette paralysie des forces du Bien : « Nous avons agi comme des idiots, et c’est lui qui nous a frappés d’idiotie ! ». On en revient à Goya et à l’expressionnisme visuel : « Ratcliff portait-il un masque ? Y avait-il quelqu’un qui portât un masque ? Y avait-il quelqu’un seulement ? Ce bois enchanté, où les hommes devenaient tantôt blancs, tantôt noirs, où leurs figures apparaissaient tout à coup en pleine lumière pour tout à coup s’effacer dans la nuit, ce chaos de clair-obscur après la pleine clarté de la plaine semblait à Syme un parfait symbole du monde où il vivait depuis trois jours, de ce monde impossible où les gens enlevaient leurs lunettes, leur barbe, leur nez, pour se transformer en de nouveaux personnages. »

L’atmosphère délétère et fantastique confine au cauchemar.

« Presque toute la ville était déjà plongée dans l’ombre, bien que le soleil n’eût pas encore disparu de l’horizon. Tout ce qu’il touchait du bout de ses rayons se colorait d’or ardent, et ces derniers feux du couchant étaient aigus et minces comme des projections de lumière artificielle dans un théâtre. L’auto, atteinte par ces clartés, brillait comme un char enflammé. » Et Chesterton de citer la mystérieuse Dunciade de Pope (c’est La guerre des sots, une sature d’Alexander Pope) qui enthousiasme McLuhan et sa Galaxie Gutenberg. « — Peut-être, répondit le professeur, d’un air distrait ; puis il ajouta de sa voix rêveuse : comment est-ce donc, la fin de la Dunciade ? Vous rappelez-vous ?… ‘’Tout s’éteint, le feu de la nation comme celui du citoyen. Il ne reste ni le flambeau de l’homme ni l’éclair de Dieu. Voyez, ton noir Empire, Chaos, est restauré. La lumière s’évanouit devant ta parole qui ne crée pas. Ta main, grand Anarque, laisse tomber le rideau et la nuit universelle engloutit tout !’’ » 

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La Dunciade inspirera Macluhan et l’Anarque, la prestigieuse figure de Jünger dans ses incomparables Falaises de marbre. Résumons-là scolairement : « Le poème célèbre la déesse Dullness (« bêtise » en français) et décrit le labeur de ses agents, qui s'emploient à répandre la décadence, l'imbécillité et l'absence de goût à travers le royaume de Grande-Bretagne ». Voilà le produit, dit McLuhan, de deux siècles de typographie. Après, on devine carrément un blob [un organisme sans tête], pour reprendre une expression désormais fameuse : « Après un long silence, la Chose se mit à remuer, et j’eus l’impression que ses mouvements étaient déterminés par quelque secrète maladie. Cela oscillait comme une gelée vivante, répugnante. Cela me rappelait ce que j’avais lu sur ces matières ignobles qui sont à l’origine de la vie, les protoplasmes, au fond de la mer. On eût dit un corps au moment de la dissolution suprême, alors qu’il est le plus informe et le plus ignoble, et je trouvais quelque consolation à penser que le monstre était malheureux ». Syme, toujours aussi décidé, désire alors de renverser le monde, de le voir DE FACE : « — Écoutez-moi ! s’écria Syme avec une énergie extraordinaire : je vais vous dire le secret du monde ! C’est que nous n’en avons vu que le derrière. Nous voyons tout par-derrière, et tout nous paraît brutal. Ceci n’est pas un arbre, mais le dos d’un arbre ; cela n’est pas un nuage, mais le dos d’un nuage ! Ne comprenez-vous pas que tout nous tourne le dos et nous cache un visage ? Si seulement nous pouvions passer de l’autre côté et voir de face ! »

Le roman mystérieux de la conspiration mondialiste se termine ainsi : « L’un après l’autre, les pèlerins gravirent le remblai et, comme ils s’asseyaient dans leurs étranges sièges, ils furent salués par un tonnerre d’applaudissements : les danseurs leur faisaient une royale ovation ; les coupes s’entrechoquaient, on brandissait des torches, des chapeaux à plumes volaient dans l’air. Les hommes à qui ces trônes étaient réservés, étaient des hommes couronnés d’exceptionnels lauriers. Mais le trône central restait vide ».

On ne rajoutera rien.

NB

mardi, 01 octobre 2024

L’annonce du nommé Jeudi de Chesterton

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L’annonce du nommé Jeudi de Chesterton

Nicolas Bonnal

On lit et on relit Chesterton, et son génial Le nommé jeudi, publié en 1908, lisible sur Wikisource.org, ouvrage précis-moderne-prophétique-scientifique qui décrivit comme personne la situation que nous vivons, que nos anti-conspirateurs dénoncent :

« Vous partagez cette illusion idiote que le triomphe de l’anarchie, s’il s’accomplit, sera l’œuvre des pauvres. Pourquoi ? Les pauvres ont été, parfois, des rebelles; des anarchistes, jamais. Ils sont plus intéressés que personne à l’existence d’un gouvernement régulier quelconque. Le sort du pauvre se confond avec le sort du pays. Le sort du riche n’y est pas lié. Le riche n’a qu’à monter sur son yacht et à se faire conduire dans la Nouvelle-Guinée. Les pauvres ont protesté parfois, quand on les gouvernait mal. Les riches ont toujours protesté contre le gouvernement, quel qu’il fût. Les aristocrates furent toujours des anarchistes; les guerres féodales en témoignent. »

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C’est qu’en effet les oligarques n’aiment guère obéir.

Dans son roman à clé sur la montée du communisme et de la mondialisation (tous aux mains d’une clique de banquiers), Chesterton, qui avait été révolté par la guerre des boers liée au diamant (Barnato, Rothschild, Cecil Rhodes et sa périlleuse Table Ronde), ajoute :

« Nous ne sommes pas des bouffons; nous sommes des hommes qui luttons dans des conditions désespérées contre une vaste conspiration. Une société secrète d’anarchistes nous poursuit comme des lapins. Il ne s’agit pas de ces pauvres fous qui, poussés par la philosophie allemande ou par la faim, jettent de temps en temps une bombe; il s’agit d’une riche, fanatique et puissante Église: l’Église du Pessimisme occidental, qui s’est proposé comme une tâche sacrée la destruction de l’humanité comme d’une vermine».

Chesterton ajoute avec humour et fantaisie cette allusion à Cecil Rhodes et à la Table ronde – dont reparlera Carroll Quigley dans ses classiques:

« Voici son application à ces circonstances: la plupart des lieutenants de Dimanche sont des millionnaires qui ont fait leur fortune en Afrique du Sud ou en Amérique. C’est ce qui lui a permis de mettre la main sur tous les moyens de communication, et c’est pourquoi les quatre derniers champions de la police anti-anarchiste fuient dans les bois, comme des lièvres. »

Et comme aujourd’hui on accuse le mondialisme des maîtres du réseau (Google, Amazon, Facebook, Apple, GAFA, etc.), Chesterton dénonce les maîtres du rail et du télégraphe :

« Mais permettez-moi de vous faire observer que la force de cette racaille est proportionnée à la nôtre et que nous ne sommes pas grand-chose, mon ami, dans l’univers soumis à Dimanche. Il s’est personnellement assuré de toutes les lignes télégraphiques, de tous les câbles. Quant à l’exécution des membres du Conseil suprême, ce n’est rien pour lui, ce n’est qu’une carte postale à mettre à la poste, et le secrétaire suffit à cette bagatelle. »

Bibliographie:

Gilbert Keith Chesterton – Un nommé jeudi (wikisource)

Nicolas Bonnal –  Littérature et conspiration (Amazon.fr, Dualpha.com)

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lundi, 09 septembre 2024

Anthony Burgess: les prophéties de 1985

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Anthony Burgess: les prophéties de 1985

par Michele Fabbri

Source: https://www.centrostudilaruna.it/le-profezie-di-1985.html

Bev Jones, professeur d'histoire, vit dans le Londres de 1985, une ville largement islamisée: Elizabeth II a abdiqué et Charles III règne, mais les pays arabes font chanter l'Angleterre en lui fournissant du pétrole et prennent le contrôle du pays. Des troupes algériennes francophones occupent les îles britanniques de la Manche où elles instaurent une théocratie musulmane, tandis que les cheikhs prennent des mineures anglaises comme concubines.

Les syndicats sont tout-puissants et, par leurs grèves tous azimuts, paralysent la vie sociale et économique anglaise au point que les patients d'un hôpital meurent dans un incendie à cause d'une grève des pompiers. Tous les travailleurs sont encadrés par des syndicats au pouvoir immense, les patrons privés disparaissent et la quasi-totalité des entreprises sont publiques.

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Le gouvernement élabore une « néo-langue » appelée « anglais des travailleurs » (Workers' English), une langue extrêmement simplifiée qui reflète l'aplatissement de la pensée, et les villes sont couvertes d'affiches représentant « Bill le travailleur » (une figure qui rappelle Stakhanov).

Bev a une fille de 13 ans souffrant d'un certain retard mental, qui passe son temps à regarder la télévision et à se masturber : la jeune fille se faufile nue dans le lit de son père, qui lui explique que les relations sexuelles incestueuses sont malsaines ! Bev décide de changer de métier et de travailler comme ouvrière dans une chocolaterie car elle ne veut pas enseigner dans l'école idéologisée du régime.

Les villes sont infestées de gangs de voyous mineurs et les violences sexuelles pédérastiques sont monnaie courante. Certains opposants au régime se réunissent en secret et tentent de diffuser des informations alternatives, mais les dissidents sont enfermés dans des asiles. La population anglaise, plus réceptive, est divisée entre ceux qui tentent des initiatives pour s'opposer au système et ceux qui sont fascinés par la force morale de l'Islam face à un Occident plongé dans un état de dégénérescence irrémédiable.

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Une grande mosquée est construite à Londres, qui est également présentée comme un temple œcuménique. Les ouvriers se mettent en grève et la police les disperse, tandis que des briseurs de grève arabes sont utilisés pour poursuivre les travaux. Certains grévistes prennent d'assaut les quartiers islamiques et sont accusés de racisme...

Quel sera l'avenir de l'Angleterre ?

Tels sont, en résumé, les ingrédients de 1985, un récit dystopique d'Anthony Burgess, le brillant auteur d'Orange mécanique. Le livre 1985 a été publié en 1978 et son titre rappelle évidemment le 1984 d'Orwell (le livre a été traduit en italien sous le titre de 1984 - 1985 en 1979 et sous le titre de 1984-85 en français, chez Robert Laffont).

Dans 1985, Burgess entendait se confronter idéalement au maître de la dystopie. 1985 est divisé en deux parties: l'une contient le récit politique fictif de l'Angleterre du futur et l'autre contient de courts essais et des réflexions sur l'œuvre d'Orwell et des hypothèses sur les changements sociaux et politiques à venir.

Burgess imagine un contrôle de plus en plus capillaire de la vie des citoyens (il raconte lui-même que la CIA a mis son téléphone sur écoute pendant son séjour à Rome) et note également que l'Utopie de Thomas More contenait déjà les germes d'un contrôle social.

Un chapitre de 1985 est consacré au recensement britannique de 1971: un moment important dans l'histoire du Royaume-Uni parce qu'il représentait la première intrusion de l'État dans la vie privée de tous les citoyens, avec des amendes pour ceux qui ne répondaient pas aux questions.

Burgess a également prédit que les termes considérés comme racistes ou homophobes seraient interdits par la loi à l'avenir. Ces termes étaient déjà considérés comme tabous à l'époque où notre auteur écrivait, et il convient de noter que le terme « homophobie », chef-d'œuvre du néo-langage politiquement correct entré dans les mœurs au début du 21ème siècle, n'était pas encore utilisé à l'époque.

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D'ailleurs, dès 1962, dans son roman The Wanting Seed (en français: La folle semence), Burgess préfigurait une société gouvernée par les homosexuels dans laquelle les hétérosexuels étaient soumis à des contrôles et des limitations stricts... Le thème de l'homosexualité commençait à émerger dans les années 1960 et Burgess a eu l'occasion d'observer les premiers signes de ce nouveau phénomène social qui prend aujourd'hui l'ampleur d'un événement messianique ! Par ailleurs, les pages sarcastiques consacrées aux tentatives grotesques de féminisation du langage ne manquent pas: des exemples que l'auteur anglais prévoyait dans les années 70 et qui trouvent aujourd'hui leur place même au niveau institutionnel...

Selon Burgess, l'avenir verra l'élimination des liens sentimentaux et familiaux, la perte du droit au choix moral et le triomphe de la « logocratie », c'est-à-dire la capacité d'exprimer des concepts contradictoires en les acceptant tous les deux (le biplanning d'Orwell). On trouve ensuite des observations sur le roman Nous de Zamjatin, considéré comme l'antécédent le plus direct de 1984, ainsi que des réflexions sur l'influence de la pensée anarchiste et des théories de Pavlov et Skinner en ce qui concerne l'application sociale des réflexes conditionnés.

On peut se demander dans quelle mesure les prophéties de 1985 étaient justes. Les événements se déroulent dans un cadre temporel très étroit: le livre est publié en 1978 et imagine des événements qui se déroulent quelque sept ans plus tard, mais il faut considérer que l'année choisie comme titre du livre était une référence intentionnelle au roman d'Orwell. Burgess était un conservateur anglais et à l'époque où il écrivait, il était frappé par le pouvoir des syndicats qui, dans les années 1970, avaient une capacité remarquable à mobiliser les travailleurs.

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En réalité, les syndicats allaient bientôt s'engager dans une épreuve de force contre Margaret Thatcher dont ils sortiraient désespérément vaincus. De plus, nous sommes encore en pleine guerre froide et la crainte de la diffusion des idées collectivistes est persistante à l'Ouest. Burgess a néanmoins réussi à identifier la question de l'immigration comme le pilier du débat politique des temps à venir.

Comme nous l'avons dit, notre auteur imagine même des affrontements entre les grévistes britanniques et les magnats musulmans qui ont commandé les travaux de la mosquée. En réalité, les choses ne se sont pas déroulées exactement de cette manière.

L'opinion publique s'est laissée hypnotiser par la propagande antiraciste, qui s'est révélée être un excellent anesthésiant pour faire oublier les droits sociaux. Le néolibéralisme s'est servi précisément de l'antiracisme pour attaquer les droits des travailleurs, souvent avec leur consentement enthousiaste. Comme toujours, la littérature dystopique alterne les anticipations surprenantes de l'avenir et les bévues retentissantes... Après tout, les événements des dernières décennies ont été si absurdes qu'ils dépassent les efforts d'imagination les plus vifs !

Le titre qui conclut l'essai de 1985 est révélateur : « La mort de l'amour ». Et, pourrait-on ajouter aujourd'hui, « Le triomphe de la haine », puisque la morale de la rancœur et de la vengeance qui anime les idéologies progressistes est désormais devenue normative.

