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jeudi, 28 octobre 2021

La Guerre de Succession d'Espagne: une guerre mondiale avant l’heure

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La Guerre de Succession d'Espagne: une guerre mondiale avant l’heure

par Georges FELTIN-TRACOL

Deux guerres d’ampleur mondiale ont marqué l’histoire du XXe siècle quand bien même l’épicentre se trouvait en Europe. Cette « guerre civile européenne de trente ans » se manifestait aussi par des fronts en Afrique (Tanganyika avec Paul Emil von Lettow–Vorbeck entre 1914 et 1918, Afrika Korps en Afrique du Nord de 1941 à 1943), en Asie, en Océanie (Guerre du Pacifique de 1941 à 1945 ou les occupations japonaises, australiennes, britanniques et étatsuniennes des possessions allemandes du Pacifique dès 1914…) et sur toutes les mers de la planète.

Or, ce n’est pas la première fois que les puissances européennes se combattent partout sur terre et en haute-mer. La Guerre de Succession d’Espagne se déroule au début du XVIIIe siècle sur plusieurs fronts et suscite des batailles navales. « C’est l’ensemble du continent qui devient un champ de bataille entre deux grands blocs, la “ Grande Alliance de La Haye ” et les Bourbons. On se bat en Italie, dans les Pays-Bas, sur le Rhin, on se bat bientôt en Hongrie, en Bavière et dans la Péninsule ibérique; on se bat aussi sur les mers, de la côte du Brésil jusqu’au Spitzberg; on se bat dans les Caraïbes, en Floride et au Québec, dans un conflit qui tend à s’élargir à l’espace du globe », écrit Clément Oury dans un livre qui fait date.

51tKGqwjmxL.jpgDiplômé de l’École des Chartes et docteur en histoire de l’université Paris – Sorbonne, l’auteur réalise avec La Guerre de Succession d’Espagne. La fin tragique du Grand Siècle la première synthèse en français de ce conflit continental majeur. Avec un réel talent d’écriture, il intègre dans son travail aussi bien l’« histoire – bataille » que l’approche méthodologique de l’« école des Annales », des considérations géo-stratégiques que l’étude de l’équipement, du matériel et de l’état d’esprit des combattants. Il se penche même sur l’opinion publique et sur ce qu’on appellera plus tard la        « propagande ». Il en profite pour réviser le concept de « stratégie de       cabinet ». Il s’intéresse, à la suite d’André Corvisier, à l’agencement des armées et des marines de guerre. Il se penche sur le moral des soldats et démontre le grand rôle de l’intendance militaire. Il distingue enfin les fantassins des « vieux corps » des « régiments de nouvelle levée ».

Incertitudes dynastiques 

« La monarchie espagnole est le géant des cent cinquante premières années de l’époque moderne. » Charles II de Habsbourg règne sur un ensemble disparate (Pays-Bas « belgiques », Milan et Naples, possessions d’Amérique, Philippines, comptoirs africains) dont il est le seul élément d’unité. Or, le 1er novembre 1700 s’éteint le roi d’Espagne, le dernier représentant de la branche madrilène des Habsbourg. Frappé par la consanguinité de ses ascendants, son père étant l’oncle-cousin de sa mère… et malgré deux mariages consécutifs, le monarque reste stérile, ce qui inquiète toutes les cours d’Europe d’autant que depuis les abdications de Charles Quint en 1555, Habsbourg d’Espagne et Habsbourg d’Autriche s’épaulent mutuellement contre les menaces anglaise, réformée, française et ottomane. La complexité des règles successorales des Espagnes attise la revendication de quelques candidats soutenus à Madrid où se forment des coteries. L’ambassadeur de France, le marquis d’Harcourt, anime le «parti français». La reine Marie-Anne de Neubourg dirige le « parti allemand » favorable au fils de l’Électeur de Bavière. Le « parti autrichien » considère le second garçon de l’empereur Léopold, l’archiduc Charles, comme l’unique vrai successeur de son oncle. Ces trois tendances recherchent l’appui du « parti castillan » du cardinal Portocarrero.

