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mardi, 14 mai 2019

La force de l’existence

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La force de l’existence

par Patrice-Hans Perrier

Ex: https://echelledejacob.blogspot.com

Les temps sont difficiles pour les patriotes actifs des deux côtés de l’Atlantique. En effet, le rouleau compresseur des diverses chartes onusiennes et la pression des grandes multinationales font en sorte que les prérogatives des États nationaux se réduisent, chaque jour, en peau de chagrin. Il y a péril en la demeure et c’est le cas de le dire.

DdtYwYdV4AAsic3.jpgL’historien Dominique Venner s’épanche longuement dans son essai, intitulé « Un samouraï d’Occident », sur les causes du déclin de l’Europe et de la civilisation helléno-chrétienne. D’après lui, l’inéluctable déclin de notre civilisation serait dû, d’entrée de jeu, à la perte de ce qui constituait la substantifique moelle de notre éthos collectif.

La charpente de nos mœurs et de nos valeurs spirituelles aurait été endommagée par une sorte de suicide collectif : un phénomène s’appuyant, non seulement sur l’hubris débridée de nos élites, mais tout autant sur l’effondrement d’une sagesse populaire qui puisait à une tradition plurimillénaire. Nous aurions perdu les bornes qui contenaient les menaces qui s’appesantissent sur nos sociétés déboussolées au moment de composer ces quelques lignes.
 
La perte des repères de la nature

Reprenant les préceptes exposés dans L’Homme et la technique, d’Oswald Spengler, l’historien Venner fustige la fuite en avant d’une technicité automotrice, laissée à elle-même sans contrepartie humaine. Ainsi, selon Spengler, « la pensée faustienne commence à ressentir la nausée des machines ». Prenant appui sur les observations du grand philosophe Martin Heidegger, Dominique Venner dénonce cette « métaphysique de l’illimité » qui repousse toujours plus loin les bornes de la technique, mais aussi de l’éthique. Le délire techniciste qui déferle sur notre époque aura contribué à faire sauter les digues des antiques préceptes qui guidaient nos sociétés depuis la nuit des temps.

Les anciens nous auraient légué, toujours selon Venner, « … l’idée de « cosmos », « l’idée que l’univers n’est pas un chaos, mais qu’il est au contraire soumis à l’ordre et à l’harmonie ». Et, de résumer la pensée principielle d’Homère qui pose les préceptes d’une vie bonne : « la nature comme socle, l’excellence comme but, la beauté comme horizon ». L’hubris de nos dirigeants, la décadence des mœurs et l’univers concentrationnaire de nos cités délabrées seraient les conséquences de l’effritement de l’antique sagesse. De la perte des bornes qui fondaient nos rapports en société et la culture comme lit de la mémoire de la cité. Les digues de la sagesse ayant été rompues, nous errons à travers nos cités dévastées tels des ilotes privés d’un droit de cité qui n’est plus qu’une chimère en l’espèce.

La métaphysique de l’illimité

Dominique Venner n’est pas le seul à dénoncer cette « métaphysique de l’illimité » qui prend appui sur l’idée que l’homme serait, à l’instar des dieux, un démiurge capable de manipuler les propriétés de la nature. Charles Taylor, ancien professeur de philosophie à l’Université McGill de Montréal, dans un petit essai intitulé Grandeur et misère de la modernité, remet en cause cette « culture contemporaine de l’authenticité » qui dériverait d’un idéalisme pathologique. Ce dernier estime que nos élites s’enferment, de plus en plus, dans un véritable onanisme intellectuel et spirituel. Ainsi, la quête de « l’authenticité » procéderait d’un idéalisme qui s’enferme dans ses présupposés, refusant toute forme de dialogue au final. Tout cela le pousse à affirmer que « les modes les plus égocentriques et « narcissiques » de la culture contemporaine sont manifestement intenables ».

Et, c’est par un extraordinaire effet de retournement que les occidentaux nés après la Seconde guerre mondiale se sont comportés telle une génération spontanée, faignant d’ignorer le legs de leurs prédécesseurs. Combattant les effets délétères d’une révolution industrielle métamorphosée en nécrose financière, les adeptes de la contre-culture ont fini par se réfugier dans une sorte de prostration mortifère. Les épigones de ce que certains nomment le « marxisme culturel » ont accaparé le temps de parole sur les ondes, sur Internet et partout sur la place publique des débats d’idées. De fait, il n’y a plus de débats possibles puisque l’hubris de ces nouvelles élites autoproclamées fait en sorte de transformer leurs contradicteurs en opposants politiques, voire en délinquants.

Les idiots utiles du grand capital apatride

L’idéalisme des pionniers de la contre-culture s’est transformé en fanatisme militant, capable de neutraliser toute forme de contestation au nom de la pureté de son combat apologétique. Manifestement incapables d’identifier le substratum de leurs luttes politiques, les nouveaux épigones de cette gauche de pacotille livrent une lutte sans merci à tous ceux qui osent s’opposer à la volonté de puissance des « forces du progrès » et de « l’esprit des lumières ». Sans même réaliser l’ironie de la chose, ces nouveaux guerriers de la rectitude politique mettent l’essentiel de leurs énergies au service des forces du grand capital apatride.

On assiste à un arraisonnement de la contestation qui, l’instant d’un retournement symbolique, s’est métamorphosé en police de la raison d’État. Parce que la nouvelle raison d’État se pare des vertus des « droits de l’homme », de la « protection de l’environnement » ou des « miracles du progrès » pour que rien ne puisse se mettre en travers de sa marche inexorable. Tout doit aller plus vite, sans que l’on puisse se poser de question, afin que les sédiments de l’ancienne morale, des antiques traditions de nos aïeux ou de nos repères identitaires soient emportés par les flots d’un changement de paradigme qui ne se nomme pas. Véritable ventriloque, ce grand vent de changement souffle sur les fondations d’une cité prétendument concentrationnaire, tout cela en ayant la prétention de vouloir libérer l’humanité de ses chaînes. Voilà la supercherie en l’état des lieux. 
 
Une génération spontanée coupée de ses racines

Taylor-Charles2.jpgCharles Taylor pose un regard d’une grande acuité sur ce « nouveau conformisme » des générations de l’après-guerre. Cette génération spontanée, refusant d’assumer sa dette envers les ancêtres, s’imagine dans la peau d’un démiurge mû par une force automotrice. Rien ne doit entraver sa volonté de puissance, déguisée en désir de libération. Chacun se croit « original », unique en son genre et libre d’agir à sa guise dans un contexte où les forces du marché ont remplacé les antiques lois de la cité. Taylor se met dans la peau des nouveaux protagonistes de la contre-culture actuelle : « non seulement je ne dois pas modeler ma vie sur les exigences du conformisme extérieur, mais je ne peux même pas trouver de modèle de vie à l’extérieur. Je ne peux le trouver qu’en moi ».

Véritable égocentrisme morbide, cet individualisme forcené se travestit à la manière d’un caméléon qui capte l’air du temps afin de se donner de la contenance et d’être en mesure de tromper ses adversaires. Parce que cette quête factice d’authenticité n’est qu’une parure qui cache l’appât du gain et la soif de reconnaissance de cette génération spontanée incapable d’arrimer ses désirs au socle de l’antique sagesse populaire. Conservateur lucide, tel un Jean-Claude Michéa, Charles Taylor n’hésite pas à faire référence aux intuitions géniales d’un Karl Marx mal compris en fin de compte. Les forces du marché, prises d’un emballement que rien ne semble capable d’arrêter actuellement, emportent toutes les digues, les bornes, qui fondaient nos cités pérennes.

Le capitalisme sauvage annonce la société liquide

Écoutons Charles Taylor :

On a parlé d’une perte de résonance, de profondeur, ou de richesse dans l’environnement humain. Il y a près de cent cinquante ans, Marx faisait observer dans le Manifeste du parti communiste que le développement capitaliste avait pour conséquence « de dissoudre dans l’air tout ce qui est solide » : cela veut dire que les objets solides, durables et souvent significatifs qui nous servaient par le passé, sont mis de côté au profit des marchandises de pacotille et des objets jetables dont nous nous entourons maintenant. Albert Borgman parle du « paradigme de l’instrument », par lequel nous nous retirons de plus en plus d’une relation complexe à l’égard de notre environnement et exigeons plutôt des produits conçus pour un usage limité.

Et, nous pourrions poursuivre le raisonnement de Taylor en observant les effets négatifs de cette « raison instrumentale » qui se déploie à travers le nouveau militantisme des zélotes de l’intégrisme libéral-libertaire. Rien ne doit entraver la liberté des marchés puisque tout s’équivaut dans l’espace libertaire du « chacun pour soi ». Le multiculturalisme, véritable doctrine d’État déployée au sein des anciennes colonies du Dominion britannique, représente une matrice anti-citoyenne qui favorise l’érection d’une multitude de ghettos ethno-confessionnels, sortes de nations artificielles qui minent la paix sociale de l’intérieur.

Les patriotes cloués au pilori

La cité, qui fondait sa légitimité sur la mémoire des ancêtres et la Geste du Héros, est détricotée au gré d’une sorte de guerre civile larvée mettant en scène la lutte de tous contre tous. Tributaire de la logique de marché, cette guerre civile en devenir prend une ampleur difficile à contenir puisque les héritiers du génos, ou legs des pères fondateurs sont privés du « droit de cité ». Ainsi, les protagonistes d’un conservatisme qui se réclame de la mémoire collective, du respect d’un patrimoine national ou d’une tradition immémoriale sont-ils accusés de faire corps avec un vil fascisme, sorte de maladie de l’âme qui contaminerait tous ceux qui refusent de se conformer au libéralisme ambiant.

Du haut de leurs chaires universitaires et médiatiques, les censeurs de la rectitude politique, déguisés en intellectuels, lancent des fatwas contre les patriotes qui récusent la nouvelle doxa et refusent d’adopter la nouvelle Magna Carta mondialiste. De puissants réseaux d’« influenceurs » se déploient sur Internet et ailleurs afin de stigmatiser, diffamer et menacer les quelques téméraires qui osent sortir des clous et poussent le culot jusqu’à remettre en question les canons de l’heure. In fine, les milices antifas et d’autres escadrons punitifs vont se mettre en marche afin de repérer et d’agresser les contrevenants. C’est l’annihilation qui est visée en fin de compte : pour que la pureté de la pensée unique soit préservée. Comble de la folie humaine, cette nouvelle inquisition libérale-libertaire ne réalise pas que ses propres procédés pourraient bien être utilisés contre elle-même. Parce que la « main invisible du marché » finira, tôt ou tard, par liquider ses idiots utiles. La « marche du progrès » va ainsi : nulle mémoire ne saurait être tolérée dans le cadre du process de la marchandise, véritable Léviathan qui se mord la queue.

Patrice-Hans Perrier

mardi, 07 juin 2016

Retour sur un livre d'Albert Camus: L’homme révolté

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Retour sur un livre d'Albert Camus

L’homme révolté

albcam5283715793_cf31d79eac.jpgLe titre de l’essai d’Albert Camus est magnifique, même si le contenu ne m’a pas laissé un souvenir impérissable. Face à la vie politique présente, il n’est pas honteux, me semble-t-il, de ressentir une impression de révolte radicale, absolue, sans concession. Car le spectacle auquel nous assistons marque une détérioration permanente et l’absence de toute issue visible. Le fond du problème: il existe une caste médiatisée, de l’extrême droite à l’extrême gauche, qui se moque profondément du monde, ne vit que de propagande médiatique et prend les gens pour des crétins, indéfiniment manipulables. Les symptômes de ce phénomène:

  • L’ultra-personnalisation des choses: tout se ramène au « salut » par un homme ou une femme qui se prétend (implicitement) porté par la providence et semble se croire, pour une raison ou une autre, au dessus du commun des mortels. Ce phénomène est dans les gènes des idéologies extrémistes. Mais il vaut désormais pour tous les partis sans exception, désormais alignés sur ce standard. Par un biais inattendu, nous en sommes revenus au temps du culte de la personnalité des années 1930 et 1940. Etrange: le fascisme, le stalinisme, le pétainisme représentent plus que jamais le mal absolu, mais leurs méthodes, en particulier le culte de la personnalité, sont totalement banalisées, généralisées…  Or, rien n’est plus grotesque et lamentable que cette déferlante prétentieuse de soliveaux médiatiques, candidats au sauvetage de la France, qui font ainsi « don » de leur personne et envahissent l’espace public.
  • La démagogie absolue: la course est lancée à celui qui balance les promesses les plus lamentables, les plus odieuses de démagogie. Le thème de l’avenir qui pointe son nez: le « revenu universel« , prochain point de ralliement de tous les partis politiques, notamment des deux extrêmes (droite et gauche), mais pas seulement. C’est l’idée folle que le sort et l’avenir de chacun ne passe plus par l’effort, le travail, la volonté de s’en sortir, mais par des droits naturels à faire valoir sur la société qui vous doit un revenu sans la contrepartie d’une activité utile à la collectivité. Jamais la démagogie, toujours plus pesante, n’avait été poussée à ce niveau, et derrière la démagogie, le contrôle par l’Etat d’une population gavée d’assistanat.
  • La passion contre la raison: il est fascinant d’observer à quel point la vie nationale glisse dans le passionnel et l’affectif tout en s’éloignant du monde des réalités. Il faut constamment agiter les esprits, énerver l’opinion, exciter, diviser et déchirer par des scandales sans fin, polémiques stériles ou autres déclarations débiles, à n’importe quel prix. Nous avons par exemple eu droit à quatre mois de  « déchéance de la nationalité », à « l’état d’urgence », à la « loi travail »  (et en ce moment le dernier psychodrame: le supposé racisme des choix du sélectionneur de l’équipe de France de football). Le monde politique se fige soudain et ne parle plus que de cela. Puis tout s’achève par le néant. La vie publique semble livrée au culte du vide et de l’insignifiance.
  • Le déni de la réalité: les choses se passent, dans la vie politique moderne,  comme si toute limite au mépris et à la moquerie avaient cédé. Le monde virtuel, celui de la propagande se détache du monde du monde des réalités. Du doigt, on nous montre la pluie en nous disant: voilà un beau soleil. Et nous sommes censés applaudir. La crise et le chômage pulvérisent tous les records, frappent la France plus que tout autre pays d’Europe, mais peu importe « ça va mieux » puisqu’on vous le dit, toujours mieux!Et chacun, au sommet, de bomber le torse avec des airs autoritaire de père fouettard tandis que le pays sombre dans le chaos et l’anarchie.
  •  La destruction du bien commun: tout se passe comme si le sens du collectif et e l’intérêt général s’était effacé. La vie publique ne serait plus qu’au service d’une poignée d’individus qui soignent leurs avantages personnels et leur ego boursouflé. Il me semble que cette folie égotique, qui pousse des individus à n’exister que pour la jubilation de fanfaronner dans les caméras de télévision, de se sentir « le premier » et de jouir de l’impression d’être aimés, admirés, obéis, relève d’une forme de pathologie mentale. Le décalage est saisissant entre l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes et la réalité du sentiment qu’ils inspirent. Plus ils se sentent  magnifiques aux yeux de l’opinion, et plus ils sont perçus comme grotesques, ridicules, inutiles. Mais peu importe, c’est le rêve de puissance et de séduction, l’illusion du pouvoir qui compte… La plupart des grandes fautes politiques de notre époque, en France comme en Europe, qui nous ont conduit où nous en sommes, émanent de choix individuels guidés par la seule mégalomanie.

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Alors que faire? Il n’existe probablement pas de remède miracle et immédiat, de perspective d’un  passage de la révolte à la révolution. Aujourd’hui, la résistance est avant tout intellectuelle. Fondamentalement, la refondation de la politique, au sens noble du gouvernement de la cité,  ne se conçoit que de manière progressive, par la transformation des mentalités. Elle passe par la démocratie directe, la proximité, la décentralisation: le pouvoir au plus près de chaque citoyen. C’est ce que j’ai voulu dire dans cette tribune pour le Figaro Vox en faveur des maires et des communes. Elle se fera par l’avènement de nouvelles valeurs politiques: la force (insoupçonnée) de la volonté associée à l’anonymat, la modestie, l’impersonnel, la discrétion, la vérité, ce mot oublié, comme principes fondamentaux de toute politique. Il est scandaleusement imbécile d’imaginer qu’un homme ou femme seul avec son petit cerveau malade, détient à lui seul les clés de l’avenir. D’où l’urgence à réhabiliter le collectif: toute bonne décision doit être pensée, réfléchie, discutée, débattue, adoptée par une majorité,  puis appliquée quoi qu’il arrive. Les choix fondamentaux sont ceux d’un Gouvernement, au sens de l’entité collective, d’un Parlement, d’un peuple à travers la démocratie directe. Et enfin, le politique doit se focaliser sur l’action et sur les réalités. Son champ est celui du possible, du monde réel, concret, palpable, celui que l’on peut vraiment changer, et non le délire de la polémique stérile, guéguerres de principes et des annonces sans suite.

Maxime TANDONNET

samedi, 03 mai 2014

Albert Camus et l’ordre du monde

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Pierre Le Vigan:

Albert Camus et l’ordre du monde

Conférence au Cercle George Orwell, 9 avril 2014

Qu’est ce qui caractérise la pensée d’Albert Camus ? L’amour du monde et le souci de l’homme. En d’autres termes, c’est l’amour du monde et le souci de la justice. Plus encore, il convient de dire : l’amour du monde et le souci d’être juste. La justice n’est en effet pas une question extérieure à l’homme, c’est une exigence qu’il incombe à chacun de porter. De là est issue la conception camusienne de la responsabilité de l’homme. Il en ressort que l’écrivain Albert Camus rejette l’historicicisme. Il y a chez Camus une double dimension : éthique, et c’est le souci d’être juste qui doit animer l’homme, et esthétique. C’est cette vision esthétique qui va retenir notre attention. C’est la vision du monde de Camus, l’ordre du monde selon Camus.

Jean-Paul Sartre et Françis Jeanson ont reproché à Camus son « incompétence philosophique ». La mesure et la limite ne font pas une philosophie, suggèrent-ils. Mais Camus est loin de se borner à l’éloge au demeurant nécessaire de la limite, de la prudence (la phronesis) et au refus de la démesure (l’hubris).

Albert Camus refuse le culte de l’histoire, il récuse « ce jouet malfaisant qui s’appelle le progrès » et en refusant le culte de l’histoire rejette « les puissances d’abstraction et de mort ». Au-delà de l’histoire et du progrès, c’est au culte de la raison qu’il refuse de sacrifier. « Je ne crois pas assez à la raison pour croire à un système », affirme-il. Camus choisit donc le monde contre l’histoire même si un jour il affirma le contraire (dans Le mythe de Sisyphe). En conséquence, il n’y a pour lui pas de violence légitime pour des raisons métaphysiques. La violence peut être nécessaire à un moment donné, rien de plus. L’histoire n’efface jamais la responsabilité humaine. Pourquoi ? Parce que c’est le monde, c’est le cosmos qui est à l’origine de tout, et non l’histoire.

A deux reprises, Albert Camus met en exergue des paroles d’Hölderlin. Dans L’Homme révolté il est question de « la terre grave et souffrante », dans L’été Camus écrit qu’un homme est « né pour un jour limpide ». L’œuvre de Camus est d’inspiration cosmique : « le vent finit toujours par y vaincre l’histoire » (Noces). Camus retourne même la formule de Terence « rien de ce qui est humain ne m’est étranger » pour expliquer que « rien de ce qui est barbare ne nous est étranger ». Camus fait l’éloge d’une « heureuse barbarie » initiale, primordiale. C’est que les puissances du monde renferment un « être plus secret ». La pensée de Camus est inspirée par « les jeux du soleil et de la mer ». Cela nous renvoie au quadriparti (Das Geviert) de Heidegger. Il s’agit des quatre « régions » du monde : la terre, le ciel, les hommes (les mortels) et les dieux (les immortels).

Chez Camus, le soleil renvoie au ciel, la mer renvoie à la terre. Restent les hommes et les dieux. « Les soupirs conjugués de la terre et du ciel couvrent les voix des dieux et exténuent les paroles des hommes » dit à ce propos Jean François Mattéi. Quand l’histoire se fait oublier (et le monde aide à vite l’oublier), il ne reste qu’un « grand silence lourd et sans fêlure ». Il y a un jeu amoureux entre la terre et le ciel, un ballet, une symphonie, un soupir réciproque, et n’oublions pas à ce moment que Camus avait travaillé sur Plotin, chez qui le soupir est une notion centrale. On pense aussi à Rainer Maria Rilke : «  Sur le soupir de l'amie / toute la nuit se soulève, / une caresse brève / parcourt le ciel ébloui. / C'est comme si dans l'univers / une force élémentaire / redevenait la mère / de tout amour qui se perd. » (Vergers).

Albert Camus évoque souvent « la grande respiration du monde », « le chant de la terre entière », la présence physique de la terre (et il ne faut pas oublier que cela inclue la mer chez Camus, c’est-à-dire le proche, le sensible, le charnel). Camus parle encore de la « vie à goût de pierre chaude ». Chaque jour, la terre renouvelle, dans ses noces avec le ciel, le miracle du premier matin du monde. Tout est écrit dans la description de cette fenêtre que fait Camus dans L’envers et l’endroit (1938) ; c’est une fenêtre par laquelle il voit un jardin, sent la « jubilation de l’air », voit cette « joie épandue sur le monde », sent le soleil entrer dans la pièce, l’habitat de l’homme envahi par l’ivresse du monde, le « ciel mêlé de larmes et de soleil », l’homme saisi par le cosmos, écoutant la leçon du soleil. C’est l’homme et sa pitié qui reçoivent le don royal de la plénitude du monde et c’est pourquoi il faut « imaginer Sisyphe heureux » (comme l’a dit le philosophe Kuki Shuzo avant Camus). Cet embrasement du monde amène les noces de l’homme et de la terre. C’est cela qu’il faut préserver.

Dans le quadriparti, il y a un équilibre à connaitre et à respecter. Le nazisme et, d’une manière générale, les totalitarismes ont consisté en une alliance entre les hommes et de faux dieux, des idoles en fait (la race, la société sans classe) au détriment de la terre c’est-à-dire du proche, du concret, du charnel, de l’immanent, et aussi au détriment du ciel, c’est-à-dire du transcendant. C’est pourquoi Camus ne choisit pas l’histoire contre le totalitarisme, c’est-à-dire une histoire contre une autre ; il choisit la justice comme figure humaine de la terre. « J’ai choisi la justice au contraire pour rester fidèle à la terre. » écrit-il dans Lettres à un ami allemand.

Ciel et terre, l’un n’est pas concevable sans l’autre, la terre se tourne vers le ciel, le ciel se penche sur la terre. Les noces du ciel et de la terre orchestrent celles de tout le quadriparti, c’est à dire incluent les vivants mortels que sont les hommes et les vivants immortels que sont les dieux. Ce sont ce que René Char appelle les « noces de la grenade cosmique ».

Chez Camus, cet ensemble prend une tournure particulière. Le ciel, c’est le père, ce père que Camus n’a pas connu et qui reste donc pour lui un silence, une énigme, tandis que la terre, c’est sa mère, et c’est la mer, l’élément liquide aussi, la mer dans laquelle on se baigne, et la mer d’où vient la vie. Ciel et terre, cela veut dire père et mère : le père de Camus était mort et sa mère, illettrée, ne savait déchiffrer les signes des hommes.

Les dieux, quant à eux, font signe mais ne disent rien et bien fol est celui qui croit savoir quel message ils délivreraient s’il leur convenait d’en signifier un. Pour Camus, comme pour Hölderlin, nous ne venons pas du ciel, la terre est « le pays natal » et c’est le but : « ce que tu cherches cela est proche et vient déjà à ta rencontre. » dit Hölderlin.

Où habitent les hommes et les dieux ? Dans l’entre-deux entre le ciel et la terre. L’Ouvert, c’est justement ce qui permet d’accueillir hommes et dieux, gestes des hommes et signes des dieux. Notre patrie est là, terre et ciel, terre sous le ciel, terre grande ouverte vers le ciel, « au milieu des astres impersonnels », écrit René Char, si souvent proche de Camus.

Mais voilà que risque de s’éteindre le chant nuptial du ciel, nous dit Camus, cette grande danse du quadriparti. Voici que s’absentent les dieux, et voici que les hommes oublient d’être au monde. Voici que l’homme, à sa fenêtre, ne découvre plus que sa propre image. Que sont les gestes des hommes sans signes divins ? Ces gestes ne peuplent plus l’Ouvert du sacré. Les dieux ne font plus lien entre le ciel et la terre. La terre ne fait alors plus signe vers le ciel. Aux hommes, la terre ne parle plus. Il ne reste que les grands « cris de pierre ».

Or, quand plus rien ne fait signe, c’est alors que les gestes deviennent insensés, c’est le meurtre gratuit de l’Arabe par Meursault dans L’étranger (en ce sens, qui est Meursault ? Celui qui ne triche pas, celui qui déchire le voile social. Il refuse les facilités sociales qui trouvent trop facilement un sens au monde), alors, ce sont les totalitarismes sanglants, alors, maintenant, c’est le totalitarisme liquide de notre époque, c’est le rêve insensé d’une plasticité totale de l’homme et l’idéologie « pourtoussiste » (mariage pour tous, procréation pour tous, choix de son sexe pour tous), comme si de petites gesticulations humaines pouvaient remplacer le grand murmure du monde. Nous sommes maintenant loin de Friedrich Hölderlin qui disait dans La mort d’Empédocle : « Et ouvertement je vouai mon coeur à la terre grave et souffrante, et souvent, dans la nuit sacrée, je lui promis de l’aimer fidèlement jusqu’à la mort, sans peur, avec son lourd fardeau de fatalité, et de ne mépriser aucune de ses énigmes. Ainsi, je me liai à elle d’un lien mortel. »

Oui, la beauté, c’est-à-dire en un sens la vérité de l’amour, a déserté le monde, mais nous savons une chose, elle est aussi réelle que le monde lui-même, nous ne savons pas si elle « sauvera le monde » mais nous savons que le monde ne se sauvera pas sans elle.

Pierre Le Vigan.

mercredi, 13 mars 2013

Martin Heidegger: Un philosophe des valeurs traditionnelles et révolutionnaires

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Martin Heidegger: Un philosophe des valeurs traditionnelles et révolutionnaires

par Jean Mabire

Ex: http://linformationnationaliste.hautetfort.com/

Que Martin Heidegger soit le plus grand philosophe de notre siècle, peu de monde en doute à l'approche du troisième millénaire. Que cet ancien recteur de l'université de Fribourg se signala en 1933 par un ralliement sans ambiguïté au national-socialisme alors triomphant, voilà qui, comme on dit, « pose problème » et classe l'auteur de l'essai Etre et temps dans le camp des maudits, d'autant plus impardonné qu'il n'a jamais manifesté le moindre repentir.
Le pasteur Jean-Pierre Blanchard vient de consacrer un petit ouvrage fort éclairant à la personnalité et à l'œuvre de cet Allemand du Sud très attaché à sa patrie souabe et intransigeant défenseur de l'enracinement.
Ce livre a le grand mérite d'expliquer clairement les grandes querelles idéologiques auxquelles Heidegger fut confronté : tradition et modernité, romantisme et rationalisme, individu et communauté, conservatisme et révolution, héroïsme et décadence, populisme et étatisme.
Le pasteur Blanchard démontre à quel point la pensée de cet auteur, totalement en marge de tous les courants actuels, exprime « la nostalgie de la patrie céleste, reflet sublime de ce qu'est la patrie charnelle. Celle-ci s'enracine dans des valeurs organiques, la famille, le métier, le devoir, l'honneur ».
Il fallait sans doute toute la science théologique d'un ministre de l'Eglise évangélique luthérienne pour affirmer que le grand philosophe, qui avait totalement renié le catholicisme de sa jeunesse, fait finalement retour à une métaphysique chrétienne ...

Prévenons d'emblée tous ceux qui vont acquérir ce petit essai fondamental qu'il se compose de deux parties bien distinctes.
La première, intitulée : Faut-il brûler Heidegger ? est une explication des attitudes politiques qui ont tant contribué à diaboliser le philosophe-bûcheron de la Forêt-Noire. Elle se lit sans difficulté pour qui s'intéresse aux aspects idéologiques (le pluriel s'impose) de la révolution national-socialiste.
La seconde partie, dont le titre, Une quête de retour aux racines, s'éclaire par un -sous-titre explicite : Pour une lecture chrétienne de Heidegger, exige quelques connaissances philosophiques et théologiques, d'autant que le pasteur Jean-Pierre Blanchard a voulu aller « au fond des choses » dans cet univers bien particulier qui confine à la logique comme à la croyance.
Heidegger - à l'inverse de Nietzsche - est un philosophe difficile, dont la pensée exige un véritable «décodage» par des esprits rompus à cette sorte de gymnastique intellectuelle. Mais il reste, selon l'expression, «incontournable».
Récupéré par les «existentialistes» au lendemain de la guerre, Heidegger fut longtemps, pour le grand public cultivé, une sorte de personnage mythique, auquel on se référait sans jamais l'avoir lu. Puis est venue l'offensive de la diabolisation, inévitable en notre époque de chasse aux sorcières. Un livre de Victor Farias, paru voici dix ans, devait donner le ton : Heidegger et le nazisme (Le Seuil, 1987).
Curieusement, l'auteur montrait que si Heidegger devait être finalement mis en cause par le régime national-socialiste en 1934, c'était non pas parce qu'il était jugé trop modéré, mais, au contraire, trop radical, attiré par un personnage tel que Rohm, le chef d'état-major des SA, les sections d'assaut, éliminé lors de la purge sanglante de la Nuit des Longs Couteaux.

