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dimanche, 12 septembre 2010

Heidegger: la thématisation de l'être et ses énigmes

Archives de SYNERGIES EUROPENNES - 1996

 

HEIDEGGER : La thématisation de l'être et ses énigmes

 

 

Sens de la question

 

heidegger martin.jpgNous avons tous entendu un jour ou l'autre que Heidegger, le métaphysicien, avait reposé le problème de l'Etre. Très bien, mais que signifie cette phrase et dans quelle mesure nous perrnet-elle de nous orienter?

 

La culture contemporaine favorise les mystifications. La philosophie de Heidegger reste ainsi abandonnée aux associations prévisibles, à l'avidité des théologiens estampillés, aux apologies et aux dénonciations faciles. Les diatribes du jeune Carnap possèdent quelque chose d'aristocratique par comparaison avec les jugements sommaires de notre époque. L'inquisiteur Levinas, par exemple, a trouvé que les incursions étymologiques et les métaphores rupestres de Heidegger dénonceraient une pensée liée au Sol et au Sang, étrangère aux aspirations de ces tribus de nomades philanthropiques qui vaguaient, dépourvues de tout, par le désert. Expert en lamentations, Levinas déplore également que le philosophe s'inspire de la poésie de Holderlin et non pas, par exemple, des Lamentations de Job. Heidegger, par conséquent, un antisémite larvé. Admettons. Et alors?

D'autres esprits critiques proches de la Nouvelle Droite, comme par exemple Pierre Chassard dans son ~u-delà des choses (1992), nous avertissent que cet Etre heideggérien cohabite avec un universalisme suspect, que la distance de l'Etre par rapport aux choses réelles et sa parenté avec le Néant font de lui le pendant du Dieu de l'Exode, que les textes pertinents accusent l'influence de Maïmonide... Heidegger, donc, un philosémite subreptice. Admettons. Et alors?

Le caractère alternatif ou périphérique d'une culture ne nous dispense pas d'un minimum de sérieux. Il est temps que nous commencions à accéder à la pensée de Heidegger en tant que pensée philosophique, la jugeant de ce point de vue, et non selon ses affinités avec les idéologies des Systèmes dominants ou de leurs rivaux contestataires. C'est là la question générique.

Consentons à un usage ambigu de l'expression "I'Etre", puisque aussi bien il s'agira d'une ambiguïté nécessaire et provisoire. La Philosophie que nous pouvons qualifier de "classique", avec Parménide tout d'abord, puis Platon, Aristote et la Scolastique, a commis une thématisation de l'Etre qui disparait avec la Modernité: de Descartes à Fichte, nul philosophe (qu'il soit rationaliste, empiriste, criticiste ou idéaliste) ne croit que la solution des vrais problèmes philosophiques dépende de certaines précisions, intuitions ou thèses sur l'Etre... Si toutefois l'Etre réapparaît dans l'idéalisme de Hegel comme Leitmotiv de quelques philosophèmes, ce n'est qu'avec Heidegger qu'est rétablie une thématisation comparable aux précédentes, et qui leur est probablement supérieure, tant par son obstination que par son caractère problématique.

C'est dans la compréhension du sens de l'Etre que réside le destin de l'Occident et l'histoire de la Philosophie se déroule conformément à l'élucidation ou à l'occultation de l'Etre. Que peut bien signifier une telle assertion? Les difficultés interprétatives soulevées par les textes de Heidegger sont bien connues. Je vais tenter ici une reconstruction des idées qu'il paraît suggérer - reconstruction qui doit être jugée non pas pour sa fidélité à la lettre ni pour sa fidélité à un "esprit" insaisissable (nous laissons cela à la Heideggerphilologie) mais pour son degré de fécondité explicative. C'est là la question spécifique. Notre explanandum est constitué par les solutions persistantes ou par l'absence non moins persistante de solution dans le traitement classique des problèmes ontologiques. Le chercheur contemporain, s'il est honnête, éprouve une série de désarrois devant des énigmes qui lui paraissent plus suscitées que découvertes. Par exemple:

a) Comme peuvent l'attester les élèves du Kindergarten néothomiste le plus proche, c'est dans la Différence Ontologique Etre/Étant que réside la clef de la Philosophie; mais une telle différence s'articule sur un mode inintelligible et nous conduit parfois à identifier l'Etre et le Néant. Pourquoi devrions-nous accepter ce jargon?