DFM3-2ED.jpgL’ouverture du testament de Charles II d’Espagne surprend tout le monde.          « Charles désigna le candidat Bourbon, Philippe d’Anjou, comme son héritier légitime et universel. La France avait beau avoir été l’ennemi qui, depuis des décennies, s’emparait régulièrement de quelques joyaux de la Couronne, elle était en 1700, aux yeux des Espagnols, la seule puissance suffisamment forte pour protéger leur empire. » Convoquant en urgence le Conseil d’en-haut qui se tient dans les appartements de Madame de Maintenon et après deux journées de vives discussions au cours desquelles le Grand Dauphin d’habitude effacé intervient en faveur de son deuxième fils, Louis XIV accepte la succession. Il rend publique sa décision, le 16 novembre 1700, devant des courtisans stupéfaits. Philippe d’Anjou devient Philippe V d’Espagne. Le « Roi-Soleil » se doute que son choix risque de déclencher une guerre. Nul ne sait pas encore que « la Guerre de Succession d’Espagne est le plus long conflit du règne de Louis XIV, le plus long également du XVIIIe siècle ».

Louis XIV « n’est plus un conquérant orgueilleux et implacable : c’est un vieillard inquiet, soucieux de conserver ses frontières et sensible à l’accablement de son peuple. La guerre ne vise plus à des conquêtes destinées à consolider le “ pré carré ”, mais s’attache à défendre le territoire d’un autre pays, l’Espagne ». Ce conflit sera, « pour le royaume de France, une épreuve terrible, la pire sans doute de l’Ancien Régime ». En effet, « le testament de Charles II représente, au sein de l’ordre européen qui s’est installé à l’issue de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, un bouleversement politique majeur. Pourtant, un rééquilibrage s’opère à une vitesse surprenante. Face à la France et à l’Espagne, un bloc disparate mais soudé d’États européens se constitue en dix-huit mois ».

L’affrontement de deux blocs

Contre le nouveau bloc dynastique de la France et de l’Espagne dont les peuples accueillent avec joie leur nouveau souverain, ce qu’on appelle bientôt les « Deux-Couronnes » bourboniennes auxquelles se rallient les Électeurs de Bavière et de Cologne, Clément Oury mentionne la « Grande Alliance » (Maison d’Autriche, Provinces-Unies, Angleterre). Ces trois États parviennent « à regrouper autour d’eux la majorité des puissances moyennes ou mineures de l’Europe du Nord et de l’Empire » dont le Brandebourg – Prusse, le Hanovre, la Savoie et le Portugal. Les États alliés sont en périphérie par rapport au nouvel ensemble franco-espagnol. « De même que la position centrale de la France par rapport aux possessions espagnoles offre un avantage indéniable en matière de répartition et de coordination des forces, la concentration du pouvoir à Versailles permet des prises de décision rapides et  cohérentes. » L’auteur montre bien par ailleurs que « Louis XIV comme ses conseillers appartenaient à l’école “réaliste” en matière de relations internationales, celle qui cherchait à identifier les “intérêts des États”. Selon cette approche, les monarchies ou les républiques d’Europe devaient poursuivre des objectifs rationnels, c’est-à-dire ceux de leur survie et de leur agrandissement. Les décisions des souverains, comme les déclarations de guerre ou les alliances entre États, étaient le fruit de calculs froids. Elles devaient s’entendre en termes de sécurité des frontières et d’accroissement territorial ».

989d24897f0adff3e1aae94a1f310070.jpgDu côté de la « Grande Alliance de La Haye » apparaît vite un incontestable triumvirat : le duc anglais de Marlborough, ancêtre du criminel de guerre Winston Churchill, le prince Eugène de Savoie pour les Habsbourg, et le Grand Pensionnaire des Provinces-Unies Heinsius. Quand ils n’arrivent pas à se rencontrer, ils s’échangent une intense correspondance épistolaire. Une cohérence dans le commandement s’établit, car « il s’agissait en fait de la conjonction de leurs poids politique, diplomatique et (pour les deux premiers) militaires ». Chacun doit toutefois garder à l’esprit les intérêts spécifiques de leur État respectif. Heinsius négocie sans cesse avec les États-Généraux bataves. À Vienne, face à la « Vieille Cour » dont la priorité est la défense de l’Italie et une faction rivale dite « allemande » qui, pacifiste, cherche à défendre les rives du Rhin, le prince Eugène et les jeunes archiducs Joseph et Charles appartiennent au parti de la « Jeune Cour » qui, « lui-même traversé par des tensions internes, était réformateur et belliqueux. Il prônait une lutte résolue contre la France pour obtenir l’intégralité de la monarchie espagnole au profit des Habsbourg ». Proche des whigs bellicistes, Marlborough fait face à l’hostilité des tories proto-jacobites assez méfiants par ailleurs envers l’éventuelle accession sur le trône anglais de la Maison de Hanovre. Publiciste tory, Jonathan Swift publie de nombreux pamphlets contre la majorité whig à la Chambre des Communes. Ces rivalités intestines se répercutent avec plus de violence ailleurs en Europe. Territoire espagnol, le royaume de Naples voit se déchirer les « Blancs », partisans de Philippe V, et les « Noirs », soutiens de l’archiduc Charles. « Dans les Pays-Bas s’affrontent le parti des “ carabiniers ”, pro-Bourbon, et celui des “ cuirassiers ” pro-Habsbourg. »