Issu d'un milieu modeste 
C'est d'ailleurs une thèse que le pasteur Jean-Pierre Blanchard reprend à son compte, montrant un Heidegger profondément révolutionnaire et «populiste».
Mais il faut commencer par le commencement : à Messkirch, dans le pays de Bade, où le futur philosophe naît le 26 septembre 1889 (ce qui en fait le strict contemporain, à quelques mois près, d'Adolf Hitler). Sa famille est profondément catholique et son père est même sacristain.
Issu d'un milieu modeste d'artisans et de paysans, le jeune Martin est élevé de 1903 à 1906 au lycée de Constance, où il est pensionnaire au foyer Saint-Konrad, créé au siècle précédent par l'archevêque de Fribourg, ville dans laquelle il poursuivra ses études jusqu'en 1909. Il décide alors d'entrer au noviciat jésuite de Tisis à Feldkirch (où il ne restera qu'une quinzaine de jours) puis de rejoindre l'internat de théologie de Fribourg, où il étudiera jusqu'en 1911.
Ce jeune Souabe se place alors dans l'orbite du mouvement social-chrétien, issu du romantisme catholique, qui combat le rationalisme de la philosophie des Lumières. Renonçant à la prêtrise, Heidegger se lance ensuite avec succès dans des études de mathématiques et de philosophie.
De faible santé, il est mobilisé dans les services auxiliaires durant la Grande Guerre, se marie en 1917 avec une jeune fille d'origine protestante, fille d'un officier de la Reichswehr, devient professeur et publie, en 1927, son livre essentiel : Etre et temps. On peut dire qu'il y oppose une existence authentique à une existence inauthentique ; déracinée, incapable de trouver accès à la véritable vie communautaire, organique, celle qui nous met en relation avec les autres humains : « Sa pensée semble viser à dépasser, de manière positive, ce qui est de l'ordre d'un système fondé sur l'individualisme, lequel génère et ne peut que générer la décadence des peuples et des cultures. Il est le chantre d'un communautarisme qui se veut en même temps traditionnel et révolutionnaire. » Cette idée de communauté n'empêche pas un certain élitisme : « Seule une élite a le droit de diriger la société et l'Etat. »

L'école, creuset de l'élite
Au sein de cette élite, le personnage essentiel est le héros - comme le fut l'étudiant Albert Léo Schlageter, fusillé par les occupants français à Düsseldorf en 1923 : « Ceux qui ont su mourir nous apprennent à vivre. »
Le grand souci du professeur Heidegger reste une rénovation totale de l'enseignement : « C'est au sein de l'école que doivent naître ceux qui seront chargés d'être les guides de la communauté du peuple [ ... ] permettant au peuple allemand de prendre en charge sa propre situation. »
C'est là rechercher une sorte d'ascèse, à la fois politique et spirituelle, quasi monastique. Heidegger se veut, bien plus qu'un homme de cabinet, un « éveilleur de conscience », tout en souhaitant que se créent de véritables liens institutionnels entre les étudiants et les travailleurs. C'est là une position révolutionnaire, qui va provoquer une tension de plus en plus vive entre lui et le ministère, entre ce penseur libre et les philosophes officiels du régime comme Alfred Rosenberg. Car le recteur de l'université de Fribourg n'apprécie-guère le côté biologique et simplificateur ; il préfère « le retour au génie spirituel du peuple allemand » à « la glorification d'une race supérieure, la race aryenne ».
Sa pensée se déplace de plus en plus vers sa patrie locale, la Forêt-Noire. Il voit une véritable relation entre le travail paysan et le travail philosophique. Tout, selon lui, doit partir de sa terre alémanique et souabe, ce qui implique une grande méfiance envers les forces urbaines, conservatrices et bureaucratiques.
Dans cette « petite patrie », il choisit comme une sorte d'intercesseur magique, le père Hôlderlin, auquel il va consacrer un essai capital.
Très rapidement réduit à une sorte d'exil intérieur dans son chalet de Todtnauberg, près de sa ville natale de Messkirch, il n'en sera pas moins épuré après la guerre et interdit d'enseignement en 1947.
Il représente jusqu'à sa mort, le 26 mai 1976, à Fribourg-en-Brisgau, un double courant de l'âme germanique : celui du Saint Empire, qui fait de l'Allemagne le cœur de l'Europe, et celui de la « patrie charnelle », le Heimat, qui marque son enracinement dans un terroir séculaire.

Jean MABIRE National hebdo du 23 au 29 octobre 1997

Pasteur Jean-Pierre Blanchard : Martin Heidegger, philosophe incorrect, 192 pages, L'AEncre.

jeudi, 10 mars 2011

La rivincita dell'anti-Sartre: Emil Cioran

La rivincita dell’anti-Sartre: Emil Cioran

di Andrea Rigoni

Fonte: Corriere della Sera [scheda fonte]

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Riscoperta trasversale dello scrittore a cento anni dalla nascita

Da quando, verso la metà degli anni Settanta, ho incominciato a frequentare Cioran, dedicandomi anche alla diffusione della sua conoscenza in Italia, mi sono spesso chiesto in che cosa consistesse la sua singolarità e quale fosse il rapporto fra lo scrittore e l’uomo.
La voce di Cioran si era manifestata in Francia, a partire dal 1949 quando apparve il suo Sommario di decomposizione, come una nota del tutto isolata, diversa e dissonante dal concerto intellettuale e culturale dell’epoca, che era universalmente segnato dal dominio delle ideologie e delle utopie: l’opera e l’attività di Sartre ne rappresentavano allora in Francia, e non solo in Francia, una sorta di emblema. Cioran era l’anti-Sartre. Nel celebre filosofo esistenzialista, nell’eroe dell’engagement, egli non vedeva che un «impresario di idee» , secondo l’innominato ma riconoscibile ritratto che ne ha lasciato nel Sommario: un «pensatore senza destino» , nel quale «tutto è notevole, salvo l’autenticità» , «infinitamente vacuo e meravigliosamente ampio» , ma proprio per questo capace, con un’opera che degrada il nulla al rango di una merce intellettuale, di conquistare e soddisfare «il nichilismo da boulevard e l’amarezza degli sfaccendati» . Era dunque naturale che l’opera di Cioran, con la sua lucidità bruciante e solitaria, vissuta come esperienza e forma di un destino, restasse quasi senza eco: il riconoscimento doveva limitarsi al fulgore inusitato dello stile, che balzava agli occhi, se non di tutti, almeno di alcuni, tra i quali i primi lettori del manoscritto del Sommario, che si chiamavano Jules Romains, André Gide, André Maurois, Jean Paulhan, Jules Supervielle, ma certo anche Paul Celan, che poco dopo ne avrebbe fatto la traduzione in tedesco. Tuttavia sappiamo bene che lo stile, la forma, il tono di un’opera non sono l’abito o l’ornamento estrinseco del pensiero, ma il suo corpo, la sua vita, la sua essenza e che dunque essi rappresentano assai più di un indizio... Cioran affrontava i temi capitali dell’esistenza e del mondo col linguaggio più diretto e più chiaro, ripristinando la superba tradizione che si era perduta dopo Schopenhauer e Nietzsche. È ovvio, nello stesso tempo, che egli rimanesse estraneo alle mode culturali che negli anni Settanta e Ottanta furoreggiavano in Francia e in Europa: la linguistica, lo strutturalismo, la semiologia, la psicanalisi, il decostruzionismo, i cui esponenti o seguaci apparivano ai suoi occhi quanto meno segnati dalla superstizione della scienza e dalla maledizione dell’accademia. Ma qual è dunque il tratto fondamentale che distingue lo stile e il pensiero di Cioran, lo scrittore non meno che l’uomo? La ragione di una presa e di un fascino che oggi hanno conquistato una gamma indefinibile e trasversale di lettori, fino al E. M. Cioran nacque a Rasinari (Romania) l’ 8 aprile 1911 e morì a Parigi il 20 giugno 1995. La sua opera è stata tradotta da Adelphi sotto la direzione di Mario Andrea Rigoni che gli fu amico e che, tra il 1983 e il 1991, ne presentò alcuni scritti sul «Corriere» (raccolti in Fascinazione della cenere, Il Notes magico, 2005). Rigoni ha pubblicato in Francia Cioran dans mes souvenirs (P. U. F., 2009). punto di suscitare in molti un’identificazione spontanea e una devozione fanatica? È difficile non trovare ai singoli temi del pensiero di Cioran, come di chiunque altro, un precedente o un analogo nella letteratura antica o moderna; ma è la quintessenza di lucidità di cui si sostanzia costantemente la sua riflessione che non cessa di impressionare e di affascinare. Essa si fonda, a mio parere, sul carattere diretto e personale dell’esperienza, offerta come testimonianza intima e viva di un essere, anziché di una teoria astratta o di un esercizio professionale. Un aforisma dei Sillogismi dell’amarezza asserisce che «tutto ciò che non è diretto è insignificante» . Mi sembra che questo principio o questo imperativo, che Cioran non ha mai smesso di seguire, definisca molti tratti della sua fisionomia intellettuale e letteraria: la ricerca, anzi l’ossessione, di ciò che è l’essenziale, nella metafisica come nella politica o nella letteratura; l’interesse verso i grandi moralisti e i grandi saggi; l’orrore dell’ufficialità e del professionismo; il culto della chiarezza e il rifiuto del gergo; l’amore della brevità e la pratica dell’aforisma; l’attrazione per i generi letterari che recano l’impronta immediata dell’io, come i diari, le confessioni, le memorie, le lettere, le autobiografie. Cioran era interessato assai più alla vita che alla filosofia; più alle cose che alle idee; più agli istinti e alle emozioni che ai concetti. In un’opera cercava soprattutto l’elemento personale: «Guai al libro che si può leggere senza doversi interrogare a ogni momento sull’autore!» . D’altronde la letteratura, nella sua visione, nasce da una ferita esistenziale e da una tara metafisica: «La scrittura è la rivincita della creatura e la sua risposta a una Creazione abborracciata» . È significativo che nell’opera di Tolstoj egli abbia isolato e commentato La morte di Ivan Il’ic; come pure che, nel saggio su Fitzgerald, abbia trascurato i romanzi e i racconti dello scrittore americano per concentrarsi sulla notte dell’anima, sull’ «esperienza pascaliana» del crollo evocato nelle pagine impietose del Crack-Up. Analogamente Cioran amava più i santi e i mistici che i teologi: donde il rapporto contrastato, se non il dissenso, col suo vecchio amico e maestro Eliade, al quale rimproverava di essere non tanto uno spirito religioso quanto un semplice storico delle religioni, un indifferente cronista e archivista della varietà delle fedi. Si capisce che oggi, al culmine del disincanto al quale siamo giunti, molti di noi abbiano trovato in Cioran ciò che raramente si trova in un autore: non solo uno scrittore e un pensatore eccellente, ma uno spirito fraterno, un sodale, un amico, capace di parlare alla carne e all’anima non meno che all’intelletto. Tale egli era nella vita privata: semplice e immediato, partecipe e arguto, sempre sfiorato dall’ala nera della malinconia ma pronto a mitigarne il colpo con le risorse dell’ironia e dell’autoironia, qualche volta con un divertito esercizio di autodemolizione, anch’esso segno di uno spirito superiore.

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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dimanche, 12 septembre 2010

Heidegger: la thématisation de l'être et ses énigmes

Archives de SYNERGIES EUROPENNES - 1996

 

HEIDEGGER : La thématisation de l'être et ses énigmes

 

 

Sens de la question

 

heidegger martin.jpgNous avons tous entendu un jour ou l'autre que Heidegger, le métaphysicien, avait reposé le problème de l'Etre. Très bien, mais que signifie cette phrase et dans quelle mesure nous perrnet-elle de nous orienter?

 

La culture contemporaine favorise les mystifications. La philosophie de Heidegger reste ainsi abandonnée aux associations prévisibles, à l'avidité des théologiens estampillés, aux apologies et aux dénonciations faciles. Les diatribes du jeune Carnap possèdent quelque chose d'aristocratique par comparaison avec les jugements sommaires de notre époque. L'inquisiteur Levinas, par exemple, a trouvé que les incursions étymologiques et les métaphores rupestres de Heidegger dénonceraient une pensée liée au Sol et au Sang, étrangère aux aspirations de ces tribus de nomades philanthropiques qui vaguaient, dépourvues de tout, par le désert. Expert en lamentations, Levinas déplore également que le philosophe s'inspire de la poésie de Holderlin et non pas, par exemple, des Lamentations de Job. Heidegger, par conséquent, un antisémite larvé. Admettons. Et alors?

D'autres esprits critiques proches de la Nouvelle Droite, comme par exemple Pierre Chassard dans son ~u-delà des choses (1992), nous avertissent que cet Etre heideggérien cohabite avec un universalisme suspect, que la distance de l'Etre par rapport aux choses réelles et sa parenté avec le Néant font de lui le pendant du Dieu de l'Exode, que les textes pertinents accusent l'influence de Maïmonide... Heidegger, donc, un philosémite subreptice. Admettons. Et alors?

Le caractère alternatif ou périphérique d'une culture ne nous dispense pas d'un minimum de sérieux. Il est temps que nous commencions à accéder à la pensée de Heidegger en tant que pensée philosophique, la jugeant de ce point de vue, et non selon ses affinités avec les idéologies des Systèmes dominants ou de leurs rivaux contestataires. C'est là la question générique.

Consentons à un usage ambigu de l'expression "I'Etre", puisque aussi bien il s'agira d'une ambiguïté nécessaire et provisoire. La Philosophie que nous pouvons qualifier de "classique", avec Parménide tout d'abord, puis Platon, Aristote et la Scolastique, a commis une thématisation de l'Etre qui disparait avec la Modernité: de Descartes à Fichte, nul philosophe (qu'il soit rationaliste, empiriste, criticiste ou idéaliste) ne croit que la solution des vrais problèmes philosophiques dépende de certaines précisions, intuitions ou thèses sur l'Etre... Si toutefois l'Etre réapparaît dans l'idéalisme de Hegel comme Leitmotiv de quelques philosophèmes, ce n'est qu'avec Heidegger qu'est rétablie une thématisation comparable aux précédentes, et qui leur est probablement supérieure, tant par son obstination que par son caractère problématique.

C'est dans la compréhension du sens de l'Etre que réside le destin de l'Occident et l'histoire de la Philosophie se déroule conformément à l'élucidation ou à l'occultation de l'Etre. Que peut bien signifier une telle assertion? Les difficultés interprétatives soulevées par les textes de Heidegger sont bien connues. Je vais tenter ici une reconstruction des idées qu'il paraît suggérer - reconstruction qui doit être jugée non pas pour sa fidélité à la lettre ni pour sa fidélité à un "esprit" insaisissable (nous laissons cela à la Heideggerphilologie) mais pour son degré de fécondité explicative. C'est là la question spécifique. Notre explanandum est constitué par les solutions persistantes ou par l'absence non moins persistante de solution dans le traitement classique des problèmes ontologiques. Le chercheur contemporain, s'il est honnête, éprouve une série de désarrois devant des énigmes qui lui paraissent plus suscitées que découvertes. Par exemple:

a) Comme peuvent l'attester les élèves du Kindergarten néothomiste le plus proche, c'est dans la Différence Ontologique Etre/Étant que réside la clef de la Philosophie; mais une telle différence s'articule sur un mode inintelligible et nous conduit parfois à identifier l'Etre et le Néant. Pourquoi devrions-nous accepter ce jargon?

b) La Métaphysique (par exemple dans la première douzaine de Disputationes de Suarez) établit de fastidieuses équations entre transcendantaux pour nous informer que l'étant est un, etc.; information qui ne nous paraît pas trop excitante. A quoi vise-t-elle?

c) Depuis Platon on se demande "Qu'est-ce que l'Etre?" et l'on répond par telle ou telle catégorie de prédilection (Substance, Esprit, Matière). Mais il paraît absurde et capricieux de définir le plus général par seulement l'un de ses genres.

d) Fréquemment, depuis Aristote, la Métaphysique oscille entre une Ontologie du plus universel et une Théologie du plus singulier; on ne voit pas pour quelle raison on a pu unir des disciplines aussi disparates.

e) A peine l'Ontologie, qui prétend être la science de l'être en tant qu'être, nous introduit-elle à lui qu'elle nous signale avec impatience la porte de sortie (avec un écriteau "analogia entis" pour les sorties de secours) et qu'elle nous propose de diviser et subdiviser des entités spécifiques.

f~ L'Etre, de par son degré de généralité, ne paraît pas apte à abriter des contenus spécifiqu~s de telle sorte qu'il puisse inclure dans sa compréhension "le destin d'un peuple", ou quelque chose d'une pareille importance.

 

Cette liste sélectionne quelques sujets de perplexité. Une explication doit venir mitiger l'impression d'absurdité crasse que la Métaphysique produit aujourd'hui et l'inventaire précédent offre certains critères pour juger de l'hypothèse proposée. L'explication, contrairement à ce que l'on pourrait croire à première vue, ne sera pas simplement linguistique: il s'agit de discerner des structures ontologiques différentes qui sont parfois unifiées par de vieilles habitudes verbales.

 

Homonymie Ontologique Tran~cntégorielle: un Trépied

 

L'expression "I'Etre" n'est pas utilisée normalement comme une description définie, à la manière de "I'auteur du Quichotte". Les acceptions les plus fréquentes paraissent hésiter entre trois catégories:

1. une propriété, que nous désignerons par S

2... Ia classe E des objets qui satisfont cette propriété

3. Ies éléments de E, spécialement cet élément qui possède la propriété S d'une façon nécessaire et éternelle.

 

Le langage de tous les jours adjuge des termes de propriété au moyen du verbe avoir et des termes de classe au moyen du verbe être. Nous disons que Socrate est un sage ou qu'il a de la sagesse, mais nous ne disons pas qu'il est de la sagesse ou qu'il a un sage. En revanche, ce test linguistique est défaillant avec l'Etre: on dit sans problème de cohérence qu'il est un être ou qu'il a un être, qu'il est un étant ou qu'il a une entité. Nous pouvons supposer qu'ici il y a une distinction qui s'est obscurcie.

Les propriétés, par exemple la blancheur, définissent une classe, celle du blanc. Si nous distinguons la classe de la propriété qui la définit, il paraît naturel d'interpréter dans l'usage philosophique l"Etant" comme un terme qui se réfère à la classe (2) et l"'Etre" comme la désignation de (1). La priorité de la propriété qui définit sur la classe définie rend évident de quelle manière l'Étant se fonde sur l'Etre. Quand on dit que l'Etre "fait" que l'étant soit, on ne doit pas considérer un tel "faire" comme l'exercice d'une causalité. Il ne s'agit pas non plus du problème de l'Unité versus la Multiplicité, mais de la dépendance d'une classe - qui pourrait bien être unitaire - à l'égard de la propriété qui la détermine.

S'il y a plusieurs éléments dans cette classe E, qu'on appelle les "étants", ils peuvent se trouver dans dif~érentes relations de dépendance (par exemple, causalité, inhérence, composition), mais cette dépendance horizontale n'affecte ni n'annule la dépendance verticale à l'égard de S. Par exemple, un étant suprême, cause totale de tous les autres, etc., ne pourrait de ce fait équivaloir à la propriété. Lorsque l'on dit "Deus est ipsum esse" on semble tomber dans une erreur catégorielle, qui fait d'un élément d'une classe l'équivalent de la propriété qui définit cette classe. Il pourrait arriver qu'un élément de cette classe possède la propriété de façon nécessaire, sempiternelle, éminente, infinie etc., mais il apparaît qu'il continuerait à être différent de la propriété. Une propriété est infinie en tant qu'elle peut être le prédicat d'un nombre illimité d'objets. L'erreur se produit quand on assimile l'Etre et l'Acte, de telle sorte que l'Acte est compris comme une sorte de pensée universelle; à la suite de quoi on interprète l'Acte - par opposition à la Puissance - comme une Perfection. De là surgit un Etre comme infinie perfection et actualité, qui va comme un gant àl certaines représentations de la déité (voir les trois premières des vingt-quatre Thèses Thomistes). On déambule d'une catégorie à l'autre. De toute manière, les hésitations relatives à ces catégories expliquent que l'on puisse penser à une Onto-Théologie, à laquelle on faisait allusion en (d). Cette affirmation sera confirmée plus loin.

On a l'habitude de caractériser l'Ontologie comme une discipline de l'Etre, assimilant S et E. La distinction précédente dissipe l'inquiétude (e), quant aux deux voies que peut adopter une Ontologie: ou bien tenter de discriminer des régions et des relations à l'intérieur de la classe E des étants (ce qui paraît superficiel) ou bien élucider cette propriété fondatrice, ses relations avec d'autres propriétés et avec les divers étants (ce qui paraît profond). Il y a cependant une perturbation dans la diffusion pacifique du travail. Gilson a déclaré, dans son galimatias: "on peut penser qu'etre, c'est être un etre - mais aussi qu'etre un etre, c'est simplement etre". C'est-à-dire: nous pouvons privilégier dans notre spéculation les sujets de la propriété ou la propriété elle-même. Ainsi le galimatias disparaît, et le chemin s'ouvre aux vraies difficultés.

Jusqu'à présent l'idée était très simple. Mais si S est la propriété et E la classe des étants (c'est-à-dire des individus qui possèdent cette propriété), alors l'Etre sera-t-il un étant (non pas la classe E mais un élément de E)? Considérons attentivement la question et le dilemme. Si l'Etre n'est pas un étant, alors c'est qu'il manque de la propriété qui définit les étants, ce qui signifie : I 'Etre n 'est pas. C'est pourquoi bien souvent l'être est perçu comme un Néant, soit absolu, soit qualifié ("Néantd'Étant" - mais, pourrait-il y avoir un autre Néant?). Si l'on admet l'existence d'une classe complémentaire de l'Étant, le Néant, remplie de tout ce qui manque d'Etre, alors l'Etre sera un élément du Néant. Il paraît très curieux que le Néant ne soit pas quelque chose de plus ou moins similaire à l'ensemble vide. Nous savons que Hegel s'est trouvé dans une perplexité semblable, mais celle de Heidegger mérite plus d'attention.

Prenons l'autre terme du dilemme: la possibilité que S soit un étant. Alors une classe comprendrait la propriété qui la définit parmi ses éléments. Ce n'est pas à première vue impossible. D'une part il y a des propriétés qui se distinguent de leurs sujets: la proprieté "être un nombre pair" n'est ni paire, ni un nombre - la propriété qui définit la liste 2, 4, 6, 8... n'est pas l'un des nombres qui apparaissent dans cette liste. Mais d'autre part il y a des propriétés plus exotiques. Par exemple, la propriété "être pensable" est elle-même quelque chose de pensable: la propriété détermine la totalité de ce qui est pensable et elle est elle-même membre de cette totalité. Est-ce que la relation entre l'Etre et la classe des étants est de cette nature? Et nous voyons déjà que la question de l'Onto-Théologie se présente d'une manière moins capricieuse.

Si nous admettons avec beaucoup de libéralité ce type de propriétés et de classes exotiques, nous pouvons nous embrouiller dans des problèmes. Par exemple, on peut présumer que la classe des étants E, non seulement comprendrait l'Etre comme élément, mais aussi posséderait elle-même l'être. Ainsi E serait élément d'elle-même, et la totalité d'une collection ferait partie d'elle-même.

Assurément l'astuce des logiciens permet d'endiguer ces libéralités au moyen de divers traitements: ce qui n'empêche pas la persistance d'un symptôme alarmant. L'intuition primordiale qui guidait ces réflexions imposait une hiérarchie entre individus, classes et propriétés. Les propriétés sont universelles, les individus non: par conséquent, si l'Etre était un étant, il serait un universel et un individu. Et si parmi les éléments on admet des individus et des propriétés universelles, l'ordre rêvé se désagrège.

Ici le dilemme dé~ouche sur une confusion, un balbutiement sur la différence ontologique, affection facilement explicable vue l'hypothèse que nous avons introduite sur la thématisation de l'être et la possibilité de voir en lui une propriété. Ce qui conduit Heidegger plus d'une fois à voir dans l'Etre un Néant. Et qu'il ne s'agit pas là d'une idée accidentelle de Heidegger, on peut le vérifier en étudiant le "parricide" de l'Étranger d'Élée (Platon, Sophiste 241 d) et la polémique d'Aristote contre Melissô et Parménide (spécialement le texte de Physique I c.3, 186 a: 2531). Ainsi est satisfaite la requête (a). Il ne s'agit pas toujours d'un verbiage arbitraire au sujet de la Différence Ontologique, mais aussi d'une série de difi~lcultés pressel1ties sans que l'on possède l'instrument conceptuel pour les mettre en ordre.

 

Homonymie Ontologique Catégorielle ~ ventail de propriétés

 

Tant chez Aristote que chez Heidegger on rencontre une préoccupation liée à la pluralité des propriétés visées par le terme "l'Etre" (ne pas confondre avec l'analogia entis). L'expression "l'Etre" ne désignerait pas, comme on l'a supposé, une propriété, mais un éventail de propriétes. Ce fait dénote une homonymie catégorielle (puisque l'on se restreint à la catégorie des propriétés). L'interrogation sur l'Etre peut être comprise comme l'examen desdites propriétés et des relations qu'il pourrait y avoir entre elles. Sans vouloir être exhaustifs, nous pourrions consigner une série de propriétés compatibles et (au moyen de quelques raccords) coextensives entre elles:

- l'existence dans le temps présent

chose

 

- I'existence en général

- la possibilité d'existence

- I'identité

- la prédication

- I'affirmation

- la possibilité d'être pensé la possibilité d'être estimé en termes de volonté le fait d'être en relation de fondement, de cause ou d'effet avec quelque

 

- le fait d'être déterminé par quelque propriété

- le fait de posséder, pour un couple quelconque de propriétés contradictoires, I'une d'entre elles.

Cette deuxième homonymie explique les diverses formes dans lesquelles s'est développée une bonne part de la spéculation métaphysique traditionnelle, que ce soit dans le traitement des "transcendantaux" (un, vrai, bon), ou dans les explications sur son "objet" (étant nominal, étant participial, le "Meinbare" de Meinong, etc.). Les équations fastidieuses sont un effort pour explorer les distinctes propriétés auxquelles il a été fait confusément allusion. Les catégories (prédicaments) s'imposent comme la seule manière d'étudier les diverses prédications. Une oeuvre aussi influente que méconnue, celle de Josef Maréchal Le Point de Départ de la Métaphysique, se nourrit de l'assimilation des termes prédication, affirmation et existence (interprétée comme acte infini): le fait que nous puissions énoncer des jugements assertoriques ne serait explicable, selon Maréchal, que parce que nous supposons une synthèse de la copule de la prédication avec un acte infini: ici se révèlent certains thèmes de Malebranche, Fichte et peut-être Bradley, mais ce n'est que grâce à l'homonymie catégorielle qu'ils peuvent apparaître dans ce contexte métaphysique de façon assez naturelle.

Si Heidegger insis~e sur sa démonstration que l'Etre est essentiel au Langage, c'est qu'il pense à l'Etre comme faisant référence à la propriété de déterminer la prédication; s'il établit une relation avec le Temps, c'est que l'actualité de l'existence réclame le présent. La préférence des métaphysiciens qui placent au premier plan un certain type d'étants et à l'arrière-plan la généralité, se comprend s'ils croient voir chez certains étants une exemplification plus juste des propriétés qui dans tel ou tel système sont considérées comme remarquables. De telle sorte que l'interrogation "qu'est-ce que l'être?" acquiert un autre sens, libérée de son absurdité. Et s'il existe plusieurs propriétés implicites dans l'Etre, l'objet de l'ontologie est loin d'être simple et le recours à des divisions et subdivisions s'impose. Ainsi sont satisfaits, selon moi, les critères (b), (c) et (e) de notre liste.

Mais nous arrivons ici à une thèse cruciale pour la pensée heideggérienne: I'expansion de l'Etre en éventail nous permet de passer à une compréhension dialectique de ces propriétés (ceci renvoie au passage de Platon dans le Sophiste, 254 b sqq.). Etre, comme propriété centrale s'oppose à Devenir (Werden), à Apparence (Schein), à Penser (Denken) et à Devoir-Etre (Sollen) comme à des propriétés périphériques constituant une trame de propriétés.