b) La Métaphysique (par exemple dans la première douzaine de Disputationes de Suarez) établit de fastidieuses équations entre transcendantaux pour nous informer que l'étant est un, etc.; information qui ne nous paraît pas trop excitante. A quoi vise-t-elle?

c) Depuis Platon on se demande "Qu'est-ce que l'Etre?" et l'on répond par telle ou telle catégorie de prédilection (Substance, Esprit, Matière). Mais il paraît absurde et capricieux de définir le plus général par seulement l'un de ses genres.

d) Fréquemment, depuis Aristote, la Métaphysique oscille entre une Ontologie du plus universel et une Théologie du plus singulier; on ne voit pas pour quelle raison on a pu unir des disciplines aussi disparates.

e) A peine l'Ontologie, qui prétend être la science de l'être en tant qu'être, nous introduit-elle à lui qu'elle nous signale avec impatience la porte de sortie (avec un écriteau "analogia entis" pour les sorties de secours) et qu'elle nous propose de diviser et subdiviser des entités spécifiques.

f~ L'Etre, de par son degré de généralité, ne paraît pas apte à abriter des contenus spécifiqu~s de telle sorte qu'il puisse inclure dans sa compréhension "le destin d'un peuple", ou quelque chose d'une pareille importance.

 

Cette liste sélectionne quelques sujets de perplexité. Une explication doit venir mitiger l'impression d'absurdité crasse que la Métaphysique produit aujourd'hui et l'inventaire précédent offre certains critères pour juger de l'hypothèse proposée. L'explication, contrairement à ce que l'on pourrait croire à première vue, ne sera pas simplement linguistique: il s'agit de discerner des structures ontologiques différentes qui sont parfois unifiées par de vieilles habitudes verbales.

 

Homonymie Ontologique Tran~cntégorielle: un Trépied

 

L'expression "I'Etre" n'est pas utilisée normalement comme une description définie, à la manière de "I'auteur du Quichotte". Les acceptions les plus fréquentes paraissent hésiter entre trois catégories:

1. une propriété, que nous désignerons par S

2... Ia classe E des objets qui satisfont cette propriété

3. Ies éléments de E, spécialement cet élément qui possède la propriété S d'une façon nécessaire et éternelle.

 

Le langage de tous les jours adjuge des termes de propriété au moyen du verbe avoir et des termes de classe au moyen du verbe être. Nous disons que Socrate est un sage ou qu'il a de la sagesse, mais nous ne disons pas qu'il est de la sagesse ou qu'il a un sage. En revanche, ce test linguistique est défaillant avec l'Etre: on dit sans problème de cohérence qu'il est un être ou qu'il a un être, qu'il est un étant ou qu'il a une entité. Nous pouvons supposer qu'ici il y a une distinction qui s'est obscurcie.

Les propriétés, par exemple la blancheur, définissent une classe, celle du blanc. Si nous distinguons la classe de la propriété qui la définit, il paraît naturel d'interpréter dans l'usage philosophique l"Etant" comme un terme qui se réfère à la classe (2) et l"'Etre" comme la désignation de (1). La priorité de la propriété qui définit sur la classe définie rend évident de quelle manière l'Étant se fonde sur l'Etre. Quand on dit que l'Etre "fait" que l'étant soit, on ne doit pas considérer un tel "faire" comme l'exercice d'une causalité. Il ne s'agit pas non plus du problème de l'Unité versus la Multiplicité, mais de la dépendance d'une classe - qui pourrait bien être unitaire - à l'égard de la propriété qui la détermine.

