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jeudi, 12 mai 2011

Le néo-libéralisme et la domestication de l'homme

Le néo-libéralisme et la domestication de l’homme

par Pierre LE VIGAN

270px-20050112-hayek.jpgLe néo-libéralisme est la « nouvelle raison du monde ». C’est le nouveau principe ordonnateur du monde. Pourtant, la crise financière de 2008 a pu au contraire laisser  croire que ce libéralisme débridé avait fait son temps. Nous assisterions au retour de l’État. Or la réalité est tout autre. L’État n’a jamais été absent, et le néolibéralisme a justement été un libéralisme appuyé sur l’État, et même l’organisation du marché par l’État. Un marché encore parfois concurrentiel pour les secteurs les moins importants mais surtout oligopolistique. Si l’idéologie de la naturalité du marché perdure (illustrée par un Alain Minc), elle est contrecarrée par une autre idéologie qui sait parler, notamment avec Nicolas Sarkozy, du retour de l’État et du besoin de régulation.

Dans les deux cas, l’objectif est toutefois le même. Quelle que soit la rhétorique utilisée, il s’agit de garantir et renforcer les profits, et la domination de l’hyperclasse adossée à l’argent-roi. C’est pourquoi les discours de Sarkozy sur le « retour de l’État » n’ont empêché nullement qu’il poursuive la privatisation de la Poste ou la réduction du nombre de fonctionnaires, y compris dans la police malgré la criminalité croissante. « L’État ne succède pas au marché tout simplement parce que l’État a en réalité toujours été là, parce qu’il n’a pas un instant cessé, comme Marx l’avait d’ailleurs en son temps souligné, d’être un levier puissant destiné à briser les obstacles de toute nature au processus de l’accumulation du capital », écrivent Pierre Dardot et Christian Laval. Quand l’État intervient, il s’agit de sauver le capitalisme financier. C’est cela la nouvelle raison d’être de l’État « néo-libéral », nouvelle raison du monde qui s’impose à toute la société.

Il y a deux façons d’analyser le nouveau rôle de l’État dans le soutien et le réagencement de l’hyper-capitalisme. On peut insister sur les continuités entre le libéralisme classique et ses formes nouvelles, notamment au regard de la permanence du discours des droits, essentiellement des « droits de l’homme », et de l’extension indéfinie de ceux-ci. C’est en partie le point de vue de Marcel Gauchet (La crise du libéralisme, tome 2 de L’avènement de la démocratie, Gallimard, 2008).

On peut au contraire insister sur les nouveautés, sur l’esprit libéral-libertaire qui n’empêche pas une « policiarisation » croissante, indépendante du nombre même de fonctionnaires de police et basée sur la vidéo-surveillance, le fichage et flicage généralisé de la vie. C’est l’approche de Luc Boltanski et Ève Chiapello (Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999) qui montrent qu’après le fordisme et ses compromis, le capitalisme veut désormais l’engagement de chacun au service de la mobilité, de la fluidité, et par l’adhésion intime de tous à la logique de l’entreprise.  Une thèse qui prend le relais du célèbre livre de Daniel Bell sur Les contradictions culturelles du capitalisme (1976).

Les deux approches ne sont pas exclusives l’une de l’autre. L’important est que ce nouvel esprit du capitalisme se traduit par l’intériorisation d’une nouvelle « gouvernementalité » (Michel Foucault) c’est-à-dire par des normes de conduite intériorisés par chacun d’entre nous. Le capitalisme nous dote d’un nouveau surmoi. C’est « une certaine mise en ordre de la conduite effective des sujets sociaux », notent Pierre Dardot et Christian Laval. C’est pourquoi le « néo-libéralisme » n’est pas seulement l’héritier du libéralisme classique. Il porte plus loin son ambition. Le libéralisme classique voulait fixer des limites à l’action des gouvernements. Les limites étaient à la fois les « droits » des individus, y compris le droit d’exploiter autrui, elles étaient le marché en tant qu’ordre « naturel », et elles étaient enfin la logique de l’utilité et de l’intérêt, opposée aux logiques altruistes ou communautaires.