Anthony Burgess, 1985, Serpent's Tail, p.219 1985 - Serpent's Tail (serpentstail.com)

Anthony Burgess, 1984 & 1985, Editoriale nuova, 1979, p.355

vendredi, 23 août 2024

Le centenaire de la mort de Joseph Conrad et Le cœur des ténèbres

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Le centenaire de la mort de Joseph Conrad et Le cœur des ténèbres

Dans ses récits apparaît une humanité multiforme, connue en mer ou dans des lieux exotiques et lointains, dépeinte avec la palette rugueuse du réalisme.

par Dionisio di Francescantonio

Source: https://www.barbadillo.it/115456-il-centenario-della-morte-di-joseph-conrad-e-del-cuore-di-tenebra/

Joseph Conrad (Berdyčev, 3 décembre 1857 - Bishopsbourne, 3 août 1924)

Quelle chose bizarre que la vie - cette mystérieuse invention d'une logique implacable en vue d'un but si futile. Tout ce que l'on peut espérer, c'est une certaine connaissance de soi - qui vient trop tard - et une moisson de regrets inextinguibles.

9782081397453.jpgLa mer, théâtre de l'expérience formatrice de Conrad et de ses principaux romans, a une double âme en lui: une humanité multiforme apparaît dans ses récits, rencontrée en mer ou dans des lieux exotiques et lointains, dépeinte avec la palette rugueuse du réalisme, mais la mer est aussi un lieu métaphysique, un espace isolé de plénitude et de solitude, où les conflits spirituels atteignent facilement des positions extrêmes et où les hommes se confrontent de manière dramatique à l'absolu. La grandeur et l'originalité de Conrad consistent à savoir donner aux fantômes de l'esprit les traits plastiques de la réalité et à hisser l'écriture vériste soignée dans les profondeurs raréfiées de la métaphysique.

Il sait dévoiler les essences cachées de l'action humaine, mettre à nu le noyau cruel de l'instinct dans les travaux friables de l'âme. Mais dans ce penchant, on sent un compromis matérialisé par le scepticisme et marqué par un sentiment d'étrangeté mélancolique.

9782253934806-001-T.jpegEn effet, il est, par choix, un écrivain anglophone, mais en réalité il est un auteur cosmopolite, un homme sans pays, un homme déraciné qui trouve, précisément dans le sens du déracinement de son existence d'homme et de narrateur, le moyen de se confronter à son propre double ou à l'autre de lui-même. Son récit plonge dans la partie secrète et obscure de l'âme humaine, en sondant le tourbillon de l'irrationalité de la vie et en révélant les causes des actions non accomplies, des vocations évitées ou reniées, du vide de l'âme qui avilit toute passion. Son regard se caractérise par une colère ambivalente, dirigée plus contre lui-même que contre les autres, car son existence est marquée par le remords d'avoir abandonné la Pologne, sa patrie, et de la trahison des idéaux patriotiques de son père, mort prématurément pour ces idéaux, pour devenir un pèlerin de la mer et du monde, un observateur des impulsions secrètes qui conduisent l'homme à trahir ce code d'honneur qui ne tient que dans nos intentions et que nous abandonnons si souvent, parce que la désintégration de la valeur des codes, qu'il a perçue très tôt grâce à sa condition d'« étranger » où qu'il se trouve, contrarie toute idée de l'histoire comme progrès optimiste, c'est-à-dire de cette voie d'avancement dans la lumière de la civilisation dans laquelle l'Europe, en son temps, s'est illusionnée en marchant triomphalement, et qui a conduit au contraire à un recul dans les ténèbres nichées dans l'ambiguïté de notre être le plus profond.

lord-jim-joseph-conrad-9782070374038-65c41b62a2de5810042664.jpgPlus que quiconque, Conrad a senti que le nôtre était un voyage au « cœur des ténèbres » qui naît de la rencontre avec notre double, avec cet autre que nous qui entre en contact avec notre conscience et la pollue de sa diversité. Il utilise donc le roman aventureux du voyage vers l'ailleurs, en le sortant de l'optimisme eurocentrique et positiviste dans l'horizon duquel il est né, pour le livrer à l'esprit glissant et endeuillé de la modernité occidentale qui, précisément dans la confrontation avec l'autre, a fini par se perdre elle-même, ainsi que ses certitudes et la fierté de ses réalisations civilisationnelles.

Texte et dessin de Dionisio di Francescantonio extraits du catalogue de l'exposition "Prophètes inouïs du XXe siècle. Soixante-six personnalités hors des sentiers battus«  (organisée par Andrea Lombardi et Miriam Pastorino), illustrée par les dessins de Dionisio di Francescantonio et les réflexions d'intellectuels, d'écrivains et de critiques d'art », Gênes 2022.

@barbadilloit

Dionisio di Francescantonio

samedi, 06 avril 2024

Le mensonge de Robinson

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Le mensonge de Robinson

par Roberto Pecchioli

Source : EreticaMente & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/la-menzogna-di-robinson

En ces temps de culture de l'effacement, où même la musique de Beethoven et les épopées d'Homère sont mises à l'index selon le jugement sans appel du présent, où Shakespeare est accusé de sexisme, d'antisémitisme et de mépris pour les handicapés, il est curieux que l'une des œuvres les plus significatives de la littérature anglaise, Robinson Crusoé (1660-1731) de Daniel De Foe, soit rarement remise en question. Publié en 1719, il a immédiatement connu un succès extraordinaire qui perdure encore aujourd'hui, bien qu'il soit surtout considéré comme un chef-d'œuvre de la littérature enfantine. L'intrigue est bien connue: le marin Robinson s'échappe du naufrage de son navire et débarque sur une île déserte où il vit seul pendant douze ans. Il se débrouille comme il peut, trouve la foi en Dieu et rencontre alors un indigène, un "bon sauvage", qu'il sauve d'une tribu cannibale. Il l'appelle Vendredi, du nom du jour de la semaine où il le rencontre, l'éduque, lui apprend l'anglais et en fait un sujet. Au bout de vingt-huit ans, Robinson parvient à retourner à la civilisation avec Vendredi, pour vivre d'autres aventures avec lui. Son île, quant à elle, devient une colonie espagnole pacifique, dont il est nommé gouverneur.

Peu d'intrigues sont plus politiquement incorrectes que celle de Robinson. Pourquoi, alors, n'est-il pas attaqué par les "woke" avec la véhémence qui n'épargne pas Dante et Michel-Ange - sa chapelle Sixtine ne représente, par culpabilité, que des Blancs - jusqu'à Aristote, répudié pour avoir justifié - dans la Grèce du IVe siècle avant J.-C. - l'esclavage ? Même les woke en colère ont une laisse et une chaîne, celle du sommet du mondialisme, des maîtres qui les ont placés dans le fauteuil, à la tête des journaux, des chaînes de télévision, des maisons d'édition et des centrales du divertissement. La raison en est simple: Robinson est un symbole, la représentation parfaite de leur idéologie, l'un des mythes fondateurs de l'individualisme libéral.

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De Foe (tableau, ci-dessus) représente en Robinson le caractère des Lumières britanniques, la montée de la bourgeoisie mercantile, triomphante dans le sang de la Glorieuse Révolution proto-libérale de la fin du XVIIe siècle, la croyance en la raison, la religiosité moraliste puritaine, toujours présente - bien que bouleversée dans ses valeurs - dans la culture d'annulation anglo-saxonne d'aujourd'hui. Robinson exalte la mentalité individualiste qui sous-tend la société capitaliste naissante. Celle-ci s'efforce de plier la nature à ses besoins, de dominer la nature sauvage, en ne faisant confiance qu'à ses forces, éclairées par la raison et soutenues par la technologie. James Joyce a vu dans ce livre le manifeste de l'utilitarisme anglais qui, au début du XIXe siècle, avait trouvé en Jeremy Bentham son plus grand théoricien. Le personnage de Vendredi a été repris par Jean Jacques Rousseau dans l'archétype pédagogique du "bon sauvage" de l'Emile.

C'est pourquoi Robinson échappe à la censure: à sa manière, il est politiquement correct, ou du moins acceptable. Le politiquement correct est une forme de mensonge et doit être contré non pas par son antonyme, l'incorrection, mais par la vérité. Dans l'Europe de l'époque de De Foe, personne n'était un naufragé dans la mer de l'histoire. La société traditionnelle était un ensemble de racines, de dépendances mutuelles et de loyautés dont dépendait la survie de la communauté: un ensemble organique, une immense famille, une figure quasi biologique dans laquelle l'esprit de la terre et les générations précédentes confirmaient les coutumes et les croyances collectives sans qu'il soit nécessaire d'établir des constitutions écrites.

L'idée de l'individu est un produit de l'ingéniosité littéraire et non de la nature humaine. Pour le lecteur des XVIIIe et XIXe siècles, l'exemple de Robinson Crusoé, l'homme qui se prend en charge et parvient à optimiser des ressources rares grâce à son initiative et à ses connaissances techniques sur une île déserte, est devenu la parabole favorite du libéralisme européen et américain, dont Daniel De Foe a été - sans le savoir - le premier prophète. D'autres fables heureuses ont ensuite accompagné le développement du mythe : les vices privés qui deviennent des vertus économiques (Mandeville) ; la main invisible du marché (Adam Smith - portrait, ci-dessous) qui règle et résout tout dans l'intérêt ; la loi qui fait d'une chimère, la poursuite du bonheur inscrite dans la constitution américaine, un objectif de haute force symbolique.

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L'homme rationnel, indépendant, libre, libéré des contraintes, abstrait, naufragé sans histoire et sans racines, est l'ancêtre, le totem de l'homo oeconomicus contemporain: apatride, monade destinée à la production et à la consommation parfaitement interchangeable avec n'importe quelle autre. L'étonnant paradoxe de l'individualisme: des millions d'atomes identiques convaincus d'être uniques. La faiblesse de l'aventure robinsonnienne est qu'elle exige d'abord le naufrage, la solitude, l'absence de lien social. Au bout du compte, l'Anglais aride et morne finit par rencontrer un Vendredi. Le naufragé éclairé et "civilisé" colonise le sauvage, l'innocent Caliban de la Tempête de Shakespeare qui tombe entre ses mains, lui donne un nom - manifestation absolue de pouvoir, acte qui ne peut être accompli qu'avec un nourrisson ou un animal domestique -, le réduit à ses catégories morales et le soumet à un processus paternaliste d'acculturation qui le dénature.

Ces mêmes actions montrent que Robinson n'est pas un individu qui surgit du néant, mais une personne qui a des racines culturelles, identitaires, spirituelles: sans l'héritage millénaire du christianisme, il aurait probablement mangé ou tué Vendredi. Sans son éducation, l'apprentissage de la division du travail et de la technologie, il n'aurait pas exploité son serviteur avec autant de profit. Après tout, les Anglais pratiquaient le trafic d'esclaves depuis le XVIe siècle, avec la bénédiction de la couronne, qui délivrait aux entrepreneurs du vol et de l'inhumanité tels que Francis Drake et Walter Raleigh une autorisation spécifique, la "lettre de passage", et les érigeait en baronnets pour leurs tristes succès.

Robinson Crusoé a connu un immense succès dans l'Europe des Lumières et il n'est guère d'essayiste de l'époque qui ne le cite. Bernardin de Saint Pierre - écrivain et scientifique - Chateaubriand, mais aussi Rousseau, ont trouvé leur inspiration dans ce classique qui a enchanté d'innombrables enfances, dont la nôtre. Mais il aura fallu que Robinson se retrouve sur une île déserte, devienne une épave, un atome humain à la dérive pour devenir l'un des héros de l'individualisme libéral. Et devenir une sorte de Jean-Baptiste - le précurseur annonçant la naissance de ceux qui viendront après lui - de la modernité naissante, de l'homme nouveau engagé à fonder son paradis sur les ruines du monde traditionnel. Paradoxalement, ceux qui deviendront les chantres de l'individualisme sont des gens solidement organisés en corporations, actionnaires de banques et fondateurs des premières compagnies d'assurance, des personnages respectables membres de "guildes" et de corps de métiers, la bourgeoisie de Rembrandt et de Frans Hals, premiers acteurs de l'épopée séculaire du marchand, leur protecteur.

L'argent a toujours eu besoin de lois, de gendarmes, de prisons, d'Etats, de juges. Robinson était l'image que les puissances montantes des XVIIIe et XIXe siècles se faisaient d'elles-mêmes, une idéalisation de l'individu proactif qui permettait à quelques-uns d'exploiter sans pitié une masse de millions de Vendredi à la peau blanche et chrétienne, l'ancêtre de Kurtz dans Au cœur des ténèbres. Les universitaires anglo-saxons ne se soucient pas de cette gigantesque exploitation indifférente à la race et ne réclament pas de réparations historiques pour les héritiers des pauvres Européens blancs. C'est la mystique inversée - intouchable - du libéralisme, dont la neutralité/l'indifférence morale justifie toutes les infamies commises au nom de l'intérêt personnel.

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L'histoire déclenchée par le type humain dont Robinson est le héros éponyme est dramatique : lois sévères contre les pauvres, enclosures des champs communaux (enclosures qui ont poussé des millions de paysans privés de subsistance vers les usines), enfers industriels de Manchester et de Birmingham, landlords vantant les vertus morales du travail des enfants dans les mines et les filatures. L'Angleterre, dominée par l'oligarchie qui en est encore aujourd'hui l'architrave, a été la première à penser à limiter la croissance de la pauvreté non pas par une juste répartition des revenus, mais en imposant des limites à la reproduction biologique des misérables. L'élevage contrôlé du bétail humain prolétaire esquissé par le révérend Malthus est aujourd'hui concrétisé par le mondialisme anti-humain, qui considère l'avortement et l'euthanasie comme philanthropiques. "Son intérêt supérieur", peut-on lire dans la sentence qui a condamné à mort l'enfant malade Alfie, faute de soins.

Depuis Robinson, les riches donnent des leçons de morale: les guerres de l'opium en Orient ont été déclenchées pour défendre le libre-échange. Peut-on s'étonner de l'indifférence actuelle face à la propagation des drogues ? Robinson l'utilitariste, l'inépuisable homo faber, est le protagoniste de l'agonie de la beauté (à quoi sert-elle ?): la laideur à grande échelle, la fonctionnalité comme icône du profit, l'expression ultime de la rationalité libérale.

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Karl Friedrich Schinkel, le grand architecte néoclassique prussien, a visité les villes industrielles d'Angleterre, sombres, enfumées, dépourvues de services, grouillant d'une humanité appauvrie et échevelée sous les "noirs moulins sataniques" haïs par le poète William Blake. Il repart en pleurant : c'était un homme de l'ancien régime. La révolution industrielle anglaise, qui a commencé à l'époque de De Foe, a été la première révolution libérale, plus que la révolution américaine de 1776. Celle de la France fut un chaos causé par le vide d'une noblesse débauchée qui avait renoncé à son rôle de leader.