S'il y a plusieurs éléments dans cette classe E, qu'on appelle les "étants", ils peuvent se trouver dans dif~érentes relations de dépendance (par exemple, causalité, inhérence, composition), mais cette dépendance horizontale n'affecte ni n'annule la dépendance verticale à l'égard de S. Par exemple, un étant suprême, cause totale de tous les autres, etc., ne pourrait de ce fait équivaloir à la propriété. Lorsque l'on dit "Deus est ipsum esse" on semble tomber dans une erreur catégorielle, qui fait d'un élément d'une classe l'équivalent de la propriété qui définit cette classe. Il pourrait arriver qu'un élément de cette classe possède la propriété de façon nécessaire, sempiternelle, éminente, infinie etc., mais il apparaît qu'il continuerait à être différent de la propriété. Une propriété est infinie en tant qu'elle peut être le prédicat d'un nombre illimité d'objets. L'erreur se produit quand on assimile l'Etre et l'Acte, de telle sorte que l'Acte est compris comme une sorte de pensée universelle; à la suite de quoi on interprète l'Acte - par opposition à la Puissance - comme une Perfection. De là surgit un Etre comme infinie perfection et actualité, qui va comme un gant àl certaines représentations de la déité (voir les trois premières des vingt-quatre Thèses Thomistes). On déambule d'une catégorie à l'autre. De toute manière, les hésitations relatives à ces catégories expliquent que l'on puisse penser à une Onto-Théologie, à laquelle on faisait allusion en (d). Cette affirmation sera confirmée plus loin.

On a l'habitude de caractériser l'Ontologie comme une discipline de l'Etre, assimilant S et E. La distinction précédente dissipe l'inquiétude (e), quant aux deux voies que peut adopter une Ontologie: ou bien tenter de discriminer des régions et des relations à l'intérieur de la classe E des étants (ce qui paraît superficiel) ou bien élucider cette propriété fondatrice, ses relations avec d'autres propriétés et avec les divers étants (ce qui paraît profond). Il y a cependant une perturbation dans la diffusion pacifique du travail. Gilson a déclaré, dans son galimatias: "on peut penser qu'etre, c'est être un etre - mais aussi qu'etre un etre, c'est simplement etre". C'est-à-dire: nous pouvons privilégier dans notre spéculation les sujets de la propriété ou la propriété elle-même. Ainsi le galimatias disparaît, et le chemin s'ouvre aux vraies difficultés.

Jusqu'à présent l'idée était très simple. Mais si S est la propriété et E la classe des étants (c'est-à-dire des individus qui possèdent cette propriété), alors l'Etre sera-t-il un étant (non pas la classe E mais un élément de E)? Considérons attentivement la question et le dilemme. Si l'Etre n'est pas un étant, alors c'est qu'il manque de la propriété qui définit les étants, ce qui signifie : I 'Etre n 'est pas. C'est pourquoi bien souvent l'être est perçu comme un Néant, soit absolu, soit qualifié ("Néantd'Étant" - mais, pourrait-il y avoir un autre Néant?). Si l'on admet l'existence d'une classe complémentaire de l'Étant, le Néant, remplie de tout ce qui manque d'Etre, alors l'Etre sera un élément du Néant. Il paraît très curieux que le Néant ne soit pas quelque chose de plus ou moins similaire à l'ensemble vide. Nous savons que Hegel s'est trouvé dans une perplexité semblable, mais celle de Heidegger mérite plus d'attention.

Prenons l'autre terme du dilemme: la possibilité que S soit un étant. Alors une classe comprendrait la propriété qui la définit parmi ses éléments. Ce n'est pas à première vue impossible. D'une part il y a des propriétés qui se distinguent de leurs sujets: la proprieté "être un nombre pair" n'est ni paire, ni un nombre - la propriété qui définit la liste 2, 4, 6, 8... n'est pas l'un des nombres qui apparaissent dans cette liste. Mais d'autre part il y a des propriétés plus exotiques. Par exemple, la propriété "être pensable" est elle-même quelque chose de pensable: la propriété détermine la totalité de ce qui est pensable et elle est elle-même membre de cette totalité. Est-ce que la relation entre l'Etre et la classe des étants est de cette nature? Et nous voyons déjà que la question de l'Onto-Théologie se présente d'une manière moins capricieuse.

Si nous admettons avec beaucoup de libéralité ce type de propriétés et de classes exotiques, nous pouvons nous embrouiller dans des problèmes. Par exemple, on peut présumer que la classe des étants E, non seulement comprendrait l'Etre comme élément, mais aussi posséderait elle-même l'être. Ainsi E serait élément d'elle-même, et la totalité d'une collection ferait partie d'elle-même.

Assurément l'astuce des logiciens permet d'endiguer ces libéralités au moyen de divers traitements: ce qui n'empêche pas la persistance d'un symptôme alarmant. L'intuition primordiale qui guidait ces réflexions imposait une hiérarchie entre individus, classes et propriétés. Les propriétés sont universelles, les individus non: par conséquent, si l'Etre était un étant, il serait un universel et un individu. Et si parmi les éléments on admet des individus et des propriétés universelles, l'ordre rêvé se désagrège.

