mardi, 02 décembre 2014
Fractures périphériques
Fractures périphériques
par Georges FELTIN-TRACOL
La rentrée éditoriale 2014 assure à certains livres une belle renommée, de susciter des polémiques et de se vendre bien. Géographe de formation, auteur en 2010 de Fractures françaises qui annonçait la lente fragmentation de l’espace hexagonal, Christophe Guilluy offre son expertise socio-territoriale aux collectivités territoriales. Homme de terrain, il est à mille lieux de l’universitaire qu’il se refuse d’être et avec qui il a le bon sens de décliner tout débat. Cela n’a pas empêché un jury composé de Chantal Delsol, d’Éric Zémour, de l’académicien Jean Clair et des journalistes Bruno de Cessole, Jean Sévilla et François Taillandier, de lui décerner le Prix 2014 des Impertinents.
Plus court que son précédent ouvrage, La France périphérique en confirme et en approfondit les observations récoltées : la France est en train d’éclater parce que « la recomposition économique des grandes villes a entraîné une recomposition sociale de tous les territoires (p. 11) ». Les effets conjugués de la mondialisation et de la métropolisation des zones urbaines modifient à la fois la répartition territoriale et la société françaises. « Branko Milanovic, économiste de la Banque mondiale, montre qu’après vingt ans de globalisation, on assiste à un effondrement des classes moyennes des pays développés (p. 17). » Elles subissent de plein fouet une involution majeure. « En quelques décennies, l’économie des grandes villes s’est spécialisée vers les secteurs économiques les mieux intégrés à l’économie-monde et qui nécessitent le plus souvent l’emploi de personnel très qualifié (pp. 34 – 35) » si bien que « les nouvelles lignes de fracture se creusent d’abord entre des couches supérieures intégrées et des couches populaires (p. 75) ».
Postures et impostures hexagonales
En outre, « la mondialisation, fait économique et financier, est aussi une idéologie qui prône un “ individu-mobile ”, lequel ne se réfère plus ni à une classe sociale, ni à un territoire, ni à une histoire (p. 109) ». C’est donc fort logiquement que « dans le contexte de la mondialisation, la mobilité des hommes est perçue comme un fait global, une dynamique qui accompagne la logique libérale de circulation des capitaux et des marchandises (pp. 111 – 112) ». Or cette accessibilité au mouvement ne concerne qu’une minorité favorisée. La majorité se cantonne à une fixation contrainte sans comprendre que « la fin de la mobilité réactive mécaniquement les questions de la relocalisation et du réenracinement (p. 110) ». Un éloignement psychologique s’opère-t-il ? Difficile à dire. Certes, les études confirment qu’« après plusieurs décennies de recomposition des territoires, les catégories populaires vivent désormais sur les territoires les plus éloignés des zones d’emplois les plus actives et où le maillage en transports publics est le plus faible (p. 121) ». Les ménages populaires doivent par conséquent posséder deux véhicules et subir la hausse fiscale du prix des carburants, le flicage routier permanent et la perte de temps considérable dans les embouteillages, ce dont se moquent les bobos urbains à vélo, en rollers ou en trottinette. La faible mobilité des populations reléguées en périphérie s’accentue aussi en raison de l’impossibilité de vendre leurs biens immobiliers guère attractifs pour s’installer ensuite dans des zones urbaines prospères au loyer élevé. Christophe Guilluy remarque que « cette fracture territoriale dessine la confrontation à venir entre mobile et sédentaire. C’est cette France de la sédentarisation contrainte qui portera demain le modèle économique et politique alternatif (pp. 126 – 127) ».
Cette fragmentation réelle est occultée par des discours « républicains » illusoires. « La posture républicaine ne doit en effet pas tromper, la réalité est que nos classes dirigeantes sont pour l’essentiel acquises au modèle multiculturel et mondialisé (p. 9). » En outre, circonstance aggravante, « le nez collé aux banlieues, les classes dirigeantes n’ont pas vu que les nouvelles radicalités sociales et politiques ne viendraient pas des métropoles mondialisées, vitrines rassurantes de la mondialisation heureuse, mais de la “ France périphérique ”. Des territoires ruraux aux petites villes et des villes moyennes jusqu’aux DOM-TOM, ces territoires ont en commun d’être à l’écart des zones d’emplois les plus actives, des sites qui comptent dans la mondialisation (p. 13) ». Pourquoi ? Parce que cette « France périphérique » représente au moins 70 % de la population française concentrée dans les espaces ruraux, les petites villes, les villes moyennes et les zones périurbaines. L’auteur ne prétend pas verser dans l’habituelle et désuète dichotomie monde urbain/monde rural. « Nous sommes tous devenus urbains, que nous regardons le même journal télévisé et que nous fréquentons les mêmes grandes surfaces. L’opposition entre ville et campagne, entre urbain, périurbain et rural, ne dit plus rien des nouvelles dynamiques sociales. Les nouvelles fractures françaises ne recouvrent en rien une opposition entre une “ civilisation urbaine ” et une “ civilisation rurale ou campagnarde ”, en réalité la “ société des modes de vie ” s’est affranchie depuis longtemps de ce découpage suranné (p. 23) ».