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Le libéralisme est le bras politique du système qui a ensuite trouvé dans la social-démocratie une soupape de sécurité servile. Le capitalisme a besoin d'ordre, de discipline, d'horaires, de division du travail ; Charlie Chaplin, dans Les Temps modernes, a représenté la chaîne de montage avec la précision plastique du génie. L'exploitation intensive de ces enfers (réserves de plus-value !) emploie des voyous pires que ceux des mines des Indes. L'enfant et la femme deviennent des instruments du processus de production. L'expansion des marchés passe par la destruction des sociétés traditionnelles : toute transformation du système de production impose d'innombrables sacrifices. En Espagne, les confiscations du 19ème siècle ont conduit à la transformation des paysans en ouvriers affamés, à la destruction du patrimoine artistique, à la déforestation et à un état de guerre civile permanent. Les libéraux ont apporté la liberté à ceux qui en avaient les moyens. Le suffrage censitaire était l'ancêtre grossier de la partitocratie actuelle, où le peuple plébiscite des candidats payés par les oligarques.

La démocratie est formelle car le pouvoir réside dans les conseils d'administration. Les marchés, hypostases terrestres de la divinité, décident mieux que nous. L'individualisme du naufragé Robinson est une revendication idéologique, une publicité. Un solvant, un acide nihiliste qui corrode toute forme de communauté, détruit tout lien, coupe toute racine. Vendredi perd son nom, son dieu, sa langue et sa mémoire. C'est la seule façon pour lui de servir Robinson. La dérive matérialiste du naufragé Crusoé, devenu gouverneur colonial, s'accomplit. À son mensonge, il faut opposer une vérité perdue : le matérialisme est l'effondrement de toute morale. C'est la leçon de Giovanni Gentile dans Genèse et structure de la société. "L'homme accomplit une action universelle qui est la raison commune aux hommes et aux dieux, aux vivants, aux morts eux-mêmes et même aux enfants à naître. " Il n'est pas un atome solitaire, ni Robinson ni Vendredi : il vit et devient une personne dans la mesure où il crée et transmet de la civilisation, et non des produits. "Au fond de l'ego, il y a toujours un Nous, qui est la communauté à laquelle il appartient et qui est la base de son existence spirituelle, et il parle avec sa bouche, sent avec son cœur, pense avec son cerveau". Robinson est le père glacial du "je" contemporain, Vendredi le serviteur nécessaire, éloigné de son destin originel, de son peuple, de son nom. Le mensonge de Robinson est un suprémacisme exigeant, brillant de paillettes, vendu à prix d'or.

mercredi, 03 avril 2024

"Masculinité et nationalisme": Shakespeare doit maintenant être gommé des mémoires

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"Masculinité et nationalisme": Shakespeare doit maintenant être gommé des mémoires

Source: https://zuerst.de/2024/04/02/maennlichkeit-und-nationalismus-jetzt-soll-shakespeare-demontiert-werden/

Londres. La mode "woke" et la haine du blanc s'attaquent de préférence aux grandes figures de l'histoire (intellectuelle) européenne. C'est maintenant au tour du poète national anglais Shakespeare (1564 - 1614). Une étude de l'université de Roehampton, réalisée pour le compte du Arts and Humanities Resarch Council du gouvernement britannique, accuse désormais le grand dramaturge d'être responsable, par son héritage littéraire, d'une culture théâtrale "sexiste" et "raciste".

Selon le Telegraph britannique, le directeur de l'étude, Andy Kesson, déplore que "la masculinité et le nationalisme aient été les principales motivations de l'ascension de Shakespeare au rang de référence en matière de grandeur littéraire" et avertit : "Nous devons considérer la place de Shakespeare dans le théâtre contemporain avec beaucoup, beaucoup plus de méfiance".

51YWF9n5o5L._AC_UF1000,1000_QL80_.jpgEn revanche, l'étude fait l'éloge d'un contemporain de Shakespeare, John Lyly (1553/54 - 1606), aujourd'hui largement inconnu. La pièce "Galatea" de ce dernier offrirait un regard bien plus varié sur la société et serait donc bien plus susceptible d'être mise en avant en tant que bien culturel national. En revanche, la raison du succès de Shakespeare est une culture de la virilité et du nationalisme, estime l'auteur de l'étude, Kesson.

L'opinion publique britannique n'apprécie pas le démantèlement du poète national. Ainsi, le député conservateur Jane Stevenson, membre de la commission culturelle du gouvernement britannique, souligne : "Les œuvres de Shakespeare ont été traduites dans une centaine de langues et continuent manifestement d'influencer les gens dans le monde entier. L'amour, la haine, l'ambition, la perte, la jalousie - toutes ces émotions sont universelles et nous pouvons tous encore nous identifier à elles".

Le satiriste et journaliste nord-irlandais Andrew Doyle est du même avis : "Il y a une très bonne raison pour laquelle Shakespeare est si souvent joué et John Lyly si rarement. Shakespeare était de loin le dramaturge supérieur. Les idéologues réduisent une fois de plus le grand art à de simples mécanismes de promotion d'une idéologie" (mü).

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lundi, 01 avril 2024

Wyndham Lewis: Vorticisme, avant-gardisme et politique

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Wyndham Lewis: Vorticisme, avant-gardisme et politique

Par Sara (Blocco Studentesco)

Source: https://www.bloccostudentesco.org/2024/03/25/bs-wyndham-lewis-vorticismo-avanguardia-politica/

Percy Wyndham Lewis: peintre, écrivain, révolutionnaire. Né en 1882 à Amherst et mort en 1957 à Londres, Lewis ne s'est jamais contenté d'être un simple observateur de son temps. En effet, il a bousculé les conventions artistiques avec ses peintures guerrières et son style féroce et déshumanisant.

Wyndham Lewis, dans la ferveur artistique du début du 20ème siècle, ne se contente pas de suivre les courants existants. Entre 1913 et 1915, animé par un désir de nouveauté et de critique, il forge le vorticisme. S'associant à Ezra Pound, il transforme son attirance pour le cubisme et son insatisfaction pour le futurisme en une synthèse explosive, créant un mouvement qui vise à capturer l'essence dynamique de la modernité sans en perdre la structure. BLAST, la revue vorticiste, est devenue la trompette de ce nouvel ordre artistique, attaquant avec véhémence les conventions et promouvant une vision radicalement nouvelle du monde.

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L'une de ses premières œuvres les plus importantes s'intitule The Wild Body (1927; Le corps sauvage), un recueil de nouvelles qui se présente comme une déflagration contre le conventionnalisme, tant sur le fond que sur la forme. Dans The Wild Body, Lewis dépeint un panorama grotesque de personnages inadaptés, incarnations vivantes de l'impatience de l'auteur à l'égard de l'ordre social établi. Cet univers fictif est habité par des personnages qui, dans leur primitivité et leur nature prédatrice, représentent une célébration de l'élément sauvage de l'existence. C'est une rébellion contre la stérilisation de la vie moderne, un cri pour un retour à une énergie plus brute et vitale, considérée par Lewis comme fondamentale pour la régénération de l'esprit humain.

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Tarr (1918) est considéré comme le chef-d'œuvre de Lewis. Situé dans le Paris d'avant-guerre, le roman explore la dynamique complexe entre les membres de la communauté artistique de Montmartre, en mettant l'accent sur les relations interpersonnelles et le contraste entre l'authenticité artistique et la prétention. L'histoire se concentre sur deux personnages en particulier, l'Anglais Frederick Tarr et l'Allemand Otto Kreisler, auxquels correspondent deux figures féminines Bertha et Anastasya. À l'intelligence lucide et authentiquement artistique de Tarr répond la finesse et l'intelligence sans préjugés d'Anastasya, tandis qu'à la fadeur du pseudo-artiste Otto répond la superficialité de la bourgeoise Bertha. L'histoire est menée avec sarcasme et ironie, stimulée par le rejet méprisant de Lewis du monde de l'art typiquement socialiste et freudien de son époque. Le personnage de Frederick Tarr, avec ses qualités "mécaniques" de froideur et de lucidité, transforme l'autodestruction moderniste en une force destructrice projetée vers l'extérieur, incarnant la tension nietzschéenne de l'impulsion vitale. En fait, Lewis, comme Tarr, rejette l'immersion dans l'introspection psychologique en faveur d'une exploration de l'extériorité, en utilisant une prose dure et "rugueuse" qui vise à déshumaniser et à objectiver les personnages afin de capturer leur essence à travers la tangibilité des objets plutôt qu'à travers une analyse interne.

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Le ton de Revenge for Love (1937) est tout aussi méprisant : Lewis y dépeint avec mépris l'idéalisme abstrait des intellectuels anglais de gauche, qui s'ennuient et s'entichent du communisme, dans les années précédant le déclenchement de la guerre civile espagnole, au cours de laquelle se déroule le début du roman.

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Parmi ses écrits les plus "controversés", on peut certainement citer Hitler (1931), qui témoigne de son adhésion, surtout dans les années 1930, à l'idéologie fasciste, consolidée plus tard par sa contribution au British Union Quarterly de Mosley. En 1936, il écrit également Left Wings over Europe : or, How to Make a War About Nothing dans lequel il s'oppose à la guerre en cours, arguant que la population britannique ne soutient pas la déclaration de guerre contre l'Allemagne.

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À une époque qui récompensait le conformisme et la faiblesse, son art et ses mots étaient des grenades lancées dans les bons salons de l'intellectualité, scandalisant les bien-pensants avec ses idées toujours contre-culturelles. Son héritage ne réside pas tant dans le contenu qu'il a créé que dans le défi qu'il a lancé : oser, toujours. Maître du contrecoup culturel, sa figure reste un rappel vivant que l'art véritable ne cherche pas l'approbation, mais génère la discussion.

mardi, 28 novembre 2023

Anthony Burgess et son « orange mécanique »

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Anthony Burgess et son « orange mécanique »

par Joakim Andersen

Source: https://motpol.nu/oskorei/2023/10/26/en-apelsin-med-urverk/

Anthony Burgess (1917-1993), tout comme D.H. Lawrence, se distingue facilement comme l'un des écrivains les plus incompris du 20ème siècle. Burgess était à bien des égards un homme de droite. Il a collaboré avec le GRECE, le Groupement de Recherche et d'Études pour la Civilisation Européenne de la Nouvelle Droite, et s'est décrit comme un jacobite plutôt qu'un jacobin. Burgess a écrit des dystopies gratifiantes comme The Wanting Seed et des histoires apocalyptiques comme The End of the World News. Réactionnaire plutôt que conservateur, bien qu'anarchique, il pouvait dire du divorce qu'"un mariage, disons qui dure vingt ans ou plus, est une sorte de civilisation, une sorte de microcosme - il développe son propre langage, sa propre sémiotique, son propre argot, sa propre sténographie ... le sexe en fait partie, il fait partie de la sémiotique. Détruire, sans raison, une telle relation, c'est comme détruire toute une civilisation". Alors que le psychologue perspicace Lawrence est aujourd'hui souvent considéré comme un pornographe à cause de Lady Chatterley, Burgess est plutôt associé au controversé Orange mécanique, habilement adapté au cinéma par Kubrick.

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À première vue, Orange mécanique est une description de la vie quotidienne d'un jeune homme, faite de sexe, de drogue et de violence. Écrit en 1962, il préfigure à la fois la désintégration sociale et les sous-cultures des années 1960. Moins superficiellement, il s'agit de l'une des dystopies les plus intéressantes d'un point de vue philosophique et anthropologique, en ce sens qu'elle rappelle American Psycho. Elle se déroule dans un futur proche, un peu plus anarchique que celui de Burgess et avec un argot d'influence russe. L'argot, le nadsat, ajoute à l'expérience ; le flux de conscience par lequel le protagoniste décrit l'événement est rempli de mots tels que "chelloveck", "horrorshow" et "malenky". La tendance "sub-littéraire" de Burgess n'est pas non plus aussi marquée que dans Les nouvelles de la fin du monde ; certaines descriptions de l'environnement échappent aux dialogues.

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Le protagoniste et ses "droogs" commencent l'histoire de manière plutôt symbolique en déchirant des livres et en rossant un ancien combattant. Ils volent des gens, agressent des mineurs et se battent avec d'autres gangs. Le personnage principal, Alex, n'est pas tout à fait unidimensionnel, comme le suggèrent son langage parfois éduqué et son amour de Beethoven et de l'opéra. C'est d'ailleurs ce qui le dessert : c'est lorsqu'il réprimande l'un de ses acolytes pour son inculture que la chance d'Alex tourne au malheur. Certaines qualités plus profondes restent difficiles à identifier, par exemple, Alex est profondément étranger au code d'honneur qui entoure la trahison et la réprimande suggère une déficience de leadership autant qu'un amour de la culture supérieure. Lorsque la chance d'Alex s'arrête, l'État commence à le soumettre physiquement à l'ingénierie sociale pour en faire un citoyen fonctionnel. Il est impossible d'en dire trop à ce sujet.

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Ce que l'on peut noter, cependant, c'est qu'Orange mécanique est une dystopie ultime dans la mesure où presque tout le monde est antipathique. La décadence ne se limite pas à l'État, elle imprègne également l'opposition et le protagoniste. Burgess a identifié ici un défi pour tous les traditionalistes : et si le matériel humain était devenu tel qu'il n'y a plus de leaders ni de suiveurs? C'est par ailleurs une société anarcho-tyrannique qu'il esquisse, où l'État ferme les yeux sur la violence contre les gens ordinaires et recrute même de nombreux anciens camarades d'Alex dans son bras répressif.

Burgess est également proche de la vision chrétienne de l'humanité dans A Clockwork Orange. Alex n'est pas mauvais parce qu'il est opprimé ou marginalisé, il commet des actes mauvais parce qu'il y trouve du plaisir. Aucun centre de loisirs au monde ne peut y remédier. Mais la vision plus complexe que Burgess a de l'humanité va plus loin, il se demande également si la bonté sans la capacité de choisir le mal est la bonté. Un prêtre dit de la "reprogrammation" d'Alex que "vous passez maintenant dans une région où vous serez hors de portée du pouvoir de la prière". C'est une chose terrible à envisager. Et pourtant, dans un sens, en choisissant d'être privé de la capacité de faire un choix éthique, vous avez vraiment choisi le bien". Fondamentalement, il s'agit ici de la perspective chrétienne contre la perspective managériale.