Ici le dilemme dé~ouche sur une confusion, un balbutiement sur la différence ontologique, affection facilement explicable vue l'hypothèse que nous avons introduite sur la thématisation de l'être et la possibilité de voir en lui une propriété. Ce qui conduit Heidegger plus d'une fois à voir dans l'Etre un Néant. Et qu'il ne s'agit pas là d'une idée accidentelle de Heidegger, on peut le vérifier en étudiant le "parricide" de l'Étranger d'Élée (Platon, Sophiste 241 d) et la polémique d'Aristote contre Melissô et Parménide (spécialement le texte de Physique I c.3, 186 a: 2531). Ainsi est satisfaite la requête (a). Il ne s'agit pas toujours d'un verbiage arbitraire au sujet de la Différence Ontologique, mais aussi d'une série de difi~lcultés pressel1ties sans que l'on possède l'instrument conceptuel pour les mettre en ordre.

 

Homonymie Ontologique Catégorielle ~ ventail de propriétés

 

Tant chez Aristote que chez Heidegger on rencontre une préoccupation liée à la pluralité des propriétés visées par le terme "l'Etre" (ne pas confondre avec l'analogia entis). L'expression "l'Etre" ne désignerait pas, comme on l'a supposé, une propriété, mais un éventail de propriétes. Ce fait dénote une homonymie catégorielle (puisque l'on se restreint à la catégorie des propriétés). L'interrogation sur l'Etre peut être comprise comme l'examen desdites propriétés et des relations qu'il pourrait y avoir entre elles. Sans vouloir être exhaustifs, nous pourrions consigner une série de propriétés compatibles et (au moyen de quelques raccords) coextensives entre elles:

- l'existence dans le temps présent

chose

 

- I'existence en général

- la possibilité d'existence

- I'identité

- la prédication

- I'affirmation

- la possibilité d'être pensé la possibilité d'être estimé en termes de volonté le fait d'être en relation de fondement, de cause ou d'effet avec quelque

 

- le fait d'être déterminé par quelque propriété

- le fait de posséder, pour un couple quelconque de propriétés contradictoires, I'une d'entre elles.

Cette deuxième homonymie explique les diverses formes dans lesquelles s'est développée une bonne part de la spéculation métaphysique traditionnelle, que ce soit dans le traitement des "transcendantaux" (un, vrai, bon), ou dans les explications sur son "objet" (étant nominal, étant participial, le "Meinbare" de Meinong, etc.). Les équations fastidieuses sont un effort pour explorer les distinctes propriétés auxquelles il a été fait confusément allusion. Les catégories (prédicaments) s'imposent comme la seule manière d'étudier les diverses prédications. Une oeuvre aussi influente que méconnue, celle de Josef Maréchal Le Point de Départ de la Métaphysique, se nourrit de l'assimilation des termes prédication, affirmation et existence (interprétée comme acte infini): le fait que nous puissions énoncer des jugements assertoriques ne serait explicable, selon Maréchal, que parce que nous supposons une synthèse de la copule de la prédication avec un acte infini: ici se révèlent certains thèmes de Malebranche, Fichte et peut-être Bradley, mais ce n'est que grâce à l'homonymie catégorielle qu'ils peuvent apparaître dans ce contexte métaphysique de façon assez naturelle.

Si Heidegger insis~e sur sa démonstration que l'Etre est essentiel au Langage, c'est qu'il pense à l'Etre comme faisant référence à la propriété de déterminer la prédication; s'il établit une relation avec le Temps, c'est que l'actualité de l'existence réclame le présent. La préférence des métaphysiciens qui placent au premier plan un certain type d'étants et à l'arrière-plan la généralité, se comprend s'ils croient voir chez certains étants une exemplification plus juste des propriétés qui dans tel ou tel système sont considérées comme remarquables. De telle sorte que l'interrogation "qu'est-ce que l'être?" acquiert un autre sens, libérée de son absurdité. Et s'il existe plusieurs propriétés implicites dans l'Etre, l'objet de l'ontologie est loin d'être simple et le recours à des divisions et subdivisions s'impose. Ainsi sont satisfaits, selon moi, les critères (b), (c) et (e) de notre liste.