 

Chaque fac,on de saisir une propriété centrale conditionnerait de manière radicale la façon de saisir une propriété périphérique proche. Ces propriétés sont à leur tour centrales par rapport à d'autres propriétés, et ainsi de suite. Une propriété centrale peut se comporter ou non comme un genre (un déterminable); sa centralité ne dépend pas de cela, mais d'un système de positions, tensions et compléments étendu non seulement au sens de la propriété mais aussi aux représentations qui l'enveloppent. "Devenir" signifie une succession continue de situations, mais représentée par le cours d'un fleuve, le bourgeonnement d'un arbre, la vague qui croît sans être une chose mais le déploiement d'une force qui se manifeste dans l'euphorie de l'aube. L'Art et la Poésie, créant un lien entre représentation et sens, peuvent donner accès à ces dimensions et placer les choses sujettes à l'expérience dans une perspective métaphysique - si tant est que la Métaphysique nous engage dans cette trame de propriétés. Ceci nous foumit la raison de cette étrange affirmation sur le destin d'un peuple et sa compréhension de l'Etre, sa façon d'aborder la question de l'Etre. Cette compréhension est portée par un langage naturel, qui est nécessairement collectif, et elle s'étend à travers lui au peuple qui le parle, et qui, de par cette compréhension athématique de l'Etre, se situe dans-le-monde d'une façon ou de l'autre. Ceci satisfait le réquisit (f).

 

L"'Interrogation Fondamentale de la Métaphysique"

 

La question (d) au sujet de l'Onto-Théologie n'était pas encore suf~lsamment résolue. Ainsi donc, si l'Etre instaure un ordre de fondements et de raisons suff1santes, il paraît adéquat d'instaurer un tel ordre dans la contingence générale de l'étant, introduisant par là une entité nécessaire. Mais si Heidegger feint de répéter la question de Leibniz "pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien?" il le fait seulement pour la rejeter, bien que d'une manière très diplomatique. Et il fait bien, car une question qui ~ne peut avoir de réponse est nulle et non avenue. J'omets de faire la démonstration exacte de cette nullité, mais j'en suggérerai les grandes lignes.

Appliquant le principe de raison suffisante nous imaginons deux situations contradictoires, toutes les deux possibles prises séparément: un monde vide ou un monde non vide. Chacune des deux situations paraît logiquement contingente, peut se présenter ou non, et la question fondamentale devrait conduire à donner raison de la contingence en général. Mais si la réponse est également contingente, on aurait seulement ajourné la question: comme avec le monde soutenu par un éléphant, qui devrait être soutenu par une tortue... etc.

Mais si la réponse n'était pas logiquement contingente et impliquait, par exemple "il existe une entité nécessaire" alors cette conclusion devrait être nécessaire et sa négation impossible. Est-ce là un résultat admissible? Non. De là suivraient deux inconvénients: l'un, qu'on disposerait alors d'un argument ontologique, car rendant superflue toute preuve à partir de la contingence; dans le fameux débat radial de Russell et Copleston en 1948 ce problème reste sousjacent, dominant ce qu'on voit à la surface. L'autre inconvénient est que du nécessaire ne peut s'ensuivre le contingent: la réponse ne peut donc donner raison de la contingence. C'est pourquoi l'Onto-Théologie implose quand elle tente d'expliquer la création a parte dei, dans la mesure où elle fait de Dieu un Créateur. Cette création (ou le fait qu'il y ait un Dieu créateur plutôt qu'un Dieu qui ne l'est pas) est une question logiquement contingente, comme l'existence même du monde. Si l'on introduit ici la Liberté divine, en réalité on ne fait que hisser un drapeau blanc, et ce principe de raison suffisante qui avait rendu de si précieux services se rend pieds et poings liés Le théologien propose un armistice: "Bâillonnons le principe de raison suffisante et parlons d'autre chose, de Dieu qui est amour, ou de la dignité de la personne humaine. " Le philosophe fait observer : "Comment? Dieu s'était introduit pour rationaliser le scandale de la contingence et puis, pour la compréhension de cet être nécessaire, on réintroduit en lui la contingence, l'affiublant du nom de Liberté." Spinoza en son Ethica (Pars I, prop. 17, 29 et 32) est plus conséquent que les Onto-Théologiens: ayant admis l'argument ontologique il nie qu'il puisse y avoir au monde quelque chose de contingent... Du nécessaire ne peut découler que le nécessaire.

En résumé: une réponse sensée à ce qu'on appelle la Question Fondamentale de la Métaphysique ne peut être ni une proposition nécessaire ni une proposition contingente. Mais une question qui empêche en principe toute réponse est une pseudoquestion - le résultat vaut indépendamment de toute théorie de vérification du sens et des critères similaires. Rien ne peut donc constituer une réponse à la question, qui s'annule par ce fait même, ce qu'il fallait démontrer. La démonstration exacte exige plus de précisions.

Il est clair que le chemin indiqué par Heidegger est différent, plus conforme à son style, difficile à abréger. Disons: la question peut s'autoabolir dans le questionnement "pourquoi un Pourquoi?". Nous trouverons seulement la propriété de l'Etre comme exigence de fondements des étants, et donation de ces fondements. Remplaçons alors la question abolie par la question sur la propriété centrale, et ce faisant nous retomberons sur nos pieds.

 

~eidegger et la Kulturphilosophie

 

Si de ce qui pre!cède on peut inférer des conséquences agréables ou désagréables au judéochristianisme et à ses institutions, c'est là une question qui intéresse plus le propagandiste que le philosophe. Ce qui est certain, c'est que Heidegger (considéré comme l'archétype du métaphysicien par des épigones insignifiants) déplace le centre de gravité de l'Ontologie vers ce qu'on peut appeler Philosophie de la Culture. J'ai proposé au début d'aborder Heidegger sous un angle philosophique et de juger sa pensée dans ce sens. Je vais risquer un jugement: si nous le comparons en tant que philosophe de la culture à Nietzsche, à Spengler, à Evola, il n'occupe pas la première place, nous sommes gênés par ses détours excessifs et le manque d'évidence des faits qu'il allègue. Si nous le considérons comme un philosophe de la ligne classique et théorique, nous sommes déconcertés par le peu de sensibilité de Heidegger à l'égard des problèmes métaphysiques. Depuis la cime de sa propre position, qu'il ne se donne jamais la peine d'expliciter, il se met à historiciser, émettant des opinions sur les penseurs qui l'ont précédé. Ce qui alimente la plèbe de la Philosophie, les professeurs sans idées qui tournent comme des vautours autour des grands morts. Heidegger se prête bien à une justification de la phrase de Nietzsche sur l'Histoire qui se convertit en fossoyeuse du présent. Dans nos institutions académiques - et dans une bonne partie de celles d'Europe, avoir été un philosophe est un honneur - vouloir parvenir à l'être, un opprobre.

Mais la Philosophie, après deux millénaires de lutte avec les mythologies judéochrétiennes et leurs sécularisations, est pour la première fois une nouvelle possibilité. C'est ici qu'il y a une splendeur de Heidegger. Sa grandeur est dans ce mode du philosopher à la frontière de la Science et de la Weltanschauung, sur cette mince ligne qui peut fasciner et confondre, induire au vertige ou empêcher la pensée. Heidegger nous éveille à de nouvelles possibilités épurées de toute tradition supposée. C'est cela que nous pouvons apprendre de Heidegger, non pas son jargon ou son désordre, son hostilité à l'égard de la science ou ses mauvaises argumentations. Ce ne sont pas ses thèses qui nous importent, mais les voies qui s'ouvrent en elles. Ce n'est pas tant la thématisation de l~tre qui nous intéresse, mais un retour de ce qui survint dans l'Hellade, le penser entre Mythos et Logos.

 

Carlos Dufour. Traduit de l'espagnol (argentin) par Bruno Dietsch.

 

 

dimanche, 20 décembre 2009

Entretien avec Maître Jure Vujic

Jure_Vujic[1].jpgArchives de SYNERGIES EUROPEENNES - 2001

 

ENTRETIEN avec MAITRE JURE VUJIC

 

 

Jure Vujic, avocat, diplômé de droit à la Faculté de droit d'Assas Paris II, est géopoliticien et écrivain franco-croate. Il est diplômé de la Haute Ecole de Guerre „Ban Josip Jelacic“ des Forces Armées Croates et de l'Académie diplomatique croate où il donne des conférences régulières en géopolitique et géostratégie. Il est l’auteur des livres suivants:  Fragmenti geopoliticke misli ( Zagreb, éditions ITG, 2004), Hrvatska i Mediteran – geopoliticki aspekti ( éditions de l'Académie diplomatique du Ministère des Affaires Etrangères et des intégrations européennes de la République de Croatie, 2008)  Intelektualni terorizam - Hereticki brevijar ( Zagreb, éditions Hasanbegovic, 2007), Trg marsala Tita: Mitovi i realnosti titoizma “ ( Zagreb, éditions Uzdanica, 2008), „Anamnèses et transits“ ( Zagreb-Bruxelles, éditions NSE), „Nord-Sud l'honneur du vide“ ( Zagreb-Bruxelles, éditions NSE), „Eloge de l'esquive“ ( Zagreb, éditions Ceres, 2006), Kad andeli utihnu - Apokrif Ante Gotovine “( Zagreb 2009). Il est également auteur d'une centaine d'articles en philosophie, politologie, géopolitique et géostratégie. Il collabore avec le Centre d'Etudes Politiques de Zagreb, les journaux „Vjesnik“, „Fokus“ „Vijenac“, „Hrvatski list“, Eurasia, Catholica, etc.

 

Maitre Jure Vujic, co-fondateur de la revue «Au fil de l'épée », collaborateur aux revues «Nouvelles de Synergies Européennes» et «Vouloir», penseur et écrivain, a répondu aux questions que lui a posées Robert Steuckers, responsable de Synergies européeennes.

 

Pouvez nous exposer les principales caractéristiques de la société globale contemporaine ?

 

Ce qui caractérise à mon sens la société globale c'est indéniablement la manipulation mentale généralisée. En effet la société globale est un vaste laboratoire où l'on s'ingénue à créer par le contrôle des esprits une société psycho civilisée qui grâce à la génétique expérimente le clonage d'êtres humains, décervelés et domestiqués, C'est en quelque sorte le remake du « procédé Bokanovsky » imaginé par Adous Huxley dans « le Meilleur des mondes ». Le but est dans l'esprit d'un Francis Fukuyama d'abolir . par l'intermédiaire des biotechnologies d'abolir le temps et les conrétudes naturelles, pour mettre un terme à l'histoire et anéantir les êtres humains en tant qu'êtres concrets, pour aller au de là de l'humain. Par les procédés de manipulation mentale on aboutit dans cette scociété globale à une nouvelle forme d'esclavagisme moderne. En effet, les nouvelles technologies informatiques et le monde des images, bouleversent toutes les données de la vie quotidienne comme le champ des investigations scientifiques. L'écran devient fatal et omniprésent comme du reste le règne du spectacle et du « simulakrum » de l'époque postmoderne stigmatisé par Jean Baudrillard. C'est de l'intérieur du monde envahissant des images que peut se voir la manipulation vidéographique, se déployer le régne des artifices et des simulations, se mettre en place une sacralisation nouvelle de l'image et de sa présence. La manipulation mentale dont je parle s'apparente à une secte globale. En effet, il y a une parenté flagrante en tre la secte, exigeant le consentement intime à un groupe donné et l'adhésion au marché universel , société à la fois globale et fragmentée en cellules consuméristes rendues narcissiques. La « société bulle » des cultes sectaires n'est que le plagiat microsociologique de la secte globale planétaire sommant chacun de devenir un « gentil et docile membre de l'humanité »_ Comme dans les sectes, la société globale qui se propose d'abolir le temps et l'histoire sécréte en elle une volonté de suicide collectif refoulée, l'autodestruction étant vécue de manière indolore de manière aseptique tel un voyage spirituel vers une autre incarnation. Il s'agit bien d'une nouvelle forme de « Kharma »moderne. La révolution technologique, le règne du cyberspace, la révolution numérique, le développement des réseaux électroniques d'information provoquent un syndrome de saturation cognitive. Assommés par un flux continu d'informations et d'images, les individus sont de moins en moins en mesure de penser et de décider, donc finalement de travailler, étant de plus en plus accablés et abrutis. Nous sommes au coeur de la cybercrétinisation. La manipulation mentale aboutit de même à la colonisation de l'inconscient et de l'imagination, en tant qu'espace intime onirique et symbolico-archétypal. Le capitalisme traditionnel qui se contentait jadis de la publicité s'attaque aujourd'hui aux domaines du rêve, de l'imagination, dans les visions du monde les plus intimes ; Cette colonisation de l'imagination s'opère par la diffusion de supplétif telle la science fiction, prêt à porter de l'imaginaire s'adressant aux « étages inférieurs » de l'inconscient, un imaginaire standardisé, pauvre,  qui se  ré duit le plus souvent à des formes bâtardes de vulgarisation, nulles aussi bien sur le plan littéraire qu'intellectuel. Le. loisir. imaginaire comtemporain qui vise à instaurer une société dejoie permanente se résout a une incitation collective à l'achat. La production symbolique autrefois ajustée à l'évolution des siècles est devenue frénétique, Le but est ici d'aboutir à une perte d'identité et des capacités réactives. Ainsi la société globale est une vaste techno utopie à propos de laquelle Armand Mattelart a dit « qu'elle se révèle une arme idéologique de premier plan dans les trafics d'influence, en vue de naturaliser la vision libre échangiste de l'ordre mondial, la théocratie libérale ».

 

Pour finir avec ce tableau, je dirais que la société globale est affectée d'un complexe Oedipe idéatique . Je m'explique, Pour reprendre un schéma Freudien dont je récuse. Toutefois.,le réductionnisme, la résolution du complexe d' Oedipe, s'effectue dans les conditions suivantes : le devenir fils requiert le deuil du « père idéalisé » (le tout puissant non « castré »), Cest àdire le consentement à la finitude du père, un tel consentement marque la reconnaissance de la différence et de la similitude entre le fils et le père. Dans notre société globale, faute de procédés d'idéalisation, le fils tue prématurément le père, de sorte que son deuil est en quelque sorte avorté. Il devient un individu néopatrimonial autocentré, qui résulte non d'une filiation naturelle voir paternelle mais d'une filiation patrimoniale, non pas héréditaire, mais toute artificielle, matérielle, autogénérée, une filiation bâtarde. En l'absence « d'une castration symbolique du fils », ce dernier ne peut articuler simultanément d'une part le manque d'oùj ili naît comme sujet, sa finitude, sa mortalité, et d'autre part son identification au père. La société globale est un auspice d'orphelins néo-patrinioniaux. Oedipo idéatique je disait. Idéatique, car selon la théorie du néocoriservateur, Arnold Gehien, la conscience suprême dans la vie sociale est la conscience idéative laquelle consiste en une activité créatrice qui s'exprime par la création et le fondement d'institutions, La société globale faute de vision de monde, engagée sur la voie d'un progrès sans fin s'emploie à démultiplier a l'infini les institutions pour pallier à son manque de conception et de sens historique. C'est la raison pour laquelle on aboutit à une hypertrophie institutionnelle de même qu'à une inflation législative et bureaucratique, dédale où le pauvre Oedipe se débat tel un foetus traumatisé.

 

Croyez vons en un possible éclatement de la société globale ?      

 

Même si je dois deçevoir les adeptes de l'apocalypse et les futurologues fantaisistes, les disciples du Kali Yuga, je ne suis pas en mesure de donner un réponse exacte à cette question et Préfère me cantonner à certaines leçons tirées de l'expérience Organiciste. Tout Etat, toute nation, toute culture comme tout corps social, sont en quelque sorte des Organismes. Le développement de tout organisme s'exprime Par la différenciation au sein de l'unité. Mais on doit admettre aussi la proposition contraire : à savoir que l'approche de, la décomposition se traduit par la confusion de ce qui fut distinct. Cette décomposition se traduit par un fléchissement de cette unité qui régnait sur l'innombrable variété des parties intégrantes. Ce morcellement qui marque l'affaiblessement de l'unité peut être la fin de tout. Le commencement de la fin. Le processus de  développement dans la vie organique suppose une gradation lente, la passage successif du plus simple au progressive , la plus complexe. , l'individualisation a la différenciation de tous les phénomènes analogues. L'unité dans la diversité, la complexité « florissante et polymorphe » est l'apogée du développement organique. A contraire la, société globale affiche sous le visage fallacieux dé ladifférence apparente , une complexité artificielle, mécaniciste et infernale, qui n'aboutit nullement à une différenciation par gradation mais bien à une uniformisation par nivellement, Toute société est vouée à des phases de naissance, de développement et de maturation puis de décomposition et de mort. La mort et la décomposition d'un organisme sont précédées des mêmses symptômes : simplification des parties intégrantes, diminution du nombre des signes, affaiblissement de l'unité et de la force, en même temps que confusion. Tout baisse graduellement, se dégrade et fusionne. C'est à ce momment là qu'entrent en scène la corruption et la mort. On aboutit alors au déclin de la forme qui n'est autre qu'une idée intérieure qui empêche la matière de se disjoindre.

 

Tous les sympthomes énoncés se retrouvent dans la société globale : uniformisation et simplification des parties intégrantes, absence de signes et règne des messages-information par écrans interposés, affaiblissement de l'unité et de la force par propagation du progressisme libéral et de l'égalitarisme niveleur, et confusion par démultiplication polyarchique des centres de décisons ; une telle société quiest en voie de décomposition pourrait bien imploser par entropie. Mais on ne peut préjudicier sur la fin d'une société:» l'agonie peut être lente, si lentequ'elle peut durer des années ou des siècles entiers, le temps durant lequel l'identité de peuples ainsi que des cultures entières peuvent disparditre.

 

Pouvez vous vous définir politiquement ?

 

Au lieu de typologies politico idéologiques, je crois plutôt à un certain déterminisme du tempérament, du caractère, l'oeuvre de l'intuition, une certaine tendance qui conditionnent dès notre plus jeune âge notre orientation politique. Comme Nikos Kazantzaki, je crois qu'il faut plutôt que de se soucier des hommes davantage aimer la flamme qui n'est pas humaine et qui les brûle. « Nous ne devons pas lutter pour l'humanité, niais pour cette flamme qui transforme en feu cette paille humide, l'inquiet, le ridicule que nous appelons humanité ». Oui il s'agit d'une tendance spCcifique, stylistique particulière, une résonnance insolite bref une intuition qui prend forme progressivement pour se traduire par une expression idéologique et politique. Non pas qu'il s'agit de ne pas se soumettre à un examen critique, mais plutôt accepter ce déterminisme et travailler pour que cette tendance aboutisse au plus haut degré de maturation, qui n'est rien d'autre qu'une conviction, une foi élégamment habillée. Une visée globale à la fois nuancée et déterminée, tranchée et rapace, agairie et détachée, visée incarnée par une certaine pensée vivante, un certain mode d'être, des formes d'actions qui résultent d'un vécu subjectif et qui poussent à agir, construire un devenir, ouvrant sur une voie chargée d'un sens historique, une destinée capable de recevoir un futur antérieur au de là des dichotomies tradition/modernité. Plus' qu'une mécanique particulière de 'structuration idéologique, il s'agit d'une tension qui oriente et enflamme l'action.

 

Je commencerais par une citation de L.F Céline : « la vieillesse rabâche et la jeunesse déconne ». Pour na part, arrivé à l'âge moyen et après avoir atteint un certain degré de maturité je l'espère, l'autoattribution d' étiquettes politiques ne me convient plus, elles me semblent risibles et incongrues à la fois. J'aurais peur de me répéter, de rabâcher et de décevoir les lecteurs. De nos jours se dire national révolutionnaire, nouvelle droite, nouvelle gauche, anarcho syndicaliste, de droite ou de gauche dans le cadre du système global qui détient des procédés d'autorégulation, de récupération et de neutralisation de groupes politiques les plus marginaux jugés subversifs, me semble tout à fait illusoire. D'autant plus que l'appartenance à une famille politique quelconque de doite ou de gauche me semble être un réflexe sécuritaire, que j'ai il y a longtemps dépassé, car j'ai fais l'expérience que l'on appartient nullement à un groupe social, politique, ni même pas à soi  même, si ce n'est à rien. Appartenir ou la douce complainte des adeptes du nostrisme. Je dois remarquer d'ailleurs que tous les disciples du cororminautarisme, du national, de la mouvance de droite ou de gauche sont profondément, contaminés par l'individualisme. On le voit dans leur impossibilité de fédérer les plus petites formations politiques et la fragmentation en plusieurs chapelles sectaires. J'inviterais donc tous les sbires du communautarisme à venir faire l'expérience sur le terrain, de vivre quelque temps dans les sociétés de type holiste dans les pays islamiques du moyen orient, en Asie en Inde, ou bien dans certaines régions de l'Europe centrale, plutôt que de cogiter et de se délécter cérébralement sur les bienfaits des sociétés communautaires, archaiques et appartenant à un passé mythique. Je vous assure que beaucoup d'entre eux désenchanteraient rapidement et reviendraient camper dans les cériacles hermétiques et confortables sur des positions incohérentes car mis à l'épreuve par le vécu subjectif Je préfère tout simplement garder ma dignité, en restant libre et debout, et prendre à chaque fois levirage d'un exil intérieur pour n'appartenir à rien, pour tout simplement demeurer et comprendre en toute liberté. C'est la raison pour laquelle je préfère développer une Pensée qui échappe aux carcans conformistes du globalisme ce qui n'est pas chose facile.

 

Parler de non conformisme à l'heure ou tous les avatars institutionnels, médiatiques ,politiques et sociaux du « political correct », font Office de sacerdoce religieux de pédagogues

sociaux et de censeurs à l'oeuvre dans toutes nos bonnes vielles démocraties Parlementaires, me parait être un exercice périeux engagé sur une pente raide de désaveu collectif. Faire

l'apologie élogieuse des Premiers non conformistes libertins du 18è' siècle, de Brantôme, Montluc, Bodin, Serres, de Verville, Vauquelin de la Fresnaye et dont le courant de

penser  constituait         ce        que      l'on       appelle aujourd'hui «artistocratisme      libertin » jusqu'aux        non conformistes contemporains anarcho-droitistes, Bernanos, Nimier, Céline et tant d'autres, se reclarner comme l'héritier de leur pensée, peut être éminemment honorable pour leur mémoire et rhétoriquernent satisfaisant, mais sans doute quelque peu prétentieux, lorsqu'un sait que seuls des êtres d'exception peuvent assumer un combat intégral et quasi

ontologique contre la société globale, et les plus faibles se fourvoieront très vite eux mêmes sur ce chemin dangereux. Etaler incongrûment les pâles constats de l'uniformisation et

du nivellement culturel dans nos sociétés dominées par l'anomie généralisée, dénoncer les mécanismes perfectionnés d'autorégulation et de récupération à l'oeuvre dans tous les

sytèmes bourgeois, nous conduit dans les méandres de réflexes conditionnés que nous contestons à priori pour aboutir a une réaction unique, contestataire dans l'âme, mais cependant stérile sur le plan pratique, et laquelle ne représente au fond que le pendant politique et philosophique opposé, „l'alter ego“renversé et répudié de la pensée dominante qui se nourrit allégrement de boucs émissaires affaiblis et manipulés. Dire et crier à tout bout de champ que le système nous. menti s'apparente aujourd'hui à une vérité de polichinelle. Les guerres de tranchée que se  livrent depuis des décennies certains individus libres face au mollock étatique, le monstre froid Nietzchéen, qui broit les individualités sur son passage, sont inéluctablement enlisés dans l'absence de stratégie globale, l'incohérence et l'inconsistance de certains laudateurs de l'ordre à tout prix, ou tout simplement dans le désarroi et la fatigue des protagonistes de « l'anticonformisme ». Bernanos l'avait bien compris : « les Êtres d'exception se forment à la lisière des pouvoirs forts ». Les tenants de l'ordre établi et leurs sbires goulurnent stipendiés ont bien compris la leçon : la démocratie parlementaire, le constitutionnalisme, les relais institutionnels et médiatiques de la société civile qui ne sont ce que Gramsci et Althusser appelèrent les « appareils de répression idéologique », sont bien plus efficaces dans la neutralisation de leurs ennemis que la bayonnette des militaires, car ils noient toute discussion supposée contestatrice dans le cadre d'une discussion globalisante par excellence, ou la confrontation des opinions finit par devenir une douce complainte consensuelle. La « clasa discutadora » de Donoso Cortes reste triomphante. Charles Péguy avait raison « ne rien dire c'est déjà capituler ». Il faut être agairi de cet irrespect chronique fait de manisfestations intermittentes et d'une lucidité à tout épreuve pour éviter les colibris de la récupération. Comprendre cela c'est déjà percevoir les crêtes escarpées d'une attitude authentiquement non conformiste.

 

 

Croyez vous encore en un non conformisme de gauche ou de droite ?

 

Les « non conformistes » de gauche, les quelques réscapés bolchos et rnaoistes, les anarcho libertaires, les émules de la nouvelle gauche de l'école de Francfort, que l'on retrouve dans les manifestations anti globalistes à Seattle et à Prague, restent depuis la dislocation de l'Union soviétique, marginalisés dans les dédales de la protohistoire relégués a un sectarisme épidermique, ou bien habilement transformés en courroie de transmission du système, porte parole et avantgarde de la mouvance globale de l'Euro social démocratie. Que dire d'un non conformisme à droite ? depuis 1789, la gauche prêche la fidélité aux idéaux de la Révolution fi ançaise. A l'inverse la droite se définit par le refus de ces idéaux. Elle n'est pas toujours réactionnaire mais elle originairement réactive. Se définir par le refus de quelque chose c'est accepter d'occuper une situation dérivée et rion matricielle, depuis deux siècles , la droite française occupe cette espace de négativité.

 

Que pensez vous de la possibilité de voir,se constituer un front idéologique contre révolutionnaire ?

 

L'histoire de la droite n'est que l'histoire d'une suite de division. La droite contre révolutionnaire est en voie de disparition et ne subsiste que dans un état embryonnaire qui se préoccupe plus de bons dieuseries que de pratique politique. Tout le monde à droite semble au moins rhétoriquement, rejeter l'héritage de 1789, sinon de 1793, même Le Pen , la droite monarchiste et intégriste reste empêtrée dans les inimités entre légitimistes et orléanistes, sans parler de la droite nostalgique bonapartiste et vichysoise.

 

Quels seraient alors les fils conducteurs et idéologiques d'une pensée authentiquement non conformiste ?

 

Etre non conformiste de nos jours ce serait refuser un certain ,ordre naturel des choses qui constitue le fondement de la pensée dominante, et autour duquel s'articule l'ordre publie qui lui même se confond avec la vérité officielle, et la politique qui reste cantonnée à la sauvegarde d'une prétendue morale publique. A l'inverse il s'agit de proclarrier la relativité générale des prduction humaines, des moeurs, des idéaux, des régles morales, des tendances esthétiques, comme autant de valeurs et de formes humaines  , Cela consiste à poursuivre et re3ter fidèle à une certaine conception tragique de l'homme et du monde, que les détracteurs épris d'empirisme béat refusent au nom de leur commodité intellectuelle.

 

Pouvez vous nous expliquer cette notion du tragique dansle monde ?

 

Le « tragisme » inhérent à notre non conformisme, consiste à accepter que l' univers est immense et infini alors quel 'homme est éphémère. Ainsi le vif sentiment tragique de, la vie present chez les esprits élevés s'inscrit dans lajouissance de r intensité de chaque mstant. Mais c'est aussi clarner la révolte permanente sans se résigner et être conseientque l'homme est appelé à historiciser son existence, et d'avoir la puissance de volonté nécessaire pour donner une forme dans un monde livré. au chaos. La forme, oui, voilà le mot clé, le concept central de nos préoccupations dans un monde deliquescent  voué à l'adoration du glossaire mécanique de l'argent. L'idéal  de forme, initié par les, doriens, qui s'est perpétue au cours des siècles, du moyen âge à l Age d'or chretien de la Renaissance , en passant par les arts florissants du 18ème siècle et présent dans une certaine mesure chez certains mouvements avantgardistes du 20ème siècle. Mais il convient de transcender cet idéal de forme comme simple attribut esthétique pour en faire un impératif catégorique existentiel et absolu ; « Autarciac », être sa propre loi, son propre principe disaient les anciens Romains, incarner une forme constitue chez l'homme un des attributs les plus nobles mais aussi des plus subversifs, face à une sociéte ou les idées, les principes se diluent dans un moule sulfureux et acide d'où sortent les pigmalions en série, les « remake » du dernier homme Nietzchéen, miniatures hominisés, écervelés, désensibilisés par une castration intellectuelle, produits fétiches de la société de consommation. Incarner une forme, c'est encore mûrir une disposition intérieure qui conjugue la nécessité, l'art de la nuance, le détachement et mépriser dignement sans hair, en étant conscient tout comme l'avait compris Drieu La Rochelle que « le venin de la faiblesse est dans la haine et l'accoutumance ».

