samedi, 18 octobre 2025
Quel «destin» pour la Vieille Europe délivrée des Américains? - Réponse à Gennaro Scala
Quel «destin» pour la Vieille Europe délivrée des Américains?
Réponse à Gennaro Scala
Claude Bourrinet
Dans un bref article, court mais suggestif, Gennaro Scala, regrettant au passage que des réflexions qui, en effet, sont d'un intérêt vital pour ce que l'on veut bien appeler notre « destin » d'Européens, soient ignorées de ceux qui ne s'inquiètent de l'avenir de notre civilisation, s'enquiert des conséquences d'une défaite de l'Amérique dans sa guerre contre la Russie menée en Ukraine. Invoquant Emmanuel Todd, qui a la réputation de prophétiser, il conclut, mais avec une grande circonspection, que l'effondrement de l'empire états-unien provoquerait une mise en demeure émancipatrice pour la « Vieille Europe » (comme disent les Américains avec dédain, locution méprisante reprise avec délectation par les libéraux qui les singent).
L'article de Gennaro Scala:
Passons sur l'éventualité, à la suite d'une victoire russe, d'un retrait américain de l'Otan, scénario à mon sens improbable. L'abandon américain serait plus probant si l'Amérique s'effondrait sur elle-même, à la suite d'une guerre civile, par exemple. Mais admettons l'hypothèse d'école, d'une désaffection de l'Oncle Sam.
Quelle civilisation « européenne », au juste ?
Gennero Scala initie son interrogation par un constat: non seulement notre civilisation a disparu, mais elle a été « colonisée » par l'Amérique.
Bien entendu, il serait nécessaire de définir l'identité de cette « civilisation », ainsi que la nature de la « colonisation » que le Nouveau monde nous a infligée.
Lorsque l'on parle de « Nouveau monde », c'est bien entendu par rapport au « Vieux ». Le sentiment d'une rupture inscrite dans le temps et dans la nature radicalement dissemblable des deux « mondes », est implicite dans l'usage de cette locution. Toutefois, tout « neuf » soit-il, le projet à haute teneur utopique et messianique qui s'implanta sur tout un continent en éradiquant les sociétés autochtones n'est pas né sub generis. Il est le prolongement de l'Europe, et a déployé des potentialités, des puissances, qui avaient eu l'occasion de se manifester de ce côté-ci de l'Atlantique: christianisme missionnaire et réformé à tendance révolutionnaire et démocratique (surtout le calvinisme, qui a tant marqué les États-Unis), mythe du progrès et du Travail, individualisme ET communautarisme, poids des règles juridiques, haine de la noblesse et des monarchies, culte de l'arrivisme et de l'argent-roi, etc.
L'Amérique, c'est nous, et en même temps c'est l'amputation d'une grande partie de notre être, de notre enracinement dans un terroir, dans des paysages historisés et blasonnés, dans une mémoire collective signifiante, dans notre identification à une longue Histoire versant parfois dans la légende dorée, dans la complexité mesurée et fine des relations politiques et humaines, quand elles ne sont pas outrepassées par le fanatisme religieux (cette mauvaise part ayant migré Là-bas), dans le souci du pauvre, dans les bornes induites par la notion de Bien commun, dans l'attention à la beauté et à la gratuité des jouissances existentielles, dont les arts, la littérature, l'amour etc. constituent le plus bel ornement, d'où une survalorisation de la culture considérée en soi, et non d'une point de vue utilitariste.
Évidemment, cette dichotomie est quelque peu exagérée, mais elle scinde deux pôles d'attirance. Rappelons que, pour un Américain, le Moyen Âge européen existe à peine, et que l’école du Nouveau Monde se passe aisément de l'apprentissage des langues étrangères.
De quelle « colonisation » parlons-nous ?
Ces signes antithétiques se sont vus renforcés, chez nous, dans le mouvement même de ce que l'on peut nommer une « colonisation américaine », à la suite singulièrement de l'emprise croissante des productions audio-visuelles, hollywoodiennes notamment, colportées par les médias de culture de masse.
En vérité, les effets de ce soft power ne sont pas seulement à évaluer sur le plan de la consommation des images formatées et grossièrement accordées, agencées à l'american way of life. Ce serait prendre un arbre (certes gros) pour la forêt. De fait, c'est la structure existentielle même, la nature vitale de l'Européen, qui ont été révolutionnées.
Dostoïevski écrit, dans Souvenirs de la maison des morts, titre prémonitoire, que « l'homme est un animal qui s'habitue à tout ». Son caractère protéique le dispose, parce que c'est un animal de pensée, d'imagination, un être dénaturé, à emprunter des habits neufs qui lui moulent l'intelligence, les affects, l'imagination, les habitus, les modes de nutrition, de reproduction sexuée, de politesse (ou de muflerie), et même les rêves. N'envisager que le domaine du cinéma et de la télévision (certes, des armes d'une efficacité redoutable) est restreindre le champ de l'arraisonnement colonisateur. L'homo europaeus a été changé radicalement, c'est-à-dire jusqu'aux racines.
Les gens d'un certain âge sont en mesure de comparer deux époques (celle des années 60, et celle d'aujourd'hui) aussi dissemblables que deux ères civilisationnelles. Ce qui paraissait, il y a un peu plus d'un demi-siècle, inimaginable, et pour tout dire scandaleux (il est inutile de donner une liste des « nouveautés » que notre modernité techno-sociétale a pu apportées, chacun peut s'en faire une idée), semble maintenant naturel, à tel point qu'on n'y porte presque aucune attention.
