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mardi, 07 avril 2015

Est-ce la servitude qui nous attend ?

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Est-ce la servitude qui nous attend ?

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste
Ex: http://www.lesobservateurs.ch

Soumission de Michel Houellebecq n'est pas un bon livre. D'abord il contient des scènes de sexe dégoûtantes et déprimantes. Ensuite, dans de longs passages ennuyeux, il expose une philosophie de bazar. Et pourtant ce livre a eu un effet sur moi à nul autre pareil. Il a cassé le dogme de la modernité qui, tel un parasite, rongeait encore ma moelle.

Malgré tous mes livres et études sur le totalitarisme, sur Rousseau et sa dérive totalitaire, sur la Révolution scientifique du 17ème siècle, sur l'imposture révolutionnaire née en 1789, je portais encore en moi ce dogme que le progrès est irrésistible, que l'avenir appartient à un individu libre de se fixer des buts en toute autonomie dans le cadre des droits de l'homme. L'extraordinaire est que je n'ai jamais vraiment cru à ce dogme. Je n'ai jamais cru qu'on pût prendre une distance telle envers sa vie qu'il fût possible de la choisir ou de la construire pour devenir soi, comme le dit l'inénarrable Attali. Je n'ai jamais cru qu'on pût disposer de sa vie comme on dispose d'un compte en banque.

Nonobstant, je pensais qu'il n'y avait rien à faire contre le magnétisme du dogme moderniste, qu'il n'y avait rien à faire  contre l'image abrutissante d'un invidu parfaitement libre dans ses choix, qu'il n'y avait rien à faire contre l'élimination de toute tradition devant le raz-de-marée du progrès. La puissance de la publicité me paraissait symboliser ce miroir aux alouettes qu'est la foi en un individu libéré et mondialisé. Pour moi, jamais nous ne pourrions goûter à la liberté dans un  marché universel, tout simplement parce que les masses en viennent toujours à opter pour les mêmes marques, voitures ou chaussettes. La liberté moderne, à mes yeux, était une liberté de consommateur "pavlovisé" ou conditionné. Elle n'avait donc rien à voir avec la liberté. Mais, encore une fois, je croyais que contre cet abrutissement dans le consumérisme, il n'y avait rien à faire. Pourquoi croyais-je qu'il n'y avait rien à faire ? Je l'ignore, mais quoi qu'il en soit, Soumission est arrivé.

La puissance d'un roman, contrairement à un essai philosophique,  est qu'il s'adresse à des sentiments si profonds que nous n'en avons généralement pas conscience. Il peut nous donner de l'espoir ou du désespoir. Un romancier peut changer notre rapport au monde dans ce qu'il a de plus intime. Avec Soumission, j'ai définitivement cessé de croire que l'histoire va nécessairement dans un seul sens. Certes, je le savais intellectuellement, mais pas charnellement. Dans ma chair je me sentais emporté par l'irrésistible flux de la modernité,  comme Tocqueville il y a déjà 200 ans. (1) Pour le meilleur ou pour le pire, le roman de Houellebecq m'a ôté ce sentiment.

J'entends déjà des cris d'orfraie. Houllebecq esquisse un avenir où l'islam règne en maître absolu. Je sais, mais c'est beaucoup plus subtil que cela. Les Modernes, se prétendant libres ou insoumis grâce aux acquis sociaux, risquent de se retrouver esclaves de ceux qui se disent soumis à Dieu, les musulmans. Les insoumis pourraient se retrouver soumis aux soumis  C'est là qu'est la clé du livre. A force de nous vouloir parfaitement libérés de tout et de tous, nous risquons de nous retrouver dans des conditions d'existence parfaitement inverses à celles dans lesquelles nous nous préparions à vivre. Comme le pensait déjà George Orwell, la liberté pourrait bien nous conduire à la servitude.(2) Les victimes du stalinisme en savent quelque chose : sur le chemin d'un avenir radieux, elles se sont retrouvées nez à nez avec Staline, exterminateur incomparable. Il n'est pas inconcevable que les Occidentaux, convaincus de marcher sur le radieux chemin d'une universelle émancipation, se retrouvent nez à nez avec une théocratie sanglante. Je ne le souhaite pas, mais ce n'est pas impossible.

