Interviewée par Monsieur Jordi Garriga pour la revue espagnole La Emboscadura. Texte en français suivi par sa traduction en espagnol (langue de la revue) réalisée par également par Jordi Garriga. Février 2021. Je les remercie de cette belle attention.
1. La première question qui nous parâit essentielle : vous êtes née à Arkhangelsk, sur les rives de la mer Blanche, sur les rives du cercle polaire arctique, vous êtes une fière citoyenne russe, alors comment avez-vous décidé de vous installer en France, un pays apparemment si différent ?
Avant tout, je tiens à vous remercier pour cette aimable attention à mon égard. Je tiens également à souhaiter une belle année 2021 à vous et à tous vos lecteurs.
Pour répondre à votre première question je commencerai par dire que je suis née et j’ai habité dans la ville qui s’appelle Arkhangelsk et non pas Archange bien que l’étymologie de « Arkhangelsk » réfère à « Archange », l’Archange Michaïl étant le patron de ma ville avec sa représentation sur son blason. Et il s’agit bien du cercle polaire, oui. Notre ethnie s’appelle Pomors (des deux mots : le mot « po » qui se traduit par la préposition « sur » et le mot « more » qui se traduit comme « la mer »). Une des rares ethnies slaves qui s’est très peu mélangée avec d’autres slaves ni avec des peuples étrangers. Juste un peu avec les Finois à un moment de l’histoire.
En 2005, je suis arrivée en France. Ce fut une suite logique de mes études universitaires russe où ma spécialisation était la langue et la civilisation française. J’ai étudié cinq années durant la langue française enseignée par les professeurs russes qui, majoritairement, n’ont jamais été en France, donc les conditions d’apprentissage d’une langue étrangère furent isolées de l’imprégnation de la culture réellement française. Et un beau jour une possibilité d’aller étudier dans le pays de ma spécialisation vient vers moi (et encore fallait-il se battre pour pourvoir sortir de la Russie et être acceptée en France directement au niveau supérieur d’études). J’ai pris la décision de saisir cette possibilité d’un long voyage pour deux raisons : perfectionnement de mes connaissances de la culture française et curiosité très forte de voir comment les gens vivent ailleurs qu’en Russie. Néanmoins m’installer en France cela n’a jamais été mon objectif ni ma volonté. J’ai eu beaucoup de projets (professionnels et personnels) en Russie et ma volonté était le retour en Russie après l’acquisition d’un diplôme français. Mais à vingt-deux ans la tentation d’une vie confortable et rassasiée que la France m’offrait m’a corrompue… J’ai eu une vie très modeste en Russie, surtout durant mon enfance soviétique, et les joies capitalistes que la France me proposait m’ont tourné la tête… A cette époque, je ne me rendais pas encore compte qu’en choisissant le confort et satiété je perdais mon âme…
La pression de mes parents en Russie pour qui mon éventuel retour aurait été considéré comme échec ne m’aidait pas à faire le meilleur choix, mes parents pensaient qu’en France j’aurais un avenir meilleur (cette ancienne génération des Russes qui ne sont jamais sortis du pays et qui pensent qu’en Europe la vie est belle et facile pour tout le monde). Mais aujourd’hui les choses ont changé pour moi, au bout de 15 ans de vie dans un pays étranger qui est la France. J’ai su apprécier l’accueil que la France m’a réservée, j’ai su voir sa générosité, sa sécurité, son respect et sa considération. C’est un pays qui, différemment de la Russie, sait s’occuper de la sécurité et du confort de ses citoyens. La seule chose qui ne me rend ici qu’à moitié vivante c’est le vide spirituel dans l’air, c’est le vide d’un noyau culturel qui fut pourtant fort auparavant, c’est l’absence de foi en « beauté qui sauvera le monde », c’est le potentiel humain qui est de plus en plus réduit ici aux besoins de base dans la pyramide de Maslow. Mais on ne peut pas tout avoir. Ma vie est désormais en France, mon mari est Français, mon enfant aussi, et la famille c’est ce qui compte avant tout. Chaque culture est différente et chaque culture a ses richesses et ces défaillances. Concernant le monde occidental et la Russie j’aimerais citer ici cette phrase de Dostoïevski : « L’Europe nous donne le « ratio » et nous, nous lui donnons le Christ ». L’idéal ce serait d’avoir et de vivre ces deux génies à la fois. Mais l’idéal est justement idéal parce qu’il est parfait et inatteignable.
2. Pour nous, Européens de l’Ouest, il est courant de dire ou de supposer que « la Russie est un mystère » ou qu’elle est incompréhensible. C’est vraiment cela ? La Russie est-elle un pays européen particulier ou est-ce tout autre chose ?