Pour l’auteur, la « France périphérique » forme un « espace multiforme qui comprend les agglomérations plus modestes, notamment quelques capitales régionales, et surtout le réseau des villes petites et moyennes. Il comprend aussi l’ensemble des espaces ruraux et les communes multipolarisées (dépendantes en termes d’emploi de plusieurs pôles urbains) et les secteurs socialement fragilisés des couronnes périurbaines des 25 premières agglomérations (p. 27) ». Cette France « invisible » commence cependant à se manifester. Pis, elle « gronde (p. 51) », d’où la révolte des Bonnets rouges en Bretagne, la consolidation du vote Front national et le renforcement de l’abstention.
Christophe Guilluy contourne la vulgate consensuelle. Une féroce réalité impose maintenant sous la République une et indivisible trois France à terme antagonistes :
— un archipel métropolitain mondialisé peuplé de « bobos » progressistes qui se complaisent dans le libéralisme économique, la société ouverte, le multiculturalisme et les comportements libertaires marchands,
— un Hexagone maillé de banlieues de l’immigration nichées au cœur de la mondialisation libérale, mais dont les populations arrivantes gardent et célèbrent leurs valeurs traditionnelles,
— une France périphérique, populaire et déclassée constituée par des Français d’origine européenne relégués en zones rurales ou périurbaines en plein marasme économique.
Le futur cauchemar des métropoles
En examinant avec minutie les suffrages du FN depuis 2012, l’auteur démontre la polymorphie de ce vote qui ne recoupe pas ces trois Hexagones potentiellement conflictuels. Le « “ FN du Nord ” [s’inscrit dans] le contexte de la précarisation sociale (p. 63) » perceptible à Hénin-Beaumont, à Hayange et à Villiers-Cotterêts. Le « “ FN du Sud ” [bénéficie des] tensions identitaires (p. 64) », entre autochtones et immigrés, d’où les élections des députés Marion Maréchal – Le Pen dans le Vaucluse et Gilbert Collard dans le Gard, et des nouveaux sénateurs Stéphane Ravier dans les Bouches-du-Rhône, et David Rachline dans le Var. Quant au très jeune « “ FN de l’Ouest ” [il indique que] la “ France tranquille ” […] bascule (p. 66) ». Cet essor est à corréler avec de nouvelles dynamiques rurales, à savoir l’installation, plus ou moins lointaine, des ensembles urbains de ménages européens qui fuient une « volonté de créer une société multiculturelle dans laquelle “ l’homme nouveau ” ne reconnaîtrait aucune origine (p. 78) ». Il apparaît que, « plus encore que les banlieues, la France périphérique est le cauchemar des classes dirigeantes (p. 14) ».