Mais nous arrivons ici à une thèse cruciale pour la pensée heideggérienne: I'expansion de l'Etre en éventail nous permet de passer à une compréhension dialectique de ces propriétés (ceci renvoie au passage de Platon dans le Sophiste, 254 b sqq.). Etre, comme propriété centrale s'oppose à Devenir (Werden), à Apparence (Schein), à Penser (Denken) et à Devoir-Etre (Sollen) comme à des propriétés périphériques constituant une trame de propriétés.

 

Chaque fac,on de saisir une propriété centrale conditionnerait de manière radicale la façon de saisir une propriété périphérique proche. Ces propriétés sont à leur tour centrales par rapport à d'autres propriétés, et ainsi de suite. Une propriété centrale peut se comporter ou non comme un genre (un déterminable); sa centralité ne dépend pas de cela, mais d'un système de positions, tensions et compléments étendu non seulement au sens de la propriété mais aussi aux représentations qui l'enveloppent. "Devenir" signifie une succession continue de situations, mais représentée par le cours d'un fleuve, le bourgeonnement d'un arbre, la vague qui croît sans être une chose mais le déploiement d'une force qui se manifeste dans l'euphorie de l'aube. L'Art et la Poésie, créant un lien entre représentation et sens, peuvent donner accès à ces dimensions et placer les choses sujettes à l'expérience dans une perspective métaphysique - si tant est que la Métaphysique nous engage dans cette trame de propriétés. Ceci nous foumit la raison de cette étrange affirmation sur le destin d'un peuple et sa compréhension de l'Etre, sa façon d'aborder la question de l'Etre. Cette compréhension est portée par un langage naturel, qui est nécessairement collectif, et elle s'étend à travers lui au peuple qui le parle, et qui, de par cette compréhension athématique de l'Etre, se situe dans-le-monde d'une façon ou de l'autre. Ceci satisfait le réquisit (f).

 

L"'Interrogation Fondamentale de la Métaphysique"

 

La question (d) au sujet de l'Onto-Théologie n'était pas encore suf~lsamment résolue. Ainsi donc, si l'Etre instaure un ordre de fondements et de raisons suff1santes, il paraît adéquat d'instaurer un tel ordre dans la contingence générale de l'étant, introduisant par là une entité nécessaire. Mais si Heidegger feint de répéter la question de Leibniz "pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien?" il le fait seulement pour la rejeter, bien que d'une manière très diplomatique. Et il fait bien, car une question qui ~ne peut avoir de réponse est nulle et non avenue. J'omets de faire la démonstration exacte de cette nullité, mais j'en suggérerai les grandes lignes.

Appliquant le principe de raison suffisante nous imaginons deux situations contradictoires, toutes les deux possibles prises séparément: un monde vide ou un monde non vide. Chacune des deux situations paraît logiquement contingente, peut se présenter ou non, et la question fondamentale devrait conduire à donner raison de la contingence en général. Mais si la réponse est également contingente, on aurait seulement ajourné la question: comme avec le monde soutenu par un éléphant, qui devrait être soutenu par une tortue... etc.

Mais si la réponse n'était pas logiquement contingente et impliquait, par exemple "il existe une entité nécessaire" alors cette conclusion devrait être nécessaire et sa négation impossible. Est-ce là un résultat admissible? Non. De là suivraient deux inconvénients: l'un, qu'on disposerait alors d'un argument ontologique, car rendant superflue toute preuve à partir de la contingence; dans le fameux débat radial de Russell et Copleston en 1948 ce problème reste sousjacent, dominant ce qu'on voit à la surface. L'autre inconvénient est que du nécessaire ne peut s'ensuivre le contingent: la réponse ne peut donc donner raison de la contingence. C'est pourquoi l'Onto-Théologie implose quand elle tente d'expliquer la création a parte dei, dans la mesure où elle fait de Dieu un Créateur. Cette création (ou le fait qu'il y ait un Dieu créateur plutôt qu'un Dieu qui ne l'est pas) est une question logiquement contingente, comme l'existence même du monde. Si l'on introduit ici la Liberté divine, en réalité on ne fait que hisser un drapeau blanc, et ce principe de raison suffisante qui avait rendu de si précieux services se rend pieds et poings liés Le théologien propose un armistice: "Bâillonnons le principe de raison suffisante et parlons d'autre chose, de Dieu qui est amour, ou de la dignité de la personne humaine. " Le philosophe fait observer : "Comment? Dieu s'était introduit pour rationaliser le scandale de la contingence et puis, pour la compréhension de cet être nécessaire, on réintroduit en lui la contingence, l'affiublant du nom de Liberté." Spinoza en son Ethica (Pars I, prop. 17, 29 et 32) est plus conséquent que les Onto-Théologiens: ayant admis l'argument ontologique il nie qu'il puisse y avoir au monde quelque chose de contingent... Du nécessaire ne peut découler que le nécessaire.