Oui. La Russie est un pays « incompréhensible avec la raison » comme dirait Tutcheff. La Russie est incompréhensible même pour les Russes eux-mêmes comment voulez-vous qu’il soit accessible à la compréhension des étrangers.
La Russie pour moi n’est pas un pays européen. Je la mettrais à part. Je dirais que c’est une civilisation à part. Ce qui nous laisse la définir comme européenne c’est l’affirmation des origines gréco-romaines communes avec le monde européen. Mais quand on prend en considération cet argument on oublie de nous rappeler que l’empire romain à la fin de son existence s’est divisé en deux mondes : Rome et Byzance. Et c’est de Byzance que naît la civilisation russe et non pas de Rome et quand on comprend la provenance de la culture russe on explique mieux les différences fondamentales entre la Russie et l’Occident.
3. La religion joue un rôle fondamental dans la composition mentale des peuples. Dans le cas du christianisme, il est évident que la culture des racines catholiques et celle des racines orthodoxes ont développé, depuis la séparation de ces Églises, des mentalités différentes. Dans quelle mesure cela a-t-il pu séparer nos nations spirituellement ?
Oui, la mentalité de la civilisation occidentale héritière de Rome est différente de celle de la civilisation russe héritière de Byzance. Je pense que la séparation spirituelle des nations dont vous parlez réside principalement dans la question de la souffrance. L’Occident a pris la voie slalom qui a pour objectif principal d’éviter la souffrance et la Russie s’est mise sur la voie opposée, la voie qui cultive la souffrance pour faire grandir l’âme. Si on regarde attentivement le développement de ces deux branches du christianisme à partir du schisme on peut très bien observer la modernisation progressive du catholicisme (sans parler du protestantisme qui se modernise encore plus vite) et son adaptation aux besoins et aux façons nouvelles de vivre à chaque nouvelle époque. L’orthodoxie, elle, reste rétrograde, relativement constante et fidèle au christianisme originel. Sa pratique nécessite donc le sacrifice constant du matériel, notamment du confort (rien que l’absence des bancs dans l’église et les messes debout pour tout le monde sans exception ou encore les restrictions quant au comportement à l’intérieur de l’église, l’interdiction aux femmes d’entrer dans la partie où ce trouve l’autel, interdiction d’entrer dans l’église aux femmes avec leurs têtes découvertes, interdiction d’entrer dans l’église aux femmes en période de leur menstruation, les messes en ancien slavon qui rend leur contenu incompréhensibles à ceux qui les écoutent etc.) Cet effort et ce sacrifice permettent de vivre dans la conscience du sacrifice du Christ, parce que là où il y a la souffrance il y l’humilité. La souffrance et l’humilité ce sont deux mots qui résument l’orthodoxie. Lisez Dostoïevski, c’est le meilleur exemple de la mentalité russe.
4. La figure d’Eugène-Melchior de Vogüé est totalement inconnue en Espagne, et nous pensons qu’il est très probable qu’en France c’est aussi le cas … Pourquoi ce personnage vous a-t-il encouragé à écrire sur lui ?
E.-M. de Vogüé fut un Homme noble non seulement par sa lignée mais aussi par son cœur. C’est un Français qui a merveilleusement bien senti l’essence de l’âme russe et qui a su la décrire à ses compatriotes d’une façon si éloquente et passionnante que les Français sont restés pendant longtemps figés dans cet émerveillement. Cet illustre personnage de l’histoire française qu’est Vogüé m’a fasciné par son parcours intellectuel et personnel mais surtout m’a encouragé à œuvrer, à son exemple, à la meilleure compréhension de la Russie en France et en Occident en général. L’art du « ratio » tellement propre à la culture occidentale et tellement accompli dans les textes de Vogüé c’était pour moi comme le maillon manquant à la meilleure explication de l’âme de mon pays.
5. D’un point de vue traditionnel et conservateur, on peut voir comment « les droits de l’homme » sont établis comme une sorte de pseudo-religion planétaire, sans aucun lien avec le passé. Sans affirmer que c’est le résultat de conspirations , pourquoi certains groupes et certaines personnes verraient-ils bien de construire une religion sans transcendance ? Est-ce possible ?