 

Ainsi la forme devient un véritable antidote efficace contre le monde opaque de nos contemporains qui ricanent méchamment dans leurs niaiseries pusillanimes, sans avoir la force de regarder à la petite surface d'eux mêmes pour y entrevoir leur petitesse d'esprit et leur gouardise atavique. Une chose est sur, nos contemporains fiaissent tout ce qui est forme et pure beauté, lesquelles dans leur esprit ne sont que le fruit de la séléction naturelle. C'est pourquoi ils cultivent l'hypersubjectivisme, le relatif et la morbidité. Ils préfèrent l'informe, les laminations corporelles et spirituelles désarticulées par le jeu des compromissions, des alliances et des traîtrises, lot quotidien des existences sereines et communes. Nos contemporains vivent enfermes dans une caverne d'ombres qui ne sont pas malheureusement la projection des idées Platoniciennes, mais représentent les chimères fictives d'un monde Dantesque. C'est pourquoi l'égalitarisme tant vénéré par nos aieuls de la pévolution française, sur l'autel de la déesse Raison, constitue l'alibi favori des esprits médiocres, comme 116 l'évolutionnisme est la profession de foi des parvenus, afin de maintenir dans l'abrutissement, l'incapacité réactive des pans entiers de la population, quotidiennement gavé à la soupe médiatique, et dans le but d'écouler en toute quiétude leur camelote dans leur négoce usurier. Les affinités naturelles sur lesquelles de nos temps se bâtissent les prétendues amitiés, les amours, les réseaux de relations ne sont qu'une supercherie du monde monderne, dans laquelle se complaisent les invertébrés du système qui cultivent le nostrisme, la proximité, et l'identique par souci sécuritaire. Le non conformisme au contraire reconnait l'excellence des affinités éléctives qui sont soumises à notre libre examen et notre liberté de choix. Ce que redoutent les contemporains qui nous gouvernent, c'est, la luminosité d'un homme en forme, verticalité tendue, avec la prestance d'une proue, et qui comme les anciens perses se limitent à « bander l'arc et dire la vérité », seuls actes de foi qui dans leur dépouillement et leur sobriété propagent un souffle de liberté rédempteur.

 

Endosser une forme, c,est aussi revendiquer une vision plurielle du monde qui requiert un certain détachement à l'égard des biens matériels et du bonheur illusoire sur cette terre. C'est tout comme les gueux qui dans leurs hailloris rapiécés, portaient la croix et dédiaient leur dernier souffle dans le grodndement du « Quirie Eleison miscre nostre » ; alors la forme revêt la tunique de la passion, s'anime au coeur, de cette légion d'infortunés, sublimes cadavres en marche, morts vivants lancinants, aux bannières en berrie, de pure braise, psalmodiant les dernières paroles: « Pater, quia nesciunt, quid faciunt ». L'humilité prend corps. dans la supplication, la divine supplication, le « lamentu » du proscrit. L'humilité chavire dans l'écueil d'une pose statuaire dans le plasma marbré, son bustier rafistolé glapit aux accents d'une supplication qui émerge des sillons d'une glèbe ingrate qu'on lacère hardiement pour récolter que des racines décapitées. Cette supplication ne vocifère pas, ne quémande rien, comme elle n'éspère rien, car si c'était le cas elle serait vite renvoyée dans l'antichambre des bacchantes, qui désabusées attendent, gloussent et s'éteignent dans l'ivresse carnassière. Comme Charles Péguy l'a si bien écrit chez les modernes la supplication est une opération d'aplatissement mais infiniement plus profonde, plus vraie, tout autre, toute sage, toute résigéne est la supplication dans laquelle le supplié a une grande, une haute situation humaine. Alors la supplication constitue un vaste mouvement de retournement convulsif qui ne tolère aucun aucun atemoierrient évasif, aucune pose, aucune mise à l'épreuve devant la vindicte du révolté, de l'humble, du bâni ; car c'est avec verve, avec un courroux cinglant qu'il faut supplier méticuleusement sans signe de soumission, chasser les soubresauts élégiaques d'une pensée résignée et tout dire comme Céline le préconisait: »il faut tout dire, se taire, c'est trahir ». Cette supplication est un appel à l'affranchissement des intelligences et à la libération des âmes. Il s'agit d'une affaire d'honneur, car tous les menteurs et les laches baissent l'honneur qu'ils vilipendent et vitupèrent comme s'acharnant sur un vieillard affaibli , car l'honneur représente pour eux cette sonnerie stridente qui retentit dans leurs oreilles affaissées suspendues telles des fibules de pacotille. Car l'on ne peut conspuer l'honneur, comme on ne peut le décliner par une volte face, car il est entier et intégral comme l'amour  , il faut l'affronter, le regarder en face , mais pour cela il faut avoir du courage....

 

Une chose est sûre , Pescroquerie se perpétue remarquablement depuis 1789. Il n'en demeure pas moins pour employer des expressions à la mode que les droits de l'homme et l'égalitarisme, figures d'images virtuelles et synthétiques restent soumises à la triste réalité de Ferosion sociale, la paupérisation sociale acrrue et la criminalité rampante. Certes les acteurs d'hier ont troqué leur étoffe tricolore thermidorienne pour leur complet gris de l' Enarque docile, des dynasties bourgeoises qui nous gouvernent depuis des siècles dans l'irresponsabilité et la démission, restent les mêmes et la souveraineté nationale, la liberté et la dignité humaine sont bradées au nom des intérêts du capital financier dans une grande foire et en toute impunité  Avoir ce tableau la. roulette russe pourrait être lejeu favori de ceux qui ont chosis la voie du non conformisme. Mais les dés sont jetés, il faut affronter avec courage le Grand Inquisiteur Dostoïevskien qui dévore les libertés vulnérables et chancelantes de notre monde Orwellien , Le sentiment d'être un réprouve, mis au pied du mur, revient à accepter le bréviaire d'une conjuration permanente dans la joie et la sérénité , une joie qui comme le disait F. Nietzsche « veut l'éternité de tout ce qui est ».

 

Croyez vous au retour de l'idéologie et quelle serait son rôle dans notre société globale ?

 

Le discours dominant de la pensée globale qu'il soit de droite ou de gauche est celui de la priorité de la question sociale qui est à l'oeuvre dans tous les social démocraties au pouvoir, et qui tend volontairement à se substituer à la question nationale : il s'agit en fait du retour de la compétition pour le contrôle du champ intellectuel et religieux et du champ politique. En d'autres termes, i . e pense que ce qui est a l'ordre du jour est le fondement même du projet social et historique (de la rationalité ou de la transcendance) et ce que cela peut engager dans la gestion des systèmes des relations au sein du Soi et avec l'altérité : la question de l'enjeu d'une véritable idélogie à la fois nationale, et grande européenne est la réinscription du religieux dans la sphère politique qui sera en mesure de mettre un terme au « liberal age ». Sans me prononcer pour une quelconque forme de fétichisme de l'idélogie, à notre époque d'anomie généralisée, et de dépolitisation endémique, je pense~ qu'il convient de réhabiliter le rôle moteur d'une grande idélogie « oecuménique » qui devrait être un instrument de libération et de galvanisation des forces populaires inhibées, latentes de la société. Si j'insiste sur le rôle de l'idélogie dans la politique et de la société, c'est que l'homme politique est un animal idéologique. L'idéologie n'est pas qu'un leurre (le leurre fait partie de la réalité) , elle structure le comportement de l'homme d'autant plus que l'homme travaille contre ses intérets propres tout en les transposant sur la lutte contre les autres. Ce mécanisme étrange est une sorte de « pulsion aveugle ».

 

En ce sens  l'esprit de stratégie que développe volontiers l'homme politique est une manière de se préserver contre cette énergie irrationnelle. La stratégie introduit au jeu, elle introduit de l'ordre, lequel entraine au désordre et aux guerres de position. L'idéologie est dore, pour les partis, une référence de base afin d'affirmer leur identité, leur rôle dans la société, puisqu'elle permet au politicien de se reproduire en tant qu'animal idéologique. Dans le jeu de la contiguïté idéologique, plusieurs positions sont à conquérir: une concurrence déclarée ou suspendue, une alliance tantôt larvée ou ouverte , une complémentarité où chacun a sa place réelle , le regroupement par séries de différences ou par une simple juxtaposition , une fédération comme horizon ou comme projet fiable . Ce type d'idéologie secondée par une authentique éthique de droits et de devoirs tenderait à regrouper de façon oecuménique et à l'échelon national, les oppositions à l'intérieur de l'Etat et de l'administration, les oppositions veritablement alternatives a l'intérieur des Partis, les oppositions a l'oeuvre à tous les échelons associatif, les oppositions par l'abstention lors des élections, les oppositions radicales contre tout système électoral, les oppositions silencieuses difficiles a identifier qui sommeillent dans la communaute de base. Cette série d'oppostions latentes et explicites alimente chacune de nos sociétés. La fonction du politique serait d'identifier, d'intégrer et de polariser les positions de conflits, les potentialités « subversives et alternatives »et de les mettre en place dans.. une strucure révolutionnaire identifiable à un Etat de salut publie, Etat à la fois national remplissant une fonction « anagogique » et dont le moteur est une révolution permanente pour combattre le libéralisme intégral, véritable fléau du globalisme en oeuvre. Transnational et transétatique, ce phénomène a atteint une autonomie aux effets encore incalculables de l'économie par rapport au politique, dictant ses choix politiques aux Etasnations les plus fragiles, en fin ce qui reste des Etats nations ; Ajustez vos économies et soyez démocrates en imitant notre sacrosaint modèle : tel est le slogan en vogue. Pour les pays en voie de développement on utilise le chantage de la stratégie du « coupe feu » en vertu de laquelle on leur octroit de l'aide qu'à condition de libéraliser leur marché. Le libéralisme théocratique est le fer de lance du règne du marché sans frontières, concurrence intraitable qui pousse à la

modernisation soutenue de l'entreprise, à la mondialisation informatisée des flux et reflux monétaires, à un autre nouveau partage de la décision internationale du travail (matérielle ou virtuelle) . Pour contrecarrer le libéralisme qui détruit les fondements de la nation, les liens organiques et de solidarité de la société, dans sa logique irréversible, il est fondamental à chaque échelon national des nations européennes de rétablir la suprématie du politique sur l'économique et le fiancier.

 

Avant de penser géopolitiquement à une Union grande européenne, l'idéal serait de constituer à chaque échelon national, de vastes mouvements politiques auto centrés en équilibre avec leurs forces constructrices et destructrices, regroupés autour d'une communauté d'esprit et de valeurs salutaires, autour d'objectifs prioritaires dont le but principal est de rétablir la suprématie du politique pour l'ancrer dans tous les segments de la vie sociale, Cela présuppose une redéfinition et un recentrage radicale de la notion de Hierarchie et de PAutorité dans le sens d'un élitisme profond. Les leaders de tels mouvements seront amenés à être des manieurs d'hommes et d'idées selon la nouvelle loi de la hierarchie, du principe elitiste défini par Mosca, Pareto, Michels. Hierarchie établie en toute légitimité charismatique ou par d'autres moyens. A ce propos, le poète Ezra Pound écrivit « lorsque l'usure s'est installée dans toutes les couches de la société, le bistouri du chirurgien devient nécessaire.... ». Ou bien était il vraiment fou ou avait il fait preuve d'une extrême lucidité. J'opterais pour cette dernière explication.

 

Quelle est votre orientation philosophique ?

 

Tercerisme et differenciation !

 

Dans dans le monde des idées, comme dans la praxis existentielle, il est toujours plus facile d'exclure, de dissocier, de séparer des éléments, des notions , des concepts, des croyances contraires, apparement  antinomiques plutôt que de les relier, les réconcilier, y déceler les points de convergences tout en respectant leur sigularité et autonomie intrinsèque, et en évitant l'écueil d'un syncrétisme réducteur. D'ailleurs la signification originelle etymologique de toute vraie religion, le vocable « religare » signifie relier, réconcilier.L'“Ekumen“ non pas dans un sens strictement ecclesial et institutionnel, mais dans son sens étymologique, vient du verbe « oikos », habiter, vient de l'expression qui veut dire « la terre entière » donc le monde entier, connu à une époque donnée. Cet « Ekumen », cette « terre entière » renferment et expliquent la condition cosmique de l'homme son « autochtonie », son inaliénable appartenance à la terre, son être au monde, l'eau (Peau de la matrice maternelle, de l'oasis, ou de la pluie qui donne la vie, mais aussi l'eau du déluge ou de la mer qui dévaste ou noie), le feu ( le feu qui réchauffe et revigore, mais aussi qui brûle et détruit, le feu solaire créateur, ou le feu de l'enfer), la cendre ou la terre (la terre mère de notre naissance et subsistance, mais aussi la terre sépulcre de notre tombeau et de notre retour à la poussière) , le pain (le pain blanc de nos joies mais aussi le pain bis de nos larmes et de nos manques insatisfaits), la lumière (la lumière qui éclaire et rassure, mais aussi qui aveugle et dévoile au grand jour les trahisons). Ces éléments ou étants subsistarits qui sont les supports de l'autochtonie, de l'être au monde viennent métaphoriser l'existence de chacun. Bien en deçà de la conscience que nous en avons ou de l'intention que nous affichons, ils nous renvoient archaiquement l'écho de notre indissoluble mariage avec la terre, de notre condition existentielle originelle de l'être au monde. L'Ekumen, l'Oikos, représentent à mon sens notre habitus orginel, notre nomos spirituel pancréatique, où vient se consurrier, se rejoindre et se réconcilier tous les opposés, les impondérables antinomiques, la résolution de toutes les contradictions individuelles comme universelles. Il s'agit ici d'aboutir à un principe d'individuation dans le sens que lui a donné Nicolas de Cuses par le jeu de la résolution des conflits. Cet Ekumen est le lieu d'expression er de réalisation du schéma symbolique de l'altérité. En effet, la résolution et la conjonction des éléments antinomiques s'opèrent par le jeu « oecuménique » d'une différenciation, et d'un acte de néantisation. Non point le schéma métaphysique de la différence, conçue comme distance et éloignement, mais la différenciation par l'altérité. En effet, ce type de différenciation est intrinséquernent lié à une identité ou similitude des deux termes. Identité et différence sont exprimés comme « co appartenantes » et corpropriétaires l'une à l'autre, ainsi que l'a démontré Heidegger dans Identité et Différence. Non point donc comme deux réalités pleines qui seraient seulement en rapport dialectique inséparable  , un peu comme le recto verso d'une feuille de papier. mais comme deux réalités qui n'adviennent que barrée chacune par l'autre (de même que la présence et l'absence). La différenciation-altérité n'est jamais autant réalisée que dans la relation d'identité similitude, alors que l'altérité est le lieu symbolique d'où peut s'effectuer toute communication. Par ce que l'autre, le différent, le contradictoire, l'opposé est un sujet, et non un objet. C'est ici qu'intervient un deuxième concept central, la « taxis », qui nous renvoit à la notion grec d'un ordre trinaire, à l'idéal symphonique terceriste. Ce principe trinaire est aussi à l'origine de la corpropriété de l'homme concept qui articule dans'« l'archi symbole » du propre corps de chaque sujet, un triple rapport :au système culturel du groupe (corps social), à sa mémoire collective (corps traditionnel) et à l'univers (corps cosmique). Une telle articulation symbolique s'effectue de manière originale pour chacun, selon notamment l'histoire de son désir. Mais chacun n'est soi même que par ce qu'il est habité par ce triple corps. La « taxis » pésuppose que l'unicité et la totalité ne peuvent être réalisées par un procédé uniforme, par un nivellement unilatéral, mais intégre l'idée de la polymorphie respectueuse de la diversité. L'unicité ne peut être atteinte par la voie de la contrainte, mais uniquement par la voie de l'assimilation intériorisation et l'ouverture extériorisa tien. L'unicité de la taxis est à la fois mystère, communion et vocation. Comme dans l'unicité trinaire de la „taxis“, comme du reste est présent dans tout homme et être vivant, la matière et le spirituel, je suis convaincu en l'existence et l'action bénéfique d'une troisème force, sorte de réalité intermédiaire, modalité d'existence spécifique. Dans toute réalité intermédiaire, toute interface ou isthme, réside une forme d'entre deux, inséparable et insaisissable, un domaine de l'existence situé entre une: réalité déjà considérée comme existante et une autre envisagée comme non encore existante, c'est à dire non encore actualisée. Ainsi cette troisième forme, réalité intermédiaire reste une, identique à elle même, quel que soit le domaine où on l'envisage et la fonction qu'elle assure dans l'existence. Elle s'applique à des réalités les plus diverses qui la délimitent. Elle peut être considérée dans le processus d'actualisation des potentialités quasi divines, comme une relation toujours unique unissant les domaines où les mêmes réalités sont vues sous différentes perspectives.

 

A cet égard, l'idée d'illusion, non pas un phénomène qui réduit l'illusion à des représentations objectivables et subjectivisantes, joue un rôle primordial dans le processus de différenciation Dans le prolongement de la phénoménologie de Husserl, l'illusion est concue comme une action « édeitique » structurante de la conscience et qui aboutit à l'appréhension  d 'une surréalité. En ce sens il convient de déconstruire les fondements de la Raison pour lui restituer sa, fonction de turbulence et d'agressivité. Une raison expérimentale serait susceptible d'organiser surrationneleme le réel comme le rêve expérimental de Tristan Tzara organise surréalistiquement la liberté poétique. Nous sommes au coeur de l'idée de surrationalisme et de surerriffirisme forgé par Craston Bachelard et se, fondant sur les travaux de métagéométrie de Lobatchewsky et de Ouspensky. L'acte de langage est au centre de la notion de taxis, il est le lieu originel du rapport de l'altérité. Il correspond à la structure triadique de la personae » linguistique ( le « il », le « neutre je », le relationnel» ,le « différent »). C'est de cette faille insaturable d'altérité que nait la différenciation et la réciprocité permettant la communication. La troisième force, réalité terceriste dynamisante qui agit telle une monade, ne fait qu'actualiser cet acte de langage entre réalité distinctes et antinomiques j . usqu'à leur communion dialectique. Ainsi l'Ekumen, notre Oikos, habitus spirituel en perpétuel devenir est le lieu d'expression d'un langage synthétisant, oecuménique et unificateur qui mène vers l'ouverture sur le monde, lequel est indissociable de l'ouverture sur le temps, du temps profane qui ne touve sa consécration que dans je temps sacré transcendental, le temps existentiel de N. Berdiaeff, le monde de la totalité fragmentée de laquelle s'échappe et se dissocie les éléments distincts, parcellisés, individualisés, faute d'une différenciation par altérité correspond dans sa substance à une spirale ouverte regroupant globalement des éléments et unions secondaires induites dans l'erreur et l'illusion durant leur long voyage de permutation. Le jeu synthétisant de la taxis dont la force motrice est cette réalité trinaire intermédiaire, établit un rapport dialectique entre ces fragments du tout qui touvent ensemble et individuellement dans leur organisation organique et systémique, et dans le cadre du temps historique conçu comme espace symbolique, leur place mobile et multidimensionnelle dans l'interaction et la communion. Ainsi dans le cadre de l'Ekumen, se rencontre et se consument en se copénétrant dans un rapport dialectque d'altérité, le logos /concu comme langage, le penser/monde, le théos/dieu du monde, le Kosmos et la Physis/monde de la nature, Epoha/le monde historique, la Poesis et la Tehné/monde de la poésie et de l'art, et l'Anthropos/le monde de l'homme. L'ensemble de ces catégories particulières peut être contradictoire, se combattre, s'opposer, mais force est de constater que leur signification et interprétaion thématique, spéculative, théorique et technico scientifique ne font que résulter du monde et ne peuvent être réduites qu'à cela. L'ensemble de ces vocables, mots magiques, formules diverses s'explique par leur jeu mystérieux. Ce qui est pluriel et fondamental ne peut être traduit que dans l'unité d'une totalité quelconque. Car le véritable fondement ne résulte pas seulement de la synthèse de tous les avis et positions engagés dans un processus centrifuge, sans passer par une démarche centripète et centrale. De même qu'il existe un rapport dialectique entre la « tehné » et le rite/anthropos, de même il existe une intime communion, une copénétration entre le logos/langage et la « poesis ». le poème ne fait dailleurs que manifester ce qui « se joue » en tout language même le plus quotidiennement banal : la poésie proprement dite n'est jamais seulement qu'un mode plus haut de la fréquence plus subtile de la langue quotidienne, comme dans la « notion pure » Mallarméenne. La métaphore en tant que parole action, une parole qui construit qui fait  « poiein »le monde, n'est pas une sorte d'exorcisme, mais elle est ce qui porte le langage au plus proche de sa source vive. La poésie écrivait Bachelard, met le langage en état d'émergence. L'homme /Anthropos a une vocation poétique pour accomplir dans toute son essence la présence du monde , il est traversé par un dire qui le constitue et qui est le dire de l'être

 

La totalité et l'unicité représente cette ouverture vers le temps, passé, présent et avenir. L'homme est plongé dans un monde fracturé et fragmentarisé, lui même et les fragments sont

impliqués dans le jeu relationnel entre forces opposées. Cette situation qui peut être douloureuse pourtant l'interpelle sur le déplacement des horizons, de l'horizon du monde. Cette idée, cette notion d'Ekumen, n'est pas un monde figé, un mythe archaique, elle est une certaine expérience intérieure qui peut etre l'oeuvre de chaque homme, en effort tendu pour penser, intéger de façon synchronique, le logos, le théos, le kosmos, la physis, le bios, la psyché, la polis, la poesis et la tehné, pour dépasser leur dissociation et les réconcilier dans une direction d'ouverture ontologique multidimensionnelle et transhistorique, parfbis sans rechercher par crispation le sens et la vérité des choses et des êtres humains, qui au fond ne sont que des signes, L'Ekumen établit entre l'espace et le temps un rapport hérméneutique. En ce sens l'espace est conçu comme le lieu privilégié de rencontre et de communication entre le rituel et l'outil. Le rituel n'est pas compris ici dans un sens archaique et ne saurait être réduit à une forme de cristallisation du social dans un mode Durkheimien. Il s'agit ici d'un phénomène de « filialisation » qui essentialise à chaque instant. tout outil, tout élément appréhendé, manié concu comme un tout, qu'il soit ludique, utilitaire, ou a vocation prométhéenne transformable. Ici la dialectisation, la »communio » entre le tehné et l'action de l'anthropos proviennent et s'effectuent par le jeu d'un vieux fond de schèmes sub- rituel qui nous parlent sans cesse. Exemple la station verticale, le geste partageur droite/gauche ou avant/arrière, l'introspection ou la projection, l'action circulaire, l'ouverture ou la fermeture de la main, la souillure qui  vient tâcher la peau ou la purification qui vient l'effacer. Ce sont autant de schèmes sub-rituels appartenants à la symbolique primaire inscrite dans le topique du corps. Cette dialectisation rituelle entre l'anthropos et la tehné, l'outil et le rite aboutit à la « teleiosis » de l'homme, métaphorisée dans chaque action par le symbole du remplissage des mains qui désigne ainsi son accomplissement. De la sorte, il existe une imbrication du tehné et du rituel/anthropos, du matériel et du sacré. L'espace devient un espace polyphonique où s'opére une subtile articulation essentialiste entre le domaine matériel et spirituel. Le temps dans mon intime conviction est une vaste transhumance de l'esprit qui s'exile volontairement et intérieurement, et par voie de despatialisation conjointe, pour vaincre la peur, principale obstacle à la réalisation de toute forme d'Ekumen d'unité. Ainsi cette transhumance jalonnée par les réminiscences, les anmnèses et transits s'apparente à un voyage intérieur herméneutique où l'on rencontre autant de signes révélateurs, guides espistémologiques et esthétiques, et s'apparente donc à un voyage.,qui est un départ renouvelé et perpétuel vers le devenir qui mène à l'extérieur de soi même et nous fait osciller entre le réel et l'imaginaire , cette même transhumance, est un chemin tansitif, car penser, exister même, c'est par là même être toujours en chemin. Mais,un tel chemin n'est pas objectivisable comme une voie tracée devant nous. Il est inséparable de nous mêmes, C'est un « be wëgender . weg », un chemin cheminant, un chemin transitif; « c'est le chemin qui met tout en chemin; et ce chemin est parlant. Il est parlant en ce qu'il est ouvert à l'appel premierde l'être à l'égard duquel toute parole humaine est écoute et réponse. Il n' y a pas de récompenses ni de trésors à saisir au bout du chemin ». La seule forme de récompense n'est autre que le travail d'acheminement qui se fait en nousmêmes, travail d'enfantement de nous mêmes. Cet enfantement qui révèle la vraie nature de l'être qui sans mesure, calcul, sans explication ni justification est pure grâce

par don. Ici le véritable événement à penser et à méditer est l'appropriation du gratuit qui ne peut s'effectuer que dans une démarche de « désappropriation ». le mode humain de l'appropriation de l'être comme jeu et trace est la désappropriation.

 

Dans votre perspective qu'est ce que l'individu peut attendre de l'existence ?

 

Il s'agit ici pour chaque être de l'attente d'une venueprésence, une présence dont l'essence est la venue, l'avénement dans le temps chronologique de ce qui est donc essentiellemnt marqué du trait de l'absence « la trace matinale de la différence », qui telle une présence trace s'inscrit dans le temps transcendental et existentiel, qui n'est autre que l'éternel présent.

 

Comment qualifieriez vous votre sensibilité et votre style littéraire ?

 

Je pourrais me définir, même si je m'éfforce d'échapper à toute forme de catégorisation, ou plutôt je serais e . nelin à me réclamer d'un certaine forme d'existentialisme postsymbolique, un parnassien intuitionniste d'avant garde. En effet je pense que la vie intérieure, l'intuition sensible mis en forme est susceptible non seulement d'influer profondément sur toutes les formes de l'art mais aussi d'orienter tel un diapason l'existence entière. Dans mes écrits je me fais le chantre d'un certain imagisme émancipé de l'emprise de la réflexion affligeante; imagisme, faisceau d'images motrices qui véhiculent une imagination épurée, c'est à dire qu'elle est attirée ou possédée par l'image sans essayer de comprendre le sens de l'image. Il s'agit tout simplement de sentir, d'avoir l'intuition que l'image a une certaine signification, qu'elle est donc l'expression d'un état d'ame, cette expression n'est qu'une correspondance dont il est difficile ou impossible de donner une explication logique que d'ailleurs je ne recherche pas. Ainsi ma traduction ou la correspondance imaginative pourra être tour à tour d'apparence classique et d'apparence abstraite incohérente. Le style doit avoir une grande liberté, mais ponctué par un certain rythme. Les phrases peuvent se juxtaposer, s'entrechoquer, sans aucun souci de logique, mais elles doivent être ponctuées d'une rythmique intérieure de l'émotion qui les porte. Pour moi comme du reste je l'ai écrit dans mon ouvrage « Les bûchers de la Renaissance », l'art n'est peut être que la rythmique des formes absolues, et la forme absolue s'apparente à la beauté optimale  lontenue dans l'équation minimale, Le mouvement n'est plus qu'un mouvement musical échappant à un examen analytique. Ces formes absolues s'enroulent ou se diffusent ou bien jaillissent par brèves échappées et par ellipses. Il s'agit de phrases rytmiques et non logiques  Le symbolisme ne doit pas être pris a la lettre, il ne s'agit nullement de la transposition allégorique d'une image, d'un discours mais une suggestion comme une corde  vibre au son qu'elle même doit rendre. Henri de Régnier disait à ce propos « la poésie semble donc résigner son vieux pouvoir oratoire dont elle s'est servie si longtemps. Elle n'explique pas, elle suggère. » Encore une fois, je le répète la pratique du symbole n'est ni la comparaison ni la métaphore qui sont plus ou moins cherchés ou du moins acceptées par l'intelligence. Il s'agit parfois d'une intervalle , d'une faille, d'une image brisée,d'une arabesque qui jaillissent spontanement et dont on sent qu'elles ne traduisent pas mais qu'elles expriment qu'elles contiennent l'idée et l'émotion. Ici nous sommes dans le domaine du signe incantatoire, Paul Claudel disait: « le langage en nous prend une valeur moins d'expression que de signe, de surface et de l'esprit.“ Comme tous les philosophes qui influencèrent le mouvement symboliste, tels Hartmann et Shopenhauer ou chez les symbolistes décadents tel Jules Laforgue, je pense qu'à notre époque globale et virtuelle, le thème de l'illusion est d'une grande actualité, et comme je l'ai souligné auparavant l'illusion comme structure organisatrice d'une surréalité. A cet titre mes travaux littéraires et philosophiques s'inscrivent dans la lignée d'auteurs et de penseurs tels que Maurice Maeterlinck, Peter Jacobsen, Gontcharov, Lenormand, L. Pirandello, Ibsen, Henry Bataille, dont la réflexion était centrée sur le monde subsconscient et le sens de la réalité cachée, l'invisible derrière le visible. J'acceuille toutes les illusions dan , leur totalité et dans l'indifférenciation, toutes celles qui se présentent, celles qui' expriment des dégoûts comme celles qui égarent un instant dans le rêve, des visions de vie plate et grossières comme des rêveries exaltantes cosmogoniques, sans souci de codes, du goût, sans crainte du cru, du forcené, des dévergondages cosmologiques et du grottesque.