Clément Oury va jusqu’à se demander si la Guerre de Succession d’Espagne ne favorise pas « une conscience nationale en germe » tant sont nombreux les libelles et les pamphlets. En raison de la profusion des gazettes qui n’hésitent pas à déformer les nouvelles, l’auteur y observe la formation d’« une société d’information ». Les guerres incessantes de Louis XIV, les ravages du Palatinat en 1674 et en 1689, l’annexion de territoires au mépris des coutumes et la révocation en 1685 de l’édit de Nantes rendent les peuples européens gallophobes. Le royaume de France connaît lui aussi en proie à des « cabales ». « Les cabales sont […] des réseaux d’influence peu structurés, aux limites floues, et qui regroupent des personnages d’importance se soutenant mutuellement pour s’assurer de conquérir les meilleures places au sommet de l’État, en écartant leurs adversaires. » Les trois principales qui polarisent les rapports de force sont la « cabale des Seigneurs », conservatrice, aristocratique et militaire, autour de Madame de Maintenon, la « cabale de Meudon » autour du Grand Dauphin et de son demi-frère, le duc légitimé de Maine, et la « cabale des Ministres », réformatrice et dévote, avec le duc de Berry et, de façon indirecte, le duc d’Orléans.

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Pourquoi donc les Espagnols, ennemis des Français depuis le début du XVIe siècle, acceptent-ils un monarque français ? Clément Oury ne l’évoque pas, mais l’abrogation de l’édit de Nantes a satisfait l’Espagne. En outre, « en appelant le petit-fils de Louis XIV, les élites ibériques reconnaissaient la puissance du modèle administratif et militaire français, dont la solidité semblait seule à même de garantir l’intégrité de la monarchie ». Or s’affrontent dans les Espagnes et leur outre-mer deux visions contradictoires de l’État. « Le modèle de l’absolutisme Bourbon, centralisateur et unificateur, s’oppose au gouvernement par conseil, plus fédéraliste, prôné par l’opposant Habsbourg. » Il faut en effet savoir que « la Castille était sous la dépendance du roi et de son administration, mais ce n’était pas le cas de la couronne d’Aragon, elle-même constituée du royaume d’Aragon (autour de Saragosse), de la Catalogne et de la région de Valence. Dans ces trois provinces, des libertés constitutionnelles, les fueros, restreignaient les compétences administratives et fiscales du Roi Catholique ».

Dualité espagnole intrinsèque

Élevé à Versailles dans une étiquette absolutiste, Philippe V cherche à centraliser ou pour le moins à uniformiser cette entité politique hétérogène si bien que la Catalogne et ses « miquelets » se rallient à l’archiduc autrichien qui assume ouvertement ses prétentions. « Le 12 septembre 1703, à Vienne, l’archiduc Charles, le fils de Léopold, se fit couronner roi d’Espagne sous le nom de Charles III. » En revanche, dès 1706, la Castille démontre son entière loyauté à Philippe V.

Le prétendant Habsbourg défend pour sa part la polysynodie en vigueur à Madrid. Ce système institutionnel se comprend à l’aune de conseils techniques comme le Conseil d’État ou le Conseil de guerre, ou géographiques tels le Conseil de Castille, le Conseil d’Aragon, le Conseil d’Italie et le Conseil des Indes. Les Castillans se méfient beaucoup de cet archiduc ambitieux qui semble « s’appuyer sur les forces centrifuges de la monarchie ou sur ses ennemis traditionnels : Catalans et Portugais. Enfin, comment croire qu’un Roi Catholique puisse être soutenu avec autant d’ardeur par tous les États protestants d’Europe, Angleterre et Hollande en tête ? » Toutefois agissent dans toutes les terres hispaniques, ses partisans. Ce sont les tout premiers « carlistes » qu’on appelle aussi les « austrophiles » ou les « austriacistes ». « Ce mouvement de soutien à l’archiduc [...] s’appuyait moins sur la personne du souverain que sur la tradition de délibération et de fédéralisme qu’il incarnait. » Il est patent qu’« en Catalogne même, le parti austraciste s’appuyait sur trois piliers : les vigatans, sa branche militaire, une milice encadrée par de petits nobles locaux qui avaient mené la résistance contre la France durant le conflit précédent; la bourgeoisie commerciale de Barcelone, qui rêvait de faire de la Catalogne la “ Hollande de la Méditerranée ”; et le bas clergé, surtout les ordres mendiants ».