Si l’on prend le mot religion dans son sens unificateur de rassembler le peuple ou des peuples autour d’un élément culturel commun alors dans ce cas oui la religion sans transcendance est possible, cela s’appelle l’idéologie. Je pense à l’URSS ou l’idéologie des Droits de l’Hommes. Mais si l’on prend le mot religion dans son sens étymologique et originel (du latin « relegare » - relier) la religion est donc ce qui permet de relier le Ciel avec la Terre et la transcendance dans ce cas est la condition fondamentale. Toute société qui a éliminé Dieu et le sacré de sa culture redevient barbare parce que ce n’est pas le contrat social qui unit véritablement la société et fait les lois c’est le cœur des hommes et leur foi en idéal parfait et absolu. Comme l’homme est fait pour croire et pour avoir la foi, si l’on lui enlève Dieu il trouvera autre chose à croire. Il croira alors en l’argent ou en un autre homme. Mais le problème d’une telle situation est que l’absolu est remplacé dans ce cas par le relatif et les vérités relatives, les idéaux changeants ne sont pas capables de créer des cœurs nobles et de satisfaire l’homme spirituellement. Il n’y a que la perfection absolue qui est crédible et qui est une source inépuisable d’espérance et du perfectionnement de l’âme humaine.
6. La littérature, la musique, la poésie … sont sans aucun doute des activités humaines aussi nécessaires que manger et dormir. Les tendances artistiques dites « contemporaines » qui semblent s’appuyer sur le plus laid et le plus vil de l’âme humain, sont-elles vraiment de l’art ou sont-elles juste une autre affaire basée sur les émotions et non sur les sentiments ?
Cette question est très compliquée. Tout peut être appelé art à partir du moment où il s’agit de la création consciente de quelque chose par quelqu’un avec un but conscient et voulu également. Comme le but de chaque création est différent les émotions qu’elle provoque sont également différentes. La question du beau et du laid dans l’art est une question de choix personnel, tout comme le choix de la théorie philosophique : il y en a ceux qui aiment Schopenhauer et ceux qui aiment Pascal ou Florensky etc. Ou c’est comme choisir le monde avec Dieu ou le monde sans Dieu. Faut-il encore bien définir ce que l’on entend sous « beau ». Quant à moi, le beau pour moi c’est ce qui est moral et haut. L’art pour l’art ce n’est pas pour moi.
7. La Russie est un pays qui a réussi à surmonter un terrible effondrement survenu il y a trente ans. Au-delà du politique, l’âme russe a-t-elle démontré sa force, malgré la période soviétique, ou peut-être grâce à elle ?
L’âme russe a toujours su préserver son essence. « La Russie change de Maîtres mais reste inchangée elle-même », - peut-on lire chez Custine. (Je crois que c’est la seule phrase positive que nous pouvons trouvez chez lui à l’égard de la Russie, mais quelle phrase !) Peu importe quelle secousse vit la Russie dans son histoire, son pilier qui est l’orthodoxie culturelle ne bouge pas parce que si le pilier bouge la maison s’écroulera. Le peuple russe a comme une sorte de conscience collective archétypale de ce pilier et de son importance.
8. La pandémie actuelle et la crise dans laquelle elle nous entraîne, malgré toute la propagande, seront-elles un catalyseur qui pourra réveiller le meilleur des Européens (spirituellement, culturellement) ou, peut-être, le point de non-retour qui fait définitivement de l’Union européenne la version orientale des USA (déracinement, consumérisme, hédonisme) ?
L’Occident n’a plus de pilier, lui. Ce qui donne l’espoir, le sens et la force aux pays comme la Russie fut éliminé en Occident. Les sociétés déracinées ne savent plus comment faire pour être heureux et sereins. Je ne suis pas sûre que la situation covid réveillera dans les sociétés la nostalgie de l’éternité, je pense que pour cela il faut une situation beaucoup plus grave. La tension et l’incertitude actuelle risquent d’amplifier et de faire ressortir plutôt le pire qui est en nous : toutes les peurs, les mal êtres, les frustrations relatifs à la succession des besoins qui restent sans satisfactions en engendrant de nouveaux besoins.
9. Vous dirigez l’association « Cercle du Bon Sens », visant principalement à une bonne entente entre les peuple russe et français (nous comprenons européen en général) . Nous aimerions que vous nous informiez de certaines activités ou réalisations remarquables.
Avec plaisir. Vous êtes les bienvenus. Avant les restrictions covid imposées nous avons organisé un événement par mois. Nous refusons de passer en mode wébinars car les rencontres et échanges intellectuels réels sont importantes pour nous.
10. Enfin, nous sommes curieux de connaître votre opinion sur l’Espagne, sur le peuple espagnol, qui a toujours eu une relation particulière avec la Russie à distance et malgré les guerres.
Espagne ! Merveilleux pays gardant encore ses attaches fortes à ses traditions. S’il reste aujourd’hui en Occident un pays où le sacré est encore dans l’air c’est bien le vôtre. Je regarde en ce moment la série Netflix « Casa del Papel ». Ce que je remarque dans cette ciné-production contemporaine espagnole c’est le courage d’accentuer par les moments les racines chrétiennes de votre culture et le courage de ne pas être politiquement correct dans le choix des acteurs. L’atmosphère espagnole de chaque épisode ne laisse aucun doute sur le pays par lequel la série fut créée.