En effet, « si les difficultés des banlieues sont réelles, elles sont d’abord liées à l’émergence d’une société multiculturelle et à la gestion des flux migratoires, mais en aucun cas aux retombées d’une économie mondialisée. Mieux, les banlieues sont des parties prenantes de cette économie. Pour l’essentiel situées au cœur des métropoles, elles sont parfaitement adaptées à la nouvelle donne économique et sociétale. Pourtant, depuis vingt ans, médias et politiques confondent la question des tensions culturelles et celles de l’intégration économique et sociale (pp. 13 – 14) ». Il en résulte « des banlieues intégrées et qui produisent des classes moyennes (p. 43) » d’origine immigrée : la « beurgeoisie » ainsi que d’autres heureux bénéficiaires, les commerçants asiatiques. « Miroir des dynamiques économiques et sociales, les métropoles viennent d’ailleurs conforter ce diagnostic. Vitrines de la mondialisation heureuse, ces dernières illustrent à merveille la société ouverte, déterritorialisée, où la mobilité des hommes et des marchandises est source de créations d’emplois, de richesses et de progrès social. Ces territoires produisent désormais l’essentiel des richesses françaises en générant près des deux tiers du PIB mondial. Le modèle “ libéral-mondialisé ” y est à son apogée (p. 8). » Il en découle par conséquent que « la gestion économique et sociale de la “ ville-monde ” passent inéluctablement par une adaptation aux normes économiques et sociales mondialisées, c’est sur ces territoires que l’on assiste à une mutation, voire à un effacement du modèle républicain. Politique de la ville, promotion d’un modèle communautariste, la gestion sociale de la ville-monde passe par une adaptation aux normes anglo-saxonnes. Globalement, et si on met de côté la question des émeutes urbaines, le modèle métropolitain est très efficace, il permet d’adopter en profondeur la société française aux normes du modèle économique et sociétal anglo-saxon et, par là même, d’opérer en douceur la refonte de l’État-providence (pp. 8 – 9) ». Dans ce contexte entièrement mouvant, hautement fluide, guère perçu par les banales certitudes médiatiques, « l’immigration apparaît non pas comme une solution économique pour les plus modestes mais d’abord comme une stratégie économique des catégories moyennes et supérieures qui ne se positionnent plus exclusivement sur un marché de l’emploi local mais international (p. 115) ». Serait-ce les signes avant-coureurs d’une guerre civile à venir ? À rebours de la doxa multiculturaliste (en fait monoculturelle de marché et multiraciste polémogène), Christophe Guilluy explique la fuite des classes populaires hors des métropoles par un refus tangible du conflit ethno-racial.
Ces stratégies d’évitement se retrouvent dans les métropoles parce que les catégories sociales et/ou privilégiées « sont aussi celles qui ont les moyens de la frontière avec l’autre, celles qui peuvent réaliser des choix résidentiels et scolaires qui leur permettent d’échapper au “ vivre véritablement ensemble ” (p. 138) ». Les populations périphériques ne cachent néanmoins pas leur rancœur envers l’État-providence dont les ultimes forces bénéficient en priorité aux primo-arrivants (les immigrés). Toutefois, elles pensent que « vivre ensemble séparé est aujourd’hui le prix à payer dans une société multiculturelle d’où la question sociale a été évacuée (p. 161) ». En revanche, « les représentations de la société française et du monde sont désormais irréconciliables, le consensus n’est plus envisageable (pp. 76 – 77) », d’autant « les catégories populaires, quelle que soit leur origine, savent que le rapport à l’autre est ambivalent : fraternel mais aussi conflictuel (p. 77) ».
Vers une géographie politique recomposée
Tout autant que géographiques, territoriales et sociologiques, les conséquences de cette séparation « à froid », silencieuse, indolore sont aussi électorales. « Le monde politique est aujourd’hui un champ de ruines (p. 71) ». Fort de ses analyses, Christophe Guilluy estime qu’« un parti = une sociologie + une géographie (p. 78) » au moment où « le champ politique n’est plus le lien du débat et de la confrontation des idées et des projets, mais une caisse de résonance de la rupture entre catégories populaires et, non seulement les élites, mais les catégories supérieures (p. 74) ».
Perdurent, hélas !, des légendes propagées par la caste journalistique. « Parce qu’ils [UMP et PS] sont les représentants historiques de la classe moyenne (actifs et/ou retraités issus de), les partis de gouvernement ont intérêt à faire vivre le mythe d’une classe moyenne majoritaire (p. 18) » alors qu’« en milieu populaire, la référence gauche – droite n’est plus opérante depuis au moins deux décennies (p. 72) ». Il est exact qu’« ouvriers, employés, femmes et hommes le plus souvent jeunes et actifs partagent désormais le même refus de la mondialisation et de la société multiculturelle (p. 87) ». Va-t-on cependant vers une révolution ? Il n’y croît pas. Mais, sur le terrain, « à bas bruit, une contre-société est en train de naître. Une contre-société qui contredit un modèle mondialisé “ hors sol ”; un meilleur des mondes, sans classes sociales, sans frontières, sans identité et sans conflits (pp. 130 – 131) ». « C’est sur ces territoires, par le bas, que la contre-société se structure en rompant peu à peu avec les représentations politiques et culturelles de la France d’hier (p. 11). » Comme quoi, le projet des B.A.D. (bases autonomes durables) dispose là d’un développement porteur considérable s’il est bien conduit, d’abord hors de toute publicité…
Cette lente et patiente rupture se répercute sur le plan électoral avec un « FN [qui bénéficie de] la dynamique des nouvelles classes populaires (p. 86) » à l’heure où il devient « inter-classiste » ou « post-classiste ». L’appréciation est à nuancer. Certes, « ce n’est pas le Front national qui est allé chercher les ouvriers, ce sont ces derniers qui ont utilisé le parti frontiste pour contester la mondialisation et s’inquiéter de l’intensification des flux migratoires (p. 79) ». L’auteur validerait-il la thèse du gaucho-lepénisme avancé dès 1995 par le politologue Pascal Perrineau ? Pas tout à fait, même s’il reconnaît « une “ sociologie de gauche ” qui contraint les dirigeants frontistes à abandonner un discours libéral pour défendre l’État-providence (p. 80) », car « les catégories populaires ne croient plus à la bipolarisation et n’adhèrent plus au projet d’une classe politique décrédibilisée par plusieurs décennies d’impuissance (p. 89) ».
