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dimanche, 03 avril 2022

Homo homini lupus: le vrai visage de l'"Umma" néolibérale

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Homo homini lupus: le vrai visage de l'"Umma" néolibérale

Emiliano Laurenzi

Source: https://www.azionetradizionale.com/2022/04/01/fuoco-homo-homini-lupus-il-vero-volto-della-umma-neoliberista/

41ULzFbvZcL._SX298_BO1,204,203,200_.jpgEmiliano Laurenzi est un sociologue des processus culturels, amateur de littérature et de voyages à moto, auteur de "L'islamisme capitaliste" pour les éditions Manifestolibri et co-auteur de divers essais de médiologie, il se consacre à l'étude par passion et ténacité.

Affirmer que le wahhabisme est non seulement compatible avec la propagation du capitalisme de consommation en Arabie saoudite, mais qu'il y contribue également, signifie tout d'abord revoir les hypothèses idéologiques, plutôt que culturelles, à travers lesquelles notre société se représente. A l'origine de cette convergence entre la version du littéralisme coranique le plus desséché et l'adoption des comportements et des modes de vie consuméristes les plus avancés, il y a en fait une double dissimulation concernant les modes et les formes de légitimation du pouvoir d'une part, et le rôle du droit à l'égard des individus d'autre part. Aujourd'hui, nous avons du mal à reconstruire ces liens en raison de l'hégémonie exercée par le concept libéral de société civile.

Au cours des 40 dernières années, la version dominante du néolibéralisme a déployé tout son potentiel. Cela s'est manifesté non seulement dans l'économie et la finance, mais surtout dans la réduction radicale, voire la destruction pure et simple, de toute fonction de redistribution, de protection et de sauvegarde des sections les plus faibles de la population, ainsi que dans la liquéfaction des partis de masse et des syndicats. En bref, toutes les fonctions et organisations visant la médiation et la négociation. En d'autres termes, les résidus des fonctions sociales de l'État, fils du droit positif affirmé avec la révolution française, pour se limiter aux démocraties libérales. Mais aussi les manifestations concrètes du contractualisme : la source, pas par hasard clairement en crise dans tout l'Occident dit démocratique, de la légitimité étatique depuis 200 ans, c'est-à-dire depuis la destruction de l'Ancien Régime.

C'est précisément l'idée de la société civile, censée être un centre d'échange et de défense des libertés individuelles, qui a joué un rôle extrêmement efficace et flexible dans cette opération de démantèlement. La société civile s'est révélée prospère dans la crise des formes du contractualisme moderne, en leur absence, ou souvent comme instrument de leur destruction. On l'a vu avec les mouvements en Europe qui ont tenté de combler le vide laissé par les partis de masse - avec des résultats risibles - à ceux qui ont déclenché les soi-disant printemps arabes - étant ensuite systématiquement et tragiquement écrasés par les forces qu'ils avaient contribué à déclencher.

Ainsi, plusieurs éléments communs apparaissent en filigrane entre le cœur de la pensée libérale à partir duquel s'est développée l'idée de société civile et une certaine déclinaison de l'idée même d'umma, spécifiquement wahhabite. Les deux tendent à se présenter comme une dimension universelle, déclenchant une consonance entre l'idée libérale de la dimension économique de l'individu en tant que forme universelle authentique du droit naturel, et la nature de l'umma en tant que groupe de croyants soumis au droit divin. Les deux conceptions prétendent d'ailleurs remplir leur fonction et trouver leur propre sens au-delà des conditionnements culturels locaux et, surtout, au-delà des régimes politiques en vigueur, bien qu'il s'agisse plus d'une prétention qu'autre chose. Dans aucun des deux cas, il n'est question d'une quelconque forme de contestation de la domination de la dimension économique, dont le motif, pour ainsi dire, reste inaccessible à une approche rationnelle et confiné à une dimension fidéiste. Elle n'est pas, en fait, soumise à la négociation. Il n'est donc pas surprenant que le concept de société civile constitue le terrain privilégié sur lequel, depuis plus d'une décennie, on tente de combiner une conception vague et confuse de l'Islam avec l'économie de marché.

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"La vérité est claire : il ne peut y avoir de société civile sans économie de marché; par conséquent, l'un des moyens de promouvoir la société civile dans les pays islamiques est de promouvoir l'économie de marché". Ainsi se termine l'introduction d'un court recueil d'essais (A. Yayla, Islam and the Market Economy), publié en Turquie en 2002, édité par Atilla Yayla. Une collection centrée précisément sur l'idée de combiner l'Islam et la société civile sur la base de l'économie de marché. Ce n'est pas un hasard si les références philosophiques du penseur turc - l'un des principaux partisans du libéralisme islamique - sont Hume et Locke, mais surtout von Hayek. Disons tout de suite que 18 ans plus tard, le souhait et la prédiction de Yayla se sont tous deux révélés fallacieux. Mais isolons le cas saoudien, qui nous occupe : De tous les pays musulmans, c'est sans doute celui qui a vu la montée et la consolidation progressives d'un islamisme - décliné sous les formes du terrorisme, de l'identitarisme religieux et du militarisme - parfaitement à l'aise avec les formes les plus avancées du capitalisme, ainsi qu'avec l'imposition des formes les plus féroces de l'économie de marché - on pense aux conditions de semi-esclavage avec lesquelles les travailleurs sont traités - et d'un contrôle impitoyable de l'information, jusqu'au massacre du journaliste Jamal Khashoggi. Faut-il donc en déduire l'absence absolue de société civile, selon les canons du néolibéralisme actuel ? Absolument pas, si l'on analyse de près sa conception. Mais procédons dans l'ordre.