 

Tout comme grand européen que je suis, dans un sens métapolitque, je puis me dire existentialiste, car depuis Kierkegaard, Bergson, Max Scheler, Husserl, Heidegger,

 

Merleau Ponty, Louis Lavelle, les questions relatives au rapport essence existence, temps existence, la liberté, l'angoisse, l'intention action, subi ectivism e obj ectivisme restent des questions fondamentales et d'une extrême actualité. Existentialiste, j'ai toujours prôné pour la suprématie de la vie sur les structures abstraites et la réhabilitation de l'irrationalisme contemporain qui trouve ses ramifications philosophiques chez Schopenfauer, Nietzche, Adler, Jung, Schelling, Maurice Blondel, Wilhelm Dilthey, G . Simmel. En matière de morale, si mon option philosophique est d'essence terceriste, je réfute l'aliénation de la personne aux morales .classiques qui soumettent l'homme à un ordre préétabli par une « troisième personne ». Il convient en morale de rétablir la souveraineté de la « première personne », et il n'y a de moralité que dans la fidélité à soi même, dans t'obéissance aux exigences profondes de sa nature, comme le suggérait Georges Gusdorf.

 

Existentialiste, car depuis des décennies, depuis Wittgenstein, la philosophie contemporaine est soumise à une.contagion de la pensée analythique et pragmatique typiquement anglosaxone laquelle se livre à des divagations discurssives et spéculatives sur des thèmes stériles. En effet je. pense que la pensée antique, celle du moyen âge, de la Renaissance étaient hantées par la quête du sens et de la signification , l'essentiel de l'effort théorique et philosophique de ces périodes civilisationnelles, s'orientaient vers la morale, la religion, la mystique, les questions de l'être et de l'existant. La civilisation contemporaine et surtout en fin de siècle est une civilisation de l'information et de l'image. Toutefois je pense que la quête du sens ne sera jamais abandonnée, car elle est intimement liée à l'humanisme de l'homme à son essence même. Extentialiste, je suis car je pense que la portée et la thématique de l'ontologie et de l'épistémologie sont plus imprtants que la simple analytique discurssive à base syllogiste. La .. pensée . philosophique  européenne contemporaine se devrait de restituer et se consacrer comme depuis l'antiquité à la vraie question de toute grande philosophie qui est dans le sens donné à l'homme, à son devenir dans le monde, son rapport avec le temps et l'espace, avec le temps historique, l'infini, la mort, le pouvoir, la transcendance. A ce titre je pense que toute « tradition philosophique » se doit d'être revivifiée, irriguée par de nouveaux courants de penser, et je pense que l'apport de penseurs structuralistes tels que Lacan, Baudrillard, Derrida, Lyotard, Foucault en tant que Nietzchéens postmodemes est considérable dans la critique de la modernité et la déconstruction du langage dogmatique de la pensée unique, par le biais d'une démarche « rhizornique » et transversale. Mon existentialisme n'a que faire d'un réductionnisme rationaliste et logique, prétentieuse logique car elle n'a rien à faire dans le monde des idées, ni du reste dans la destinée du monde et de l'homme. Le plan de la réalité apparente n'est pas celui de la réalité transcendante. Cette dernière n'est pas faite de poussière de réalités pratiques pragmatiques. C'est un monde indépendant, organisé non pas par causes et effets, principes et conséquences, mais par analogies. Il s'agit d'un ordre d'affinités electives. L'une des plus grandes questions de l'homme est celui de son rapport et sa lutte avec l'infini et l'éternité. Et bien je terminerais pour clore cet entretien avec une citation de Mallarmé qui traduit très bien ce thème: .»un coup de dés jamais n'abolira le sort ».

 

Quels sont vos projets ?

 

Tout en continuant ma collaboration dans Synergies Européennes et avec au Fil de l'Epée, je viens d'inaugurer une série de brochures sous le sigle « Oikos » qui reprendra les thèses philosophiques et politiques que je viens de tracer sur des thèmes varies touchant aussi bien à la religion, la sociologie qu'à la politique. Les premières de ces brochures : »Benedetto Croce, la dialectique de la différence et l'esthétisation phalangiste de l'action », « Surrationalisme et suprématique de l'illusion », « le martyre de l'aigle bicéphale, petite chronique du Saint Empire », « L'expérience coloniale d'Alexandre le Grand », sont disponibles chez SynergiesBelgique et dans les points librairies habituels , Je rappelle que mon premier ouvrage « les Bûchers de la Renaissance » qui est un essai personnel sur le devenir de l'Europe à travers une actualisation des thèmes philosophiques et politiques de la Renaissance, ainsi que mon ouvrage philosophique « Anamnèses et transits » sont en vente sur commande toujours chez Synergies Européennes Belgique.

 

dimanche, 15 novembre 2009

D. Venner: Secret Aristocracies

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Secret Aristocracies

Translated by Greg Johnson

Jean-Paul Sartre once said of Ernst Jünger: “I hate him, not as a German, but as an aristocrat . . .”

Sartre had some grave defects. In his political impulses, he was mistaken with a rare obstinacy. Fairly cowardly during the Occupation, he turned into an Ayatollah of denunciations once the danger had passed, castigating his colleagues who did not commit themselves with all necessary blindness to Stalin, Mao, or Pol Pot. Along with an infallible instinct for error, he had a keen sense for any elevation of spirit, which horrified him, and, conversely, for any baseness, which attracted him.

He was not wrong about Jünger: “I hate him, not as a German, but as an aristocrat . . .” Jünger was not an aristocrat by birth. His family belonged to the cultivated middle-class of Northern Germany. If he was an “aristocrat”—in other words, if he continually showed nobility and poise, moral and physical—it was not because he was born with a “von,” for that alone does not shelter one from baseness in one’s heart or deeds. If he was an “aristocrat,” it was not a matter of rank, but of nature.

Heroic warrior in his youth, sensational writer of the “conservative revolution,” who then became a contemplative sage of sorts, Jünger had an exceptional life, traversing all the dangers of a dark century and remaining free of any stain. If he is a model, it is because of his constant “poise.” But his physical poise did nothing more than manifest a spiritual poise. To have poise is to hold oneself apart. Apart from base passions and the baseness of passion. What was superior in him always repelled the sordid, infamous, or mediocre. His transformation at the time of On the Marble Cliffs might be surprising, but there is nothing vile about it.  Later, the warrior-botanist reinvented himself, writing in his Treatise on the Rebel that the age required recourse other than the schools of yoga. These are the sweet temptations that he now kept at bay.

I have just written that Jünger was not an aristocrat by birth. I was wrong. He was. Not by family origin, but by a mysterious inner alchemy. In the manner of the little girl and the concierge in Muriel Barbery’s novel The Elegance of the Hedgehog (L’élégance du hérisson, Gallimard, 2006). Or in the manner of Martin Eden in Jack London’s novel of the same name. Born in the depths of poverty, Martin Eden had a noble nature. Mere chance puts any young person in a refined and cultivated milieu. He fell in love with a young woman who belonged to that world. The discovery of literature awoke in him the vocation of writer and a fantastic will to overcome himself, to completely leave his past behind, which he accomplished through tremendous ordeals. Having become a famous writer, he discovered simultaneously the vanity of success and the mediocrity of the young bourgeois woman whom he thought he loved. Thus he committed suicide. But that does not affect my point.  There are Martin Edens who survive their disillusionment, and there always will be. They are noble, energetic, and “aristocratic” souls. But for such souls to “break out of the pack,” as one says of good hunting dogs, and rise to the top, role models are absolutely necessary. Living exemplars of inner heroism and authentic nobility down through the ages constitute a kind of secret knighthood, a hidden Order. Hector of Troy was their forerunner. Ernst Jünger was an incarnation in our time. Sartre was not wrong about that.

From Nouvelle Revue d’Histoire, no. 45

mardi, 14 juillet 2009

Une étude néerlandaisesur Malraux, Drieu, Nizan et Brasillach

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Souffrir de l’air du temps...

Une étude néerlandaise sur Malraux, Drieu, Nizan et Brasillach

 

Un livre vient de sortir de presse aux Pays-Bas: celui de Marleen Rensen, professeur de “lettres européennes modernes” à l’Université d’Amsterdam. Il est intitulé: “Lijden aan de tijd – Franse intellectuelen in het interbellum” (= “Souffrir de l’air du temps – les intellectuels français pendant l’entre-deux-guerres”). Ce livre se vendra-t-il? Je ne sais pas. Il est la version grand public d’une thèse de doctorat portant sur la façon dont quatre écrivains français, André Malraux, Pierre Drieu la Rochelle, Paul Nizan et Robert Brasillach, affrontent leur époque dans leur oeuvre, songent au temps qui passe et en sont obsédés. Indubitablement, c’est là un bon sujet. Mais, hélas, le public potentiel me semble bien réduit aujourd’hui, qui s’intéresse encore à la littérature engagée de cette époque-là et qui, de surcroît, serait prêt à se farcir des considérations d’ordre philologique, bien difficiles à ingurgiter. Et nous sommes les premiers à le déplorer. En tout cas, l’éditeur prêt à tout, aux Pays-Bas, “Aspekt” de Soesterberg, mérite nos applaudissements pour avoir publié une fois de plus un ouvrage difficile, peu commercialisable. Il faut oser le faire.

 

L’analyse que propose Marleen Rensen de quatre romans d’avant-guerre, représentatifs de ce qu’elle appelle la “génération anti-Proust”, est remarquable, mais je formulerais tout de même quelques critiques sur l’un ou l’autre détail de son travail. Je rassure: mes critiques ne portent pas sur le fond mais sur des détails, des points et des virgules, de petites inexactitudes que Marleen Rensen aurait pu éviter.  Il est inexact d’affirmer, par exemple, que l’écrivain communiste Nizan ait d’abord été membre du “Faisceau” de Georges Valois dans les années 20. Il est tout aussi inexact d’étiqueter ce mouvement de “fascistoïde”, comme le fait Marleen Rensen: c’est à coup sûr une exagération. Le terme “fascistoïde” est vague; il relève du langage pamphlétaire et non pas de la terminologie scientifique; raison pour laquelle j’éviterais de l’utiliser dans une thèse. Valois entendait, faut-il le rappeler, dissoudre son mouvement dans le front des gauches vers le milieu des années 30, donc, sa milice ne peut guère être qualifiée de “fascistoïde”. De surcroît, dans une thèse, elle aurait dû signaler, pour être exhaustive, le fait très révélateur que pendant l’occupation, le fondateur du “Faisceau” a été déporté par les Allemands à Bergen-Belsen à la suite de ses activités jugées subversives. Il y est décédé le 16 février 1945.

 

Encore une inexactitude de la même veine: le “Parti Social Français”, d’inspiration chrétienne et nationaliste, placé sous la houlette du Colonel François de la Rocque, est qualifié de “fasciste” en page 95 de l’ouvrage. François Mitterrand en était un sympathisant quand il était étudiant. Cette affirmation n’est guère scientifique. Le PSF de droite catholique était certes une formation antiparlementaire mais ne s’est jamais égaré dans les eaux de l’antisémitisme comme le PPF de Jacques Doriot. François de la Rocque a subi lui aussi la déportation pour faits de résistance, d’abord vers un camp annexe de Flossenburg, ensuite au château d’Itter qui dépendait du camp de Dachau. Je tiens à rectifier, dans les cas de Valois et de de la Rocque, car il faut veiller à ne pas coller partout, et sans discernement, l’étiquette de “fasciste”.

 

Mais, en dépit de mon pointillisme, je ne dénigre nullement l’ensemble du travail de Marleen Rensen, constitué d’analyses hors pair de quatre romans intemporels que l’on lit aussi dans bon nombre d’universités, y compris en Flandre: “L’espoir” du “fellow traveller” André Malraux, “Le cheval de Troie” du communiste Paul Nizan, “Gilles” du fasciste Drieu la Rochelle et “Les sept couleurs” de Robert Brasillach, rédacteur en chef du journal collaborationniste “Je suis partout”, fusillé en 1945. Ces quatre hommes se connaissaient avant la guerre. Drieu et Malraux étaient de bons amis et le restèrent en dépit de leurs divergences d’opinion fondamentales sur le plan idéologique. Drieu, tempérament narcissique, s’est suicidé en mars 1945. Malraux, personnalité mythomane, s’est converti au gaullisme et a réussi à se hisser au poste de ministre de la culture après 1958. Nizan et Brasillach avaient tous deux fréquenté la fameuse “Ecole Normale Supérieure”, comme Sartre, et écrivaient des recensions sur leurs ouvrages respectifs. Nizan est devenu communiste vers 1930 mais a quitté le parti après le pacte de non-agression germano-soviétique d’août 1939. Il est mort en combattant devant Dunkerque. Le parti l’a stigmatisé ensuite, lui a collé l’étiquette de “traître”.

 

Les modes d’engagement de ces hommes étaient différents, mais “Lijden aan tijd” nous montre de manière fort convaincante que les quatre écrivains se heurtaient, dans leurs oeuvres, au thème du temps, plus exactement tentaient de donner des recettes à leurs contemporains pour qu’ils sachent comment vivre (intensément) leur époque. On retrouve ce souci dans les multiples essais que nos quatre auteurs ont rédigés. Le point de départ de leurs réflexions est sans nul doute aucun la première guerre mondiale, qui apporte, explique Marleen Rensen, aux quatre écrivains une conception historique du temps, laquelle marque une différence fondamentale entre leur démarche engagée et celle, esthétique et individualiste, d’un auteur comme Marcel Proust, dont le monumental “A la recherche du temps perdu” constitue, in fine, une introspection personnelle, non chronologique, soustraite au temps social, politique et historique, bien éloigné de tout engagement social. Mais s’il peut paraître paradoxal que Proust ait été largement apprécié par les deux “fascistes” que furent Drieu et Brasillach.

 

Proust était déjà considéré comme “suranné” en son temps, où, effectivement, avec nos quatre auteurs, toute une génération s’est dressée: elle voulait que la littérature épouse les passions de l’histoire.

 

Mais Proust va gagner, conclut Rensen. “On remarquera que le roman postmoderne actuel semble revenir aux oeuvres de Proust, Mann, Gide, Joyce et Woolf, sur les plans du style et de la composition... Tandis que l’esthétique des écrivains modernistes reste de nos jours un modèle littéraire important, le style -et le style romanesque- de Brasillach, Drieu, Malraux et Nizan ne sont restés qu’un phénomène éphémère, lié à une période historique restreinte”. Pourtant, ajouterais-je, la postmodernité est, elle aussi, phénomène de mode. Le temps peut tout changer.

 

“Guitry”/’t Pallieterke.

(article paru dans ’t Pallieterke, Anvers, 10 juin 2009, trad. franç.: Robert Steuckers).

 

 

samedi, 14 mars 2009

Götz KUbitschek - Provokation

 

Götz Kubitschek - Provokation

“Unsere Hoffnung ruht in den jungen Leuten, die an Temperaturerhöhung leiden”, sagte Ernst Jünger, und das gilt heute wieder. Kubitscheks Aufruf zur Provokation ist das Manifest des rechten, politischen Existentialismus: Immer dann, wenn einer entschieden etwas tut, vergewissert er sich seiner selbst und gewinnt für sich und seine Überzeugung Strahlkraft und Deutungsmacht. www.edition-antaios.de

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lundi, 28 juillet 2008

Pour la Vie, contre les structures abstraites!

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Intervention lors de la 8ième Université d'Eté de "Synergies Européennes", Trente, 1998

 

Pour la Vie, contre les structures abstraites !

 

Maïtre Jure Vujic

 

Que signifie au juste la revendication de la vie face aux structures ab­straites? Dans le cadre d'une ap­pro­che philosophique, cela conduit vers une intention de réduire la portée des démarches de la pensée consciente et de ses médiations, et de po­ten­tia­liser celle de l'inconscient ou de la vie immédiate par une saisie de la réalité humaine en deça des formes et des constructions sociales et po­litiques artificielles et abstraites par essence, des traditions historiques désuètes et des cristallisations cul­turelles stéri­les.

 

Cette démarche philosophique que l'on pourrait qualifier soit d'“irra­tio­naliste” soit de “vitaliste” sous-entend même l'importance de la philosophie de Kant constatant les limites de la raison théorique et dont les prolon­gements critiques engendrent un double courant: l'un axé sur la volonté morale et sur une dialectisation de la raison (Fichte et Hegel) qui débouche par réaction dans le marxisme et le “matérialisme dialectique”; l'autre, qui revendique l'immédiateté de la vie, l'intuitionisme et le primat de l'instinct, procède du courant de pensée engendré par Schopenhauer, véritable père de l'irrationalisme contemporain, et trouve ses rami­fi­cations philosophiques chez Nietz­sche, Jung, Adler et même Freud, l'existentialisme français de Sartre et la philosophie existentielle de la vie que l'on retrouve chez Bergson, Schel­ling, Kierkegaard, Maurice Blon­del. L'école allemande, avec Wil­helm Dilthey, G. Misch, B. Groet­huysen, Ed. Spranger, Hans Leise­gang, A. Dempf, R. Eucken, E. Troeltsch, G. Simmel, ainsi que la phi­losophie naturaliste de la vie d'Os­wald Spengler et Ludwig Klages.

 

Le dénominateur commun que l’on retrouve dans chacun de ces courants de pensée hétéroclites et qui réside dans la revendication du principe de vie face au constructivisme abstrait, étant donné la diversité des pers­pectives qui l’expriment, ne se laisse pas enfermer dans un schéma d’interprétation global à la manière dont procède Georges Lukacs, le célèbre marxiste hongrois, qui considère la pensée irrationaliste allemande comme typiquement bourgeoise et « réactionnaire », en tenant pour définitivement acquis que l’histoire des idées est subordonnée à des forces primaires agissantes : situation et développement des forces de production, évolution de la société, caractère de la lutte des classes, etc…

 

Ce qui est certain, c’est que ce cou­rant de pensée vitaliste ou « irra­tionaliste » remet en question l’idée de progrès historique, la linéarité et le mythe progressiste, et qu’il re­pré­sente ainsi la contrepartie du courant de pensée qui, du XVIIIième siècle français à travers Kant et la révolution française, débouche dans la dialec­tique hégélienne et marxiste ; con­tre­partie dans la mesure où il déprécie le pouvoir de la raison, que ce soit en contestant  l’objectivité  du réel, que ce soit en réduisant  la connaissance intellectuelle à son efficacité techni­que, que ce soit en se réclamant d’une saisie mystique de la réa­lité « absolue »,  décrétée  irration­nelle dans son essence. La lutte contre l’abstraction et la raison a des formes aussi variées que les mo­tivations qui l’engendrent. Elle peut notamment aboutir à faire un principe de la notion d’absurde qui a surgi chez Scho­penhauer et plus tard chez Cioran.

 

De Leibniz à Kant et Schopenhauer

 

A l’opposé du rationalisme de la pensée occidentale, du principe de raison suffisante énoncé par Leibniz, du cartésianisme, la revendication de la vie dont Schopenhauer se fera le principal promoteur, sous-entend que l’intelligence ou la raison n’est pas à la racine de toute chose, qu’elle a surgi d’un monde opaque, et que les principes qu’elle introduit demeurent irrémédiablement à la surface de la réalité, puisqu’ils lui sont, comme l’intelligence elle-même, surajoutés. Le corollaire d’une telle conception est que la réalité qui fonde toutes les existences particulières est elle-même sans fondement, sans raison, sans cause (générale), que notre manière de raisonner, dès lors, est valable seulement pour ce qui est des rapports que les êtres et les choses entretiennent dans l’espace et dans le temps.

 

Au-delà d’un impératif absolu de la loi morale de type kantien, qui fonde le constructivisme de type ontologique et abstrait, Schopenhauer se fait le chantre d’une sourde impulsion à vivre, antérieure à toute activité logique, que l’on peut saisir au plus profond de soi-même pour une appréhension directe avant sa déformation abstraite dans les cadres de l’espace et du temps, et qui se révèle comme une tendance im­pulsive et inconsciente. Schopen­hauer, dans sa réflexion,  reprend  des motifs  hérités du « divin Platon » dans l’allégorie de la caverne qui nous révèle que le monde que nous percevons est un monde d’images mouvantes.

 

Schopenhauer et le « Voile de Maya »

 

D’autre part, il empruntera à la tradition de l’Inde l’idée que les êtres humains sont enveloppés dans le « voile de Maya », c’est-à-dire plon­gés dans un monde illusoire. Scho­penhauer restera persuadé que les fonctions  psychiques ne repré­sen­tent, par rapport à la réalité primaire et absolue du vouloir-vivre (Wille zum Leben)   qu’un aspect secon­dai­re, une adjonction,  une superstruc­ture  abstraite. A la tentation de l’il­lusoire, de l’abstrait et de l’absurde, que l’on menait vers un pessimisme radicale, Schopenhauer proposait le remède de la négation du vouloir-vivre, une forme supérieure d’ascé­tisme.

 

A l’idée d’humanité, qui lui paraît absurde, il oppose des « modèles » éter­nels qu’il empruntera au pla­to­nisme. Cet emprunt lui sert à ex­pli­quer les types de phénomènes du vouloir dans l’espace et dans le temps, phénomènes reproduisant incessamment des modèles, des formes, des idées éternelles et immuables. Il y a des idées infé­rieu­res, ou des degrés élémentaires, de la manifestation du vouloir : pe­san­teur, impénétrabilité,   solidité,  fluidi­té, élasticité,  magnétisme, chimis­me ; et les idées supérieures qui appa­rais­sent dans  le  monde orga­nique et dont  la  série  s’achève dans l’hom­me  concret.

 

Transformant la primauté du vouloir-vivre schopenhauerien en primauté de la volonté de puissance, opposant au renoncement préconisé par Scho­penhauer une affirmation-glori­fication de la volonté, Nietzsche se fait l’annonciateur de l’homme vital, de l’homme créateur de valeurs, de l’homme-instance-suprême,    en mê­me temps que de grands bou­leversements qui préfigurèrent le nihilisme européen  du XXième siè­cle. Et cela, au temps du positivisme abstrait et du constructivisme, c’est-à-dire à un moment où la prudence l’emporte et où la vie humaine paraît confortablement ancrée dans des institutions sécurisantes. Sur le chemin où l’homme européen s’est trouvé engagé jusqu’à présent, déterminé par l’héritage de l’Antiquité et par l’avènement du christianisme, la revendication de la vie chez Friedrich Nietzsche qui, par sa critique radicale et impitoyable de la religion, de la philosophie de la science, de la morale s’exprime à travers sa phrase lancinante : « Je ne suis pas un homme, je suis de la dynamite ».

 

Nietzsche : vitalisme et tragique

 

Le  vitalisme de Nietzsche se ré­vélera tout d’abord dans son œuvre La naissance de la tragédie, puis à travers la dichotomie qu’il institue entre l’esprit apollinien, créateur d’images de beauté et d’harmonie, et l’état dionysiaque, sorte d’ivresse où l’homme  brise  et dépasse les li­mites de son individualité. Apollon, symbole de l’instinct plastique, dieu du jour, de la clarté, de la mesure, force plastique du rêve créateur ; Dionysos, dieu de la nuit, du chaos démesuré, de l’informe, est pour Nietzsche le grand élan de la vie qui répugne à tous les calculs et à tous les décrets de la raison. Les deux figures archétypales sont pour Nietzsche la révélation de la nature véritable de la réalité suprême, l’an­tidote contre les structures existen­tielles  et  psychologiques  abstraites et sclérosées. C’est  dans  cette  opti­que que Nietzsche con­damnera la révo­lution  rationnelle de Socrate, dont il pense qu’elle  a tué l’esprit tragique au profit de la raison,  de l’homme  ab­strait  et  théorique.

 

Pour Nietzsche, être forcé de lutter contre les instincts, c’est la formule de la décadence : tant que la vie est ascendante, bonheur et instinct sont identiques. Avec Socrate et, après lui, le christianisme venant aggraver le processus, l’existence s’est, selon Nietzsche, banalisée  sur la  base d’un immense   malentendu qui ré­side dans la morale chrétienne de perfectionnement, ce que Deleuze nommera plus tard la morale des dettes et des récompenses.

 

Ce que Nietzsche veut dévoiler, c’est la toute-puissance de l’instinct, qu’il tient pour fondamental : celui qui tend à élargir la vie, instinct plus fort que l’instinct de conservation tendant au repos, que la crainte alimente et qui dirige les facultés intellectuelles abstraites. La volonté créatrice chez l’individu  est ce par quoi il se dé­passe et  va  au-delà  de lui-même ; il s’agit de se transcender et de s’é­prouver comme un passage ou com­me un pont. Le vitalisme de type héroïque conduira Nietzsche à dé­noncer le nihilisme européen en y contribuant par sa philosophie « à coups de marteau » à se faire, à coups d’extases, l’annonciateur du surhomme  et de l’Eternel  retour  face à l’homme abstrait et théorique et au mythe progressiste de l’hu­manité.

 

C’est ce qui fera dire à l’écrivain grec Nikos Kazantzaki qui appellera Nietzsche  le « grand martyr », parce que  Nietzsche  lui a appris à se dé­fier de toute théorie optimiste et abstraite.

 

Freud, apologiste des instincts vitaux

 

Avec Freud, nous pouvons quitter le domaine de la philosophie puisqu’il s’agit d’un médecin spécialisé en neuro-psychiatrie, dont toutes les théories en appellent à son expé­rience clinique. Mais il convient d’ob­server que les deux plans, celui de la réflexion philosophique et celui des sciences humaines ne peuvent être séparée  abstraitement. Freud for­gera,  pour qualifier l’élargissement de ses théories,  le terme de mé­ta­psy­cho­logie, en estimant que la réa­lité qu’il désigne est celle des pro­cessus inconscients de la vie psy­chique, qui permet de dévoiler ceux qui déterminent, par projection, les constructions   métaphysiques. Freud, irrationaliste au sens onto­logique du terme et apologiste des instincts vitaux du subconscient hu­main restera néanmoins un pes­simiste biologique.

 

C’est ainsi qu’au regard des deux grands   dissidents de la psychana­lyse qu’il a créée, son pessimisme diffèrera  de la confiance  d’Adler dans  la force ascensionnelle de la vie, comme de la vague nostalgie d’un  paradis  perdu  qui  imprègnera la pensée de Jung. Pour Adler, le besoin de s’affirmer chez l’être humain  reste  prédéterminant dans sa pensée, la vie est une lutte dans laquelle il faut nécessairement triompher ou succomber. Face aux abstractions de la raison qui nous menacent,  la  poussée  vitale,  ne peut  être valablement    appréhendée que  d’une manière  dynamique sous la forme  de  tendances,  d’impul­sions,  de  développement.  L’essen­tiel pour comprendre l’être humain, ce n’est pas la libido et ses trans­formations, c’est la volonté de puis­sance sous ses formes diverses : auto-affirmation, amour-propre, be­soin  d’affirmer son  moi, besoin de se mettre en valeur.

 

L’idée de communauté chez Adler

 

Adler identifie au sentiment social la force originelle qui a présidé à la formation de buts religieux régu­lateurs, en parvenant à lier d’une certaine manière entre eux les êtres humains. Le sentiment représente avant tout pour lui une tendance vers une forme de collectivité qu’il con­vient d’imaginer éternelle. Quand Adler parle de la communauté, il ne s’agit jamais pour lui d’une col­lectivité abstraite de type sociétaire actuel, ni d’une forme politique ou religieuse  déterminée. Il faut en­tendre le terme au sens d’une com­munauté  organique   idéale  qui  se­rait comme l’ultime réalisation de l’évolution  chez  Carl Gustav Jung ; le pouvoir  des archétypes n’est que la projection de l’affirmation de la vie face à la superstructure psycholo­gique conditionnée par les contin­gences externes et abstraites.

