vendredi, 11 octobre 2024
Mircea Eliade et notre deuxième chute
Mircea Eliade et notre deuxième chute
Nicolas Bonnal
Point n’est besoin d’épiloguer sur la disparition piteuse et générale du christianisme («pas dans un boum, dans un pleurnichement», écrivait déjà Eliot dans son poème repris par Coppola dans Apocalypse) et le déclin général des religions. L’Occident ne décline pas à la sauce Spengler, il est tout bonnement crevé, et le reste du monde décline encore plus sûrement. Le «monde des machines» de Bernanos sera venu à bout de tout le monde.
Dans le Sacré et le profane, Eliade explique notre deuxième chute.
« Mais l'homme moderne qui se sent et se prétend areligieux dispose encore de toute une mythologie camouflée et de nombreux ritualismes dégradés. Comme nous l’avions mentionné, les réjouissances accompagnent la Nouvelle Année où l'installation dans une maison neuve présentent, laïcisée, la structure d'un rituel de renouvellement. On constate le même phénomène à l'occasion des fêtes et des réjouissances accompagnant le mariage ou la naissance d'un enfant, l’obtention d'un nouvel emploi, une promotion sociale, etc. »
Cet homme dégradé qui a frappé tous les penseurs traditionnels (voyez mon recueil) avait encore des compensations – toujours plus maigres :
« Tout un ouvrage serait à écrire sur les mythes de l'homme moderne, sur les mythologies camouflées dans les spectacles qu'il chérit, dans les livres qu'il lit. Le cinéma, cette « usine des rêves », reprend et utilise d'innombrables motifs mythiques : la lutte entre le Héros et le Monstre, les combats et les épreuves initiatiques, les figures et les images exemplaire (la « Jeune Fille », le « Héros », le paysage paradisiaque, I' « Enfer », etc.).
Même la lecture comporte une fonction mythologique : non seulement parce qu'elle remplace le récit des mythes dans les sociétés archaïques et la littérature orale, vivante encore dans les communautés rurales de l’Europe, mais surtout parce que la lecture procure à l'homme moderne une « sortie du Temps » comparable à celle effectuée par les mythes. »
Le culte de la peur du virus et le culte sacerdotal du vaccin et des experts nous aura montré que nous restons religieusement conditionnés mais pour le pire. Eliade :
« La grande majorité des «sans-religion» ne sont pas proprement parler libérés des comportements religieux des théologies et des mythologies. »
Comme Chesterton (« depuis que l’homme ne croit plus en Dieu il croit en tout »), avant lui Eliade voit que l’on recycle la religion facilement :
« Mais ce n'est pas uniquement dans les « petites religions » ou dans les mystiques politiques que l’on retrouve des comportements religieux camouflés ou dégénérés : on les reconnaît également dans des mouvements qui se proclament franchement laïques, voire antireligieux. Ainsi, dans le nudisme ou dans les mouvements pour la liberté sexuelle absolue, idéologies où l'on peut déchiffrer les traces de la « nostalgie du Paradis », le désir de réintégrer l’état édénique d'avant la chute, lors que le péché n'existait pas et qu'il n'y avait pas rupture entre les béatitudes de la chair et la conscience. »
Même le culte du héros subsistait avec la guerre, mais on se souvient du texte de Saint-Exupéry sur la fin de l’aviation (que dirait-il des drones…) :
« Il est intéressant encore de constater combien les scénarios initiatiques persistent dans nombre d'actions et de gestes de l’homme areligieux de nos jours. Nous laissons de côté, bien entendu, les situations où survit, dégradé, un certain type d'initiation: par exemple, la guerre, et en premier lieu les combats individuels (surtout des aviateurs), exploits qui comportent des « épreuves »> homologables à celles des initiations militaires traditionnelles, même si, de nos jours, les combattants ne se prennent plus compte de la signification profonde de leur « épreuves » et ne profitent guère de leur portée initiatique… »
On garde des comportements :
« En somme, la majorité des hommes « sans-religion » partagent encore des pseudo-religions et des mythologies dégradées. Ce qui n'a rien pour nous étonner, du moment que l'homme profane est le descendant de I'homo religiosus et ne peut pas annuler sa propre histoire, c'est-à-dire les comportements de ses ancêtres religieux, qui l'ont constitué tel qu'il est aujourd'hui.»
Mais finalement on arrive à la deuxième chute (même à la troisième on dirait…) avec l’effondrement des cultes, la sous-culture intellectuelle, le tourisme comme aventure (les bronzés…) et la liquidation du sens commun : comme disait magnifiquement Mgr Gaume :
« De toutes ces grandes réalités, vous n’avez qu’une connaissance vague, confuse, sèche et stérile. Vous avez des yeux, et vous ne voyez pas ; des oreilles, et vous n’entendez pas ; une volonté, et vous ne voulez pas. Fruit du don d’entendement, le sens chrétien, ce sixième sens de l’homme baptisé, vous manque.
Il manque à la plupart des hommes d’aujourd’hui et à un trop grand de nombre de femmes. Il manque aux familles, il manque à la société, il manque aux gouvernants et aux gouvernés, il manque au monde actuel. »
La deuxième – ou la troisième – chute ? C’est quand « dans le plus profond de son être on n’a le souvenir de rien ». Eliade :
« La non-religion équivaut à une nouvelle« chute » de l'homme : l’homme areligieux aurait perdu la capacité de vivre consciemment la religion et donc de la comprendre et de l’assumer ; mais, dans le plus profond de son être, il en garde encore le souvenir, de même qu'après la première « chute », et bien que spirituellement aveuglé, son ancêtre, l'homme primordial, Adam, avait conservé assez d'intelligence pour lui permettre de retrouver les traces de Dieu visibles dans le Monde. Après la première « chute », la religiosité était tombée au niveau de la conscience déchirée: après la deuxième, elle est tombée plus bas encore, dans les tréfonds de l’inconscient : elle a été « oubliée ». Ici s'arrêtent les considérations de l'historien des religions.
Ici aussi commence la problématique propre au philosophe, au psychologue, voire au théologien. »
Et comme on en citait un, de théologien :
« Monde de prétendues lumières et de prétendu progrès, il ne reste pour toi qu’un dernier vœu à former, c’est que l’Esprit d’intelligence te soit donné de nouveau et te montre à nu l’abîme inévitable, vers lequel te conduit à grands pas l’Esprit de ténèbres, redevenu, en punition de ton orgueil, ton guide et ton maître. »
Sources:
https://lesakerfrancophone.fr/monseigneur-gaume-et-le-car...
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19:15 Publié dans Traditions | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : tradition, nicolas bonnal, mircea eliade, mythes | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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