Or le libéralisme renforcé ou « néo-libéralisme » vise à organiser l’ensemble de la société autour de la logique du marché, de l’État jusqu’à l’individu, et avec l’ambition de faire intérioriser par chacun cette logique. Comme l’avait bien vu Karl Polanyi, le marché n’est pas naturel, c’est une construction sociétale. Il n’est pas seulement l’échange, qui a toujours existé, mais la concurrence. Le néo-libéralisme voit l’État et le gouvernement lui-même comme une entreprise privée gérant l’entreprise France, ou la filiale France de l’entreprise Europe, elle-même segment d’une économie-monde. C’est pourquoi la logique du néo-libéralisme consiste à étendre cette logique de l’entreprise à l’individu et à toutes ses relations, à coloniser le monde vécu avec l’axiomatique de l’intérêt (Alain Caillé) et de l’utilité (« qu’est-ce que cela va me rapporter ? »).

Cette individualisation portée à l’extrême de l’idéologie de l’intérêt et de la performance aboutit à la fin de la possibilité même de la démocratie par dissipation chimique du peuple. Il ne reste que l’individu et la démocratie est même suspecte d’être porteuse d’une « tyrannie de la majorité ». Ce qui explique les thèmes très contemporains de la critique des « populismes » et la valorisation de toutes les minorités, visibles ou non. L’idée de souveraineté du peuple est invalidée par le néo-libéralisme. Friedrich Hayek écrivait en ce sens : « Un peuple libre n’est pas nécessairement un peuple d’hommes libres. » Ce qui ne saurait faire oublier qu’il n’y a pas d’homme libre dans un peuple qui ne l’est pas – ce qui est justement le point aveugle de la théorie néo-libérale. Les thèmes néo-libéraux de primauté des droits de l’individu sur ceux du peuple ne sont pas autre chose que la formulation d’une critique radicale de l’idée même de démocratie comme souveraineté du peuple. Ces thèmes aboutissent à reconnaître un droit de sécession de chacun par rapport à la société. Ce qui est la porte ouverte aussi bien à l’évasion fiscale qu’à la rupture du lien social.

La célébration de la modernité par le néo-libéralisme s’oppose à un certain conservatisme idéologique mais n’est pas plus contradictoire avec celui-ci que ne l’est un keynésianisme de circonstance. Il s’agit toujours d’amener l’homme à se gérer comme une entreprise, ce qui est parfaitement compatible avec un discours « libertaire » sur l’autonomie et les mœurs mais n’exclut pas un discours plus traditionnel sur les valeurs de l’effort pour un segment plus conservateur de l’électorat.

C’est Saint-Simon (1760 – 1825) qui a été l’un des premiers à parler de substituer au gouvernement des hommes l’administration des choses. Cette idée avait séduit Engels, et on la retrouve dans un certain marxisme français « simplifié », dans la lignée du « mécanicisme » des Lumières. Alain de Benoist a parfaitement montré dans sa « Brève histoire de l’idée de progrès » comment ce mécanicisme des Lumières pouvait rencontrer un organicisme naturalisant l’homme qui ne relèverait plus d’une gouvernance mais d’une simple administration. Or la voie de Saint-Simon est une voie erronée. C’est en fait une voie technocratique qui aboutit à la domestication de l’homme.

À l’inverse, si Rousseau ne règle pas toutes les questions en disant qu’il faut obéir aux lois issues de la volonté générale, il n’en ouvre pas moins le chemin à la démocratie comme souveraineté du peuple. Mais la volonté qui s’élabore dans la délibération du peuple n’a de sens que si l’imaginaire de chacun a cessé d’être colonisé par la marchandise et la recherche exclusive de l’intérêt.

Le souci de soi, notait Michel Foucault, relève avant tout d’un « art de la vie », et même d’une ascèse, exercice de l’ordre d’un athlétisme de l’âme. Il n’était à cet égard sans doute pas très éloigné de Julius Evola. C’est pourquoi, sans mésestimer les bienfaits de la révolte, ni sa légitimité, c’est aussi et peut-être surtout une contre-culture, une contre-conduite, une autre éthique de la conduite de soi dans le monde, qu’il faut opposer à la raison néo-libérale du monde hypercapitaliste. Ce n’est pas la crise financière qui enterrera le capitalisme, ce sera peut-être l’émergence en chacun d’entre nous d’une autre vision du monde.

Pierre Le Vigan

- Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néo-libérale, La Découverte, coll. « Poche », 498 p., 13 €.

- Cet article est paru dans Flash, n° 52, du 4 novembre 2010. Il a été brièvement remanié pour Europe Maxima.


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