 

Jung : l’inconscient originaire, source de vie

 

Jung  dispose  d’une  véritable « vi­sion du monde » à partir de données intra­psychiques  et  qui sont à la base de sa  métapsychologie,  ainsi  que  de  sa psychologie analytique. Jung in­siste sur l’origine même de la conscience,  émergence  dont il pen­se  qu’elle s’est  lentement dévelop­pée  par  retrait  des  projections, ain­si que sur l’autonomie créatrice d’un inconscient impénétrable par un ou­tillage biologique. Toutes ses élu­cidations sont inscrites dans la per­spective d’un inconscient originaire, source de « vie », d’une ampleur in­commensurable, et d’où surgit quel­que chose de vrai. Pour lui, aucune théorie  ne peut vraiment expliquer les rêves, dont  certains plongent dans  les profondeurs de l’incons­cient. Il faut les prendre tels qu’ils sont : produits  spontanés,   naturels et objectifs de la psyché qui est elle-même la mère et la condition du conscient.

 

La doctrine de Jung postule l’exis­tence  de l’inconscient collectif, sour­ce des archétypes qui mani­festent des images et des symboles indé­pendants  du temps et de l’es­pace. Pour Jung, le psychisme in­dividuel baigne dans l’inconscient collectif, source  primaire  de l’éner­gie  psy­chique à l’instar de l’élan vital de Bergson. Selon Jung, l’homme mo­derne qui se trouve plongé dans des virtualités abstraites, a eu le tort de  se couper de l’inconscient   col­lec­tif, réalité vitale et objective, ce qui aurait  creusé un hiatus entre savoir et croire.

 

Animisme, instinctivisme, symbolique ontologique

 

La sagesse   jungienne   débouche  sur un anti-modernisme dont la con­dition de validité est que le monde eût été meilleur dans les époques à mentalité magique, qui privilégiait l’animisme, l’instinctivisme et le sym­­­bolisme   ontologique  par  rap­port au rationalisme abstrait et em­pirique des temps modernes. Avant d’aborder    une succincte présen­ta­tion de la philosophie à proprement parler  existentielle, il convient de faire un détour sur une certaine  forme  d’irrationalisme  philosophi­que que l’on peut qualifier d’exis­tentialisme  ou  d’humanisme crispé et dont  la figure de proue  reste  Jean-Paul Sartre.

 

La raison dialectique, issue de la ré­volution française, de Hegel à Marx, implique une critique de la raison classique, plus spécifiquement de la manière dont celle-ci concevait les principes d’identité et de non-con­tradiction ;  et sa visée n’est plus de se détacher de la réalité historique et sociale pour la penser en dehors du temps, mais, au contraire,  d’ex­pri­mer l’orientation même de cette réa­lité. C’est ainsi que Karl Marx décré­tait, dans ses fameuses thèses sur Feuerbach,  qu’il ne s’agit plus d’in­ter­­­préter le monde, mais de le transformer.

 

Sartre et la totale liberté de l’homme

 

Ces remarques visent à situer l’at­titude de Jean-Paul Sartre,  philoso­phe  existentialiste  de  l’engagement et de la liberté, hostile à tout retrait hors  de la réalité historique et so­ciale. Promoteur au départ d’une conception  irrationaliste  de  la li­ber­té, il a voulu, à partir d’elle, exercer une action politique et sociale révo­lutionnaire, ce qui l’a forcément con­duit à se rapprocher du courant de pensée communiste. Dans L’Etre et le Néant, Sartre entreprend de dé­monter la totale liberté de l’homme. Il veut prouver que la liberté humaine surgit dans un monde « d’existants bruts » et « absurdes ». La liberté, c’est l’homme lui-même et les choses au milieu desquelles elle apparaît : lieu, époque, etc., con­stituant la situation. Lorsque Sartre nous  dit que  l’homme  est  con­dam­né à la vie et à la liberté, il faut entendre que celle-ci n’est pas fa­cultative, qu’il faut choisir inces­sam­ment, que la liberté est la réalité mê­me de l’existence humaine.

 

Quant aux choses abstraites dans lesquelles  cette  liberté  se ma­nifes­te,  elles  sont  contingentes au sens d’être là, tout simplement, sans rai­son, sans nécessité. Il y a donc pour Sartre, sur le plan ontologique, une dualité radicale entre la liberté (le pour-soi) et le monde (l’en-soi). Il n’en  demeure   pas moins que l’en­ga­gement  marxiste-léniniste de Sartre dénote chez lui une certaine intégration  dans  les  circuits ab­straits  d’une idéologie contestatrice pour ses débuts ; et réactionnaire dans l’après-68.

 

Chez Sartre, l’existentialisme con­sistait à intégrer dans le souci d’ex­ercer  une action politique et sociale et de la justifier, l’apport du courant hégélo-marxiste à une théorie ayant d’abord consacré le primat de la vie immédiate comme liberté absolue au sein d’une réalité parfaitement opa­que ; effort qui confère à son hu­manisme  une  singulière crispation et le conduit   irrémédiablement   dans les méandres de l’abstraction idéologique.

 

A l’instar de cet existentialisme de type sartrien, la « philosophie de la vie » qui se développera du 19ième au 20ième siècle en Allemagne et en France privilégie les notions de vi­talisme, de personnalisme, d’ir­réversibilité,  d’irrationnel  par  rap­port au statisme, à la logique, à l’ab­strait, à la généralité et au schéma­tisme. C’est dans ce courant de pen­sée que s’inscrit Henri Bergson, promoteur de l’idée « d’élan vital », qui s’oppose au mécanicisme, au matérialisme et au déterminisme.

 

L’Etre est conçu comme une force vitale qui s’inscrit dans son propre rythme,  dans  une donnée onto­logique spécifique. L’intuition reste l’impératif  pour  tout être humain pour appréhender l’intériorité et la totalité.  La vie reste et transcende la matière,  la conscience  et  la mé­moi­re et appelle l’élan d’amour qui seul est à même de valoriser l’intériorité, la liberté et la volonté créatrice.

 

Le vitalisme de Maurice Blondel

 

Le vitalisme de Maurice Blondel ré­side dans l’affirmation et la su­pré­matie de l’action qui est la véritable force motrice de toute pensée. On peut déceler dans les conditions existentielles de l’action l’interaction d’une pensée cosmique, et Blondel proclamera que la vie « est encore plus que la vie ». Parallèlement à ce courant  de  pensée français s’in­sé­rant dans la philosophie de la vie, se développera   une philosophie de la vie purement allemande, de type scien­tifico-spirituel,  qui appréhen­dera   le phénomène de la vie dans ses  formes  historiques,   spirituelles et constituant  une véritable école d’in­terprétation des phénomènes spirituels dans le cadre de la phi­losophie,  de la pédagogie, de l’his­toire et de la littérature.

 

Wilhelm Dilthey assimilera le phé­nomène de la vie sans a priori mé­taphysique au concept de la « com­préhension » (Verstehen), avec des prolongements structuralistes et typologiques. Dans le sillage de son école  se distingueront    des pen­seurs tels que G. Mische, B. Groet­huysen, Ed. Spranger, Hans Lei­segang, A. Dempf. Dans cette continuité,  Georg Simmel  concluera que la vie, qui est par essence informe, ne peut devenir un phé­nomène que lorsqu’elle adopte une forme, ce qui suppose qu’elle doit elle-même se transcender pour être au-dessus  de  la vie. Dans le cadre de l’école  structuraliste de la philo­sophie de la vie allemande, s’illu­streront  Oswald Spengler, qui dé­crivit le déclin de l’Occident comme une morphologie de l’histoire de l’humanité,  et  surtout  Ludwig Kla­ges, qui prophétisera la ruine du monde au nom de la suprématie de l’esprit,  car l’esprit étant  l’ennemi de la vie anéantit la croissance et l’é­panouissement  de la nature in­no­cente et originelle.

 

De Chateaubriand à Berdiaeff

 

Chateaubriand disait, dans Les Mémoires d’Outre-tombe : « La mode est aujourd’hui d’accueillir la liberté d’un rire sardonique, de la regarder comme une vieillerie tombée en désuétude avec l’honneur. Je ne suis point  à  la mode,  je pense que,  sans la liberté, il n’y a rien dans le monde ; elle donne du prix à la vie ; dussé-je rester le dernier à la défendre, je ne cesserai de proclamer ses droits ». Nul autre penseur et écrivain que Nicolas Berdiaeff, le mystique aristo­crate russe du 20ième siècle ne don­nera autant de résonance à ces paroles  en insistant constamment sur  l’étroite  correspondance  entre  la liberté et l’impératif de la vie face aux diverses séductions des struc­ures  abstraites de la pensée, de la psychologie, de l’idéologie qui en­gendrent diverses formes d’escla­vagisme. L’homme est tour à tour esclave de l’être, de Dieu, de la na­ture, de la société, de la civilisation, de l’individualisme, de la guerre, du nationalisme, de la propriété et de l’argent, de la révolution, du collec­tivisme, du sexe, de l’esthétique, etc.

 

Les mobiles internes de la phi­lo­sophie  de  Berdiaeff restent  con­stants  depuis  le début : primauté de la liberté sur l’être, de l’esprit sur la nature, du sujet sur l’objet, de la personne  sur le général et l’univer­sel, de la création sur l’évolution, du dualisme  sur le monisme, de l’a­mour sur la loi. La principale source de l’esclavage de l’homme et du processus  engendré  par l’abstrac­tion  et  l’illusion constructiviste ré­side dans l’objectivation et la socia­lisation à outrance de l’Etre, dans l’atomisation sociétaire et indivi-dualiste qui détruit les formes or­ganiques de la communauté ; cette dernière est fondée sur l’affirmation de l’idée personnaliste et au­then­tiquement aristocratique, donc diffé­rencialiste ;  l’affirmation  de  la qua­lité en opposition avec la quantité, la reconnaissance  de  la  primauté  de la personne impliquant bien celle d’une  inégalité   métaphysique,   d’u­ne diversité,  celle  des distinc­tions, la désapprobation de tout mé­lange.

 

Berdiaeff, en  dénonçant  toute  forme de statolâtrie, a  considéré  que la plus grande séduction de l’histoire humaine est celle de l’Etat dont la force assimilante est telle qu’on lui résiste  malaisément.  L’Etat n’est pas une personne, ni un être, ni un organisme,  ni une essentia ; il n’a pas son existence propre, car il n’existe  que  dans  et par les hom­mes dont il se compose et qui re­présentent, eux, de vrais centres existentiels. L’Etat n’est qu’une pro­jection, une extériorisation, une ob­jectivation des états propres aux hom­mes eux-mêmes. L’Etat qui fait reposer  sa  grandeur  et sa puis­sance sur les instincts les plus bas peut  être  considéré comme le pro­duit d’une objectivation comportant une  perte complète de la per­son­nalité, de la liberté et de la ressem­blance humaine. C’est l’expression extrême de la chute. La base mé­taphysique de l’anti-étatisme chez Berdiaeff  est  constituée  par le pri­mat de la vie et de la liberté de l’être, de la personne, sur  la  société.

 

Miguel de Unamuno et l’homme concret

 

Dans  le prolongement  de  Berdiaeff, et pour conclure, Miguel de Una­mu­no, dans son œuvre Le sentiment tragique de la vie, proclamera la suprématie de la concrétude de la personne  face  à  l’humanité  ab­straite par cette phrase : « Nullum hominem  a  me  alienum puto ». Pour lui, rien ne vaut, ni l’humain ni l’humanité, ni l’adjectif simple ni le substantif  abstrait,  mais  le substan­tif concret : l’homme. L’homme con­cret, en chair et en os, qui doit être à la  base  de toute philosophie vraie, qui  se  préoccupe  du  sentimental, du  volitionnel, de la projection dans l’infini intérieur de l’homme donc de la vie et d’un certain sentiment tra­gique de la vie qui sous-entend  le pro­blème de notre destinée indi­vi­duelle et personnelle et de l’im­mor­talité de l’âme.

 

Maître Jure VUJIC.

lundi, 02 juin 2008

Heidegger et son temps (2)

Conception de l'Homme et révolution conservatrice: Heidegger et son temps

par Robert Steuckers

Deuxième partie

"L'américanisme", poursuivait Rilke, produit des objets amorphes où rien de l'homme n’est décelable, où aucun espoir ni aucune méditation n’est passée. Ces réflexions poétiques rilkéennes sur les objets de notre civilisation ont été souvent considérées comme des vers écrits par pur esthétisme, comme de l'art pour l'art. Rien n’est plus faux. Rilke a aussi participé à la redécouverte de la religiosité européenne. Pour le Dieu de Rilke, il y a une aspiration à "habiter" en l'homme et dans la terre. Comme Maître Eckart, la lumineuse figure du Moyen Age rhénan, Rilke voulait voir le divin, la Gottheit naître dans l’intériorité même de l’homme. Dieu "devient" (wird) en nous. Il ne devient lui-même que dans et par l'homme. L'Adam de Rilke, modèle de sa conception anthropologique, accepte la vie difficile de l’après-Eden ; il dit "oui" à la mort qui clôt une existence où le travail signifie plus que le bonheur satisfaisant d’une existence répétitive. Aussi est-il possible, avec Jean-Michel Palmier [23], de comparer le Zarathoustra de Nietzsche au Travailleur de Jünger et à l'Ange de Rilke. Métaphysiquement, ils sont les mêmes. Ils indiquent le passage où l'intensité (l'être) surgit dans un monde où l' "amorphe" a tout banalisé.

L’évocation de ces quelques contemporains de Heidegger ne se veut nullement exhaustive. Il était cependant nécessaire de présenter ces auteurs pour avoir une idée des courants idéologiques qui ont formé l’arrière-plan sur lequel Sein und Zeit s'est élaboré. Dans ses arguments, la Révolution Conservatrice mêle en effet une aspiration à retrouver un monde stable, philosophiquement marqué d’un certain substantialisme, et une aspiration à détruire, à extirper révolutionnairement les derniers restes du monde substantialiste. On a parfois pu dire que le nazisme montant a repris à son compte quelques-uns des arguments de la Révolution Conservatrice. Toute propagande a toujours fait feu de tout bois. La Russie soviétique, par ex., a toléré, au début de son existence, toutes les formes de modernisme. Quelques années plus tard, il n'en restait plus rien. La situation fut analogue, en Allemagne, pour la Konservative Revolution. Hitler n’a pas hésité à utiliser à son profit tout argument dirigé contre le libéralisme ou le marxisme, mais, en fait, les éléments philosophiques ou idéologiques qui pouvaient contribuer à révolutionner la philosophie occidentale lui étaient profondément indifférents. Sa praxis politique restait liée à une Realpolitik d’inspiration impérialiste commune à tout le XIXe siècle finissant. Sa vision du monde n’était qu’un mélange confus de darwinisme primaire et de nietzschéisme banalisé [24].

medium_weinhe.jpgEn Allemagne, les représentants de ce qu’il convient d’appeler le "réalisme héroïque" ont été principalement Josef Weinheber, Ernst Jünger et Gottfried Benn. Ces auteurs se sont mis à la recherche d’un nouvel "impératif catégorique", dégagé de tous les reliquats du bourgeoisisme de 2 derniers siècles. Radikal "unbürgerlich" : tel était pour eux le programme du XXe siècle. L'anti-bourgeoisisme avait pour but de tirer les peuples européens de leur "indolence" ontologique - cette indolence dans laquelle les actes des hommes sont incapables de s’accomplir de façon strictement "formelle", d’être en eux-mêmes et par eux-mêmes une "structure", une "forme" ou une "attitude" (Struktur, Gestalt, Haltung). Cela revenait à dire que le monde se "justifie" par l'esthétique et non par l'éthique. Dans cette perspective, même si l’attitude héroïque peut se comprendre comme dotée d’une valeur éthique, c’est surtout pour la beauté du geste qu’elle se trouve appréciée. Dès lors, toute "substantialité" se dissout. Le geste porte sa valeur en lui-même et ne se justifie plus au départ d'un système ou d’une ontologie. Le réalisme héroïque, selon Walter Hof [25], se définit comme un existentialisme esthétique ou comme un esthétisme existentiel. Le terme "esthétisme" a pourtant une mauvaise réputation. On croit trop souvent qu'il exprime une sorte de fuite hors du monde, "dans la tour d’ivoire de la beauté ésotérique". Mais en réalité, ce n'est pas hors du monde que veulent se placer les contemporains de Heidegger. Ils veulent au contraire percevoir le monde, mais exclusivement sous l'angle esthétique.

Josef Weinheber, Ernst Jünger et Gottfried Benn

Comment Weinheber, Jünger et Benn ont-ils, chacun, "arraisonné" l’existence ? Des 3, Josef Weinheber est le plus "conservateur". L'élan vers l’avant, le Durchbruch nach vorne, est jugé par lui trop dynamique et, partant, trop instable. L’intensité existentielle que déploie l’ "homme sur la brèche", l’unité totale avec le monde immanent qu’il acquiert en ces rares moments, lui semblent trop fugaces. L'art est pour lui la seule valeur indubitable, le seul impératif catégorique. L’art se saisit des choses, des douleurs, pour les transformer en "chants" (Lieder). Weinheber, dans son œuvre, chante la fierté du créateur solitaire, la tragique folie quelque peu titanique de l’idéaliste qui poursuit, sans espoir, ce qui lui restera inaccessible. La création, elle, dure. Comme Heidegger, Weinheber déplore la disparition du monde hellénique archaïque, l'éviction des dieux hors du monde, le dessèchement des forces démoniques, la chute de l’inauthentique où aucune "forme" n’est plus perceptible.

Contrairement à Weinheber, le jeune Ernst Jünger, lui, ne déplore pas le nihilisme. Dans ses premiers écrits, aucune mélancolie ne transparaît - mais aucun sentiment de joie non plus. L'action des "aventuriers", des hommes qui vivent dangereusement en s’imposant une implacable discipline personnelle est, à ses yeux, un modèle. Le réalisme héroïque de Jünger peut s’énoncer en quelques maximes : faire face à l'épreuve, s'endurcir à la douleur, vivre dangereusement. En dictant de tels préceptes de conduite, Jünger montre sa volonté de poser les bases d’un nouveau nihilisme qui sera révolutionnaire et actif. À son sujet, Marcel Decombis écrit : "Le travail de destruction s’achève par la découverte d’une réalité capable de servir de base à l’édification d’un système. Il a eu pour effet de mettre en évidence l’existence des forces élémentaires, contenues aussi bien dans le monde physique que dans le cœur de l’homme..." [26]. Mais Jünger constate que les forces élémentaires de l’enthousiasme ne suffisent plus. La Ière Guerre mondiale a démontré qu’un simple servant de mitrailleuse pouvait décimer une troupe entière d’hommes héroïquement convaincus de leur cause. L’expérience militaire de Jünger lui a fait constater le rôle implacable de la machine. L’homme, cependant, ne peut plus reculer. Il faut aller de l’avant, obliger la machine à vivre, à son tour, l’aventure. L’idéal vitaliste doit s’incarner dans le militant politique moderne. La "substantialité" doit se re-découvrir dans le dynamisme déployé par les existences les plus fortes. Dans Der Arbeiter (1932), ouvrage que Walter Hof considère comme la "Bible" du réalisme héroïque, Ernst Jünger entend précisément tracer l’ébauche de l’homme de l’époque à venir. Cet homme doit incarner l’unité des contraires. L’ordre absolu de l’avenir dépassera les types d’ordre bourgeois en ceci qu’il n’exclura pas le risque ; il sera, dit Jünger, le fruit des nouvelles épousailles de la vie avec le danger. La tâche de l’homme nouveau ne sera pas de lutter contre le monde en marche, avec la nostalgie des stabilités perdues, mais d’être le Vabanquespieler, le "joueur qui risque le tout pour le tout", du nouvel âge. Jünger transpose ainsi, dans l’arène politico-idéologique, la philosophie de l’acte et de la décision.

medium_benn.jpgJünger extériorise dans la politique son dépassement du nihilisme passif et du substantialisme, et ce dépassement réside dans l’action. Gottfried Benn, lui, choisit une voie intérieure (Weg nach Innen), une voie vers le spirituel et l’artistique. Inaccessible à la décadence, le monde des formes artistiques permet de penser et de vivre une restitutio du vieux monde précapitaliste et du cosmos antique. Ce monde peut être vécu grâce au travail qu’opère l’esprit constructivement par le moyen de l’art ; en tant qu’univers intérieurement re-créé, il doit transmettre au monde purement présent de l’extérieur l’idée d' "attitude maintenante" (Haltung), laquelle correspond à une impulsion de résistance, à un refus de fuite, que ce soit vers la sécurité ou vers l’action désespérée. L’image anthropologique qui ressort de l’œuvre de Benn est celle d’un homme qui reste stoïque au milieu des ruines. On connaît à ce propos le livre du penseur traditionaliste italien Julius Evola, Les hommes au milieu des ruines [27]. Écrit en 1960, cet ouvrage n’a pas été connu de Benn, qui, par contre, a préfacé en 1935 l’édition allemande d’un autre livre d'Évola, Révolte contre le monde moderne [28].

On constate, à lire cette préface, que le nihilisme désespéré de l’Allemand diffère fondamentalement de la confiance que, malgré tout, conserve l’Italien. Le rejet de tout substantialisme au profit des "formes" créés par l’artiste traduit d’ailleurs, chez Benn, un oubli du facteur "temps" que Heidegger avait découvert dans tout étant, dans tout phénomène. Benn, comme Évola, déplore l’usure que le temps impose à toutes choses. Ce qui le rend mélancolique ou pessimiste, c'est l’impossibilité de contrecarrer la fatale érosion des formes. Julius Évola, on le sait, s’est d’abord jeté dans l’aventure dadaïste, avant de rêver, dans Révolte contre le monde moderne, à une très problématique restauration des idéaux médiévaux. La révolte d’Évola, comme celle de Benn, est principalement dirigée contre le monde bourgeois. Mais cette révolte est ambiguë. Elle prône l’existence de 2 règnes : chez Benn, le règne de l’art et celui de la puissance ; chez Évola, le règne de la transcendance et celui de l’immanence. Chez l’un comme chez l’autre, cette ambiguïté reste toutefois postérieure à une saisie fougueusement polymorphe, typique de cette époque où l’esprit oscillait dans tous les sens. Les poètes des années 30 décidaient de se faire communistes, fascistes, nationalistes. Certains descendaient même dans la rue. Benn, lui, choisit simplement de rester artiste. Il exige, pour l’Allemagne, l’abandon des motifs épuisés de l’époque théiste et le report de toute la charge de nihilisme dans les forces constructives et formelles de l’esprit, afin d’instituer une sévère morale et une métaphysique de la forme. On repère ici, immédiatement, les similitudes et les dissemblances par rapport à Heidegger.

Au mépris de toute vraisemblance, certains adversaires acharnés de la Révolution Conservatrice n’ont pas hésité à prétendre que celle-ci avait, en quelque sorte, "préparé le terrain" au national-socialisme. Les mêmes ont fait reproche à Heidegger d’avoir accepté, en avril 1933, la responsabilité du rectorat de l’université de Fribourg - tout en se gardant bien d’évoquer le contexte dans lequel cette nomination est intervenue, et en passant sous silence, notamment, l'hostilité que le régime hitlérien, en la personne de ses philosophes "officiels", Ernst Krieck et Alfred Baeumler, n’ont cesse, dès 1934, de témoigner à l’auteur de Sein und Zeit. Ce dernier, on le sait, s’est expliqué de façon très précise sur cette question dans un célèbre entretien publié après sa mort par Der Spiegel [29]. Figure de proue de la Konservative Revolution, Heidegger partage en fait, dans une large mesure, le jugement critique de ce vaste mouvement d’idées à l’endroit du national-socialisme. Mais quel fut ce jugement critique ? C’est ce qu'il vaut la peine d’examiner.

le "fascisme" de la catholicité latine

Ce jugement, tout d’abord, n’est pas monolithique. La Konservative Revolution n’est pas un mouvement dans lequel une seule direction est jugée "bonne". Elle réunit plutôt, de façon informelle, un ensemble de penseurs qui ont constaté l'échec du type libéral et bourgeois de société et qui, se dispersant dans différentes directions, ont entrepris de rechercher des solutions de rechange. Les alternatives proposées varient selon les itinéraires individuels, les amitiés, les provenances idéologiques. Le national-socialisme, qui mit fin brutalement au foisonnement intellectuel du mouvement, est tantôt critiqué comme "plébéien", tantôt comme "réactionnaire" et "catholique".

Cette dernière opinion est exprimée not. par le "national-bolchevik" Ernst Niekisch. Sans aucune nuance, Niekisch se fait l’avocat de l’alliance germano-russe contre un Occident jugé en "décomposition", et prône la formation d’un bloc germano-slave ayant pour objectif la "liquidation" de l’héritage "roman". Dans le feu de la polémique, il écrit dans Widerstand (n° 3, 1930) : "Nous sommes la génération du tournant du monde... Si nous nous pénétrons de la conscience de ce tournant, nous aurons le courage de l’exceptionnel, de l’extraordinaire, de l’inouï... Le monde ne peut tourner sans que bien des choses ne volent en éclats..." [30].

Or, pour Niekisch, ce qui doit voler en éclats, c’est le "fascisme" de la catholicité latine, si ancrée en Bavière et en Autriche, ces terres qui ont vu naître Hitler. "Qui est nazi sera bientôt catholique..." : par ces mots, Niekisch veut dire qu’il considère comme romain, catholique et fasciste le fait de flatter les bas instincts des masses, de leur dispenser l’illusion de la facilité, de répandre, enfin, une véritable "croyance aux miracles", s’opposant en tous points à l'attitude de l’Homo politicus prussien et protestant. Pour Niekisch, le retour au "giron catholique" est un gâchis des énergies allemandes, une voie de garage, qui ne vaut pas mieux que la torpeur politique propagée par les idées illuministes et bourgeoises de l’Occident libéral. Chez lui, l’expression d' "Occident libéral" est presque synonyme de l'Alltäglichkeit heideggérienne. Le libéralisme ne veut rien de grand. Il est une idéologie d’esclaves, en ce sens qu'il endort les énergies et refoule tout grand sentiment. Le catholicisme fasciste allemand est une idéologie de la distraction, visant à réaliser un homme moyen, qui habitera des immeubles préfabriqués, roulera en Volkswagen et, après une période difficile, finira par mener une vie dégagée de tout souci. Pour Niekisch - comme pour certains historiens qui, aujourd’hui, font profession d’antifascisme, tel Reinhard Kühnl [31] - l’hitlérisme se borne à vouloir réaliser vite les idéaux de bonheur de l’humanitarisme libéral. De telles positions ont certes aujourd'hui de quoi étonner. Cependant, même si elles ne correspondent pas entièrement aux realia, on peut y voir éventuellement l'indication de tendances qui auraient peut-être pu se révéler effectivement.

À l'inverse, "l’extraordinaire", "l’inouï" dont parlait Niekisch dans l’article cité plus haut pourrait bien correspondre à l'existence authentique dont parle Heidegger. Le tournant du monde n’inaugurerait-il pas l’ère ou les hommes s’apercevraient de l’inanité des idéaux libéraux, et n’y verraient que de pâles émanations des principes substantialistes ? Il est certes hardi de comparer le langage polémique et simplifié d’un théoricien politique au langage philosophique si rigoureux (mais passionné tout de même) de Heidegger. Néanmoins, l'objet essentiel de la critique de Niekisch est bien la mortelle tiédeur de l'Alltäglichkeit. Et quant à la hargne parfois obsessionnelle de Niekisch envers la latinité catholique, avec sa valorisation corrélative de la liberté individuelle protestante, elle s’explique, au moins en partie, quand on met en parallèle la persistance, dans les idéologies politiques imprégnées de catholicisme (Maurras, Salazar, Franco, etc.), du vieux substantialisme, et l'édulcoration, par le luthéranisme et les idées de Herder, de ce même substantialisme dans la sphère protestante. Les slogans jetés dans le débat politique par Niekisch démontrent en tout cas l’originalité si pertinente de son antifascisme. Heidegger aurait-il en secret souscrit à des vues de ce genre ? Cela pourrait expliquer certains silences. Mais en fin de compte, c’est un exercice assez vain que de vouloir donner une étiquette partisane à Heidegger. L’auteur de Sein und Zeit a été un iconoclaste pour les philosophes qui entendaient en rester à la métaphysique occidentale classique. Niekisch, lui, a conjugué les paradoxes et interpellé tous les mouvements politiques. Il fut ce qu’on appellerait aujourd’hui un "extrémiste" tandis que Heidegger nous apprend à être sereinement radical. Soyons, donc, comme ce dernier, des radicaux sereins.