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Dans l'ensemble, il s'agit d'un classique moderne et bien mérité. La narration de Burgess est concentrée, avec juste ce qu'il faut de description de l'environnement et une intrigue claire. C'est un roman passionnant, mais c'est aussi un roman d'idées. En ce qui concerne la société anarchique que Burgess pouvait prédire, la réalité a largement dépassé le poème aujourd'hui; la tendance à l'anarcho-tyrannie et le contraste entre deux visions de l'humanité restent néanmoins d'actualité. Le livre et l'adaptation cinématographique de Kubrick méritent tous deux un examen approfondi.

lundi, 16 octobre 2023

Totalitarisme et féminisme : le point par George Orwell

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Totalitarisme et féminisme : le point par George Orwell

par Nicolas Bonnal

On ne va pas rappeler la brutalité du féminisme occidental dans l’épisode que nous vivons ; Todd en avait bien parlé dans Après l’Empire. Chesterton déjà en avait parlé (voyez mes textes) lors de son voyage en Amérique : le citoyen n’aurait pas plus de droits qu’un enfant dans une nursery. J’ai souligné dans un texte sur Gustave de Beaumont, compagnon de route de Tocqueville, le caractère ombrageux, intellectuel, triste et platonique de l’épouse américaine qui selon Beaumont ne peut réussir à s’entendre avec son mari. Par contre elle déclenchera toutes les guerres humanitaires qu’on voudra.

Nous vivons des temps apocalyptiques où le séculaire totalitarisme progressiste occidental jusque-là plus ou moins maintenu explose à la surface du monde et veut exterminer tout ce qui bouge. On relira l’étude de Rothbard sur le fanatisme judéo-protestant qui s’exprime aujourd’hui dans les pays anglo-saxons, protestants, scandinaves, germaniques et judéo-chrétiens comme on dit. La fin prévisible du catholicisme romain permet à cette folie millénariste et progressiste de s’exprimer comme elle le fit en Allemagne et ailleurs au seizième siècle. Le texte de Rothbard sur les anabaptistes de Munster est essentiel.

J’en reviens à Orwell : comme tous les lecteurs superficiels j’en étais resté au sex crime. Mais cela va beaucoup plus loin, et Orwell réglait des comptes avec la modernité, et Orwell est considéré aujourd’hui comme un suprématiste à interdire des bibliothèques british. Car rien ne les arrête.

On va voir pourquoi ; dès le début du livre ce maître martyr et étrange écrit :

« C’était une fille d’aspect hardi, d’environ vingt-sept ans, aux épais cheveux noirs, au visage couvert de taches de rousseur (NDLR : 1984 abonde en rouquines) à l’allure vive et sportive. Une étroite ceinture rouge, emblème de la Ligue Anti-Sexe des Juniors, plusieurs fois enroulée à sa taille, par-dessus sa combinaison, était juste assez serrée pour faire ressortir la forme agile et dure de ses hanches. Winston l’avait détestée dès le premier coup d’œil. Il savait pourquoi. »

C’est ce mot de détester qui me frappe. On n’en a pas fini :

« C’était à cause de l’atmosphère de terrain de hockey, de bains froids, de randonnées en commun, de rigoureuse propreté morale qu’elle s’arrangeait pour transporter avec elle. Il détestait presque toutes les femmes, surtout celles qui étaient jeunes et jolies. C’étaient toujours les femmes, et spécialement les jeunes, qui étaient les bigotes du Parti : avaleuses de slogans, espionnes amateurs, dépisteuses d’hérésies. »

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On retrouve cette idée dans plusieurs épisodes du Prisonnier (la série télé, voyez mes textes) : on a une fille jeune et jolie, crétine et fanatique, bornée et maléfique, cruelle quand il faut. Le modèle écolo-progressiste d’aujourd’hui qui veut zigouiller la planète après y avoir mis bon ordre (elle a du mal avec la Russie, mais on verra…) en vient. Tout montre que le Prisonnier est la seule série télé à garder chez soi ; le reste est divertissement.

La fille est un agent de la police de la pensée (mot remis à la mode par Annie Kriegel qui parla de police juive de la pensée un jour…) :

« Mais cette fille en particulier lui donnait l’impression qu’elle était plus dangereuse que les autres. Une fois, alors qu’ils se croisaient dans le corridor, elle lui avait lancé un rapide regard de côté qui semblait le transpercer et l’avait rempli un moment d’une atroce terreur. L’idée lui avait même traversé l’esprit qu’elle était peut-être un agent de la Police de la Pensée. C’était à vrai dire très improbable. Néanmoins, il continuait à ressentir un malaise particulier, fait de frayeur autant que d’hostilité, chaque fois qu’elle se trouvait près de lui quelque part. »

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Ces créatures (rousses comme on a dit) sont conditionnées. Intervient le fameux épisode Goldstein :

« Comme d’habitude, le visage d’Emmanuel Goldstein, l’Ennemi du Peuple, avait jailli sur l’écran. Il y eut des coups de sifflet çà et là dans l’assistance. La petite femme rousse jeta un cri de frayeur et de dégoût. Goldstein était le renégat et le traître. Il y avait longtemps (combien de temps, personne ne le savait exactement) il avait été l’un des meneurs du Parti presque au même titre que Big Brother lui-même. Il s’était engagé dans une activité contre-révolutionnaire, avait été condamné à mort, s’était mystérieusement échappé et avait disparu. »

Dans ce monde de fonctionnaires froides et sans enfants (futures commissaires de Bruxelles) il ne faut pas bouger le petit doigt :

« Deux doigts de sa main droite étaient tachés d’encre. C’était exactement le genre de détail qui pouvait vous trahir. Au ministère, quelque zélateur au flair subtil (une femme, probablement, la petite femme rousse ou la fille brune du Commissariat aux Romans) pourrait se demander pourquoi il avait écrit à l’heure du déjeuner, pourquoi il s’était servi d’une plume démodée, et surtout ce qu’il avait écrit, puis glisser une insinuation au service compétent. »

La chasse au sexe « hétérosexuel » est devenue une activité mainstream en Occident. Dans le monde d’Orwell on en est déjà là comme on sait :

« Le but du Parti n’était pas simplement d’empêcher les hommes et les femmes de se vouer une fidélité qu’il pourrait être difficile de contrôler. Son but inavoué, mais réel, était d’enlever tout plaisir à l’acte sexuel. Ce n’était pas tellement l’amour, mais l’érotisme qui était l’ennemi, que ce fût dans le mariage ou hors du mariage. »

Les naissances sont raréfiées et contrôlées (revoyez mon texte sur Platon et son livre VIII – de la République) :

« Tous les mariages entre membres du Parti devaient être approuvés par un comité appointé et, bien que le principe n’en eût jamais été clairement établi, la permission était toujours refusée quand les membres du couple en question donnaient l’impression d’être physiquement attirés l’un vers l’autre. La seule fin du mariage qui fût admise était de faire naître des enfants pour le service du Parti. »

Cible importante, l’érotisme supérieur (voyez l’hindouisme ou Daniélou, le culte de l’Amour au Moyen Age) et même le plaisir sexuel :

« La seule fin du mariage qui fût admise était de faire naître des enfants pour le service du Parti. Le commerce sexuel devait être considéré comme une opération sans importance, légèrement dégoûtante, comme de prendre un lavement. Cela non plus n’avait jamais été exprimé franchement mais, d’une manière indirecte, on le rabâchait dès l’enfance à tous les membres du Parti. »

L’on se rapproche d’une séparation totale (Philippe Muray me parlait en 2002 d’un projet de couvre-feu pour les hommes en Suède, c’est dommage, ils ne sont pas encore allés jusque-là). On évoque une insémination artificielle :

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« Il y avait même des organisations, comme celle de la ligue Anti-Sexe des Juniors, qui plaidaient en faveur du célibat pour les deux sexes. Tous les enfants devraient être procréés par insémination artificielle (artsem, en novlangue) et élevés dans des institutions publiques.

Winston savait que ce n’était pas avancé tout à fait sérieusement, mais ce genre de concept s’accordait avec l’idéologie générale du Parti. »

Ensuite on se rapproche de ce qui nous est arrivé. Le porno, la pseudo-libération, le web et l’abjection ont tué le « sexe » (le « faire l’Amour ») chez nous comme elles doivent le tuer dans le monde d’Orwell :

« Le Parti essayait de tuer l’instinct sexuel ou, s’il ne pouvait le tuer, de le dénaturer et de le salir. Winston ne savait pas pourquoi il en était ainsi, mais il semblait naturel qu’il en fût ainsi et, en ce qui concernait les femmes, les efforts du Parti étaient largement couronnés de succès. »

Le prix Nobel péruvien Vargas Llosa de passage dans une librairie universitaire US avait noté la disparition du sexe (il cherchait en amateur éclairé de la littérature érotique) et de toute culture d’ailleurs. La cancel culture a effacé presque tout (même l’orthographe) et elle effacera tout.

Le système orwellien tire ainsi parti des femmes :

« Winston apprit avec étonnement que, sauf le directeur du Commissariat, tous les travailleurs du Pornosec étaient des femmes. On prétendait que l’instinct sexuel des hommes étant moins facile à maîtriser que celui des femmes, ils risquaient beaucoup plus d’être corrompus par les obscénités qu’ils maniaient.

– Ils n’aiment pas avoir là des femmes mariées, ajouta-t-elle. On suppose toujours que les filles sont tellement pures ! En tout cas, il y en a une ici qui ne l’est pas.

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Elle avait eu son premier commerce amoureux à seize ans avec un membre du Parti âgé de soixante ans, qui se suicida plus tard pour éviter d’être arrêté. »

Revenons-en au projet orwellien occidental ; à la fin du livre tout est révélé lumineusement ; on a Macron, sa clique, le prince Charles (pour moi il ne sera jamais Roi), Bill Gates, Harari-Schwab et tout le reste (pour comprendre ces gens lisez les textes de Balazs sur les eunuques) :

« Dans notre monde, il n’y aura pas d’autres émotions que la crainte, la rage, le triomphe et l’humiliation. Nous détruirons tout le reste, tout. »

Cela c’est la France actuelle.

Mais continuons : on va briser le sexe, la famille, la culture, et même la science (j’allais dire surtout la science, car la natalité et la mortalité…) ! Orwell donc :

« Nous écrasons déjà les habitudes de pensée qui ont survécu à la Révolution. Nous avons coupé les liens entre l’enfant et les parents, entre l’homme et l’homme, entre l’homme et la femme. Personne n’ose plus se fier à une femme, un enfant ou un ami. Mais plus tard, il n’y aura ni femme ni ami. Les enfants seront à leur naissance enlevés aux mères, comme on enlève leurs œufs aux poules. L’instinct sexuel sera extirpé. La procréation sera une formalité annuelle, comme le renouvellement de la carte d’alimentation. Nous abolirons l’orgasme. Nos neurologistes y travaillent actuellement. Il n’y aura plus de loyauté qu’envers le Parti, il n’y aura plus d’amour que l’amour éprouvé pour Big Brother. Il n’y aura plus de rire que le rire de triomphe provoqué par la défaite d’un ennemi. Il n’y aura ni art, ni littérature, ni science. »

Dans un monde nu, un monde à poil, il ne restera que l’exercice du pouvoir (merci Jouvenel pour ton livre) : Breton, Leyen, Macron, Biden et leurs remplaçants vont se régaler jusqu’au bout :

« Quand nous serons tout-puissants, nous n’aurons plus besoin de science. Il n’y aura aucune distinction entre la beauté et la laideur. Il n’y aura ni curiosité, ni joie de vivre. Tous les plaisirs de l’émulation seront détruits. Mais il y aura toujours, n’oubliez pas cela, Winston, il y aura l’ivresse toujours croissante du pouvoir, qui s’affinera de plus en plus. Il y aura toujours, à chaque instant, le frisson de la victoire, la sensation de piétiner un ennemi impuissant. Si vous désirez une image de l’avenir, imaginez une botte piétinant un visage humain… éternellement. »

Le monde du vaccin, du Grand Reset et des guerres permanentes de l’Océanie est ainsi exposé (je ne donne pas les pages pour que vous les recherchiez et que vous le relisiez ce bouquin) :

« Commencez-vous à voir quelle sorte de monde nous créons ? C’est exactement l’opposé des stupides utopies hédonistes qu’avaient imaginées les anciens réformateurs. Un monde de crainte, de trahison, de tourment. Un monde d’écraseurs et d’écrasés, un monde qui, au fur et à mesure qu’il s’affinera, deviendra plus impitoyable. Le progrès dans notre monde sera le progrès vers plus de souffrance. L’ancienne civilisation prétendait être fondée sur l’amour et la justice. La nôtre est fondée sur la haine. Dans notre monde, il n’y aura pas d’autres émotions que la crainte, la rage, le triomphe et l’humiliation. Nous détruirons tout le reste, tout. »

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Et comme on nous disait que Paris se couvre de rats et de punaises sous le règne interminable et minable (mais populaire) d’Anne H. :

– Le rat, dit O’Brien en s’adressant toujours à son invisible auditoire, est un carnivore, bien qu’il soit un rongeur. Vous avez dû entendre parler de ce qui se passe dans les quartiers pauvres de la ville. Dans certaines rues, les femmes n’osent, même pour cinq minutes, laisser seul leur bébé dans la maison. Les rats l’attaqueraient certainement. En très peu de temps, ils l’éplucheraient jusqu’aux os. Ils attaquent aussi les malades et les mourants. Ils savent reconnaître, avec une étonnante intelligence, si un homme est impotent.

Sources :

http://www.bouquineux.com/index.php?telecharger=898&O...

https://lesakerfrancophone.fr/de-platon-a-packard-de-la-g...

https://lesakerfrancophone.fr/bertrand-de-jouvenel-et-la-...

https://lesakerfrancophone.fr/patrick-mcgoohan-le-prisonn...

https://lesakerfrancophone.fr/le-feminisme-us-par-dela-le...

https://lesakerfrancophone.fr/observations-sur-le-devenir...

https://lesakerfrancophone.fr/gustave-de-beaumont-et-la-c...

https://lesakerfrancophone.fr/de-notre-devenir-termite-vi...

https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9volte_de_M%C3%BCnster

dimanche, 17 septembre 2023

G. K. Chesterton et la conspiration ploutocratique (Le nommé Jeudi, 1908)

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G. K. Chesterton et la conspiration ploutocratique (Le nommé Jeudi, 1908)

Nicolas Bonnal

On lit et on relit Chesterton, et son génial Nommé jeudi, publié en 1908, lisible sur Wikisource, qui décrit la situation que nous vivons, que nos anti-conspirateurs dénoncent :

« Vous partagez cette illusion idiote que le triomphe de l’anarchie, s’il s’accomplit, sera l’œuvre des pauvres. Pourquoi ? Les pauvres ont été, parfois, des rebelles ; des anarchistes, jamais. Ils sont plus intéressés que personne à l’existence d’un gouvernement régulier quelconque. Le sort du pauvre se confond avec le sort du pays. Le sort du riche n’y est pas lié. Le riche n’a qu’à monter sur son yacht et à se faire conduire dans la Nouvelle-Guinée. Les pauvres ont protesté parfois, quand on les gouvernait mal. Les riches ont toujours protesté contre le gouvernement, quel qu’il fût. Les aristocrates furent toujours des anarchistes ; les guerres féodales en témoignent. »

C’est qu’en effet les oligarques n’aiment guère obéir.