Houllebecq suggère que l'athéisme ne résistera pas au retour du religieux.  Le pouvoir peut multiplier les procédures démocratiques, organiser des sondages, se soucier de l'égalité, s'il ne se réfère pas à ce qui dépasse nos besoins terrestres, il s'effrite en raison de son incapacité congénitale à être un arbitre dans l'infini fouillis des revendications. Comme le dit Régis Debray,  "le religieux est un point de fuite qui, en nous élevant, nous permet de nous coordonner" (3). Sans ce point de fuite, l'horizontalité de nos revendications démocratiques ne peut pas être coordonnée. Comment nous entendre dans le brouhaha de revendications aussi diverses que celles des immigrés, des indigènes, des femmes, des hommes, des animaux, des abeilles en péril, des climatologues effrayés,  des homosexuels,  des hétérosexuels, des transsexuels, des bisexuels ? Cela ne signifie pas que les procédures démocratiques doivent disparaître devant quelque grand califat, mais que ce n'est pas à partir d'elles qu'on peut avoir un gouvernement, qu'il soit démocratique ou monarchiste.

Comme le dit Lucien Jerphagnon, "on ne commande jamais mieux qu'au nom du ciel, quel qu'en soit le propriétaire présumé".(4) Le pouvoir à besoin de s'appuyer sur un arrière-fond transcendant. C'est cet arrière-fond que la modernité rejette avec fureur pour créer une cité séculière, une cité ne dépendant plus de quelque transcendance que ce soit. A s'appuyer seulement sur le cours des affaires humaines et seulement là-dessus, le pouvoir programme sa propre mort, comme on peut la voir sur les visages ectoplasmiques des gouvernants européens et de leurs sycophantes.

S'il est un auteur qui s'est efforcé de comprendre comment un peuple pourrait se gouverner lui-même, sans plus se rapporter à un au-delà, c'est bien Rousseau. A lire son Contrat social et sa correspondance, on voit qu'il a eu le sentiment d'avoir échoué dans cette entreprise. Cet échec est comme un présage annonçant l'effritement des constitutions politiques élaborées dans la rage de détruire tout ce qui dépasse l'homme, la Constitution française constituant un modèle du genre. En revanche, la Constitution suisse commence avec un préambule faisant explicitement référence à "Dieu tout-puissant". On imagine sans peine quels rires ou sourires peut provoquer cette formule. Mais qui a dit que la raillerie est signe de vérité ?

Aujourd'hui,  nous dénonçons, les larmes aux yeux, l'iconoclasme  des islamistes qui détruisent quelque patrimoine de l'humanité. Mais nous sommes parfaitement aveugles à une destruction autrement plus grave, celle de tous les ponts qui pourraient nous conduire au-delà de nos courtes vues. Nous avons cru, avec arrogance, que nous pourrions nous passer de ces ponts. Aujourd'hui, bloqués sur les rives de la modernité, nous appelons au secours. C'est cet appel désespéré que Soumission fait résonner.

Jan Marejko, 1er avril 2015

(1) Alexis de Tocqueville,  De la démocratie en Amérique,vol II

(Quatrième Partie : Chapitre VI), 1840.

(2) "Freedom is Slavery" est l'une des plus célèbres formules du livre de George Orwelll, 1984, publié en 1949.

(3) Valeurs actuelles, "Régression de progressisme" Régis Débray interviewé par Basile de Koch. Lundi 23 février 2015.

(4). Lucien Jerphagnon, Julien L'Apostat, Seuil, Paris, 1986, p. 16.

00:05 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, jan marejko, servitude | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

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