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Notes :

  1. P. Bouts, Modernité et enracinement. Nécessaire Heidegger, in Artus n°7, 1981.
  2. JP Resweber, La pensée de Martin Heidegger, Privat, Toulouse, 1971.
  3. M. Heidegger, Holzwege, V. Klostermann, Frankfurt/M., 1949 (tr. fr. : Chemins qui ne mènent nulle part, 1962).
  4. M. Heidegger, Frühe Schriften, V. Klostermann, Frankfurt/M., 1972.
  5. Cf. Arion L. Kelkel et René Schérer, Husserl, PUF, 1971 ; Henri Arvon, La philosophie allemande, Seghers, 1970, pp. 139-149 et 160-169 ; Jean-Paul Resweber, op. cit., pp. 59-63.
  6. Pierre Trotignon, Heidegger, PUF, 1974, pp. 9-12.
  7. André Malet, Mythos et logos. La pensée de Rudolf Bultmann, Labor et Fides, Genève, 1962 et 1971, p. 277-311.
  8. A. Malet, op. cit., p. 305-306.
  9. Cf. Heidegger, Wegmarken, Klostermann, Frankfurt/M., 1967-1978 (et not. Vom Wesen des Grundes, p. 123-175).
  10. A. Malet, op. cit., p. 311.
  11. Heidegger, Albin Michel, 1981. Cf. aussi Lucien Goldmann, Lukàcs et Heidegger, Denoël, 1973.
  12. André Malet, op. cit., p. 75.
  13. Cf. E.W.F. Tomlin, R.G. Collingwood, Longmans, London, 1953 et 1961.
  14. Cf. R.G. Collingwood, The Idea of History  (1946) et An Autobiography (1939) p.96-100, Oxford University Press.
  15. Cf. F. Guibal, ...Et combien de dieux nouveaux. Approches contemporaines I, Heidegger, Aubier-Montaigne, 1980.
  16. Wegmarken, op. cit. (cf. Phänomenologie und Théologie, pp. 45-79).
  17. Cf. V. Horia, Der neue Odysseus. Studie über den Verfall der Autorität in Criticon, IV, 25, sept-oct 1974, 233-236.
  18. Peter Gay, Weimar Culture. The Outsider as Insider, Penguin, Harmondsworth, 1968, p. 79-106.
  19. Walter Hof, Der Weg zum heroischen Realismus. Pessimismus und Nihilismus in der deutschen Literatur von Hamerling bis Benn, Lothar Rotsch, 1974.
  20. Introduction à la métaphysique, Gal., 1967, p. 49.
  21. Cf. Walter Hof, op. cit., p. 235. On consultera aussi Gerd-Klaus Kaltenbrunner (Hrsg.), Konservatismus International, Seewald, Stuttgart, 1973 (et plus particulièrement le texte d'Otto Mann, Dandysmus als konservative Lebensform, p. 156-170).
  22. Cf. Sigrid Hunke, Europas andere Religion. Die Ueberwindung der religiösen Krise, Econ, Düsseldorf, 1969.
  23. Les écrits politiques de Heidegger, L'Herne, 1968.
  24. Les historiens des idées se sont maintes fois penchés sur le problème de la vision du monde d’Adolf Hitler. Parmi quelques ouvrages récemment parus, signalons celui de William Carr, Adolf Hitler, Persönlichkeit und politisches Handeln, Kohlhammer, Stuttgart, 1980. Le 4ème chapitre de ce volume (Hitlers geistige Welt) évoque principalement l’influence des vulgates darwinistes qui avaient cours au début du siècle. Malheureusement, l’auteur applique trop souvent et à mauvais escient les stéréotypes freudiens. En français, on peut consulter l’étude du professeur Franco Cardini, de l’université de Florence : Le joueur de flûte enchantée (messianisme hitlérien, mythopoiétique national-socialiste et angoisse contemporaine), in Totalité, 12, été 1981.
  25. Walter Hof, op. cit., p. 240.
  26. E. Jünger, L’homme et l’œuvre jusqu’en 1936, Aubier-Montaigne, 1943.
  27. Les hommes au milieu des ruines, Sept Couleurs, 1972.
  28. Erhebung wider die moderne Welt, Deutsche Verlags-Anstalt, Stuttgart, 1935.
  29. Trad. fr. : M. Heidegger, Réponses et questions sur l’histoire et la politique, Mercure de France, 1977.
  30. Sur E. Niekisch, voir la monumentale étude de Louis Dupeux, Stratégie communiste et dynamique conservatrice. Essai sur les différents sens de l’expression "national-bolchevisme" en Allemagne, sous la République de Weimar (1919-1933), Honoré Champion, 1976. Plus récent et plus "militant" est le livre d’Uwe Sauermann, Ernst Niekisch zwischen allen Fronten, Herbig, München, 1980.
  31. Reinhard Kühnl, Formen bürgerlicher Herrschaft. Liberalismus-Faschismus, Rowohlt, Rein beckbei Hamburg, 1971. Cet ouvrage se fonde surtout sur la "littérature secondaire" et va rarement aux sources. Ce qui lui confère de l’intérêt, c’est l’intention de l’auteur.

dimanche, 01 juin 2008

Heidegger et son temps

CONCEPTION DE L’HOMME ET REVOLUTION CONSERVATRICE : HEIDEGGER ET SON TEMPS

Source : Robert STEUCKERS, revue Nouvelle Ecole n°37 (printemps 1982).

 

Dans l’œuvre de Heidegger, 2 types de vocabulaires se juxtaposent. D’une part, il y a celui, très concret, qui exalte la glèbe, le sol, la forêt, le travail du bûcheron, et, d’autre part, le plus apparemment rébarbatif des jargons philosophiques. Heidegger réalise donc ce tour de force d’être à la fois un doux poète bucolique et un philosophe universitaire excessivement rigoureux, auquel aucun concept n’échappe. Comment ces 2 attitudes ont-elles pu cohabiter dans un seul individu ? Y aurait-il 2 Heidegger ? L’article qui suit entend répondre à ces questions.

Il peut paraître banal de dire que Martin Heidegger est né le 26 septembre 1889 à Messkirch. C’est qu'une appréciable part de son œuvre sera déterminée par ce "quelque part". Heidegger reste, en effet, très attaché à son enracinement alémanique. L'enracinement, pour lui, est une des conditions essentielles de l'être-homme. "L'homme véridique ne sera pas enraciné par accident et provisoirement (en attendant mieux) ; il l’est essentiellement. L'homme qui perd ses racines se perd en même temps" [1]. Il ne serait pas arbitraire de résumer la pensée anthropologique de Heidegger en quelques mots : être homme, c'est bâtir (fonder) et habiter un monde (s'y enraciner). De fait, toute l’œuvre de Heidegger porte l’empreinte du terroir natal, de cette Souabe qui vit naître Schiller, Schelling, Hegel et Hölderlin. Le murmure, les palpitations de ce pays de forêts, silencieusement présents dans la philosophie heideggérienne, différencieront Heidegger de Sartre, le disciple parisien qui s'est efforcé d'utiliser à son profit le même outillage conceptuel. Sartre, a remarqué Jean-Paul Resweber, subira toujours l’influence anonyme ou frénétique des cités bourdonnantes, où il est impossible de saisir la densité et l’unité originelles des choses et de la nature [2].

le jeu de l’enracinement et de la désinstallation

La terre, lieu de notre séjour, est aussi le miroir de notre finitude, le signe d’un impossible dépassement. Elle rappelle à l'homme qu'il est irrémédiablement situé dans le monde de l’existant. Elle est le sol même sur lequel prend pied (Bodennehmen) notre liberté. L’acte libre, poursuit Resweber, n’est pas un pur jaillissement créateur ; le dépassement qu'il inaugure est, en fait, une reprise de notre être enraciné dans le monde, à la manière de possibilités nouvellement découvertes. Toute œuvre d’art est un resurgissement, une transfiguration de la terre ; celle-ci est l’élément primordial à partir duquel toute création (Schaffen) devient un "puiser" (Schöpfen). Dans L’origine de l’œuvre d’art (texte repris dans le recueil intitulé Holzwege) [3], Heidegger écrit que l’art fait jaillir la vérité. Si l’œuvre sauvegarde une vérité, c’est celle de l’étant : l’art est la "conclusion" de l’étant. Mais l’art ne se manifeste aussi que par la médiation de l’artiste, c-à-d. de l'homme. "L'existence humaine, ce lieu de ressourcement poétique, est essentiellement tragique, parce qu’elle est tendue entre un donné irréductible (la terre) et une exigence de dépassement jamais satisfaite, déchirée entre l'appel de la terre et celui du monde… L'homme humanise la terre avant de la dominer, et l'horizon qu'il déploie pour la pénétrer, c’est le monde. La réflexion philosophique est précisément la mise en dialogue de ces 2 pôles complémentaires de l’existence qui, dans une expérience unique, se découvre à la fois enracinée dans la terre et dépassée vers le monde" (Resweber, op. cit.).

C’est ce double jeu de l’enracinement et de la désinstallation que Heidegger nomme la transcendance. Le rôle de l’homme sera d’amener sa terre à l’éclosion d’un monde. Ce geste, cette tâche sont éminemment poétiques parce que le mystère profond de la terre reste toujours inépuisable et présent, parce qu'il s’exprime en mythes et en images, mais surtout parce que c’est l’homme, par son intelligence et son action, qui fait surgir (poïeïn) le monde. Avec un vocabulaire différent, on dira que l’homme est un être qui inaugure la dimension culturelle tout en restant lié à la nature. La tension qu’implique cette tâche de construire un monde est tragique, car jamais il n’y aura totale adéquation entre l’origine tellurique et le monde instauré par la geste humaine. La finitude que nous assigne la terre nous condamne à rester "inachevé". A nous d’accepter joyeusement cette destinée !

Si, pour Heidegger, l’enracinement dans le pays de la Forêt noire constitue la dimension spatiale primordiale, nous devons aussi nous intéresser au contexte historique de son œuvre de philosophe, réponse aux interrogations de ses contemporains. Heidegger - nous l’avons vu - est indubitablement l’homme d’un espace ; il est également l’homme d’une époque. Un grand nombre des questions que se posent les philosophes trouvent leur origine dans l’œuvre d’Aristote. Heidegger lui-même reconnaît cette dette [4]. Au Gymnasium de Constance et à celui de Fribourg, où il étudia de 1903 à 1909, le futur archevêque de Fribourg, le Dr Conrad Gröber, l’incita à lire la dissertation de Franz Brentano, Von der mannigfachen Bedeutung des Seienden nach Aristoteles, publiée en 1862 et consacrée aux multiples significations du mot "étant" chez Aristote. Cette 1ère initiation à la philosophie produisit, dans l’esprit du jeune étudiant, une interrogation encore imprécise : si l’étant a tant de significations, qu’est-ce qui en fait l’unité ? A partir de cette interrogation, Heidegger apprit à manier les concepts du langage philosophique et put percevoir toutes les potentialités de la méthode scolastique.

La période qui va de 1916 à 1927 constitue, dans la biographie de Heidegger, un silence de maturation. Rien, pendant ces 11 années, n’est très clair. On tâchera néanmoins de repérer quels furent les contacts personnels et intellectuels qui influeront sur l’élaboration de Sein und Zeit (L’être et le temps, 1927) d’abord, des cours, des essais et des conférences ensuite. C’est à cette époque, notamment, que Heidegger a travaillé avec Edmund Husserl (1859-1938), ce qui lui a permis d’acquérir complètement la discipline mentale et le vocabulaire de la phénoménologie. Cette discipline philosophique avait été investie, au XIXe siècle, d’un sens nouveau. Auparavant, elle désignait la simple description des phénomènes. Husserl, lui, eut la volonté de faire de la phénoménologie une science philosophique universelle. Le principe fondamental de cette "science" était ce que Husserl a appelé la réduction phénoménologique ou eïdétique. Cette réduction a pour but de concentrer l’attention du philosophe sur les expériences fondamentales qui n’ont jamais reçu d’interprétation, sur la description des vécus de conscience, sur la découverte des racines des idées logiques et sur la nécessité de rechercher les essences des choses. Husserl partira donc de ces idées logiques pour montrer leur enracinement dans la conscience vécue et, ensuite, découvrir dans l’ego transcendantal le fondement ultime du réel. L’influence de cette démarche philosophique se retrouvera dans le vocabulaire de Heidegger.

Husserl a commis le péché du géomètre

Pourtant, la 1ère œuvre magistrale de Heidegger, Sein und Zeit, marque un tournant radical par rapport à l’héritage husserlien. Heidegger reproche à son maître de réinstituer une métaphysique dégagée de tout vécu. L’ego transcendantal, à l’instar du modèle cartésien, se pense objectivement en face du monde. Ce face-à-face implique un arrachement du sujet au non-sens du monde. L’humanité réelle, seul sujet historique, devient l’ego trans-cendantal. Vicissitudes, événements, enracine-ments, histoire se voient donc dépouillés de tou-te validité. Pour échapper à cet idéalisme ratio-naliste, Heidegger propose une phénoménologie postulant qu’il n’y a pas, à la racine des phénomènes, une réalité dont ils dérivent. Il écrit : "Au-dessus de la réalité, il y a la possibilité. Comprendre la phénoménologie veut dire saisir ses possibilités". Ces possibilités présentes dans l’immanence, c’est ce que Heidegger appelle l’être de l’étant. Pour lui, ontologie et phénoménologie ne sont pas 2 disciplines différentes : il est impossible de sortir du plan des phénomènes, car ce serait s’exclure de la sphère de la révélation de l’être. En d’autres termes, refuser de tenir compte des phénomènes, c’est s’interdire l’accès à l’essentiel. Heidegger renverse la perspective de la philosophie traditionnelle : il voit l’essentiel dans l’intervention sur la trame des phénomènes et non dans une position de distance prise vis-à-vis d’eux.

Le moi transcendantal, chez Husserl, s’érige contre la phénoménalité des phénomènes, exactement comme dans la plupart des perspectives philosophiques classiques. II est la cause qui explique les phénomènes, le lieu à partir duquel ceux-ci sont dominés et justifiés. L’homme, dans une telle perspective, est un découvreur et non un créateur de sens. Sa position est contemplative et non active. Pour Heidegger, au contraire, la réflexion philosophique ne doit pas se borner à expliquer (à décrire ou à recenser) la réalité statique des phénomènes, mais elle doit en expliquer, par le moyen de l’herméneutique, les possibilités, c-à-d. ce qui, en eux, est susceptible de se développer, d’évoluer vers la production de nouveauté. On ne décrit complètement et avec assurance que ce qui est statique, figé, sûr. De ces choses statiques, les philosophes avaient déduit les essences. Hélas pour eux, les essences étaient rarement adéquates aux existences. De cette inadéquation naissent tant le pessimisme, qui s’en désole, que bon nombre de totalitarismes qui veulent, coûte que coûte, réaliser l’adéquation définitive. Heidegger pense que la possibilité est le mode d’être propre à l’existant parce qu’on ne peut reconnaître aucune entité métaphysique comme fondement de l’existence, et parce qu’il faut -enraciner l’être dans les phénomènes, dans la "facticité" [5]. Résolument, Heidegger affirme que c’est le néant qui sous-tend l’existence. Il ne remet rien à la place des anciens absolus métaphysiques.

Husserl, avec son moi transcendantal, a fini par commettre le péché du géomètre : la nature qu’il postule est préalablement posée, en dehors de toute limitation spatiale et temporelle, derrière l’écran des contingences et des particularités. Cette nature est comme créée ex nihilo. Où faut-il alors placer le travail de l’homme ? Le moi transcendantal travaille-t-il ? Le moi transcendantal produit-il ce que recèlent les possibilités ? Ces questions, Heidegger y répond dans son œuvre, en une sorte de dialogue inavoué avec Husserl.

Le monde de l'existence, ce chantier où œuvre l'homme, est, sans pour autant être nié, mis "entre parenthèses" par Husserl. L'herméneutique heideggérienne voudra, elle, décrire la facticité pour, ensuite, la retourner vers son sens ontologique, ce sens qui annonce l’être dans le monde. La description ne vise ici qu’à repérer ce qui peut être actualisé - ce qui peut se manifester dans le monde, ce que nous pouvons faire surgir. Le savoir a toujours été conçu comme un "voir" passif ; un tel point de départ trahit un platonisme tenace. Or Heidegger veut dépasser toute les attitudes passives qu'impliquent les enseignements des vieux philosophes. C’est pourquoi il juge que l'ego (le moi) transcendantal de Husserl reste, lui aussi, "un pur regard, assuré de son immortalité, glissant à travers l'éther du sens pur" [6]. Husserl n'a pas perçu que toute présence, jetée au regard de l’observateur, montre au philosophe attentif une temporalité dissimulée, oubliée ou déformée. Toute présence est à la fois spatiale (l’opposition de l’absence) et temporelle (son caractère d’instant). L’être et le temps sont liés dans la présence, et la reconnaissance de cette naïve évidence est la condition sine qua non pour échapper à l’illusion métaphysique.

Cette découverte de l’imbrication être-temps, Heidegger la doit à l’intérêt qu’il porte à la théologie depuis 1923. Cet intérêt a de multiples aspects. Sa rencontre avec l’œuvre de Rudolf Bultmann (1884-1976), philosophe connu pour s’être assigné la tâche de "-mythologiser" le Nouveau Testament en l’interprétant à la lumière de l’existentialisme, est, sur ce plan, capitale [7]. Bultmann a voulu dégager le message du Nouveau Testament en expliquant le contenu éthique des expressions mythiques employées dans la rédaction des textes évangéliques. Pour la Bible, l’homme est, d’une certaine manière (et de façon provisoire), historicité. Heidegger a scruté, avec la plus grande attention, la tradition chrétienne pour comprendre le rôle que joue la temporalité dans le phénomène humain. Il a médité Kierkegaard et, selon Bultmann, "ne s’est jamais caché d’avoir été influencé par le Nouveau Testament, spécialement par Paul, ainsi que par Augustin et particulièrement par Luther" [8]. "L’homme, écrit Bultmann, existant historiquement dans le souci de lui-même, sur le fond de l’angoisse, est chaque fois, dans l’instant de la décision, entre le passé et le futur : veut-il se perdre dans le monde du donné, du "on" ou veut-il atteindre son authenticité dans l’abandon de toute assurance et dans le don sans réserve au futur ?" (Kerygma und Mythos, I, 33).

Chez Paul, le terme kosmos ou monde n’est pas un état de choses cosmique, mais l’état et la situation de l’être humain, la façon dont celui-ci prend position envers le cosmos, la façon dont il en apprécie les biens. Chez Augustin, mundus signifie la totalité du créé, mais aussi, et surtout, habitatores mundi ou encore, plus péjorativement, dilectores mundi (ceux qui chérissent le monde), impii (les impies) ou carnales (les charnels) [9]. Au Moyen Age, Thomas d’Aquin reprendra cette distinction et fera du terme mundanus l’antonyme de spiritualis. Pourtant, malgré cette perception post-évangélique du monde, où celui-ci n’est pas appréhendé dans sa stabilité ontique, la tradition occidentale est restée prisonnière du vieux substantialisme immobiliste platonicien. Le protestantisme luthérien, toutefois, a eu le mérite de -actualiser le dynamisme propre à la saisie existentielle du Nouveau Testament. En ce sens, la révolution noologique amorcée par la Réforme constitue une 1ère étape dans la sortie hors de ce que Heidegger appelle l’oubli de l’être. L’homme ne vit authentiquement que s’il projette des possibilités, s’il s’extrait du monde de la banalité quotidienne.

L’existence, selon Heidegger, ne doit plus se comprendre à partir de l’étant, mais de l’être. Or, écrit André Malet [10], l’être n’est jamais une possession ; il est un destin historique qui rencontre l’homme d’une manière toujours nouvelle. L’homme est en définitive sa propre œuvre. En cela, Heidegger dépasse et refuse l’eschatologie vétérotestamentaire : il ne reconnaît pas la totale impuissance de l’homme à l’endroit de son ipséité.

chaque génération doit réécrire l’histoire

Pour l’historien grec Thucydide, l'élément permanent de l’histoire, c’est l’ambition et la recherche du pouvoir, dont le but est de donner des instructions utiles pour les décideurs à venir. Thucydide perçoit le mouvement de l’histoire comme analogue à celui du cosmos, de la nature. Plus tard, Giambattista Vico (1668-1744) a repris le thème antique du mouvement cyclique de l'histoire en le complétant : il y inclut l'idée d’une progression en spirale, grâce à laquelle la phase première du cycle I est autre que la phase première du cycle II. En Allemagne, Herder relativisera aussi l’histoire grâce au thème romantique du Volksgeist : chaque peuple, chaque époque a son éthique propre, ce qui implique en corollaire que ce ne sont ni la permanence ni l’éternité des choses qui importent, mais l’Erlebnis (le vécu).

medium_0.gif Au XXe siècle, enfin, Oswald Spengler systématisera cette perspective organique de l’histoire. Les civilisations, pour lui, seront isolées les unes des autres et leurs productions (scientifiques, mathématiques, philosophiques, théologiques, etc.) leur seront absolument propres. De Thucydide à Spengler, on a donc interprété l'histoire sur le modèle des faits naturels ; l’événement historique est considéré, selon cette perspective, comme une réalité finie, comme une chose. Nul ne songerait, bien évidemment, a nier la validité épistémologique de cette démarche. Mais Heidegger nous exhorte à ne pas en rester là. Il veut nous faire saisir l’événement historique comme un événement qui n’est jamais achevé. Dans la perspective antérieure, l’invasion des Gaules par César ou l'acte de rébellion de Luther étaient des faits définitivement morts. En fait, ils ne l’étaient que du strict point de vue spatio-temporel. Leur sens, lui, n’est nullement "mort". Il n'a pas été encore déployé dans toute son étendue ni toute sa profondeur. Ces sens subsistent à l’état de latence et restent susceptibles de se manifester dans notre existence. Les conséquences d’un événement constituent le futur de l’acte jadis posé tout autant que le présent qui appelle nos décisions pour forger l’avenir.

Bultmann écrit à ce propos : "Les phénomènes historiques ne sont pas ce qu’ils sont dans leur pur isolement individuel, mais seulement dans leur relation au futur pour lequel ils ont une importance". L'être se voit ainsi historicisé, et les hommes se retrouvent responsables de l'à-venir du passé. Les hommes, autrement dit, doivent décider hic et nunc de la signification de leur "avant" et de leur "après". (Malheureusement, la plupart des hommes s'attachent aux soucis du monde et, quand ils sont appelés à la décision, ils s'y refusent).

Faisant abstraction des idéologèmes misérabilistes et intéressés du christianisme, d’autres penseurs tels que Dilthey, Croce, Jaspers et Collingwood, se sont également efforcés de souligner l'originalité des faits historiques par rapport aux faits naturels, et, ipso facto, celle de l’histoire au regard des sciences de la nature. Heidegger a beaucoup réfléchi, en particulier, sur la tentative de Dilthey de définir les relations véritables entre la conscience humaine et les faits historiques. C’est de Dilthey, par ex., qu'il tire sa distinction fondamentale entre les vérités techniques (ontiques), propres aux sciences exactes et appliquées, et les intuitions authentiques, visées par les sciences historiques et humaines (Geisteswissenschaften). Sein und Zeit reprend d’ailleurs le contenu de la dispute philosophique entre Dilthey et Yorck von Wartenburg. Ce dernier reprochait à Dilthey de ne pas rejeter de manière suffisamment radicale une vision de l’histoire basée sur l’enchaînement causal. Heidegger insiste, lui aussi, sur la détermination temporelle de l’homme : l’identité humaine, dit-il, se découvre dans l’histoire. George Steiner, dans le bref ouvrage qu’il a consacré à Heidegger [11], rapproche cette position de celle du marxisme hégélien et révolutionnaire. De fait, comme le philosophe marxiste hongrois Georg Lukàcs, Heidegger insiste sur l’engagement des actes humains dans l’existence historique et concrète. Cette perspective conduit à adopter une attitude strictement immanentiste.

Pour le Britannique R.G. Collingwood (1889-1943), chaque génération doit réécrire l’histoire, chaque nouvel historien doit donner des réponses originales à de vieilles questions et réviser les problèmes eux-mêmes. Cette pensée est résolument anti-substantialiste. Elle pose la pensée comme effort réfléchi, comme réalisation d’une chose dont nous avons une conception préalable. La pensée, pour Collingwood, est intention et volonté. Elle doit être perçue comme une décision qui met en jeu tout l’être [12]. La plupart des conceptions de l’histoire jusqu’ici, fait fausse route. La raison de ces échecs réside dans une mauvaise compréhension de ce que on entendait autrefois par "science de la nature humaine" ou "sciences des affaires humaines". Au XVIIIe siècle, l’étude de la "nature humaine" s’est bornée à élaborer une série de types, s’apparentant ainsi à une recherche de caractère statique et analytique. Au XIXe siècle, l’étude des "affaires" humaines a provoqué la naissance des "sciences humaines", que Herbert Spencer appela plus justement social statics ; on catalogua alors toutes les forces irrationnelles à l’œuvre dans la société [13].

Mais la nature humaine, qui, selon Collingwood, est historique, ne peut s’appréhender à la manière d’un donné, par perception empirique. L’historien n’est jamais le témoin oculaire de l’événement qu’il souhaite connaître. La connaissance du passé ne peut être que médiat : Comment la connaissance historique est-elle alors possible ? La réponse de Collingwood est simple : l’historien doit -actualiser le passé dans son propre esprit [14]. Cette attitude a d’importantes conséquences. Lorsqu’un homme pense historique-ment, il a devant lui des documents ou des reliques du passé. Il doit re-découvrir la démarche qui a abouti à la création de ces documents. L’étude historique n’est possible que parce qu’il reste des survivances de l’époque où les documents ont été fabriqués ou rédigés. Dès lors, le passé qu’étudie un historien n’est jamais un passé complètement mort. L’histoire, écrit Collingwood, ne doit donc pas se préoccuper d’ "événements" mais de "processus". Se préoccuper de processus fait découvrir que les choses n’ont ni commencement ni fin, mais qu’elles "glissent" d’un stade à un autre. Ainsi, si le processus P1 se mue en processus P2, on ne pourra pas déceler de ligne séparant l’endroit, le moment où P1 finit et où P2 commence. P1 ne s’arrête pas, il se perpétue sous la forme de P2 - et P2 ne débute jamais, car il a été en gestation dans P1. L’historien qui vit dans le processus P2 devra savoir que P2 n’est pas un événement clos sur lui-même, pur et simple, mais un P2 mâtiné des survivances de P1.

Comme Collingwood, Heidegger sait que les gestes passés persistent, soit en tant que structures établies (avec le danger de sclérose), soit, après un échec, en tant que possibilités refoulées. Penser les événements historiques comme finis, comme confinés dans un "espace" temporel limité, revient, selon lui, à "objectiver" l’histoire à la manière dont les platoniciens et les scolastiques avaient "objectivé" la nature. Par opposition aux métaphysiciens, Heidegger entend donc expérimenter la vie dans son historicité, c-à-d. la vie non pas figée dans le "présent-constant", mais bien plutôt comme essentiellement "kaïrologique", ce qui signifie à la façon d’une mise en jeu, d’un engagement, d’une "folie". Ce jeu d’engagement et de "folie" constitue l’authenticité, dans la mesure même où il échappe aux petits aménagements de ceux qui souhaitent que le monde corresponde a leurs calculs. Les hommes qui souhaitent un tel monde sont déclarés inauthentiques. L’homme intégral ou celui qui vise l’intégralité est toujours menacé par les mystifications idéologiques et doit toujours demeurer vigilant pour se maintenir dans une attitude de liberté et d’ouverture véritables. Les mystifications idéologiques pétrifient le temps - ce temps toujours susceptible d’ébranler leurs certitudes réconfortantes. La "réalité" n’est pas, chez Heidegger, donnée une fois pour toutes, depuis toujours et de toute éternité. Elle est "question" & "jeu" ; elle "joue" à ouvrir et à relancer sans fin le jeu inépuisable de l’être et du temps, de la présence et de l’ "ouvert", de l’enracinement et de la désinstallation. Le jeu de l’être est sans justification ni raison, il se déploie à travers le destin, l’errance et les combats du temps. II est sans origine ni fin(s), sans référence aucune à un centre fixe et substantiel qui commanderait et garantirait son déploiement [15]. Ce rejet de toute pensée figée implique l’acceptation joyeuse de la pluri-dimensionnalité du cosmos, une pluri-dimensionnalité que le "penser" et le "dire" n’auront jamais fini d’explorer et de célébrer en toutes ses dimensions.