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Dans son roman à clé sur la montée du communisme et de la mondialisation (tous aux mains d’une clique de banquiers), Chesterton, qui avait été révolté par la guerre des boers liée au diamant (Barnato, Rothschild, Cecil Rhodes et sa périlleuse Table Ronde), ajoute :

« Nous ne sommes pas des bouffons ; nous sommes des hommes qui luttons dans des conditions désespérées contre une vaste conspiration. Une société secrète d’anarchistes nous poursuit comme des lapins. Il ne s’agit pas de ces pauvres fous qui, poussés par la philosophie allemande ou par la faim, jettent de temps en temps une bombe ; il s’agit d’une riche, fanatique et puissante Église : l’Église du Pessimisme occidental, qui s’est proposé comme une tâche sacrée la destruction de l’humanité comme d’une vermine».

Chesterton ajoute avec humour et fantaisie cette allusion à Cecil Rhodes et à la Table ronde – dont reparlera Carroll Quigley dans ses classiques:

« Voici son application à ces circonstances : la plupart des lieutenants de Dimanche sont des millionnaires qui ont fait leur fortune en Afrique du Sud ou en Amérique. C’est ce qui lui a permis de mettre la main sur tous les moyens de communication, et c’est pourquoi les quatre derniers champions de la police anti-anarchiste fuient dans les bois, comme des lièvres. »

Et comme aujourd’hui on accuse le mondialisme et le transhumanisme des maîtres du réseau (Google, Amazon, Facebook, Apple, GAFA, etc.),

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Chesterton dénonce les maîtres du rail :

« Mais permettez-moi de vous faire observer que la force de cette racaille est proportionnée à la nôtre et que nous ne sommes pas grand-chose, mon ami, dans l’univers soumis à Dimanche. Il s’est personnellement assuré de toutes les lignes télégraphiques, de tous les câbles. Quant à l’exécution des membres du Conseil suprême, ce n’est rien pour lui, ce n’est qu’une carte postale à mettre à la poste, et le secrétaire suffit à cette bagatelle. »

Nicolas Bonnal

Bibliographie

Gilbert Keith Chesterton – Le nommé jeudi (wikisource)

Nicolas Bonnal –  Littérature et conspiration (Amazon.fr, Dualpha.com)

 

mercredi, 16 août 2023

Tolkien et l'idéologie hégémonique

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Tolkien et l'idéologie hégémonique

par Joakim Andersen

Source: https://motpol.nu/oskorei/2023/07/23/tolkien-och-den-hegemona-ideologin/

Ces dernières années, l'héritage de Tolkien a fait l'objet de plusieurs réinterprétations aux accents idéologiques de plus en plus évidents. Il s'agit notamment de la longue adaptation cinématographique du Hobbit, de la série télévisée Rings of Power, qui ne s'appuie guère sur les œuvres de Tolkien et véhicule souvent un message diamétralement opposé à ce que l'on y trouve, et, dans le domaine des jeux de cartes, de The Lord of the Rings - Tales of Middle-Earth (Le Seigneur des Anneaux - Les Contes de la Terre du Milieu). Les réinterprétations ont des connotations idéologiques raciales évidentes, mais ceux qui les notent ou même les critiquent sont généralement étiquetés et rejetés comme des "racistes". Outre la projection évidente, l'ensemble est intéressant car ces produits nous donnent un aperçu de l'idéologie hégémonique. Comme toutes les idéologies, elle est imprégnée de certains modèles et logiques, dont la plupart sont tacites et inconscients. En revanche, les aspects plus profondément psychologiques de l'idéologie peuvent être cartographiés en les étudiant comme des complexes d'images, d'associations, de tabous et d'émotions. Un jeu de cartes est particulièrement utile à cet égard, car il contient tellement d'images qu'il peut être lu en partie comme un ensemble de hiéroglyphes. Chaque carte transmet un petit ensemble de caractéristiques.

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Quiconque examine attentivement les cartes du Seigneur des Anneaux - Contes de la Terre du Milieu peut identifier un certain nombre de modèles. Dans une large mesure, il s'agit d'une inversion idéologique raciale ; l'anthropologie de Tolkien a, en somme, été renversée. Il a décrit certains individus et groupes d'une certaine manière et, pour des raisons d'idéologie raciale, ils changent de couleur de peau dans le jeu de cartes. C'est le cas d'Aragorn.

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Le caractère américain de l'idéologie hégémonique est évident dans le fait que nous voyons des Blancs et des Noirs sur les cartes, mais beaucoup moins d'autres personnes. Il n'y a pas beaucoup d'Asiatiques, pas d'Aborigènes australiens, pas d'Amérindiens, etc. Bref, la Terre du Milieu, c'est l'Amérique avec un peu de magie et d'épées. À bien des égards, la mythologie raciale hégémonique peut être considérée comme une obsession de la relation entre Blancs et Noirs, les autres groupes prenant tout au plus la place d'ersatz de Noirs (ou, dans des cas exceptionnels, d'ersatz de Blancs, comparez les Palestiniens et les Israéliens). On peut également noter que sur les cartes, et dans les créations similaires envahies par le monde contemporain, il y a des blancs et des noirs, mais beaucoup moins de mélanges entre ceux-ci. Ceci en dépit du fait que le scénario le plus probable, en l'absence d'un système d'apartheid rigoureux, serait que dans les sociétés anciennes comme le Gondor et le Rohan, ces derniers constituaient la majorité des personnages.

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C'est intéressant, mais c'est aussi un aspect superficiel de la mythologie ou de la psychologie raciale hégémonique. D'autres modèles identifiables sont plus intéressants. Nous constatons, par exemple, qu'Aragorn, sur les cartes, est devenu noir, tout comme Galadriel, Théoden et le prince Imrahil, entre autres. Le lecteur intéressé pourra en trouver plusieurs exemples dans d'autres productions culturelles contemporaines. Cela en dit long sur l'idéologie raciale hégémonique, ou la programmation raciale pour reprendre un terme utile de Boris Benulic, et sur les émotions, les rêves et les désirs qui y sont associés. En même temps, il y a des exceptions. Elrond est l'une d'entre elles, Gandalf est ambivalent dans ce contexte. Arwen est également représentée comme blanche, mais il y a une autre logique derrière cela.

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La couleur noire de la peau, en revanche, est associée à contrecœur à la trahison sur les cartes. Nous constatons donc que Boromir et Denethor sont restés blancs, tout comme Saroumane et Gríma. Les orques ne sont pas non plus noirs, mais verts ou pâles (comparez leur transformation entre la trilogie cinématographique et la trilogie du Hobbit). Les serviteurs humains de Sauron, les Haradrim, le Porte-parole, les pirates et les insulaires, sont également blancs sur les cartes. Étant donné que les pirates viennent de Numenor, c'est moins surprenant, mais Aragorn aussi. D'ailleurs, les îles de l'Est ressemblent à des squelettes de l'âge de pierre. Les cartes donnent l'impression que la motivation secrète de Sauron est une sorte de politique du pouvoir blanc, dirigée contre les leaders noirs légitimes comme Aragorn et Galadriel.

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Blague à part ( ?), un schéma intéressant concerne Imrahil et Gandalf. Le prince Imrahil est appelé "le Juste" et Gandalf est surnommé "le Cavalier blanc" sur une carte. Sur ces deux cartes, où le lien entre les qualités blanches et équitables et les qualités nobles est évident, les personnages sont représentés en noir. Comparez cela avec le traitement de Heimdall, "l'âne blanc", dans le film de Marvel sur Thor, désormais assez ancien. Cela ne semble pas être une coïncidence, même si ce n'est pas nécessairement délibéré, cela nous donne un petit aperçu des réactions et des tabous de l'esprit politiquement correct.

Il est gratifiant d'examiner comment différentes cartes associent différentes couleurs de peau à différents traits de caractère, de la loyauté à la trahison. Il est au moins aussi gratifiant d'examiner la dynamique entre les cartes. Nous pouvons noter, par exemple, qu'Aragorn et Arwen se marient, un thème que nous reconnaissons dans de nombreuses publicités. Il découle logiquement du fait que la royauté masculine et sacrée est associée à la couleur de peau noire que la princesse elfe Arwen et son père ont la peau blanche. Il est plus difficile de déterminer dans quelle mesure cette logique sexuelle est l'une des clés de l'idéologie raciale en question ou simplement une conséquence de celle-ci. Il convient de mentionner ici que la dynamique entre Aragorn et Denethor est également significative. Le faux souverain, Denethor, ou d'ailleurs le maire Overlord dans Paw Patrol, a la peau blanche, tandis que la véritable autorité est représentée comme noire. Il y a là un aspect historique (de la fausse autorité blanche à la légitime autorité noire), ainsi qu'un désir psychologique et un lien avec l'intersectionnalité susmentionnée entre la couleur de peau et le genre. Dans le format micro, la même dynamique entre le Shire Shirriff authentique et le Shirriff corrompu réapparaît.

Les cartes déconstruisent également les tribus et l'anthropologie créées par Tolkien. Les Rohirrim, dont les noms sont souvent associés à des peuples germaniques, sont un exemple, où l'on trouve des Rohirrim noirs et où Eowyn, mais pas son frère Eomer, se voit attribuer une couleur de peau noire. Il en va de même pour les Dunedain, mais pas pour les nains. En outre, si nous examinons toutes les cartes dans leur contexte, nous constatons qu'elles construisent un monde où les princes légitimes sont noirs, les "peuples libres", à quelques exceptions près, sont mixtes, et les hordes de Sauron sont fortement associées à la couleur de peau blanche (et verte).

Dans l'ensemble, nous constatons que les modèles qui peuvent être identifiés dans le jeu de cartes sont si cohérents qu'ils nous aident à cartographier une idéologie ou une mythologie raciale qui chevauche largement l'idéologie ou la mythologie hégémonique. Les schémas sont trop cohérents pour être réduits à la noble formule "tout le monde devrait pouvoir se reconnaître" ; il s'agit au contraire d'une idéologie raciale dirigée contre les Blancs. On ne sait pas dans quelle mesure il s'agit d'une véritable obsession psychopathologique et dans quelle mesure c'est le résultat d'un ensemble d'incitations. Cependant, il est clair que l'idéologie hégémonique comporte de forts éléments de mythologie raciale.

A propos de l'auteur : Joakim Andersen

Joakim Andersen tient le blog Oskorei depuis 2005. Il a une formation universitaire en sciences sociales et une formation idéologique en tant que marxiste. Aujourd'hui, cette formation se traduit par un intérêt pour l'histoire des idées et une attention portée aux structures plutôt qu'aux personnes et aux groupes (l'adversaire est, en somme, le nouvel ordre mondial, et non les musulmans, les juifs ou d'autres groupes). Au fil des ans, l'influence de Marx a été complétée par Julius Evola, Alain de Benoist et Georges Dumezil, entre autres, car le marxisme manque à la fois d'une théorie durable de la politique et d'une anthropologie. Aujourd'hui, Joakim ne s'identifie à aucune étiquette, mais considère que la fixation, entre autres, sur le conflit imaginaire entre la "droite" et la "gauche" occulte les véritables enjeux de notre époque. Son blog s'intéresse également à l'histoire des idées et aime présenter des mouvements étrangers à un public suédois.

vendredi, 21 juillet 2023

La théologie de Tolkien contre les idéologies

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La théologie de Tolkien contre les idéologies

par Roberto Presilla

Source : Avvenire & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/la-teologia-di-tolkien-contro-le-ideologie

Nous anticipons l'éditorial du philosophe Roberto Presilla qui ouvre le numéro 2/2023 de Vita e Pensiero, le bimensuel culturel de l'Université catholique du Sacré-Cœur.

Cinquante ans après sa mort, l'œuvre de Tolkien reste l'un des grands chefs-d'œuvre de la littérature. Le nombre d'exemplaires vendus et de traductions place le vieux professeur d'Oxford sur un pied d'égalité avec un autre écrivain anglais au succès certain, ce William Shakespeare dont Tolkien a discuté les choix linguistiques. Par rapport au public, la critique a évolué assez lentement : il existe aujourd'hui quelques revues académiques consacrées aux études sur Tolkien. Comme toujours, des tendances opposées émergent dans le débat, à l'instar de ce qui s'est produit au cours des dernières décennies parmi les fans. Le pendule de l'histoire montre de grandes variations : il va des "camps hobbits" de certains partisans des mouvements de droite, il y a des décennies, à l'utilisation que les communautés hippies ont faite de Tolkien dans les années 1960, en l'interprétant comme un précurseur du "flower power". Dans ce sillage, on peut aussi lire, peut-être, le choix d'Amazon Prime Video, qui a proposé une dramatisation dans une clé inclusive (avec la série The Rings of Power). S'il est évident qu'une telle opération fait appel, au moins en partie, à la collaboration des héritiers, il est tout aussi clair que les grands classiques - Shakespeare docet - sont relus et réinterprétés, parfois avec des effets qui, à terme, peuvent s'avérer intéressants.

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Dans le cas de la série télévisée, cependant, on assiste à une simplification (excessive) de la profondeur philosophique et théologique de Tolkien, au nom de priorités "morales" qui sont étrangères à sa vision. On lit dans Tolkien ce que son propre cadre de référence idéologique suggère. Ainsi, la droite italienne a lu Tolkien à partir de la leçon d'Elémire Zolla et d'autres, tandis que les jeunes hippies américains l'ont inclus dans leur propre critique du capitalisme. Cependant, comme l'écrivait G.K. Chesterton dans The Banner of the Broken Sword, "quand les gens comprendront-ils qu'il est inutile de lire sa propre Bible si l'on ne lit pas aussi celle des autres ?": il est facile de lire un texte en y superposant son propre point de vue, en oubliant les mises en garde que la méthode philologique - certainement pratiquée par le professeur Tolkien - suggérerait.

Les érudits peuvent eux aussi tomber dans la même erreur : pensez à ceux qui discutent du "paganisme" de Tolkien et qui se demandent si le légendaire professeur est "catholique". Dans une lettre adressée au père Robert Murray en décembre 1953, Tolkien écrit que Le Seigneur des Anneaux est fondamentalement une œuvre religieuse et catholique ; je n'en étais pas conscient au début, je l'ai été pendant la correction" (Reality in Transparency. Letters 1914-1973, lecture 142). C'est pourquoi, ajoute l'écrivain, il a pratiquement effacé toute référence à quoi que ce soit de "religieux".