Lorsque nous émettons l'hypothèse de l'existence d'une sorte d'umma néo-libérale - dont les signes sont très évidents en Arabie Saoudite - nous nous référons tout d'abord aux modes et aux formes de légitimation du pouvoir, ainsi qu'au rôle du droit vis-à-vis des individus. C'est en effet de ces deux caractéristiques du régime actuel que l'on peut déduire la position du sujet individuel par rapport à la loi, et de quelle manière le pouvoir se fonde, et établit ainsi un espace régulé. En tant qu'umma, la communauté des croyants ne se reconnaît pas dans une forme étatique, et en même temps, l'une de ses principales caractéristiques est précisément la soumission de ses membres à la loi sacrée. Ce qui intéresse le néolibéralisme, en ce sens, c'est précisément l'absence de législation souveraine, c'est-à-dire créée, comme l'a souligné von Hayek, avec un commandement totalement mondain - celui qui fonde l'État - tandis que la dimension à laquelle l'individu appartiendrait essentiellement est la loi de l'offre et de l'échange, dont la nature n'est pas du tout scientifique, mais a tous les traits d'une revendication fidéiste. Une conception très proche de celle de la loi islamique, la charia, qui est fondamentalement et intégralement une loi d'origine transcendante, même si elle a été élaborée par des juristes.

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En substance, les deux conceptions tendent à saper les prémisses mêmes de la souveraineté étatique à l'origine du contractualisme - cette souveraineté étatique qui sert de "cadre" à la confrontation politique - et à laisser l'individu dans une dimension réglementaire unique, absolument inaccessible à la dynamique du marchandage politique, c'est-à-dire étrangère à la dynamique de la sécularisation du jeu politique. Le néo-libéralisme parce qu'il ne reconnaît pas les prérogatives de l'Etat souverain comme source de régulation autonome, juridique et politique. L'Islam wahhabite parce qu'il ne reconnaît qu'Allah comme souveraineté unique et authentique, ne reconnaissant au pouvoir temporel qu'un rôle vicaire et/ou patrimonial. Tous deux, il faut le souligner en passant, mais aussi pour faire ressortir certaines "affinités électives", se tournent vers le pouvoir en place - qu'il s'agisse de l'État ou du roi - comme garants de leurs privilèges et activités : le néolibéralisme lorsqu'il exige de l'État la défense juridique et la protection militaire de la propriété et du capital, le wahhabisme lorsqu'il obtient du roi des privilèges, des dotations et un contrôle social en échange d'une caution religieuse. De plus, le néolibéralisme a tendance à se débarrasser des appareils juridiques trop contraignants et ce n'est pas un hasard s'il a toujours montré une préférence pour les systèmes juridiques coutumiers, qui sont moins exposés aux codifications rigides résultant d'une intervention politique. Au contraire, le wahhabisme efface d'emblée toute possibilité législative, pliant la réglementation des comportements individuels à la charia, une loi sacrée, laissée à la totale discrétion du juge dans son application, et loin d'être le résultat d'un processus législatif laïc. Ce n'est pas un hasard si la codification des activités qui ne relèvent pas de la charia, en Arabie saoudite, est techniquement déléguée à de simples règlements ou à des édits royaux.

Une affinité particulière se dessine donc entre le néo-libéralisme et le wahhabisme, non seulement pour la dimension universelle particulière à laquelle ils se réfèrent, mais surtout pour les limites très précises qu'ils prétendent attribuer à cette dimension (d'où l'apparente contradiction qui les distingue). Tant le néo-libéralisme que le wahhabisme préfigurent donc une dimension extra-étatique donnée comme originelle : pour le néo-libéralisme, l'état de nature compris comme constitutivement économique (ce qui, je le répète, est une prétention totalement antiscientifique), et pour le wahhabisme, une déclinaison particulière de l'umma que l'on pourrait définir comme discrétionnaire à toutes fins utiles, donc éloignée de sa dimension religieuse authentique. Ce qui, cependant, enflamme et signale la convergence, c'est que les deux, à cette dimension, accompagnent une très puissante conventio ad excludendum. Le néolibéralisme à l'égard de toute tentative de rejeter la nature de l'être humain en tant que simple homo oeconomicus, et tend vers des formes de régulation et d'organisation des interactions sociales sur des bases non exclusivement dédiées au profit ; le wahhabisme à l'égard de tous les croyants qui ne se conforment pas à sa propre vision de ce que l'Islam devrait être, et sont considérés sic et simpliciter comme des non-croyants, des ennemis de la vraie foi, étrangers à l'umma.

Ces deux attitudes - qui découlent des formes de légitimation du pouvoir et du rôle du droit dans la régulation de la vie des individus - sont dissimulées derrière le rideau idéologique du concept de société civile et de son hégémonie culturelle. L'idée de la société civile, en fait, est l'instrument avec lequel la conventio ad excludendum est mise en œuvre, tant dans le néolibéralisme que dans le wahhabisme (mais aussi dans de nombreuses autres formes de religiosité, islamiques ou non). Elle s'épanouit dans le vide de l'espace politique comme un simple jeu de valeurs et de croyances - auquel les dimensions de l'empreinte médiatique sont perçues comme absolument hors d'échelle - sans pouvoir réel d'affecter la construction des formes de pouvoir, et encore moins leur légitimation. En ce sens, toute idée de société en tant qu'ensemble de sujets interdépendants a disparu, de même que toute idée d'une umma de croyants rendus hypocritement "égaux" en vertu d'une interprétation idéologique, arbitraire et littéraliste de la doctrine coranique, nous revenons à cet homo homini lupus hobbesien dont nous sommes partis.

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