On peut craindre que, dans ces conditions nouvelles, l’actuel programme social du néo-frontisme « mariniste » ne soit qu’un emballage populiste qui, à l’instar de nombreux précédents sud-américains, sera, une fois au pouvoir, renié pour mieux se conformer au Diktat de l’hyper-classe mondialiste et/ou jouir du faste des palais gouvernementaux tout en orchestrant une intense campagne sécuritaire de répression.
Christophe Guilluy prévoit-il le triomphe prochain du FN ? Nullement parce que « le vieillissement de la population demeure le rempart le plus efficace contre la montée du “ populisme ” (p. 91) ». En effet, « paradoxalement, c’est le vieillissement du corps électoral qui permet de maintenir artificiellement un système politique peu représentatif, les plus de 60 ans étant en effet ceux qui portent massivement leurs suffrages vers les partis de gouvernement (p. 72) ». La gérontocratie, stade suprême de la République hexagonale ? Eh oui ! « le socle électoral de la gauche est ainsi constitué d’une part de gagnants de la mondialisation (classes urbaines métropolitaines) et d’autre part de ceux qui en sont protégés (salariés de la fonction publique et une partie des retraités). De la même manière, l’UMP capte aussi une partie des gagnants de la mondialisation (catégories supérieures et aisées) et ceux qui en sont plus ou moins protégés (les retraités) (p. 80). » L’hétérogénéité des électorats du PS et de l’UMP prépare néanmoins des avenirs différents. Si « l’UMP [dispose d’]une dynamique démographique favorable (p. 84) », le PS peut disparaître, car c’« est le parti de la classe moyenne (p. 85) ». Par ailleurs, le PS se montre incapable de trancher entre des desseins contradictoires. « Le gauchisme culturel de la gauche bobos se heurte […] à l’attachement, d’ailleurs commun à l’ensemble des catégories populaires (d’origine française ou étrangère), des musulmans aux valeurs traditionnelles. Autrement dit, le projet sociétal de la gauche d’en haut s’oppose en tous points à celui de cet électorat de la gauche d’en bas (pp. 105 – 106). »
PS et UMP incarnent désormais deux pôles gémellaires autour desquelles s’agencent des majorités électorales momentanées. Il en ressort que « les stratégies électorales de Terra Nova pour le PS et de Patrick Buisson pour l’UMP apparaissent les plus pertinentes pour des partis désormais structurellement minoritaires dans un système tripartiste (p. 95) ». Les institutions de la Ve République s’adapteront-elles à cette nouvelle donne ?
Christophe Guilluy critique la réforme territoriale Hollande – Valls et s’élève contre la disparition programmée du département. Il conçoit plutôt cette collectivité comme le cadre adéquat d’« une France périphérique sédentaire et populaire (p. 121) ». On se surprend de lire en conclusion quelques allusions à une version atténuée de décroissance qui est en fait du localisme édulcoré. En tout cas, il est patent que « la question d’un modèle de développement économique alternatif sur ces territoires est désormais posée (p. 164) ». Cette contre-société en gestation partiellement dissidente et séparatiste évitera-t-elle tout antagonisme ? « Le risque est réel de voir les radicalités sociales et politiques se multiplier et le conflit monter vers une forme de “ guerre à basse tension ” (p. 179). » Et si la révolution de demain se lovait dès maintenant en périphérie des métropoles ?
Georges Feltin-Tracol
• Christophe Guilluy, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion, Paris, 2014, 187 p., 18 €.
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