En résumé: une réponse sensée à ce qu'on appelle la Question Fondamentale de la Métaphysique ne peut être ni une proposition nécessaire ni une proposition contingente. Mais une question qui empêche en principe toute réponse est une pseudoquestion - le résultat vaut indépendamment de toute théorie de vérification du sens et des critères similaires. Rien ne peut donc constituer une réponse à la question, qui s'annule par ce fait même, ce qu'il fallait démontrer. La démonstration exacte exige plus de précisions.

Il est clair que le chemin indiqué par Heidegger est différent, plus conforme à son style, difficile à abréger. Disons: la question peut s'autoabolir dans le questionnement "pourquoi un Pourquoi?". Nous trouverons seulement la propriété de l'Etre comme exigence de fondements des étants, et donation de ces fondements. Remplaçons alors la question abolie par la question sur la propriété centrale, et ce faisant nous retomberons sur nos pieds.

 

~eidegger et la Kulturphilosophie

 

Si de ce qui pre!cède on peut inférer des conséquences agréables ou désagréables au judéochristianisme et à ses institutions, c'est là une question qui intéresse plus le propagandiste que le philosophe. Ce qui est certain, c'est que Heidegger (considéré comme l'archétype du métaphysicien par des épigones insignifiants) déplace le centre de gravité de l'Ontologie vers ce qu'on peut appeler Philosophie de la Culture. J'ai proposé au début d'aborder Heidegger sous un angle philosophique et de juger sa pensée dans ce sens. Je vais risquer un jugement: si nous le comparons en tant que philosophe de la culture à Nietzsche, à Spengler, à Evola, il n'occupe pas la première place, nous sommes gênés par ses détours excessifs et le manque d'évidence des faits qu'il allègue. Si nous le considérons comme un philosophe de la ligne classique et théorique, nous sommes déconcertés par le peu de sensibilité de Heidegger à l'égard des problèmes métaphysiques. Depuis la cime de sa propre position, qu'il ne se donne jamais la peine d'expliciter, il se met à historiciser, émettant des opinions sur les penseurs qui l'ont précédé. Ce qui alimente la plèbe de la Philosophie, les professeurs sans idées qui tournent comme des vautours autour des grands morts. Heidegger se prête bien à une justification de la phrase de Nietzsche sur l'Histoire qui se convertit en fossoyeuse du présent. Dans nos institutions académiques - et dans une bonne partie de celles d'Europe, avoir été un philosophe est un honneur - vouloir parvenir à l'être, un opprobre.

Mais la Philosophie, après deux millénaires de lutte avec les mythologies judéochrétiennes et leurs sécularisations, est pour la première fois une nouvelle possibilité. C'est ici qu'il y a une splendeur de Heidegger. Sa grandeur est dans ce mode du philosopher à la frontière de la Science et de la Weltanschauung, sur cette mince ligne qui peut fasciner et confondre, induire au vertige ou empêcher la pensée. Heidegger nous éveille à de nouvelles possibilités épurées de toute tradition supposée. C'est cela que nous pouvons apprendre de Heidegger, non pas son jargon ou son désordre, son hostilité à l'égard de la science ou ses mauvaises argumentations. Ce ne sont pas ses thèses qui nous importent, mais les voies qui s'ouvrent en elles. Ce n'est pas tant la thématisation de l~tre qui nous intéresse, mais un retour de ce qui survint dans l'Hellade, le penser entre Mythos et Logos.

 

Carlos Dufour. Traduit de l'espagnol (argentin) par Bruno Dietsch.

 

 

Commentaires

des rappels bien utiles

Écrit par : galibert | jeudi, 19 mai 2011

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