Les présumés « identitaires » politiques actuels, qui ont le vent en poupe, prennent d'ailleurs les signes de la modernité américaine (sex, sea and sun) pour des icônes de notre France ancienne, forcément voltairiennes, et un brin libertine (au sens de la culture de boîtes de nuit), ignorant complètement ce qu'elle fut vraiment. Et ces bouleversements ne sont pas des « déplacements », des « glissements » des mœurs, relativement lents à s'effectuer au fil des siècles, mais un effondrement de terrain considérable, à la suite de l'américanisation de notre vie idéologique et politique.
Américanisation id est occidentalisation
Pour autant, le terme « américanisation » porte à discussion. Comme il était dit auparavant, l'Amérique est un prolongement de l'Europe. On peut appeler cet ensemble civilisationnel, dont le mythe du progrès prométhéen et faustien est le Plus Petit Dénominateur Commun, l' « Occident ». Remarquons au passage que cet « Occident », sous son angle opératoire, a conquis la planète, et impose ses schémas économiques et politiques à toutes les nations du monde, y compris à celles qui s'opposent à l' « Occident » sous domination américaine. Pour revenir à la fragilité d'un vocable tel qu' « américanisation », il faut en effet le considérer comme un raccourci, un mot générique, qui est, dans l'absolu, relativement faux. Il vaudrait mieux parler d' « occidentalisation ». Car, si l'on déportait ce que dit Marx des ravages de l'argent, dans le Manifeste du Parti communiste, sur l'entreprise engagée par la modernité, au sens large, et telle qu'elle apparaît à l'orée de la Renaissance (et même avant) pour s'accélérer à partir du XVIIIe siècle, pour occuper maintenant, de façon écrasante, tous les aspects de la vie, on s'apercevrait que l' « Oubli » (de soi-même, du monde, de l'existence, du sens, de Tout) est le résultat dévastateur de ce déploiement de désastres pavés de bons sentiments.
Quelle issue pour l'Europe ?
Pour envisager un « sursaut civilisationnel », il est nécessaire d'envisager ce qui pourrait le rendre impossible. Car nous sommes présentement dans un cas de figure historique complètement inédit, où le désert total et radical a triomphé, ne laissant guère de disponibilité à ce qui demeure de vie végétative (soyons modeste) pour « renaître ». Le revival européen, pour ne parler que de lui, paraît bien hypothétique.
L'Histoire pourtant ne manque pas de ces résurrections miraculeuses, bien qu'on ne revienne jamais au statu quo ante. Prenons quelques exemples. L'Iran a réussi à recouvrer le legs de la vieille civilisation persane, après les génocides commis par les Mongols au XIIIe siècle (la chute de Bagdad est de 1258). Rome a paru ressusciter avec Charlemagne, après une éclipse de trois cents ans (mais l'empire byzantin, qui était, du reste, la revanche des hellénophones sur les latins, pour sa part, persistait, en s'adaptant). La Chine actuelle semble être un brillant Risorgimento de l'Empire du milieu. Mais l'Iran s'est appuyé sur une population homogène, un vaste territoire difficile d'accès, et surtout une religion vigoureuse: le chiisme. L'empire carolingien ne fut pas vraiment la résurrection de l'empire romain, même s'il participe d'un fantasme qui va hanter les Européens jusqu'à nos jours. Il est plutôt l'antichambre de la féodalisation du continent, de son recentrage sur des pouvoirs locaux puissants (dimension, d'ailleurs, qu'il ne faudrait pas dédaigner, pour caractériser une Europe dont la nature est d'être éminemment plurielle). Quant à la Chine, dont nous avons dit qu'elle était « occidentale », comme la Russie post-marxiste et libérale-étatique, elle se présente comme une revanche sur le colonialisme occidental (au sens classique), tout en en empruntant ses traits les plus saillants (à la suite de l'empereur Mao, qui fut un grand éradicateur de « vieilles vieilleries ») à ses adversaires, accentuant ainsi l' « Oubli ».
Nous n'avons pas évoqué l'Amérique latine qui, à mon sens, partage bien des points communs avec la Vieille Europe. Elle a ceci de caractéristique qu'elle est née d'un héritage, celui de l'empire espagnol, comme nous, qui sommes les héritiers de l'empire romain, qu'elle a tenté, comme nous, de « restituer », dans certains points du continent latino-américain, avec plus ou moins de succès, et avec un œil sentimental sur les grandes civilisations inca, maya, aztèque. Comme nous, elle a gardé cet idéal impérial, qui nous a tant travaillé.
La révolution bolivarienne fut un échec, tandis que les États géants, qui sont de fait des empires, comme le Brésil et le Mexique, furent des réussites, après bien des tribulations. Un pays comme le Mexique conjugue son hispanité (les Yankees en savent quelque chose) et le souvenir vivace de l'indianité.
Le Brésil est une mélange ethnique qui a plus ou moins « pris ». Ces nations s'opposent, plus ou moins virtuellement, plus ou moins violemment, à l'impérialisme US, qui les considère comme des proies traquées dans une réserve de chasse. Elles sont une solution existentielle qui a fait la part des démons du passé: racisme, intolérance religieuse, sous-développement quasi fatal, notamment à la suite du pillage par les oligarchies et les grandes firmes américaines. Toutefois, elles sont encore sujettes à bien des défis : une masse considérable de misérables, réduits à la violence sociale et aux trafics en tous genres, les pronunciamientos, les agressions américaines (peut-être un avenir tout prochain, en ce qui nous concerne).
Mutatis mutandis, c'est bien ce schéma civilisationnel qui est promis à la Vieille Europe.
20:35 Publié dans Actualité, Affaires européennes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : actualité, europe, affaires européennes | |
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