Si l'écrivain est catholique et considère son œuvre comme telle, comment résumer sa vision ? On peut esquisser une tentative à partir de l'essai sur les contes de fées (Sulle fiabe, in Albero e Foglia), qui présente le mécanisme narratif de l'eucatastrophe, qui dément la "défaite finale, et qui est donc évangile". L'eucatastrophe conjugue la vertu d'espérance et la vision providentielle, avec une saveur théologique certaine. Tolkien est parfaitement conscient du fait que les histoires - et l'Histoire - ne peuvent être optimistes, mais doivent plutôt s'accommoder du péché, du mal, de la corruption : le "happy end" de nombreux films est la version simpliste et quelque peu mensongère de l'eucatastrophe, le renversement espéré d'une situation qui s'ouvre sur une issue heureuse, sans pour autant effacer la souffrance et la destruction.

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L'arc narratif du Seigneur des Anneaux est structuré autour d'une eucatastrophe, à plusieurs niveaux. L'anneau unique n'est pas détruit par Frodon, qui ne peut finalement pas résister à la tentation: c'est Gollum qui s'en empare, se mord le doigt, puis plonge dans l'abîme et détruit l'anneau. Beaucoup d'épisodes sont donc de petites eucatastrophes [...] : de toute façon, ce n'est pas l'habileté stratégique ou la prévoyance qui garantit la victoire, qui est d'ailleurs rarement indolore. C'est le contraire qui se produit pour ceux qui sont perdus : Saroumane, par exemple, est un sage qui cherche à maîtriser le réel en exploitant les moyens à sa disposition. Grâce à un Palantír - une pierre capable de communiquer à distance - il a l'illusion d'étudier l'Ennemi, mais son esprit est corrompu par la vision répétée de la puissance de Sauron, qui insinue dans son esprit la soif de pouvoir et en même temps la peur, consumant peu à peu sa capacité à discerner les traces de l'œuvre d'un Autre dans les événements de l'histoire. La peur et la soif de pouvoir mènent au désespoir : la seule défense est l'espoir, l'humble conscience de la providence en action.

Tolkien, en conteur expert, sait traduire ce concept en histoires - chaque geste de miséricorde ou de bonté portera ses fruits - et cette attitude le rapproche d'autres écrivains catholiques, tels que Manzoni. Ainsi, Gollum, bien que dévoré par la passion de l'Anneau, est plus mesquin que méchant, et est sauvé à plusieurs reprises, même par Frodon, parce qu'il suscite la compassion. C'est cette pitié qui transforme providentiellement Gollum d'antagoniste en sauveur de la Terre du Milieu. Le combat s'inscrit également dans une tension spirituelle. Dans cette perspective, c'est Faramir, à bien des égards alter ego de Tolkien lui-même, qui donne voix aux convictions de l'écrivain en déclarant qu'il n'aime ni les armes ni la gloire, mais seulement les gens qui doivent se défendre contre un ennemi maléfique.

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Cette conception providentielle repose sur une vision proche de celle d'Augustin. Le mal n'est pas le contraire du bien, mais la négation du bien, sa diminution : c'est pourquoi le mal ne peut être combattu avec les armes que le mal lui-même a forgées. Ce concept, qui traverse toutes les histoires du corpus de Tolkien, est également explicité ailleurs : dans une lettre à son fils Christopher de septembre 1944 (Reality in Transparency, op. cit. 81), critiquant sévèrement la diabolisation des adversaires allemands, Tolkien commente : "You cannot fight the Enemy with his Ring without turning yourself into an Enemy too" (On ne peut pas combattre l'ennemi avec son anneau sans se transformer soi-même en ennemi). Et plus tard, écrivant à Rayner Unwin en octobre 1952 (Reality in Transparency, op. cit. 135), Tolkien commente ainsi le premier essai atomique effectué par le Royaume-Uni: "Le Mordor est au milieu de nous. Et je suis désolé de devoir souligner que le nuage bouffi récemment créé ne marque pas la chute de Baradur, mais a été produit par ses alliés - ou du moins par des gens qui ont décidé d'utiliser l'Anneau à leurs propres fins (bien sûr excellentes)".

On ne peut pas penser contrer les effets de la corruption en recourant à ce qui corrompt: l'Anneau ne peut pas réaliser le bien parce qu'il a été créé pour soumettre le bien à un dessein de pouvoir. Mais la création est belle, et le deuxième monde d'Arda l'est aussi : Tolkien contemple avec fascination la beauté de la création, la variété des arbres et des paysages. Et, obéissant à la même logique que celle qui gouverne ses personnages, le narrateur insère Tom Bombadil, la figure la plus énigmatique de l'œuvre, régulièrement oubliée dans les adaptations cinématographiques. C'est facile à faire, car Tom Bombadil ne sert apparemment pas l'histoire. Mais il chante toute la journée, il connaît et aime la nature sans prétention de domination. Ainsi, dans son lien avec la terre non corrompue, il ne peut être victime de la volonté de puissance que l'Anneau sait nourrir et canaliser. La meilleure façon de célébrer Tolkien est peut-être de se rappeler que Frodon et Gandalf, eux aussi, au milieu de leurs aventures, ont été divertis par Tom Bombadil.

lundi, 03 juillet 2023

Burgess, une dystopie dépopulationniste

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Burgess, une dystopie dépopulationniste

par Joakim Andersen

Source: https://motpol.nu/oskorei/2023/06/09/burgess-som-depopulationistisk-dystopiker/

Anthony Burgess (1917-1993) est surtout connu aujourd'hui comme l'auteur d'Orange mécanique. On sait moins qu'il était politiquement proche de la même école de pensée "anarcho-monarchiste" que Tolkien et qu'il a collaboré avec le GRECE, le Groupement de Recherche et d'Études pour la Civilisation Européenne de la Nouvelle Droite. Burgess s'intéressait également à l'histoire, passée et future, et écrivait des dystopies. A Clockwork Orange en est un exemple ; une autre, moins connue mais non moins d'actualité, est The Wanting Seed (= La folle semence, 1962).

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The Wanting Seed se déroule dans un futur malthusien, où la lutte contre la surpopulation domine à la fois la théorie et la pratique. Le mariage et la natalité sont découragés ; il existe un ministère de l'infertilité et une police de la population. Les lois formelles sont tout aussi importantes que les lois informelles, lesquelles se présentent sous la forme d'une culture et d'une idéologie. On nous dit que "vous avez le droit de vous marier si vous le souhaitez, vous avez le droit à une naissance dans la famille, même si, bien sûr, les meilleures personnes ne le font pas". Les classes respectables n'ont pas d'enfants ; en termes de carrière, les personnes sans enfants, homosexuelles et castrées sont favorisées. Les policiers, les "greyboys", semblent être recrutés parmi ces derniers, y compris les "greyboys brutaux aux lèvres fardées". Il convient de noter que Burgess ne semble pas être homophobe au sens propre du terme; il décrit une logique politique et idéologique. Entre autres choses, cette logique recoupe en partie ce que le polémiste américain conservateur Steve Sailer appelle "la fuite du blanc", qui explique en partie l'augmentation rapide du nombre de personnes LGBT parmi les jeunes Américains blancs: "être homo, voyez-vous, efface tous les autres péchés, les péchés des pères, par exemple, voyez-vous".

L'histoire se déroule dans une future Union anglophone, Enspun, comprenant un empire russophone appelé Ruspun. Contrairement à Orwell, il n'y a pas de guerre entre eux, la lutte est à la fois réelle et symbolique mais focalisée seulement contre la surpopulation. Enspun est multiethnique; la future Angleterre est peuplée de personnes originaires de différentes parties du monde ("Eurasiens, Euro-Africains, Euro-Polynésiens"). Il n'y a pas non plus de conflits entre eux. Cependant, Burgess introduit discrètement dans l'intrigue des souvenirs de sang racial, à la fois gastronomiques et plus concrets. Les personnages principaux sont d'origine anglo-saxonne, le professeur d'histoire Tristram Foxe et sa femme Beatrice-Joanna. Alors que leur relation se dégrade suite à l'infidélité de Béatrice avec le frère de Tristram, de profonds changements sociaux sont en cours. Ces changements sont conformes à la théorie cyclique de l'histoire que professe Tristram.

Tristram utilise les concepts de pelfase, d'interphase et de gusphase, le premier et le dernier étant nommés d'après les théologiens Pélage et Augustin. Pendant la phase de pelfase, les dirigeants partent du principe que les gens sont relativement bons par nature. Les punitions sont légères et la société est socialiste. Mais avec le temps, l'élite perd confiance dans la bonté de la population, ce qui conduit à une répression accrue. "Les gouverneurs sont déçus lorsqu'ils découvrent que les hommes ne sont pas aussi bons qu'ils le pensaient. Enveloppés dans leur rêve de perfection, ils sont horrifiés lorsque le sceau est brisé et qu'ils voient les gens tels qu'ils sont réellement". Nous passons alors à l'interphase, qui rappelle davantage le 1984 d'Orwell. Elle aussi ne dure pas éternellement, les gouvernants se détournent de la répression ("les gouvernants sont choqués par leurs propres excès"). Ils assouplissent les règles et le chaos s'installe. Mais ils ont désormais une vision pessimiste de la nature humaine et ne répondent pas par la répression. Peu à peu, ils se rendent compte que les hommes sont encore très bons et la phase pélagienne reprend. Etcetera.

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Le modèle cyclique de l'histoire selon Tristram n'est pas totalement inintéressant, même s'il peut être difficile d'identifier la phase de notre propre époque. Par exemple, nous avons la punition douce de la pelphase combinée au chaos de la gusphase. Une société véritablement multiethnique permet évidemment une vision pélagienne de certains groupes avec une répression interphase des autres, bref la fameuse anarcho-tyrannie. Néanmoins, le modèle historique de Burgess est une petite théorie originale de l'élite, où les réactions émotionnelles de l'élite aux résultats de ses propres politiques conduisent l'histoire. Il contient de nombreux passages percutants, tels que l'observation selon laquelle "les petits capitalistes sortaient de leur trou, rats au cours de la pelphase mais lions d'Augustin (dans la gusphase)".

Un thème intéressant de The Wanting Seed est le dépopulationnisme en tant qu'idéologie excessive ; il y a quelques similitudes avec notre époque. Tout aussi intéressant est l'accent mis par Burgess sur les mécanismes informels de la politique. Il s'agit notamment de la création d'une pression sociale et de l'influence de l'industrie culturelle. Il écrit que "pendant des générations, les gens se sont allongés sur le dos dans l'obscurité de leur chambre à coucher, les yeux rivés sur le carré bleu aquatique du plafond: des histoires mécaniques sur les bonnes personnes qui n'ont pas d'enfants et les mauvaises qui en ont, les homos qui s'aiment, les héros d'Origène qui se castrent eux-mêmes au nom de la stabilité mondiale". En même temps, cette influence semble moins efficace lorsqu'elle entre en conflit avec les instincts humains. Dès que la super-idéologie sexuellement négative est ébranlée dans ses fondements, les gens recommencent à avoir des relations sexuelles et à manger de la viande dans le roman.

Dans l'ensemble, il s'agit d'une dystopie originale, avec plusieurs thèmes intéressants. Certains passages sont passionnants et captivants, comme l'introduction où nous faisons connaissance avec les personnages principaux et le voyage de Tristram dans une Angleterre où la société est en crise et où le cannibalisme est une menace réelle. Mais le point faible est la longueur, l'histoire est trop longue et aurait pu être raccourcie. A bien des égards, il est plus actuel que Clockwork Orange, mais c'est en tant que dystopie plutôt que purement fictionnel qu'il est un petit bijou.

lundi, 26 juin 2023

Colin Wilson et les "exclus" du monde moderne

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Colin Wilson et les "exclus" du monde moderne

Par Manlio Triggiani

Source: https://domus-europa.eu/2023/03/23/colin-wilson-e-gli-esclusi-del-mondo-moderno-di-manlio-triggiani/

La littérature de Colin Wilson (1931-2013) revient avec une trilogie publiée par Carbonio editore, appelée "Gerard Sorme Trilogy". Le premier volume, Ritual in the Dark (pp. 448, euro 18.00), illustre la vie de Gérard Sorme, un aspirant écrivain qui vit d'un petit revenu dans une chambre meublée de Soho. Par un concours de circonstances, il se met sur la piste d'un tueur en série qui rappelle un autre criminel, Jack l'Éventreur, personnage maintes fois représenté dans la littérature et le cinéma. L'Éventreur, dont l'identité n'a jamais été connue, a terrorisé le Londres victorien en tuant et en dépeçant cinq jeunes prostituées dans le quartier populaire de Whitechapel.

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Wilson fait analyser par Sorme le profil psychologique du criminel qui arpente le Swinging London et décrit le cheminement mental du jeune écrivain. Une imbrication entre le crime planifié et le raisonnement se dessine pour définir les cheminements mentaux du criminel.

L'homme sans ombre

Deuxième volume de la trilogie, L'homme sans ombre (p. 299, 16,50 euros) est un autre chapitre de la vie de l'écrivain Gérard Sorme, cette fois centré sur le sexe: une sorte de "journal intime", comme l'indique le sous-titre.

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Pour Sorme, le sexe est une source d'inspiration pour ses histoires, pour élargir la conscience, et il s'efforce d'avoir une vie intense à cet égard en transcrivant dans un journal ses expériences avec les filles qu'il fréquente. Les femmes se succèdent jusqu'à ce qu'il rencontre et tombe amoureux de Diana, une femme mariée à un étrange musicien plus âgé qu'elle.

Rites nocturnes

Un personnage inquiétant, Caradoc Cunningham, ami d'Aleister Crowley (1875-1947) et auteur d'écrits sur la magie, entre dans l'histoire. Cunningham mène une lutte perpétuelle avec lui-même et contre les autres, pour s'imposer dans sa quête de la magie, avec l'aspiration de forcer la volonté de ceux qui l'entourent à ses propres fins souvent avec une telle douceur et un tel désintérêt qu'ils le font passer - surtout aux yeux de Gérard - pour un être amical. Entre les deux, les relations oscillent entre des sentiments mitigés. Cunningham a un fort charisme et implique Gérard, Diana et Carlotta dans ses opérations sexuelles et de magie noire organisées pour neutraliser les pouvoirs d'entités qui auraient dû le frapper à mort.

Entre sexe et magie

Wilson cite souvent des maîtres de l'ésotérisme, des magiciens et mentionne toujours la nature comme lieu privilégié de la vie humaine. Il le fait avec l'esprit de celui qui cherche une voie d'affirmation spirituelle, presque religieuse. Le roman L'homme sans ombre est écrit à plusieurs niveaux de compréhension. Wilson a souligné plus tard qu'il s'agissait d'expériences sexuelles, mais aussi de quêtes visant à faciliter un voyage dans sa propre conscience, une quête de sa propre existence.