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Il est intéressant de noter que cent cinquante ans plus tard, le carlisme fera de ces bastions historiques austrophiles des places fortes au nom de « Dieu, du Roi et des fueros ». Le carlisme bourbonien qui surgit au XIXe siècle reprend maints arguments austracistes du début du XVIIIe siècle. En raison des contentieux dynastiques en son sein à partir de la seconde moitié du XXe siècle où la faction majoritaire carliste se proclame révolutionnaire, socialiste et autogestionnaire au mépris du traditionalisme se relance un courant carloctaviste favorable à l’archiduc Dominique de Habsbourg - Toscane, surtout quand l’actuel prétendant traditionaliste, le prince Sixte-Henri de Bourbon-Parme, disparaîtra sans héritier direct.

Hors d’Espagne, le conflit soulève d’autres révoltes. Ainsi les « Malcontents » de Hongrie sont-ils dirigés par un magnat protestant, descendant des princes de Transylvanie, François II Rákóczi. Mais, dès 1704, les Franco-Espagnols s’en désintéressent ! « Louis XIV, qui n’a pas oublié les troubles de la Fronde, se défie des mouvements de rébellion. » Versailles joue tardivement et avec une réticence certaine la carte jacobite. Les Anglais et les Écossais fidèles aux Stuart exilés forment une « diaspora, que l’on estime à 40.000 personnes environ, s’était réfugiée en France, mais aussi en Italie et en Espagne. Ses membres étaient avant tout des militaires, officiers et soldats ». Louis XIV héberge le prétendant jacobite, Jacques III, fils de Jacques II d’Angleterre et d’Écosse, à Saint-Germain-en-Laye. La « Grande Alliance » anti-Bourbon investit peu de son côté dans la «Guerre des Camisards». Ce  « mouvement prophétique protestant, actif dans les Cévennes et le Vivarais » conduit par « un jeune garçon boulanger de vingt et un an, Jean Cavalier, prédicant et prophète » sert surtout de diversion militaire. La « petite guerre » (ou guérilla) correspond aux théâtres d’opération hongrois et cévenole. Il faut souligner que « les partisans étaient des troupes régulières, détachées de l’armée, et à qui était confiée une mission précise : reconnaissance, fourrage ou réquisitions ».

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Batailles et négociations parallèles

« La Guerre de Succession d’Espagne marque l’aboutissement d’un “ Grand Siècle ” militaire caractérisé par l’augmentation constante de la taille des armées et par l’amélioration de l’organisation du ravitaillement. L’augmentation des moyens des différents États belligérants permettait d’enrôler et d’équiper un nombre supérieur de soldats; les impératifs de l’approvisionnement des hommes et de l’alimentation des chevaux avaient tendance à prendre une part croissante dans le choix des théâtres d’opérations et dans la direction de la guerre. » Clément Oury insiste, d’une part, sur le rôle déterminant de l’intendance et, d’autre part, sur l’importance de la guerre des places avec l’application de la poliorcétique « ou l’art de la conduite d’un siège » Cela implique pendant l’encerclement d’une place forte de maintenir des lignes de communication continues ainsi que des sources variées d’approvisionnement. Cependant, « dans les relations internationales de l’Europe d’Ancien Régime, la négociation et l’action militaire ne sont pas des séquences séparées : elles se déroulent de concert durant toute la durée du conflit ».

La variété des fronts en Europe et au-delà nécessite une concertation permanente entre les responsables des forces anti-Bourbon. Le prétendant Charles III d’Espagne se rend à Windsor saluer la reine Anne d’Angleterre et s’entretient avec les généraux anglais de la campagne à venir de 1704. « Jamais on n’avait vu une telle coopération – et une telle interdépendance – entre les adversaires de la France. » Une autre visite modifie le sort de l’Europe septentrionale. En avril 1707, Marlborough rencontre le roi de Suède Charles XII en pleine « Guerre du Nord ». Le capitaine général anglais « de facto […] diplomate en chef de la Grande Alliance » le persuade de ne pas envahir la Silésie autrichienne « et d’attaquer plutôt Pierre le Grand pour installer un tsar à sa dévotion en Russie – c’est donc sur les bons conseils de Marlborough que le roi de Suède se lança dans la campagne qui allait mener à son épouvantable défaite de Poltava, deux ans plus tard ». À l’été 1702, 14.000 Anglais ont débarqué près de Cadix. C’est « la première fois que les Britanniques réalisaient une opération aussi ambitieuse, si loin de leurs bases et sans le moindre soutien local ».

