jeudi, 26 octobre 2023
Portrait. Roger Coudroy, le héros nationaliste européen (oublié) de la Palestine
Portrait. Roger Coudroy, le héros nationaliste européen (oublié) de la Palestine
par Andrea Cascioli
Source: https://www.barbadillo.it/75164-ritratti-roger-coudroy-il-nazionalista-europeo-eroe-dimenticato-della-palestina/
À Ibrahim Abu Thurayeh, Fadi Abu Saleh, Razan Najjar, et tous ceux dont les noms ont été écrits sur l'eau
Cinquante ans d'oubli
Roger Coudroy est un nom dans le vent, une ombre qui traverse depuis cinquante ans les fantasmes de ceux qui ont rêvé, au moins une fois, de tout quitter pour vivre la plénitude d'un idéal. Du premier Européen tombé sur le sol palestinien, nous ne connaissons que la légende posthume, ou presque.
Ce que l'on sait, c'est qu'il était ingénieur belge, qu'il avait grandi en France, qu'il avait travaillé pour Peugeot au Koweït avant de rejoindre la résistance palestinienne, et qu'il avait 33 ans au moment de sa mort, survenue le 3 juin 1968.
Même l'avènement d'Internet n'a pas permis de dissiper la chape d'oubli qui pèse sur sa mémoire. Il suffit de dire qu'il n'y a qu'une seule photo de lui et une poignée de références sur Google, principalement en français et en italien. Comme l'a rappelé Giorgio Ballario dans le portrait le plus complet consacré au militant de Jeune Europe, paru sur le site Barbadillo, il n'existe pas de mémoriaux ou de témoignages d'autres combattants d'Al Fatah ou de membres de sa famille et de ses collègues engagés en politique qui se souviennent de lui.
La notoriété de Coudroy a donc connu un destin singulier: ignoré pour des raisons d'opportunité par la galaxie des groupes de solidarité avec la Palestine, toujours dominés par la gauche, il a souffert à droite de la difficulté d'établir sur ce héros inconnu un culte de la mémoire semblable à ceux que l'environnement a produits dans d'innombrables autres cas. Pas de cadeau pour le camarade Coudroy.
Ce qui pèse le plus lourd à cet égard, c'est sans doute la parabole de la formation dont il faisait partie, interrompue quelques mois seulement après sa mort. Jeune Europe restera une expérience unique, celle d'un mouvement transnational qui, au nom du patriotisme européen, invite à se purger de la nostalgie et à soutenir les luttes de libération du tiers-monde dans une tonalité anti-américaine et anti-soviétique.
Le Belge Jean Thiriart, fondateur de l'organisation, va même jusqu'à évoquer un improbable soutien militaire à la cause palestinienne, qui se concrétiserait par la formation de "brigades européennes" de volontaires prêts à s'engouffrer entre la Méditerranée et le Jourdain, comme ce fut le cas en Espagne en 1936. Thiriart en parle aux dirigeants de l'OLP avec lesquels il est en contact, propose l'idée aux baasistes d'Irak et au président égyptien Nasser à qui il rend visite en cette funeste année 1968. Il ne trouvera aucune suite.
"J'ai vécu la résistance palestinienne". Un testament politique
Roger Coudroy, lui, a déjà rencontré son destin. Le témoignage des quelques mois qu'il a passés dans les rangs de la résistance reste un bréviaire, entre journal intime et essai historique, dans lequel le jeune ingénieur consigne le récit de ses expériences et ses impressions vives sur les combattants palestiniens, mais aussi des descriptions très intenses de femmes aux "joues douces, aux nez fins et aux lèvres tendres", sur les enfants des camps de réfugiés qui "font de la Palestine une ode à la douceur qui leur est refusée, au chant et à la confiance, qui les rend heureux et désespérés à la fois, dans de petites tentes brûlées par le soleil et secouées par le vent, vers ce pays fait de lait et de miel dont ils ont tant entendu parler et pour lequel, peut-être, ils mourront demain".
Ce petit livre a été publié à Beyrouth en 1969 par le Centre de recherche de l'OLP, sous le titre J'ai vécu la résistance palestinienne. On en connaît une traduction allemande, aujourd'hui tout aussi introuvable, intitulée Widerstand in Palästina. En Italie, il y a quelques mois seulement, une initiative méritée de la maison d'édition Passaggio al Bosco a finalement permis la publication de Ho vissuto la resistenza palestinese. Un militant de la révolution nationale avec les Fedayin.
Après les premières rencontres à Beyrouth avec Al Fatah, le parcours de l'auteur le conduit à Damas, puis à Amman, et enfin au camp de réfugiés de Baqa'a où Coudroy devient le fedayin 'As Saleh' (Le Juste). Les dernières pages, écrites du 23 au 27 mai 1968, rendent compte de façon de plus en plus éparse des opérations militaires conjointes entre Al Asifah (la branche militaire du Fatah, dont il est membre) et l'OLP. C'est alors que le récit s'interrompt.