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Le troisième livre de la trilogie, Religion and the Rebel, n'a pas été apprécié à sa sortie, mais il a été réévalué par la suite. Il y associe la religion - et une vision spirituelle du monde - à la rébellion contre le monde moderne et matérialiste. Il analyse également, dans cette optique, la relation entre le génie individuel et une société avec ses règles, exerçant la pensée contre les idées établies et préfixées de la société contemporaine (nous dirions aujourd'hui "politiquement correct").

Religion and the Rebel est un ouvrage de fond sur des intellectuels, des penseurs, des écrivains qui ont pris leurs distances avec la société moderne, matérialiste, nihiliste et consumériste et ont entamé une quête spirituelle.

Wilson développe une critique de la dimension spirituelle, de la moralité, à travers la psychologie, la critique littéraire, la philosophie, la poésie et l'histoire. Wilson s'appuie sur l'historien Arnold Toynbee qui estime que dans toute société, les individus les plus importants sont une "minorité créative" qui fait face à l'évolution de la société et qui est composée de philosophes, d'artistes et de penseurs. Ces hommes, selon Toynbee, ont atteint un niveau de créativité en suivant un processus impliquant la solitude, puis en "libérant" leurs visions et leurs idées dans la société, en les illustrant et en essayant de convaincre les autres de les mettre en pratique. Les exemples cités par Toynbee sont Bouddha, Confucius, Saint Paul, Mahomet, Dante, Kant, etc., et il affirme que les civilisations se dégradent lorsque les minorités actives et créatives disparaissent. Wilson, un véritable outsider, surtout dans ces années-là, a offert un certain nombre de perspectives contre la société matérialiste et libérale.

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Un jeune homme en colère

Chez Wilson, on trouve un refus récurrent de la société bourgeoise et de ses valeurs, du "politiquement correct" de la classe moyenne supérieure britannique, mais surtout de la contestation des intellectuels britanniques de la fin des années 1950 et du début des années 1960, les "jeunes hommes en colère" (angry young men). Dans les controverses journalistiques et dans la présentation de ce "courant littéraire", aucune distinction n'était généralement faite. On présente une liste de noms et on dit qu'ils sont tous unis dans leur rejet du statu quo, mais sans préciser les différences entre les écrivains, qui sont pourtant importantes. Les socialistes déclarés comme Lessing et Anderson sont une chose, les irrationnels comme Wilson et Holroyd en sont une autre.

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Wilson s'en prend au monde moderne, à la société démocratique et de consommation en faveur d'une vision spirituelle, d'une société liée aux valeurs de l'héroïsme contre une société de "chiffres et d'étiquettes". Il réévalue l'homme héroïque et donc "l'exclu", celui qui vit dans la société moderne mais qui n'en fait pas partie, qui s'en éloigne. Le type humain non bourgeois est quant à lui "l'exclu". L'exclu aspire à un "idéal divin". Une référence au "passage à la forêt" de Jünger.  "Voici la leçon de l'Exclu", dit l'auteur.

Wilson: "une leçon de solitude délibérée et de réaction aux valeurs de la masse, une révolte contre le désir de sécurité réclamé par la plèbe". Une vision spirituelle, anti-démocratique, qui s'exprime ainsi : "Je crois que notre civilisation est en déclin, et que, de ce déclin, la présence des 'Exclus' est un symptôme. Ce sont des hommes qui réagissent au matérialisme scientifique: des hommes qui, autrefois, auraient eu l'Eglise comme point cardinal. Je crois, dit Wilson, que lorsqu'une civilisation commence à s'exprimer avec "l'Exclu", elle a relevé un défi, celui de produire un type d'homme plus digne, de se donner une nouvelle unité de but, à moins qu'elle ne veuille se résigner à tomber dans l'abîme comme tant d'autres civilisations qui ont choisi d'ignorer le défi. L'exclu, c'est l'individu, l'individu qui ose relever lui-même le défi".

L'Occident, Spengler et l'anti-Sartre

Wilson conseille: "Le lecteur qui souhaite des éclaircissements supplémentaires peut se rafraîchir en lisant, s'il ne l'a pas déjà fait, le Déclin de l'Occident de Spengler ou les écrits d'Arnold Toynbee". Et encore, pour réagir contre la société de consommation, il déclare: "La civilisation, comme "l'exclu", doit avoir une religion si elle veut survivre. Nous avons eu assez d'"humanisme" et de "progrès" scientifique pour ne pas savoir ce qu'ils valent maintenant". L'appel à la religion est un appel à l'esprit, à la discipline intérieure. Colin Wilson a abordé l'existentialisme en lisant Kierkegaard, mais son existentialisme était loin de l'existentialisme "social" de Sartre. Wilson a d'ailleurs publié un pamphlet sur le penseur français intitulé Anti-Sartre.

Ce refus du système, Wilson l'a également transposé dans ses romans. Plutôt que de prôner la drogue et la liberté sexuelle, il exalte la vision spirituelle et métaphysique.

Manlio Triggiani

vendredi, 07 avril 2023

Pourquoi lire Wilbur Smith?

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Pourquoi lire Wilbur Smith?

Source: https://www.bloccostudentesco.org/2023/02/17/bs-perche-leggere-wilbur-smith/

par Cippa

Si, comme moi, vous avez à peine vu l'Afrique en photo, vous devez vous fier à ceux qui y sont allés pour dire que Wilbur Smith la décrit minutieusement et vous la fait savourer dans ses romans. Il y est né et y a vécu jusqu'à sa mort récente et en a parlé dans ses romans, de l'Égypte ancienne au colonialisme européen. Ce sont des romans d'aventure, mais ils nous donnent une vision et une compréhension profondes de ce continent, qui est un monde vraiment étranger pour nous. Mes rencontres avec un homme qui a versé son sang sur cette terre m'ont confirmé que les sensations que l'on éprouve en lisant ces romans sont un avant-goût, un amuse-gueule des expériences réelles vécues là-bas par ceux qui n'y sont jamais allés. Pour ceux qui, comme lui, ont arrosé son sol de sang vermeil, ce sont des photographies d'un passé tumultueux.

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Connaître l'histoire de l'Afrique, c'est aussi connaître l'histoire de l'Europe pendant quelques siècles: l'histoire du colonialisme et des aventures qui y ont conduit nos ancêtres. Il ne s'agit pas de romans historiques, mais de traces du passé d'une réalité historique indéniable, de témoignages d'un Anglais né et élevé en Afrique du Sud dans les années 1900, qui a reconstruit un passé et une histoire récente que lui et ses ancêtres ont vécus de première main. À cet égard, je vous recommande les cycles Courteney et Ballantyne, deux familles anglaises parties en Afrique pour la sanglante chasse aux diamants et qui s'y sont installées au milieu de mille péripéties.

Le travail magistral de l'auteur réside également dans la caractérisation des personnages et de leurs relations : par exemple, la symbiose entre les Blancs et les peuples indigènes. Elle peut aider à surmonter certains mensonges du monde moderne sur l'homme blanc en Afrique ; il est nécessaire de comprendre pleinement le lien qui s'est créé entre deux personnes très différentes, qui ont pris une valeur nécessaire l'une envers l'autre afin d'affronter les risques de ce mystérieux et formidable Continent Noir. Il est très important, surtout dans notre environnement, de connaître ces réalités afin d'affronter en toute conscience les accusations qui sont portées contre nous.

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En conclusion, un roman d'aventures peut également être apprécié pour sa valeur en tant que littérature d'évasion. La lecture des romans de Wilbur Smith est un grand passe-temps : on est fasciné aussi bien par la narration chargée de pathos que par la description placide des moments calmes de la vie quotidienne, des navigations tumultueuses aux récits mystérieux d'une spiritualité et d'une magie si éloignées de nous. Par rapport à de nombreux textes peu profonds qui relèvent du genre, notamment dans la littérature de consommation qui s'est récemment dépeuplée pour des raisons évidentes, notre auteur fait voyager notre esprit avec efficacité et une habileté surprenante, nous gardant accrochés, chapitre après chapitre, à ses lignes.

mardi, 04 avril 2023

Roald Dahl: une nouvelle victime du politiquement correct

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Roald Dahl: une nouvelle victime du politiquement correct

Source: https://www.bloccostudentesco.org/2023/03/10/bs-roald-dahl-ennesima-vittima-del-politicamente-corretto/

Par Chiara

Même les œuvres de Roald Dahl, le célèbre écrivain britannique, n'échappent pas à la révision langagière dictée par le politiquement correct.

Après 007 et Blanche-Neige, c'est au tour de "La chocolaterie" d'être frappée par le couperet de la pensée unique, dans le but d'éliminer tous les termes et expressions considérés comme "non inclusifs".

C'est le cas de mots comme "gros", "laid" et "nain" : les "Oompa Loompas", célèbres pour leur stature, auparavant définis comme de "petits hommes", sont devenus de "petites personnes", au nom de l'égalité des sexes et du body-positive.

Dans d'autres livres, comme le roman "Les sorcières", des phrases entières ont été modifiées parce qu'elles étaient jugées sexistes.

Même la vie de l'auteur lui-même n'a pas été sauvée du révisionnisme et du jugement stérile d'un comité dirigé par une "fille" qui se décrivait comme anarchique, non binaire, asexuelle et polyamoureuse, en raison de ses opinions politiques considérées comme antisémites et anti-israéliennes.

Il s'agit d'une tendance qui découle d'une idée fausse selon laquelle il est possible et admissible d'évaluer les œuvres de Dante Alighieri et de Shakespeare avec les yeux d'aujourd'hui. C'est l'expression ultime d'une très faible conscience culturelle et d'une ignorance croissante qui, à ce rythme, peut difficilement être éradiquée ou du moins diminuée.

Il s'agit d'un phénomène de plus en plus dangereux, qui vise à imposer des normes délétères et à mettre de plus en plus en danger la liberté d'expression : une autre forme de révision déguisée en protection des catégories "sensibles".

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Ainsi, pour éviter les critiques stériles et la censure, les auteurs, réalisateurs et autres membres de l'industrie du divertissement se sentent obligés d'inclure les Noirs et les homosexuels dans chacun de leurs films ou de leurs livres, au point de les retrouver dans des œuvres où ils n'étaient pas envisagés à l'origine.

Au Royaume-Uni, une commission nationale pour la prévention de l'extrémisme a rendu publique une liste dans laquelle elle cite la lecture de certains classiques de la littérature anglaise (par exemple Shakespeare, Tolkien et Orwell) comme de possibles "signaux d'alarme" indiquant des positions liées à l'extrémisme de droite.

Ils n'ont probablement pas réalisé qu'un tel travail n'est rien d'autre que la réalisation de ce que George Orwell lui-même avait prédit dans "1984".

Plusieurs intellectuels de premier plan, tels que Salman Rushdie et Francis Fukuyama, se sont prononcés publiquement contre la "cancel culture", la qualifiant d'ensemble rigide "de normes morales et d'alignements politiques qui tendent à saper le débat ouvert au profit d'une conformité idéologique".

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D'autres intellectuels, en revanche, relégués dans une certaine idéologie, soutiennent cette tendance délétère et ont une forte emprise sur le public, comme dans le cas de phénomènes tels que les communautés Black Lives Matter et LGBT, sans l'approbation desquelles il semble qu'il soit devenu impossible de s'exprimer.

En conclusion, on constate que le révisionnisme culturel n'est rien d'autre qu'une énième tentative de modifier le passé en fonction des tendances et des modes du présent, sans tenir compte des différences culturelles et sociales entre les différentes périodes historiques ; les vraies victimes sont les esprits mitraillés par des informations de plus en plus marquées par l'uniformisation de la pensée.

La cancel culture n'est rien d'autre que l'enfant du conformisme qui caractérise la société d'aujourd'hui.

vendredi, 25 novembre 2022

Virginia Woolf et le changement climatique

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Virginia Woolf et le changement climatique

Nicolas Bonnal

Flaubert se moque dans sa correspondance (vers 1853 je crois) des débuts du changement climatique et de l’obsession météo : suite à un orage, le préfet intervient (voyez mon texte). Aujourd’hui le couillon éternellement satisfait du corps électoral et téléphage (il ne faut pas le combattre, il faut le fuir, c’est plus courageux) va en avoir pour son argent et pour sa météo comme on sait. 50% de privés de bagnole d’ici quinze ans, et tout le monde est écolo content. L’important c’est de rester euphorique et d’écouter BFM. Car il restera toujours du courant pour écouter BFM.

Mais c’est Virginia Woolf qui dans un texte génial (début du chapitre V d’Orlando) évoque le mieux le changement climatique. Or comme on sait aussi Orlando est un personnage qui à travers ses siècles de vie change de sexe (quelle idée superbe tout de même).