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L’auteur ne cache pas travers et défauts français. Rivalités, divergences d’appréciations et querelles d’ego incessantes ruinent toute coordination effective entre les troupes. Le Royaume de France pâtit d’un mal chronique: le manque d’argent. Mais, « malgré son coût prohibitif, le système financier tint bon. Même accablé par les défaites, le roi de France garde tout au long de la guerre une image suffisamment bonne pour trouver encore des investisseurs. La dette s’était internationalisée », y compris auprès des contempteurs habituels de la monarchie absolue de droit divin. « De nombreux jansénistes exilés en Hollande, comme Pasquier Quesnel, souhaitaient la victoire du parti Bourbon, alors même que le pays qui les accueillait était engagé dans l’autre camp. »

Imprévus militaires et inattendus politiques

Au cours de cette longue et terrible guerre, « les territoires extra-européens deviennent des enjeux stratégiques majeurs, justifiant un effort naval soutenu ». La stratégie prend en compte le domaine naval. Il paraît désormais évident que « pour la marine davantage encore pour l’armée, le rôle de l’argent était essentiel. Les Français, aussi bien que les Anglais et les Hollandais, savaient que de la solidité financière dépendait la puissance navale, qui conditionnait à son tour le commerce, source d’enrichissement pour les particuliers et pour l’État ». Clément Oury avertit que « la guerre dans les Antilles n’était pas moins impitoyable que celle qui se menait dans les plaines de Flandre ». La supériorité navale anglo-hollandaise oblige les navires des Deux-Couronnes à repenser leur tactique. « Les Français pratiquent la course sur toutes les latitudes, des Caraïbes et de l’Amérique du Sud jusqu’à Arkhangelsk. On a calculé que sur l’ensemble du conflit, le butin se monte à  6587 prises, dont 3126 faites à Dunkerque et 886 par Saint-Malo, pour des montants respectifs évalués, au bas mot, à 30 et 15 millions de livres. » « En mai 1712, [le corsaire Cassard] ravagea les îles portugaises du Cap-Vert, avant de décharger son butin à la Martinique. […] En juin, il soumit les îles anglaises de Montserrat et Antigua; en octobre ce fut au tour de la colonie hollandaise de Surinam d’être contrainte à une contribution de 800.000 florins. En janvier 1713, il ravagea l’île hollandaise de Saint-Eustache, puis il tomba sur la colonie hollandaise de Paramaribo le 18 février, et la pilla ainsi que celle de Curaçao. » Quant à la Royale, on lui assigne « une tâche d’escorte pour convoyer l’or des Indes; elle est également incitée à prêter ses vaisseaux pour les opérations de course ».

Vient enfin le « tournant » des années 1710 – 1711 marqué un an auparavant par un vibrant appel de Louis XIV à ses sujets. Lu un dimanche de juin 1709 dans toutes les églises du royaume, le message royal explique les raisons de la poursuite de la guerre et les exigences extravagantes de la Grande Alliance. En 1710, les tories remportent les deux tiers des sièges aux Communes. Ils entament des discussions secrètes avec Versailles. Les pourparlers s’accélèrent après le coup de tonnerre dynastique du 17 avril 1711. Ce jour-là meurt sans héritier l’empereur Joseph. Son frère Charles III d’Espagne obtiendra sous peu la couronne impériale. Il est hors de question pour l’Angleterre et les Provinces-Unies que cette guerre menée contre le bloc dynastique bourbonien entérine la reconstitution de l’Empire de Charles Quint. Il est piquant de rappeler qu’élu empereur, Charles VI n’aura, lui aussi, aucun héritier mâle. Il prendra en 1713 la Pragmatique Sanction qui fera de sa fille aînée Marie-Thérèse son héritière, ce qui entraînera la Guerre de Succession d’Autriche (1740 – 1748). Quel aurait été le sort des territoires hispaniques si l’archiduc était resté Charles III d’Espagne ?