Il y a pourtant de quoi saisir quelque chose de l'homme au-delà de son mythe fragmentaire. Dans les pages du pamphlet, transparaît le volontarisme qui anime ses choix, la confiance trop naïve dans un retournement de situation imminent après le désastre de la guerre des Six Jours : il est conforté par l'issue de la bataille de Karamè qui, en mars 1968, marque un premier revers pour les Israéliens.
Coudroy sait que sa cause est juste, et pourtant il sait qu'elle ne lui appartient pas vraiment: "Il est vrai que je connais le pays et ses habitants depuis près de quatre ans, que je parle leur langue et respecte leurs coutumes, que j'ai appris à dire les mots les plus fréquents dès le début. Mais comment leur faire comprendre que malgré mon amitié pour les hommes et ma sympathie pour leur cause, je n'oublie pas mon pays et que ma présence n'est pas entièrement désintéressée ?
L'ennemi chantera nos exploits
Nous n'aurons pas le temps de répondre à ces questions. Dans la nuit du 3 juin, un an presque jour pour jour après la guerre des Six Jours, un commando d'Al Asifah tente de pénétrer en Palestine pour une nouvelle opération militaire. Une patrouille de Tsahal l'intercepte : parmi les victimes de la fusillade se trouve un jeune Européen, dont le corps est jeté dans une fosse commune avec ceux des autres fedayins et, à notre connaissance, jamais exhumé.
Des déductions infâmes ont en effet été faites à propos de cet épisode. Un journal britannique évoque une possible exécution par les miliciens du Fatah eux-mêmes, qui le soupçonnaient d'être un infiltré du Mossad. Une autre version avance l'hypothèse d'un accident tragique lors d'un exercice.
Cinquante ans plus tard, le nom de Roger Coudray reste pour les quelques personnes qui conservent sa mémoire le témoignage d'un sacrifice absolu dans l'abnégation. Dans le silence qui l'entoure, résonnent les mots d'un autre grand oublié comme Jean Cau, auteur avec Le Chevalier, la Mort et le Diable d'un des livres les plus extraordinaires du 20ème siècle: "S'il est vrai que la cause est perdue, cela signifie-t-il, oui ou non, qu'il faut renoncer à se battre pour elle? Après tout, que signifie "cause perdue"? Quand tout est perdu, meurt-on pour une cause ou pour l'idée que cette mort nous donne de nous-mêmes? Après tout, nous, "vaincus", aurons notre victoire: un jour, l'ennemi chantera nos exploits et se demandera avec inquiétude si notre mort, si haute, n'est pas le signe, sous un regard éternel, de sa défaite. Il pensera en son for intérieur : nous avons brûlé leurs drapeaux, mais où est notre victoire face à leur dernière déclaration ? "Ce sont des fanatiques. Vraiment, oui. Ils sont sortis du Temple, la tête pleine d'oracles, submergés de zèle pour leur dieu. Débordés : c'est le mot".
"Ils ne joueront plus avec les garçons, ces petits Arabes agiles aux yeux de velours marron sur leur tête ronde.
Ils ne les verront plus grandir dans des camps de réfugiés, à la merci de la charité de l'ONU. Ils ne les verront plus suivre des cours d'écriture assis à même le sol sous des tentes, et ne connaîtront plus l'angoisse de les voir grandir, sans patrie, sans éducation, sans esprit. Et le soir, ils ne s'assiéront plus sur les terrasses des boulangeries pour regarder passer les jeunes filles, fines et droites sous leurs voiles blancs et leurs longues robes rouges ou bleues, la cruche sur la tête ou le cahier d'écolier sous le bras.
Quand une balle ou une baïonnette les aura frappés, quand ils seront tombés, saignants, brûlés, déchirés, ils auront crié "Vive la Palestine" avec un élan de haine contre l'ennemi qui aura résisté une fois de trop, une dernière fois. Ou bien ils ont pensé à la famille qui les attendait, chez elle ou sous une tente, à la petite amie fière et un peu effrayée, à la mère qui priait pendant que son fils mourait dans le sable.
Ou peut-être ont-ils souri en imaginant leur propre visage sur les affiches ?
Roger Coudroy, Ho vissuto la resistenza palestinese. Un militante nazionalrevoluzionario con i Fedayin (= J'ai vécu la résistance palestinienne. Un militant de la révolution nationale avec les Fedayin).
Andrea Cascioli
22:25 Publié dans Hommages | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : palestine, roger coudroy, jeune europe, hommage | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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