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Ici le grand écrivain (moi aussi je la change de sexe) décrit le changement climatique de l’époque pré-victorienne (on connait tous Jane Austen grâce à Hollywood qui n’y a rien compris). On quitte le lupanar du siècle libertin des Lumières et on entre dans le siècle des pluies, du smog et du carbone – du romantisme aussi. Et ça donne ces lignes géniales sur le changement climatique (profitez, Woolf est très bien traduite, notamment par maître Yourcenar – ses vagues, mon Dieu, ses vagues…) :

« Le lourd nuage gonflé qui, le premier jour du XIXe siècle, couvrait non seulement Londres mais la totalité des Îles Britanniques, s’arrêta, ou, plutôt, ne s’arrêta pas d’obéir aux fluctuations des tempêtes, assez longtemps dans ce coin du ciel pour avoir des effets extraordinaires sur tous les êtres vivant dans son ombre. »

Aux lumières succèdent donc pluies, smog et fog (une des clés pour comprendre Verne comme l’expliqua Gilbert Lamy) :

« Le climat anglais parut bouleversé. Il pleuvait souvent, mais seulement par averses fantasques qui reprenaient sitôt finies. Le soleil brillait, comme de juste, mais emmitouflé par tant de nuages et dans un air si saturé d’eau, que ses rayons perdaient leurs couleurs ; et les violacés, les orangés, les rouges ternes avaient remplacé dans le paysage les teintes plus solides du XVIIIe siècle. Sous le dais de ce ciel meurtri et chagrin, le vert des choux paraissait moins intense, et la neige était d’un blanc sale. »

Après tout – le citoyen, la femme, le sujet – devient humide :

« Mais ceci n’était rien : bientôt s’insinua dans chaque maison l’humidité, le plus insidieux des ennemis ; on peut derrière des persiennes narguer le soleil, et narguer le gel devant un bon feu ; mais l’humidité pénètre chez nous, furtivement, lorsque nous dormons. On ne l’entend pas, on ne la sent pas, et elle est partout. L’humidité gonfle le bois, moisit la marmite, rouille le fer, pourrit la pierre. Et elle agit de façon si pateline qu’il nous faut soulever un coffre, un seau à charbon, et les voir s’émietter soudain, pour soupçonner enfin l’ennemi d’être dans la place. »

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C’est le monde moderne qui s’installe (pensez au livre de Frank La Conquête du cool : un pays mute en quelques années – cf. la France en mai 68 ou en mai 81)…

Les goûts changent, aussi bien intellectuels que gastronomiques ou vestimentaires :

« Ainsi, de façon insensible et furtive, sans que rien marquât le jour ou l’heure de l’altération, le tempérament de l’Angleterre changea, et personne ne s’en aperçut. Rien pourtant ne fut épargné. Les rudes gentilshommes campagnards qui jusque-là s’étaient assis joyeusement devant un repas de bœuf et d’ale dans une salle à manger dessinée, peut-être, par les frères Adam, avec une dignité classique, soudain furent pris d’un frisson. Les douillettes apparurent ; on se laissa pousser la barbe ; on attacha les pantalons étroitement par des sous-pieds. »

On change les meubles et les mets :

« Et ce froid qui montait aux jambes, le gentilhomme campagnard eut tôt fait de le communiquer à sa maison ; les meubles furent capitonnés ; les tables et les murs, couverts ; et rien ne resta nu. Alors un changement de régime devint indispensable. On inventa le « muffin » et le « crumpet »

La décoration, les fleurs, les boissons tout change :

« Le café, après le dîner, supplanta le porto, et comme le café exigeait un salon où on pût le boire, comme le salon exigeait des globes, les globes des fleurs artificielles, les fleurs artificielles des cheminées bourgeoises, les cheminées bourgeoises des pianos, les pianos des ballades pour salons, les ballades pour salons, en sautant un ou deux intermédiaires, une armée de petits chiens, de carrés en tapisserie, et d’ornements en porcelaine, le « home » – qui avait pris une importance extrême – changea du tout au tout. »

Alors aussi apparait le beau et abondant feuillage anglais (voyez le Messager de Losey, le Limier de Mankiewicz et les fleuries adaptations de Thomas Hardy) :

« Au-dehors, cependant, par un nouvel effet de l’humidité, le lierre s’était mis à croître avec une profusion inouïe. Les maisons, jusque-là de pierre nue, furent étouffées sous le feuillage. Pas un jardin, si rigide que fût son dessin original, qui ne possédât maintenant sa pépinière, son coin sauvage et son labyrinthe. Le peu de jour qui pénétrait dans les chambres d’enfants filtrait à travers des épaisseurs vertes, et le peu de jour qui entrait dans les salons où vivaient les adultes, hommes et femmes, traversait des rideaux de peluche écarlate ou brune. »

Les changements vont aussi être intellectuels :

« Mais les changements ne se limitèrent pas à l’extérieur des êtres. L’humidité pénétra plus avant. Les hommes sentirent le froid dans leur cœur, le brouillard humide dans leur esprit. En un effort désespéré, pour donner à leurs sentiments un nid plus chaud, un creux quelconque où se blottir, ils essayèrent de tous les moyens pour… »

Et on vous laisse découvrir la suite. Le dix-neuvième a tourné le dos totalement au dix-huitième et a créé surtout en Europe de formidables « grandes transformations ». Des Lumières au romantisme…

Sources :

Virginia Woolf – Orlando

mercredi, 09 novembre 2022

Mort au QI trop faible : Aldous Huxley et le nouveau principe d’Archimède

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Mort au QI trop faible : Aldous Huxley et le nouveau principe d’Archimède

Nicolas Bonnal

On sait que l’on doit liquider le mangeur inutile ou le sous-doué en informatique - qui peut être milliardaire, auquel cas Malthus et ses lieutenants l’épargneront.

Huxley est, comme on sait, un prophète noir britannique qui a décrit et célébré (et non dénoncé, comme on croit à l’école) le cauchemar que nous allons vivre grâce aux gouvernements achetés et aux populations hébétées. Auteur d’une œuvre littéraire assez médiocre aussi, cet essayiste scientifique proche d’Harari à sa manière a annoncé la couleur (douleur) dans une nouvelle nommée Le Jeune Archimède que l’on pourrait résumer ici ainsi : si tu n’es pas Mozart ou Einstein, crève. Pierre Bourdieu avait parlé pendant les crises des années 90 de ce racisme de l’intelligence, racisme qui a depuis gagné le cerveau de crétins comme notre ministre de l’économie.

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Le narrateur séjourne en Italie repère un enfant surdoué (Harari sort aussi de ces écoles) ; et cela donne les réflexions suivantes :

« J'ai pensé aux grandes différences entre les êtres humains. On classe les hommes selon la couleur de leurs yeux et de leurs cheveux, la forme de leur crâne. Ne serait-il pas plus judicieux de les diviser en espèces intellectuelles? Il y aurait des fossés encore plus larges entre les types mentaux extrêmes qu'entre un Bochiman et un Scandinave. Cet enfant, pensais-je, quand il sera grand, sera pour moi, intellectuellement, ce qu'un homme est pour un chien. Et il y a d'autres hommes et femmes qui sont, peut-être, presque comme des chiens pour moi. »

Donc il y a « les chiens et les Boshiman » qui, à côté de Bill Gates ou d’Harari, ne méritent pas de vivre (quand on voit comment Gates et Harari parlent ou écrivent l’anglais, on croit rire – mais passons). On continue; seul le génie a droit à l’être et à l’âme :

« Peut-être que les hommes de génie sont les seuls vrais hommes. Dans toute l'histoire de la race, il n'y a eu que quelques milliers d'hommes réels. Et nous autres, que sommes-nous ? Animaux enseignables. Sans l'aide des vrais hommes, nous n'aurions presque rien découvert du tout. Presque toutes les idées qui nous sont familières n'auraient jamais pu venir à des esprits comme le nôtre. Plantez les graines là-bas et elles pousseront ; mais nos esprits n'auraient jamais pu les générer spontanément. »

Vaste prison de médiocres, l’humanité doit son salut à une élite de cerveaux depuis réfugiés à Davos (lieu comme on sait de la Montagne magique de Mann – livre à relire pour comprendre ce qui arrive à l’Europe). Le reste ce sont des chiens, des kleb comme on disait chez moi à La Goulette :

« Il y a eu des nations entières de chiens, pensais-je ; des époques entières où aucun Homme n'est né. Des Égyptiens ternes, les Grecs ont pris une expérience grossière et des règles empiriques et ont fait des sciences. Plus de mille ans se sont écoulés avant qu'Archimède ait un successeur comparable. Il n'y a eu qu'un seul Bouddha, un seul Jésus, un seul Bach à notre connaissance, un seul Michel-Ange ».

Huxley pleure la rareté des génies :

« Est-ce par hasard, me demandais-je, qu'un Homme naît de temps en temps? Qu'est-ce qui fait qu'une constellation entière d'entre eux naissent en même temps et sont issus d'un seul peuple? Taine pensait que Léonard, Michel-Ange et Raphaël étaient nés quand ils étaient parce que le temps était venu pour les grands peintres et la scène italienne sympathique. Dans la bouche d'un Français rationaliste du XIXe siècle, la doctrine est étrangement mystique ; cela n'en est peut-être pas moins vrai. Mais qu'en est-il de ceux qui sont nés hors du temps ? Blake, par exemple. Qu'en est-il de ceux-là ? ».

Huxley passe ensuite aux généralités sur les enfants surdoués ; on croirait lire Rémy Chauvin que j’ai interviewé en 1992 – mais sur d’autres sujets plus amusants.

« Je pensais à cet étrange talent distinct et séparé du reste de l'esprit, indépendant, presque, de l'expérience. Les enfants prodiges typiques sont musicaux et mathématiques ; les autres talents mûrissent lentement sous l'influence de l'expérience émotionnelle et de la croissance. Jusqu'à trente ans, Balzac ne fit preuve que d'incompétence ; mais à quatre ans, le jeune Mozart était déjà musicien, et certaines des œuvres les plus brillantes de Pascal ont été réalisées avant qu'il ne soit sorti de son adolescence. »

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Huxley devient éducateur de son enfant de chômeur :

« Dans les semaines qui ont suivi, j'ai alterné les cours quotidiens de piano avec des cours de mathématiques. Des conseils plutôt que des leçons qu'ils étaient; car je ne faisais que des suggestions, indiquais des méthodes, et laissais à l'enfant le soin d'élaborer les idées en détail. Ainsi je l'initiai à l'algèbre en lui montrant une autre preuve du théorème de Pythagore. »

Il ne s’agit pas ici de contester l’enfance surdouée ou les Mozart : ils sont passés où d’ailleurs mon cher Huxley ? Et les Bruckner, et les Berlioz et les Mahler ? Ont-ils été trop vaccinés, comme le redoutait Rudolf Steiner  (voir mon texte) ? Peut-on citer un seul compositeur, romancier ou même cinéaste de ce siècle de désastres ?

« Guido était aussi enchanté par les rudiments de l'algèbre qu'il l'aurait été si je lui avais donné une machine fonctionnant à la vapeur, avec une lampe à alcool méthylique pour chauffer la chaudière ; plus enchanté, peut-être, car le moteur se serait cassé, et, restant toujours lui-même, aurait de toute façon perdu de son charme, tandis que les rudiments d'algèbre continuaient de croître et de fleurir dans son esprit avec une luxuriance indéfectible. Chaque jour, il faisait la découverte de quelque chose qui lui paraissait d'une beauté exquise ; le nouveau jouet était inépuisable dans ses potentialités. »

Après évidemment le génie prend son air fatigué. Pensez à la gueule de Mathusalem de Bill Gates ou de golem raté de Schwab-Hariri. Fatigué de notre misère notre génie prend froid et meurt jeune :

« C'était un été exceptionnellement chaud. Au début de juillet, notre petit Robin, peu habitué à ces températures élevées, commença à avoir l'air pâle et fatigué ; il était apathique, avait perdu l'appétit et l'énergie. Le médecin a conseillé l'air de la montagne. Nous avons décidé de passer les dix ou douze prochaines semaines en Suisse. »

Ah, la Suisse, son pognon, ses montagnes magiques, ses coffres et son Davos ! Dostoïevski en a peur d’ailleurs. C’est dans l’Idiot (sic). On y reviendra.

Sources :

http://www.naturalthinker.net/trl/texts/Huxley,Aldous/Ald...

https://fr.wikipedia.org/wiki/Sur_la_t%C3%A9l%C3%A9vision

https://www.amazon.fr/Petits-%C3%A9crits-libertariens-Con...

 

lundi, 10 octobre 2022

Remarques sur Chesterton et un extraordinaire discours de Giorgia Meloni

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Remarques sur Chesterton et un extraordinaire discours de Giorgia Meloni

par Nicolas Bonnal

Giorgia Meloni au cours d’un discours extraordinaire, référencé et courageux, a attaqué les marchés financiers et a défendu l’indéfendable (pour la presse française ou autre), la famille, le pays (je préfère ce mot à patrie maintenant, la patrie on est trop morts pour elle, et pour son État, voyez mon Coq hérétique), le droit de ne pas être un numéro. On se serait cru dans le générique du Prisonnier (voyez mes textes), série conçue par l’acteur rebelle et chrétien Patrick McGoohan : « je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre ».

Puis elle a cité Chesterton. On devra se battre pour dire que le brin d’herbe est vert à la belle saison. Quel coup de génie : en effet les vert-de-gris sont revenus avec l’écologie et veulent (cf. Peter Koenig) remplacer le vert par le brun, le tout sous la houlette des investisseurs type BlackRock-Fink et les conseillers Schwab-Harari si proches parfois des frères Marx.

41jPXLFvCyL.jpgOn connaît tous les Hérétiques de Chesterton, recueil où Chesterton exécute, au début du siècle dernier, les tenanciers anglo-saxons des hérésies modernes (à commencer par l’impérialiste Kipling) : Chesterton voit venir les végétariens avec leurs gros sabots, les « remplacistes » proches des impérialistes (Le Retour de Don Quichotte), les féministes et l’interdiction de manger de l’herbe. Dans l’Auberge volante il prévoit aussi une interdiction des ventes d’alcool sur fond de credo hostile – d’où le vol de l’auberge. Chesterton avait aussi vu le danger du salariat de masse ; dans le Club des métiers bizarres (Club of Queer trades) ce libertarien chrétien défend la possibilité d’inventer un métier qui n’existe pas – et qui rapporte. Cette intuition géniale a servi d’inspiration au grand film de David Fincher, The Game. C’est l’Agence de l’aventure et de l’inattendu.

Enfin Chesterton a aussi publié le meilleur livre historique sur la conspiration des milliardaires, à partir de l’Afrique du Sud : c’est Un nommé jeudi. Et la police lancée aux trousses de tous les Oppenheimer et Cecil Rhodes de la planète se retrouve elle-même poursuivie. On est dans le cauchemar comme nous en ce moment.

Je ne veux pas défendre Méloni : on verra si elle se couche comme tout le monde, sur un coup de fil de Londres ou de Washington. Mais ce qu’elle a dit, elle l’a dit, et on allait ici bien plus loin que Trump, que Zemmour ou que Marion Le Pen (ne parlons de la tante, qui a si bien profité de ses vacances et de ses indemnités). Et la parole qui vole – puis qui gèle, comme dit Rabelais – peut aussi dégeler.

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Le système malgré toute sa presse abjecte totalitaire, collabo et génocidaire, a du souci à se faire en cet hiver qui s’annonce glacial. Et bien joué le coup du message de Giorgia remixé dans les discothèques : avec les italiens qu’on croit toujours décadents ou au bout du rouleau, c’est exactement ce qu’il fallait faire. Transmettre un message conservateur sur fond de beuglant (comme disait Saint-Exupéry dans Terre des Hommes).

Continue Giorgia, et ne nous déçois pas.

51eiI5JrIXL.jpgJ’oubliais : dans What I saw in America, Chesterton dénonce son arrivée en Amérique après la Guerre. On contrôle tout et on ausculte tout pour savoir si le voyageur ou l’émigrant européen, devenu soudain un pestiféré, ne s’est pas fait inaugurer le virus du communisme ou de l’anarchisme. Le tout évidemment sur fond de chasse aux buveurs de bière. La Prohibition est puritaine et pas musulmane. Avec des défenseurs de la Liberté comme les Yankees qui avait rasé le Sud après la Guerre de Sécession, et qui aujourd’hui interdisent sur ordre des actionnaires sexe, famille, patriotisme ou race, Chesterton savait qu’on aurait du souci à se faire. Et dans le même opus, il voit la terrible menace féministe américaine se pointer.

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