Vers l’ère atlantique… 

Finalement, « la Guerre de Succession d’Espagne s’est dénouée sur les champs de bataille du nord de la France, dans les salons d’Utrecht et au palais de Rastatt ». Au mépris des lois fondamentales du royaume de France qui établissent une monarchie successorale (et non héréditaire), ce que proclame dans le vide le Parlement de Paris, Philippe V renonce pour lui et ses descendants tout droit sur la couronne de ses aïeux. Son frère cadet, le duc de Berry, et le duc Philippe d’Orléans abandonnent pour leur part toute revendication sur le trône d’Espagne. Plus d’un siècle plus tard, cela n’empêchera pas le roi des Français Louis-Philippe de convoiter ce trône pour son dernier fils Antoine d’Orléans, duc de Montpensier et époux de Louise-Fernande de Bourbon, sœur cadette d’Isabelle II. Ces renonciations simultanées témoignent de l’avènement thalassocratique anglo-saxon. Entre « deux conceptions de la monarchie : l’une, française, strictement dynastique et de droit divin; l’autre, britannique, inspirée par les principes de la Glorieuse Révolution, dominée par la rationalité politique et les traités internationaux, et garantie par les autres souverains européens », c’est la conception anglaise qui l’emporte à l’aube du « siècle des Lumières ». Il n’est d’ailleurs pas anodin si Paul Hazard situe « la crise de la conscience européenne » entre 1685 et 1715…

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Les traités d’Utrecht de 1713 et la Paix de Rastatt du 6 mars 1713 modèlent donc une Europe qui s’affranchit du « Grand Siècle » ludovicien. « Les traités d’Utrecht offrent à la Grande-Bretagne les moyens de la domination maritime et commerciale à laquelle elle aspire. […] Elle se voit récompensée pour ses bons offices par la cession de Gibraltar, de Minorque, du détroit et de la baie d’Hudson, de Terre-Neuve (même si les Français y conservent un droit de pêche), de l’île de Saint-Christophe. » Le bilan pour les Habsbourg demeure mitigé. « Les États héréditaires de la Maison d’Autriche confirmaient leur statut de grande puissance européenne. Dans une perspective téléologique, ces gains jetaient les bases d’un futur “ empire d’Autriche ”. Mais dans la logique dynastique, c’était un désastre. L’idéal de la Maison de Habsbourg, celui d’un empire catholique partagé en deux branches distinctes mais indissociablement liées, avait vécu.»

La victoire des puissances maritimes anglo-hollandaises participe à l’émergence de la Modernité. Ainsi peut-on retenir que « de ce conflit éreintant naît un nouvel agencement des pouvoirs en Europe et, par le biais des empires coloniaux, sur l’ensemble de la planète. Le temps où une famille (Habsbourg au XVIe siècle, Bourbon au XVIIe) jouissait d’une prééminence diplomatique et militaire est désormais révolu. Le siècle des Lumières s’ouvre sur le triomphe de la notion d’équilibre entre les États. La Guerre de Succession d’Espagne marque ainsi un tournant. L’Empire espagnol est démembré; la Maison d’Autriche se recentre sur Italie et sur les Balkans; l’Angleterre affirme sa prééminence sur les mers et sa présence sur le continent, au détriment de la Hollande; les ambitions royales de la Prusse et de la Savoie se confirment; la puissance française demeure redoutable, mais elle revient à des bornes acceptables par ses homologues européens. Si on ajoute que, au même moment, la Russie triomphe de la Suède pendant la Grande Guerre du Nord (1700 – 1721), on constate qu’au début du XVIIIe siècle se dessine une carte de l’Europe où dominent les États qui s’affronteront encore lors de la Première Guerre mondiale ». La Guerre de Sept Ans (1756 – 1763), puis les Guerres de la Révolution et de l’Empire (1792 – 1815) accentueront la mainmise anglo-saxonne pour au moins les deux siècles suivants. Maîtresse du Canada, l’Angleterre commencera un long et patient ethnocide des peuples américains d’ethnie française. Gibraltar et les Malouines resteront des territoires sous occupation britannique. Le récent fiasco de la vente des sous-marins français à l’Australie n’est au fond qu’une très lointaine conséquence de la défaite commune de l’Hispanité et de la Francité sur les champs de bataille de Blenheim (1704) et de Malplaquet (1709).

  • Clément Oury, La Guerre de Succession d’Espagne. La fin tragique du Grand Siècle, Tallandier, 2020, 520 p., 25,90 €.

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