L’attitude de celui qui a fait sienne cette conception du monde est la Gelassenheit : impassibilité, sang-froid, sérénité. La Gelassenheit permet de supporter une existence privée de totalité rassurante. La finitude de l’homme nous place en effet dans (et non devant) un mystère inépuisable, qui ne cesse d’interpeller la pensée pour l’empêcher de se clore sur ses représentations.

un remplacement radical de toutes les ontologies

Heidegger nous propose donc son histoire de la philosophie, sa perspective sur l’œuvre des philosophes qui se sont succédés depuis Platon jusqu’à Nietzsche. Platon est celui qui a inauguré le règne de la métaphysique. Tandis que les Présocratiques concevaient l’être comme une unité harmonieuse qui conjugue stabilité, mouvance et jaillissement, Platon, brisant l’harmonie originelle de la nature, distingue la pensée de la réalité. Désormais, seul l’être saisissable par la pensée se verra attribuer la qualité d’être. Seul ce qui est non devenu, ce que le devenir ne corrode pas, ce qui est stable, limité dans l’espace, qui ne change pas, qui persiste, est. Tout ce qui est polymorphe, saisissable par les sens, tout ce qui devient et s’évanouit dans la temporalité et la spatialité, tout cela n’est, pour la tradition platonicienne, que du paraître. Cette radicale césure implique que l’esprit (noûs) ne fasse plus un avec la phusis. Au domaine de la vérité -limité par le champ de vision de l’esprit, Platon oppose le règne du sensible atteint par la perception (aïsthêsis). Chez les Présocratiques, le langage exprimait le surgissement de la réalité. Après Socrate et Platon, le langage devra ajuster la pensée à l’expression d’une proposition logique, "épurée" sémantiquement de toute trace de devenir. La démarche logique qui résulte de cette involution produit également la naissance de l’axiologie, de la morale. En effet, s’il faut rechercher toujours l’ajustement, il est évident que l’on finira par postuler un Ajustement suprême, que l’on nommera le Souverain Bien, l’Agathon. Sous l’influence de théologèmes pro-che-orientaux, ce divorce platonicien entre l’in-complétude du monde immanent et la complé-tude du monde des idées, recevra progressi-vement la coloration morale du bien et du mal.

Le monde a mis longtemps à triompher de la maladie dualiste. Heidegger le constate en interrogeant les grands philosophes qui l’ont précédé : Aristote, qui nuance, par sa théorie de l’acte et de la puissance, la pensée de Platon, mais qui ne le dépasse pas ; Thomas d’Aquin, qui personnalise le moteur premier sous les traits d’un Dieu chrétien déjà différent du Iahvé biblique ; Descartes, qui cherche une garantie en Dieu et n’analyse que les rapports "logiques" entre l’homme, coupé de la phusis, et cette même phusis, conçue comme étendue (res extensa) ; Leibniz et Kant, qui tentent difficilement de sortir de l’impasse ; Hegel, qui ne réhabilite que très partiellement le devenir, et enfin Nietzsche. De ce dernier Heidegger dit qu’il est le plus débridé des platoniciens, parce qu’à la place du trône désormais vacant de Dieu, il hisse la Volonté de puissance. Ce renversement (Umkehrung) n’est pas, pour Heidegger, un dépassement (Ueberwindung). La puissance remplace seulement la raison. Nietzsche, autrement dit, n’a pas suffisamment réfléchi à la façon d’extirper les illusions qui rejettent l’homme dans le règne du "on". Nietzsche a été un pionnier. Il faut le continuer et le compléter.

La Fundamentalontologie (ontologie fondamentale) de Heidegger se veut, elle, un remplacement radical de toutes les ontologies. Elle veut répondre à la question : Was ist das Seiende in seinem Sein ? (Qu’est-ce que l’étant en son être ?) Das Seiende, c’est l’agrégat "ontique", c-à-d. l’agrégat des étants, des phénomènes constituant le fond-de-monde. Un seul de ces étants est manifestement privilégié : l’homme. L’homme cherche l’être, la signification fondamentale de cet étant qui rassemble tous les étants. C’est pourquoi l’homme, seul étant a poser cette cruciale question de l’être, est un Da-Sein, un "être-là". Qu’est-ce que ce "là" ? La métaphysique occidentale avait placé l’essence de l’homme en dehors de la vie - alors que Heidegger veut remettre cette essence "là", c’est-à-dire replonger la vie dans l’immanence, dans le monde des expériences existentielles. Le résultat concret de cette "négligence" de la métaphysique occidentale avait été d’abandonner l’étude de l’homme aux social statics évoqués par Spencer. L’homme, objet d’investigations utiles et pratiques, s’était alors vu "compartimenté". Sa perception faisait l’objet de la psychologie ; son comportement faisait réfléchir la morale ou la sociologie ; enfin, la politique et l’histoire abordaient sa condition de citoyen, de membre d’une communauté organisée. Aucune de ces disciplines ne prenait en compte l’homme complet, intégral. Le "là" impliqué dans le Dasein, c’est au contraire le monde réel, actuel. Être humain, c’est être immergé, implanté, enraciné dans la terre. (Dans homo, "homme" en latin, il y a humus, "la terre").

In-der-Welt-Sein : telle est l’expression par laquelle Heidegger exprime la radicale nouveauté de sa philosophie. Depuis Platon, il s’agit, pour la 1ère fois, d’être vraiment dans ce monde. Nous sommes jetés (geworfen) dans le monde, proclame Heidegger. Notre être-au-monde est une Geworfenheit, un être-jeté-là, une déréliction. Cette banalité primordiale nous est imposée sans choix personnel, sans connaissance préalable. Elle était là avant que nous n’y soyons ; elle y sera après nous. Notre Dasein est inséparable de cette déréliction. Nous ne savons pas quel en est le but - si toutefois but il y a. La seule chose dont nous soyons sûrs, c’est qu’au bout, il y a, inéluctable, la mort. Dès lors, notre tâche est d’assumer la Faktizität (facticité) au milieu de laquelle nous avons été jetés. Si l’angoisse est bien ce qui manifeste le lien entre la dimension de l’être-jeté et le projet, le Dasein doit le reprendre dans l’horizon de sa finitude, ouvert sur l’avenir.

La philosophie traditionnelle s’est bornée à considérer le monde comme Vorhandenes, comme être-objet. La pierre, par exemple, est un être-objet pour le géologue : la pierre est jetée devant lui et il la décrit ; il reste détaché d’elle. La science de la nature détermine d’avance, a priori, ce que l’étant doit être pour être objet de savoir. Mais l’homme est plus qu’un spectateur-descripteur. En tant qu’être-au-monde, il sollicite les choses relevant, de prime abord, du Vorhandensein : l’ouvrage projeté oriente la découverte de l’outil et l’inclut en un complexe ustensilier. En les sollicitant, il les inclut dans son Dasein, il en fait des outils (Werkzeuge). Devenant "outils", ces choses acquièrent la qualité de Zuhandensein, d’être-en-tant-qu’objet-fonctionnant. Tout artiste, tout artisan, tout sportif saura ce que Heidegger veut dire : que l’homme, grâce à l’outil qu’il s’est approprié, devient un plus, ajoute "quelque chose" au "là", façonne ce "là" ; dans cette perspective, l’outil fait moins sens par son utilité que par son inscription dans un complexe de relations qui le rend bon pour tel usage, renvoyant en définitive à ce quoi le Dasein aspire. La vision strictement théorique de la philosophie platonicienne et post-platonicienne (Heidegger étant, lui, plutôt "transplatonicien", car il dépasse radicalement cet ensemble de prémisses) se concentrait sur l’élaboration de méthodes, sans percevoir ou sans vouloir percevoir le type immédiat de relation aux choses que constitue le Vorhandensein. Le Vorhandensein implique qu’il y ait d’infinies manières d’agir dans le monde. Quand il n’y a pas un modèle unique, tous les modèles peuvent être jetés dans le monde. L’homme devient créateur de formes et le nombre de formes qu’il peut créer n’est pas limité.

Jeté dans un monde qui était là avant lui et qui subsistera après lui, l’homme se trouve donc face à une sorte de "stabilité", face à ce que les philosophes classiques nommaient l’être, le stable, le non-devenu et le non-devenant. Heidegger, nous l’avons vu, reproche à cette démarche de ne pas percevoir la temporalité sous-jacente au sein même de tout phénomène. Vouloir "sortir" du temps est, de ce fait, une aberration. L’ontologie fondamentale postule que l’être est inséparable de la temporalité (Zeitlichkeit). L’être sans temporalité ne peut être expérimenté. Le souci (Sorge), qui est ce mode existentiel dans et par lequel l’être saisit son propre lieu et sa propre imbrication dans le monde comme être-en-avant-de-soi, devant utiliser le temps pour aborder les étants, car ce n’est que dans l’horizon du temps qu’une signification peut être attribuée aux réalités ontiques, aux choses de la quotidienneté. Heidegger dit : "La temporalité constitue la signification primordiale de l’être du Dasein". C’est là une position résolument anti-platonicienne et anti-cartésienne, car, tant chez Platon que chez Descartes, le temps et l’espace sont idéalisés, géométrisés. En revanche, cette position semble évoquer l’idée chrétienne d’incarnation de Dieu dans le temps. Dans un texte contemporain de Sein und Zeit, écrit lui aussi en 1927 et intitulé Phänomenologie und Theologie, Heidegger explique effectivement l’intérêt de la théologie pour comprendre ce qu’est le temps [16].

Mais l’imperfection humaine posée dans la théologie augustinienne se mue, chez lui, en une incomplétude, en un "pas-encore" (noch-nicht) qui oblige à vivre mobilisé, comme pour une croyance. L’homme doit se construire dans une perpétuelle tension, à l’instar du croyant qui vit pour mériter son salut. Mais ici, il n’y a pas de récompense au bout de cet effort ; il n’y a que la mort. Heidegger refuse donc totalement les espoirs consolateurs de la praxis chrétienne. L’augustinisme postulait que l’homme devait vivre de manière irréprochable, morale, dans l’histoire momentanée. Pour Heidegger, l’histoire s’écoule, mais cet écoulement n’est pas momentané. L’écoulement (panta rhei) s’écoulait avant nous et s’écoulera après nous. L’intérêt que porte Heidegger au temps des théologiens n’est pas du christianisme. Il est resté disciple d’Héraclite : son temps "coule", mais nullement pour, un jour, s’arrêter. Quel intérêt, d’ailleurs, y aurait-il à vivre hors de cette tension qu’implique la temporalité ? Le souci est antérieur à toute détermination biologique et rompt avec la définition de l’homme comme animal rationale car la conscience de réalité n’est jamais qu’une modalité de l’être-au-monde et non un complexe hétérogène d’âme et de corps.

les trois modes d’être selon Heidegger

Penchons-nous maintenant sur la "déréliction" personnelle de Heidegger. Né en 1889, Heidegger passe son enfance et son adolescence dans ce que l’écrivain Robert Musil, parlant de l’Autriche-Hongrie de la Belle époque, appelait la "Cacanie" (Kakanien). Qu’entendait-il par là ? Simplement l’incarnation de la décadence : une société affectée par un bourgeoisisme à bout de souffle. Pour Musil, l’Autriche-Hongrie du début du siècle incarnait la fin de toutes les valeurs. Le philosophe Max Scheler, plus optimiste, écrivait : "Là où il n’y a pas de place pour les valeurs, il n’y a pas de tragédie. Ce n’est qu’où il y a du "haut" et du "bas", du "noble" et du "vulgaire", qu’existe quelque chose qui laisse deviner des événements tragiques" [17]. C’est dans un climat analogue que Nietzsche avait placé ces mots lourds de signification dans la bouche de son Zarathoustra : "Inféconds êtes-vous ! C’est pourquoi il vous manque de la foi". Par là, il voulait signifier que le manque de foi menait à la stérilité des connaissances et de la création. Mais de quelle foi s’agissait-il ? Heidegger nous apprend que la foi post-chrétienne ou, pour être plus précis, l’intérêt pour le temps (valorisé par les chrétiens dans la mesure où il conduit à Dieu) et pour l’histoire (eschatologique chez les chrétiens) doit se retrouver demain dans la philosophie après la longue éclipse que fut l’oubli de l’être en tant qu’imbrication de la terre et du temps. Dans la mesure où les espoirs eschatologiques déçoivent, où l’objectivation implique une norme immuable, les sociétés sombrent dans le nihilisme. Les hommes, pour paraphraser le titre du roman de Robert Musil (Der Mann ohne Eigenschaften), deviennent sans qualités.

Dans quel monde vit alors l’homme sans qualités ? Comment Heidegger va-t-il cerner, par son propre langage philosophique, ce monde où gisent les cadavres des valeurs ? Dans quel paysage idéologique Sein und Zeit va-t-il éclore ? Quels rapports sommes-nous autorisés à découvrir entre Sein und Zeit et le Zeitgeist (l’esprit du temps) qui échappe, dans le tourbillon des événements et des défis, à la rigueur philosophique et au regard pénétrant de cet éveilleur que fut Martin Heidegger ?

La philosophie heideggérienne de l’existence se veut une ontologie. Mais une ontologie qui a pour particularité de poser la question de l’être après plusieurs siècles d’ "oubli". La métaphysique, on l’a vu, a été l’expression de cet oubli depuis Platon. L’oubli est la racine même du nihilisme qui afflige la société européenne, et notamment la société allemande après la première Guerre mondiale. Or, tout le mouvement de ce que l’on a dénommé Konservative Révolution (Révolution Conservatrice) est marqué par une recherche de la totalité, de la globalité perdue. L’essayiste anglais Peter Gay parle de Hunger for wholeness [18], ce que nous traduirons par "soif de totalité", une soif qui implique un jugement très sévère à l’encontre de la modernité. Le chaos social et spirituel provoque alors une recherche fébrile de "substantialité" ou, plutôt, d’ "intensité". Cette volonté de donner une réponse à la quiddité est corrélative d’un questionnement sur le "comment", sur le mode d’être qui se traduira dans la réalité tangible.

Il y a, pour Heidegger, 3 modes d’être : l’être-objet (Vorhandenes), l’être-en-tant-qu’objet-fonctionnant (Zuhandenes), l’être comme Dasein, c-à-d. comme être-conscient, être-qui-s’autodétermine, être-homme. Or, on ne peut parler de "substantialité" pour les 2 premiers de ces modes. Seul l’homme en tant que Dasein est susceptible d’acquérir de la "substantialité". Sa spécificité l’oblige à être ce qu’il est de manière complète, effective et totale. Cependant, le Dasein en tant qu’existence court toujours le risque de sombrer dans le non-spécifique (Uneigentlichkeit), c-à-d. dans un type de situation caractérisée par l’ "anodinité" de ce que Heidegger appelle l’Alltäglichkeit (la banalité quotidienne).

De telles situations évacuent de l’existence des hommes et des communautés politiques l’impératif des décisions, nécessaires pour répondre aux défis qui surgissent. La banalité quotidienne est fuite dans le règne du "on" (Man-Sein). L’homme, souvent inconsciemment, se perçoit alors comme objet soumis à des règles banalement générales. Il trahit sa véritable spécificité, dans la mesure où il refuse d’admettre ce qui, d’emblée, le jette dans une situation. Comme un navire privé de gouvernail, il n’est plus maître de la situation, mais se laisse entraîner par elle. Heidegger distingue ici deux aspects dans le mode d’être qu’il attribue au concept d’existence : l’aspect individuel (propre à un seul homme ou à une seule communauté politique) et l’aspect ontologique stricto sensu qui est l’être-effectif, l’être-qui-n’est-pas-que-pensé. Ces 2 aspects diffèrent de ce que la philosophie occidentale qualifiait du concept d’essentia. L’essence, depuis le platonisme, était perçue comme ce qui est au-delà des particularités et des spécificités. Cette volonté d’ "alignement" sur des normes non nécessairement dites, constituait précisément la structure mentale qui a permis l’avènement du nihilisme, où les personnalités individuelles et collectives se noient dans le règne du "on". Nier les particularités, c’est oublier l’être qui est fait de potentialités. Le culte métaphysique de l’essentia chasse l’être du monde. Le monde dont l’être est banni vit à l’heure du nihilisme. Et c’est un tel monde que les contemporains de Heidegger observaient dans l’Allemagne de Weimar.

La révolution philosophique du XXe siècle se réalisera lorsque les Européens s’apercevront que l’être n’est pas, mais qu’il devient. Heidegger, pour exprimer cette idée, recourt à la vieille racine allemande wesen, dont il rappelle qu’elle a donné naissance à un verbe. II écrit : Das Sein an sich "ist" nicht, es "west". L’être est pure potentialité et non pure présence. Il est toujours à appeler. L’homme doit travailler pour que quelque chose de lui se manifeste dans le prisme des phénomènes. Une telle vocation constitue son destin, et c’est seulement en l’acceptant qu’il sortira de ce que Kant nommait son "immaturité". L’impératif catégorique ne sera plus alors la simple constatation des phénomènes figés dans leur présence (en tant que non-absence), la reconnaissance pure et simple des objets et/ou des choses produits par la création "divine" des monothéistes. Il sera le travail qui fait surgir les phénomènes. L’attitude de demain, si l’on veut trouver des mots pour la définir, sera le réalisme héroïque [19], sorte de philosophie de la vigilance qui nous exhorte à éviter tout "déraillement" de l’ "être" dans l’Alltäglichkeit.

seul l’homme authentique opère des choix décisifs

Si une règle, une norme s’applique impérativement à tous les hommes, à toutes les collectivités, dans tous les lieux et en tous les temps, l’homme ne peut qu’être empêché de poser de nouveaux choix, d’élaborer de nouveaux projets (Entwürfe), de faire face à des défis auxquels ces normes (qui ne prévoient, dans la plupart des cas, que la plus générale des normalités) ne peuvent répondre. Pour Heidegger, la possibilité de choisir - et donc de faire aussi des non-choix - se voit donc investie d’une valorisation positive. La marque du temps se perçoit très clairement dans ces réflexions. L’Allemagne, en effet, se trouve alors devant un choix. Par ce choix, elle doit clarifier sa situation et rendre possible le "projeter" (Entwerfen) et le "déterminer" (Bestimmen) d’une nouvelle "facticité".

On a qualifié cette démarche heideggérienne de philosophie de Berserker, ces personnages de la mythologie scandinave, compagnons d’Odin, qui avaient le pouvoir de commettre des actes habituellement défendus. De fait, les détracteurs de la conception heideggérienne de l’existence prétendent souvent qu’elle constitue une justification de tous les excès du subjectivisme. A cette abusive simplification, on peut répondre en constatant que la volonté de légitimer l’éternité des normes traduit un simple "désir" de régner sur une humanité dégagée de toute responsabilité, sur une humanité noyée dans le monde du "on".

Pour Heidegger, l’homme, en réalité, ne choisit pas d’agir pour ses propres intérêts ou pour ses caprices, mais choisit, dans le cadre de la situation où il est jeté ou enraciné, ce que l’urgence commande. Une action ainsi absoluisée n’a rien d’égoïste ; elle a vocation d’exemplarité. Qualifier une telle conception de l’existence d’ "ontologique", comme le fit Heidegger, a peut-être constitué un défi philosophique. Il n’empêche qu’une telle conception de la décision représente un dépassement radical du fixisme métaphysique issu du platonisme. On a alors raison de faire de Heidegger le philosophe par excellence de la Révolution Conservatrice. Loin d'être une fuite dans le pathétique, la philosophie de Heidegger cherche à comprendre sereinement l'ensemble des potentialités qui s'offrent à l'existence humaine. Cette philosophie est révolutionnaire, parce qu'elle cherche à fuir le monde du "on", marqué par le répétitif et l’uniformité. Elle est conservatrice, parce qu’elle refuse d’exclure la totalité des potentialités qui restent à l’état de latence. Autrement dit, ce que la pensée heideggérienne conserve, ce sont précisément les possibilités de révolution, que l’ontologie traditionnelle avait refoulées.

Les contemporains ont fortement perçus ce que cette philosophie leur proposait. Sans apporter de remèdes consolateurs, Heidegger affirme que l'inéluctabilité finale de la mort oblige les hommes à agir pour ne pas simplement passer du "on" au néant. La mort nous commande l'action. En cela, réside un dépassement du nietzschéisme. Chez Nietzsche, en effet, la "vie" reste quelque chose en quoi l'on peut se dissoudre ; la "puissance", quelque chose par quoi l’on peut se laisser emporter. La décision face au néant est totalement non-objet, non-substance, non-produit. Elle est pure attitude jetée dans le néant, pure attitude privée de sens objectif. Dans une telle perspective, l’adversaire n’est jamais absolu. Néanmoins, l'ennemi désigné est le monde bourgeois du "on". L'idéologie conservatrice acquiert ainsi, avec Heidegger, la tâche de gérer l'aventureux. Elle prend en charge le dynamisme qu’auparavant on attribuait aux seuls négateurs. La négativité n'est plus l'apanage des penseurs de l'École de Francfort.

La négativité heideggérienne se fixe pour objectif de mettre un terme au déclin des valeurs, résultat de l’ "oubli de l’être". Face au monde banal qui s’offre à nos regards, Heidegger affirme que la mise en doute constitue un moyen pour tirer l’humanité de l’indolence dans laquelle elle se trouve, et pour lui dire qu’il y a urgence. Heidegger est aussi l’héritier de la tradition pessimiste allemande, mais il se rend parfaitement compte que le pessimisme constitue une attitude insuffisante. "La décadence spirituelle de la terre, écrit-il, est déjà si avancée que les peuples sont menacés de perdre la dernière force spirituelle, celle qui leur permettrait du moins de voir et d’estimer comme telle cette décadence (conçue dans sa relation au destin de l’ "être"). Cette simple constatation n’a rien à voir avec un pessimisme concernant la civilisation, rien non plus, bien sûr, avec un optimisme ; car l’obscurcissement du monde, la fuite des dieux, la destruction de la terre, la grégarisation de l’homme, la suspicion haineuse envers tout ce qui est créateur et libre, tout cela a déjà atteint, sur toute la terre, de telles proportions, que des catégories aussi enfantines que pessimisme et optimisme sont depuis longtemps devenues ridicules" [20].

Pour Heidegger, il n'y a pas évolution historique, mais involution. Ce sont les origines des mondes culturels qui sont les plus riches, les plus mystérieuses, les plus enthousiasmantes. L’être-homme, aux âges primordiaux, connaît son intensité maximale. Cet être-homme consiste à être sur la brèche, là où l’être fait irruption dans le monde de l’immanence. Mais c’est bien l’homme qui reste le maître du processus. Les époques de décadence sont à cet égard capitales, car elles appellent les hommes à remonter sur la brèche, à ressortir de l’abîme où l’oubli de l’être les a conduits. Dans cette perspective, le succès ou l’échec sont secondaires. Le héros qui échoue peut être quand même exemplaire. Rien n’est réellement définitif. Rien n’arrête la nécessité de l’action. Rien ne démobilise définitivement - car une démobilisation définitive impliquerait de retomber dans le nihilisme.

Cette conception heideggérienne de l’existence renoue avec une éthique présente dans la vieille mythologie nordique. Évoquant la claire perception de sa situation éprouvée par le héros de l’épopée germanique, Hans Naumann (Germanische Schicksalsglaube) a montré, par ex., que celui-ci est très conscient de sa propre déréliction. Le héros sait qu’il est jeté dans une appartenance temporelle, spatiale, sociale, politique et familiale ; il sait qu’il appartient à un peuple. La figure d’Odhinn-Wotan est l’exemple divinisé de l’attitude qu’adopte celui qui n’hésite pas à affronter son destin. Le concept heideggérien de Sorge (repris de Kierkegaard), voire celui d’Entschlossenheit (détermination, résolution), correspond au contenu psycho-éthique investi dans le personnage d’Odhinn. Naumann perçoit même, dans cette "danse avec le destin" un élément d’esthétisme, de "dandysme" qui échappe à Heidegger, malgré son indéniable présence dans les cercles de la Konservative Revolution et surtout chez Ernst Jünger [21].

De son côté, le professeur G. Srinivasan, de l’université de Mysore, en Inde, a publié un ouvrage (The Existentialist Concepts and The Hindu Philosophical Systems, Udayana, Allahabad, 1967) dans lequel il souligne les analogies existant entre la religion indienne et les traditions existentialistes européennes du XXe siècle. L’analyse existentialiste du choix, notamment, peut être comparée au récit d’Arjuna dans la Bhagavad-Gîta, ou encore à celui de Sri Rama dans le Ramayana. La mystique indienne permet aux hommes, elle aussi, de choisir entre une existence monotone et mondaine et une saisie plus "héroïque" du monde. Le mode de vie nommé dukha est l’équivalent indien de l’Alltäglichkeit heideggérienne. Le sage est invité à ne pas se laisser emporter par les séductions sécurisantes de cette situation et à "contrôler", à "transcender" l’existentialité inauthentique. Comme chez Heidegger, l’inévitabilité de la mort ne saurait empêcher l’homme authentique d’opérer, en cas d’urgence, un choix décisif. Une étude approfondie des analogies existant entre l’éthique indienne et celle de l’Edda d’une part, les enseignements de la philosophie heideggérienne d’autre part, serait d’ailleurs, probablement, des plus enrichissantes. Un trait commun est certainement la saisie unitaire (non dualiste) de l’existence.

Heidegger se trouve donc en rupture avec la conception dualiste du monde liée à l’idée biblique du péché originel et à la façon dont certains Grecs assignaient des limites au cosmos, posant ainsi, dans l’histoire des idées, l’avènement du substantialisme. Cette Grèce-là était elle-même en rupture avec une saisie de l’univers conçu comme épiphanie du divin. Pour Thalès de Milet, par ex., l’élément primordial "eau" est l’Urbild de tout ce qui s’écoule, de tout ce qui se transforme inlassablement, de tout ce qui ne cesse de vivre, de tout ce qui crée et maintient la vie. "Tout est plein de dieux" : cette sentence de Thalès constitue l’affirmation de l’unité totale cosmique. L’apeiron d’Anaximandre, qui est l’ "illimité", la solitude tragique de Héraclite, cherchant à tirer ses contemporains d’un sommeil qui les rendait aveugles à l'unité du monde, comptent aussi parmi les 1ères manifestations conscientes de la "vraie religion de l’Europe" et elles ne s'embarrassent d'aucun dualisme [22].

La lecture de ces Présocratiques, conjuguée à celle du poète romantique Friedrich Hölderlin, a fait comprendre à Heidegger quelle nostalgie est demeurée sous-jacente dans toutes les interrogations philosophiques, y compris celle de la tradition substantialiste occidentale : un désir d’unité à la totalité cosmique. "Être un avec le tout, voilà la vie du divin, voilà le ciel de l’homme, écrit Hölderlin. Être un avec tout ce qui vit, dans un saint oubli de soi, retourner au sein de la totalité de la nature, voilà le sommet des idées et de la joie, voilà les saintes cimes, le lieu du repos éternel où la chaleur de midi n’accable plus et où l’orage perd sa voix, où le tumulte de la mer ressemble au bruissement du vent dans les champs de blé... Mais hélas, j’ai appris à me différencier de tout ce qui m’environne, je suis isolé au sein du monde si beau, je suis exclu du jardin de la nature où je croîs, fleuris et dessèche au soleil de midi" (Hypérion). Ce texte ne doit toutefois pas faire passer Hölderlin pour le chantre d’un idéal d’harmonie ou d’une unité cosmique qui se résumerait dans un pastoralisme douceâtre. Les souffrances que Hölderlin a endurées ont permis chez lui l’éclosion d’une terrible volonté, qui refuse de fermer les yeux devant les réalités. La force de l’âme qui dit "oui" au monde, même devant l’abîme où aucune idéologie sécurisante ne saurait être un recours, est bien évidemment déterminante pour les réflexions ultérieures de Heidegger, dont l’anthropologie dynamique et tragique restitue de façon radicale une religiosité que l’Europe, depuis 3 millénaires, n’avait jamais vraiment perdue.

le "réalisme héroïque" de la Révolution conservatrice

En 1922, sous la direction de Moeller van den Bruck, paraissait un ouvrage collectif intitulé Die neue Front, dans lequel il était fait mention d’une attitude héroïco-tragique nécessaire au dépassement de la situation qui régnait alors en Allemagne. L’idée heideggérienne de connaissance claire de la situation y était déjà présente. L’expression "réalisme héroïque" ne faisant pas encore partie du vocabulaire, on y employait l’expression d’ "enthousiasme sceptique". Toutefois, s’il y avait convergence, dans l’analyse de la situation politico-culturelle, entre les amis de Moeller van den Bruck et Heidegger, en qui germaient alors les concepts de Sein und Zeit, les 1ers avaient le désir affiché d’intervenir dans le fonctionnement de la cité, tandis que Heidegger se préparait seulement à scruter les textes philosophiques traditionnels afin d’offrir au monde une philosophie de l’urgence - la philosophie d’un "être" qui se confondrait avec l’intensité du vécu. Le discours de Moeller van den Bruck et de ses amis, plus politisé, désignait le libéralisme comme l’idéologie incarnant le plus parfaitement l’Alltäglichkeit, postulée par ce que, quelques années plus tard, Heidegger nommera le monde hypothético-répétitif. Ernst Bertram, auteur de Michaelsberg, estimait, lui, que l’esthétique du monde à venir ressemblerait à l’architecture romane, avec sa clarté, sa sobriété, sa formalité sans luxuriance. De son côté, le poète Rainer Maria Rilke déplorait que le monde moderne ne possédât plus cette simplicité toute tangible qui offrait à l’esprit (Geist, équivalent, dans le langage de Rilke, à l’Être de Heidegger) une assise stable.

(A SUIVRE...)